Groupe Oblomoff, Le Monde en pièces, vol. 1, 2012

Les éditions La Lenteur ont publié Le Monde en pièces, pour une critique de la gestion, volume 1: Quantifier. Ci-dessous une brève présentation.

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Avant-propos

À l’automne 2009, un séminaire intitulé “Critique de la gestion” démarre dans les locaux d’un site anonyme du CNRS. Chaque séance se déroule sur la base d’un ou deux exposés, dont la, le ou les auteurs fournissent sur-le-champ un résumé sur papier aux participants.

Les textes ici rassemblés sont issus des exposés présentés au cours de la première année, consacrée au thème de la quantification.

La deuxième année du séminaire (2010-2011) a été consacrée à l’informatisation, la troisième (2011-2012) à la certification. Deux autres ouvrages devraient suivre sur le modèle de celui-ci.

L’introduction est signée Oblomoff, un groupuscule obscur dont l’influence réelle – l’habile noyautage de ce séminaire par exemple – est sans commune mesure avec le nombre réduit de ses membres, sélectionnés à l’issue d’un rite mystérieux au sujet duquel peu d’informations ont filtré.

En fin d’année (séance du 17 juin 2010), l’historien des statistiques Alain Desrosières a été invité à présenter un exposé sur la base de questions qui lui ont été envoyées à l’avance. L’intégralité de la séance a été enregistrée, retranscrite, et a circulé sous la forme d’un document de travail intitulé Ours, bifurcations et petites devinettes. Nous en reproduisons ici la dernière partie, à savoir la discussion entre le conférencier et les séminaristes.

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Introduction

Nous maudissons ces gestionnaires qui nous dirigent

Un demi-siècle s’est écoulé depuis les écrits de Cornélius Castoriadis ou d’Henri Lefebvre sur la bureaucratie et la technocratie. Des livres comme Le Mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne ou Position : contre les technocrates partaient du constat d’un changement de nature des sociétés capitalistes modernes, telles qu’elles se formèrent durant les années qu’on a ensuite appelées les «trente glorieuses». Titre honorifique usurpé : si pendant cette période l’aliénation a présenté un visage différent – celui de la consommation de masse et du développement sans précédent de l’État –, elle ne s’est pas atténuée, au contraire. D’un simple accaparement des moyens de production par une minorité, en l’occurrence bourgeoise, à l’intérieur de la sphère du travail, l’aliénation s’est étendue à tous les aspects de la vie. Le citoyen occidental (et soviétique) dépendait désormais d’une bureaucratie pléthorique pour se soigner, s’alimenter, éduquer ses enfants, s’habiller, se divertir et, bien sûr, se procurer une quantité croissante d’énergie. Son oppression ne prenait donc plus seulement la forme d’une sujétion directe, mais d’une trame serrée de dépendances qui s’entretiennent mutuellement.

(D’où l’exigence élémentaire, pour un programme révolutionnaire, de ne pas se contenter « d’exproprier les expropriateurs », mais de partir d’une critique de la vie quotidienne, de la consommation, de la culture, etc.)

Depuis, quarante années de « crise » et de néolibéralisme n’ont fait que confirmer ce constat : la gestion, autrement dit la prise en charge de nos vies par un corps séparé de technocrates, est aujourd’hui archidominante. La critique formulée hier est donc plus que jamais valable aujourd’hui. L’enrégimentement dans le salariat était alors incomplète, et le pouvoir de l’État et de l’administration limité; la modernisation était atténuée par le fait que des pans entiers de l’existence lui échappaient (une agriculture encore pour partie paysanne, des quartiers populaires dans les villes). Si, il y a quarante ans, les promesses d’accès au confort matériel pouvaient encore paraître crédibles, quelques voix n’avaient pas manqué de s’élever pour mettre en garde contre la trajectoire empruntée. Maintenant que nous constatons les dégâts – sur la liberté, sur l’environnement – d’une abondance factice, nous ne pouvons que donner raison à ceux qui en avaient décelé et dénoncé les dangers.

Aujourd’hui, cette période historique arrive à son terme. Les gestionnaires ont conquis le monopole de la parole et des décisions, bien au-delà des activités créées par et pour eux (le nucléaire par exemple). Ils investissent désormais des pans entiers de la vie où l’on s’était jusqu’à présent parfaitement passé de leurs services, et rendent compliqués, voire impossible, les actes et les paroles les plus simples et les plus ordinaires. L’intérimaire du nucléaire écrit sur un formulaire chaque quart de tour de boulon qu’il effectue, tandis que les choux de Saint-Saëns sont vendus sous le manteau. Plus personne ne croit que la situation va s’améliorant, mais on n’entend guère de voix s’élever contre l’absurdité. Le point de vue de la rationalité et de l’efficacité a privé les hommes du commun de la possibilité de délibérer, de décider et de choisir ce qui leur semble juste ou tout simplement logique, même sur les questions touchant leur intérêt le plus immédiat. Tout le monde est incité à gérer, c’est-à-dire à adopter une démarche gestionnaire jusques et y compris dans le domaine où la gestion est la plus nocive : la vie quotidienne.

Il est donc urgent de réactiver la critique de la gestion, de prendre acte des évolutions récentes, de les analyser, de les décrire pour se donner les moyens théoriques de contester son influence et de contrer ses prétentions démentes.

C’est dans ce but qu’a été organisé à partir de la rentrée 2009 un séminaire intitulé “Critique de la gestion”.

Gestion et quantification

Lors de la première année (2009-2010), nous nous sommes concentrés sur la quantification, qui constitue une étape préliminaire de la gestion. On ne peut gérer à grande échelle si on ne dispose pas d’une matière uniforme et facile à manipuler : des chiffres. La quantification doit être distinguée du simple comptage. Le fait de compter reste à la mesure des individus et n’implique pas de modifier le réel au-delà d’une certaine limite : compter combien il y a de pommes dans un panier n’en modifie ni le nombre ni la couleur, ni le goût ni la texture. Le comptage est donc un mode de perception du réel parmi d’autres. La quantification, au contraire, consiste à produire des chiffres, elle est une « abstraction réelle », un ersatz de la réalité à laquelle elle se superpose et qu’elle tend à modifier.

En effet, la collecte de données statistiques, leur traitement, leur comparaison, la fabrication d’indices nécessitent des hommes, des locaux, des instruments de saisie. C’est un secteur de production à part entière. Pour le comprendre, il faut écouter ses employés, la « novlangue » de ses directeurs, pénétrer dans ces lieux standardisés où le chiffre est produit. Ensuite, il faut étudier la gestion dans ses conséquences, les activités qu’elle envahit, les métiers qu’elle modèle à son image.

À l’instar de la production marchande, dont elle constitue un segment, la quantification doit trouver des débouchés : il faut que les indices, les chiffres, servent à quelque chose, que nos gestionnaires justifient de leur utilité sociale. Ainsi, la quantification cherche-t-elle sans cesse à étendre le nombre d’activités sous influence. Ce phénomène, que l’on peut appeler inflation statistique, tient à plusieurs causes.

La première, la plus évidente, est l’utilisation croissante de l’informatique dans la modernisation et la rationalisation du travail. L’ordinateur permet de démultiplier les capacités de calcul d’un simple individu, tout en suscitant des procédures nouvelles : il est possible de le faire, donc on doit le faire.

La deuxième tient au réductionnisme inhérent à la quantification. La raison d’être de la quantification est de simplifier telle ou telle activité afin de pouvoir la gérer à large échelle (par exemple, construire des indices d’évaluation de l’enseignement de dizaines de millions d’enfants pour mettre en place des politiques au niveau du continent européen). Elle ne rendra donc jamais compte de manière satisfaisante des choses qu’elle est censée mesurer. Les statisticiens tentent alors de combler le fossé entre une réalité – forcément complexe – et des indices – forcément simplificateurs – de la seule manière qu’ils puissent imaginer : en construisant des indices plus subtils, plus compliqués, bref, en alimentant la surenchère dans la quantification, qui ne fera en définitive qu’élargir et approfondir le fossé.

Mentionnons également la propension de la quantification à amplifier ou modifier des phénomènes parce quelle les mesure : par exemple, les indices mesurant le nombre de citations d’articles à l’intérieur d’une publication scientifique poussent les chercheurs à produire du texte pour répondre aux critères d’évaluation. Au détriment bien sûr de la valeur de l’article, que les indices ne mesurent par définition que très imparfaitement, puisqu’il s’agit d’indices synthétiques. La dégradation qualitative et l’accroissement exponentiel des articles créent à leur tour un besoin croissant d’évaluation, qui lui-même pousse à multiplier les publications, etc.

La troisième est la croyance, partagée dans de nombreux secteurs de la société, que l’augmentation de notre capacité à gérer, calculer, mesurer, prévoir, permettra de résoudre les difficultés auxquelles elle doit faire face et, en résorbant ses contradictions, de la rendre enfin efficace. On pose des balises sur des ours dans l’espoir de concilier la construction européenne d’une autoroute avec la protection de la faune, on bataille sur la mesure de la pénibilité au travail pour rabibocher des décennies de productivisme forcené avec les corps et les vies qu’il a brisés…

Tels sont, à grands traits, les résultats de cette étude.

Quant aux conséquences qu’on peut en tirer, elles se résument ainsi : le projet gestionnaire se présente sous un double visage, le fantasme de la toute-puissance technologique et l’idéal d’un monde marchand vers la justice, guidé par de bienveillants ingénieurs.

Voici, en bref, les raisons pour lesquelles nous tenons la gestion pour une tendance profonde, dont les effets redoutables vont bien au-delà d’une menace contre les libertés individuelles : elle joue le rôle d’un idéal, elle tend à se substituer à d’autres modes de perception et d’organisation du réel, enfin son accroissement est tautologique, il semble n’avoir d’autre but que lui-même.

C’est ce point de vue que nous avons opposé à celui de A. Desrosières dans le débat dont la retranscription clôt le présent ouvrage. A. Desrosières tient absolument à distinguer l’appareillage statistique qui s’est construit pendant et après la Seconde Guerre mondiale de son utilisation contemporaine par les gestionnaires. Or, pour nous, l’appareillage statistique est un outil de gestion.

Lucide quant au caractère politique (« construit ») des catégories statistiques, il tient mordicus à distinguer l’aspect technique de la gestion (l’appareil statistique, l’administration, le fichage) de son utilisation politique. Pour lui, multiplier les indicateurs statistiques ne constitue pas un problème politique. Seuls le choix et la forme de ces catégories sont à ses yeux problématiques. Critiquer la gestion en tant que trajectoire historique, comme un tout, comme nous le faisons, revient selon lui à jeter le bébé avec l’eau du bain, alors que la statistique peut se révéler un outil précieux pour, par exemple, dénoncer les inégalités. Pour lui, toute cette infrastructure technique et théorique est potentiellement utile, elle est la matière première des sociologues comme des syndicats. Pour cette raison, A. Desrosières déplore le démantèlement du service public et l’entrée dans une gouvernance néolibérale, car ces tendances signent la disparition d’une statistique «de gauche». Dans le même esprit, il a sans cesse ramené notre position à un souci de liberté individuelle, comme si, en définitive, une critique de la quantification était incompatible avec l’idée de justice sociale. A. Desrosières a ainsi vaguement associé notre propos à un souci de patrons d’échapper à la puissance sociale – il n’a pas dit « critique petite-bourgeoise », mais le cœur y était.

A notre avis, les faits contredisent sa position : jamais nous n’avons eu à disposition autant de statistiques, et jamais la perspective d’une société juste n’a semblé aussi éloignée. La raison en est très simple : la statistique signifie l’expropriation du langage au profit des statisticiens, les gens ordinaires sont dépossédés de leurs opinions sur le monde et des moyens de le changer. Autrement dit, plus nous sommes sondés et bombardés de chiffres et de statistiques, plus les questions qui importent vraiment nous sont dérobées. Il ne faut pas chercher plus loin la raison de ce que l’on nomme médiatiquement la désaffection pour la politique.

Desrosières a beau jeu de nous opposer des statisticiens vertueux et des syndicats traquant les inégalités sociales et les évadés fiscaux (dans le cas du fameux projet Safari, qui visait également à l’origine à recouper les données fiscales entre départements), comme si nous nous préoccupions uniquement de liberté individuelle. Nous refusons l’étiquette qu’il essaye de nous coller.

Quant aux syndicats, citons un texte de la CFDT des années 1970 dans lequel la centrale syndicale déclarait :

« Refuser d’entrer dans le débat tel qu’auraient voulu le circonscrire les multinationales produisant les ordinateurs : un problème de défense de la «vie privée ». Alors que ce qui est menacé par le recours massif à l’informatique c’est la liberté individuelle – sous tous ses aspects, privé et public – mais aussi les libertés collectives (politiques et syndicales), et même la liberté qu’a une société démocratique de définir sa gestion et de choisir son avenir. »

(CFDT, Les Dégâts du progrès, 1977, p. 132. Bien évidemment, « la liberté d’une société démocratique de définir sa gestion » est une expression ambiguë, qui permet peut-être d’expliquer les positions ultérieures de ce syndicat – Écoutez l’émission Une histoire de la CFDT)

Bref, la position de A. Desrosières est irréaliste et historiquement inexacte. Le dialogue des participants au séminaire avec A. Desrosières, reproduit en fin d’ouvrage, établit de manière précise nos positions respectives.

Contester l’empire de la gestion

Les dispositifs de gestion font plus que prolonger des fonctions initialement répressives. Qu’un maître d’école presse ses élèves pour en tirer des évaluations pour la Commission européenne, ou soit réduit à faire du gardiennage en les hypnotisant au moyen d’opportuns tableaux numériques, qu’un contrôleur valide un passe Navigo au moyen de millions d’algorithmes informatisés, tout cela se présente au premier abord comme du contrôle « à l’ancienne ». On ne peut le nier. Nos outils répondent à de très anciennes ambitions. Cependant, la gestion, à plus forte raison si elle bénéficie de toute la puissance d’une machinerie gigantesque, présente deux nouveautés : d’une part elle masque les rapports de domination en se présentant comme neutre, voire au service d’un souverain bien (protéger l’environnement, améliorer la sécurité, l’hygiène, fluidifier les transports, etc.), d’autre part elle entame directement les espaces d’autonomie subsistants.

C’est toujours du contrôle, peut-être, mais il change de forme et s’étend. Si on veut se donner les moyens de le combattre, il faut prendre acte de ce changement.

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Dans les années 1980, les promoteurs de l’énergie nucléaire français étaient jaloux de leurs homologues soviétiques, qui avaient là-bas les coudées franches, étant débarrassés d’une opinion publique gênante. Cependant, dans leur activité de propagande visant à nier la portée de la catastrophe de Tchernobyl, les mêmes personnes mirent en avant l’incurie de la bureaucratie soviétique comme cause de l’accident (sous-entendant qu’un tel événement serait impossible en France). Us ne virent pas que c’est justement dans la mesure où il était puissant, où aucune opposition ne se dressait face à lui, où il se sentait fort, sûr de lui-même, que le parti nucléaire soviétique était délirant, oppressif. Se plaçant du point de vue de la bureaucratie, les nucléaristes ne supportaient pas qu’elle soit limitée par une entité extérieure. De leur point de vue, seule une amélioration de la bureaucratie est envisageable. Le cas de la bureaucratie soviétique est généralisable : avec Fukushima, on a appris que le Japon, qui n’est certes pas une « démocratie populaire », avait lui aussi ses technocrates irresponsables et corrompus, et que ces derniers n’avaient rien à envier à leurs homologues soviétiques en matière de mensonge et d’incompétence, avant, pendant et après (si ce terme a un sens en matière de nucléaire) la catastrophe.

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Mais là aussi, les voix n’ont pas manqué pour demander une amélioration de la gestion. Jaques Testard a ainsi imaginé, dans un article de Libération daté du 1er avril 2011 intitulé « Mettre le nucléaire en démocratie », une procédure au cours de laquelle des instituts de sondages (qui sont avant tout, rappelons-le, des agences de marketing) sélectionneraient de dociles citoyens, formés en un week-end par «des experts de l’université et de l’industrie mais aussi de la société civile », citoyens qui pourraient ainsi donner un avis « réellement éclairé parce que consécutif à des informations complètes et contradictoires ». Dans ce dispositif, que Jacques Testard appelle « miracle de démocratie expérimentale», on devinera aisément qui sont les cobayes de l’expérience. On ne saurait mieux dénier toute intelligence, toute initiative, toute liberté aux individus. Il ne vient même pas à l’esprit de Testard que les gens qui se sont engagés contre le nucléaire soient allés par eux-mêmes chercher l’information disponible et s’engagent contre l’énergie nucléaire, non pas parce que tel ou tel expert leur a fait un laïus un samedi matin au sein d’une « conférence citoyenne », mais parce qu’ils l’ont décidé, parce qu’ils sentent que c’est important, par goût pour la liberté. Il est vrai qu’à la même occasion, ils pourraient être rapidement amenés à remettre en cause le rôle et la responsabilité des experts que Testard place avec bonhomie en guides du troupeau de citoyens, et parmi ces experts, Testard lui-même.

Les « forums hybrides », la participation à la « construction démocratique des indices », etc. ne sont que de la pseudo-démocratie. Une autre facette de la gestion, contre laquelle nous prenons position.

Groupe Oblomoff

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Table des matières

Avant-propos

Introduction : Nous maudissons ces gestionnaires qui nous dirigent
par le Groupe Oblomoff

L’enseignant 2.0, producteur de données.
Sur le déferlement d’outils de mesure dans l’école et ses ravages
par Rémi Tréhin-Lalanne

Les dynamiques du déferlement informatique.
De la machine de Turing à la production marchande
par Émile Kirschey

Gestion de la grande faune : Vers un sauvage équipé ?
Le cas d’ours grecs
par Jean Gardin

Intervention d’Alain Desrosières le 17 juin 2010

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Le Monde en pièces, pour une critique de la gestion, Volume 1 : Quantifier, éd. La Lenteur, 2012 (164 pages, 12 euros).

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Présentation du volume 2

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