L’agriculture industrielle est un sous-ensemble du système agro-industriel qui va du machinisme agricole à la (grande) distribution. Elle repose sur trois grandes innovations d’origine militaire : les tanks-tracteurs, les explosifs-engrais et les gaz de combat-pesticides. L’industrialisation de l’agriculture, c’est la diffusion des moyens, des méthodes, des mentalités de guerre dans les champs.
Les tracteurs. Les chars d’assaut ont mis fin à l’enlisement dans les tranchées de la grande guerre. Les tracteurs apportent la force motrice souple et mobile qui met fin à l’enlisement pré-industriel de l’agriculture. Faute de source mobile d’énergie, mécaniser le travail des champs était impossible. Le travail humain et, dans les pays les plus « avancés », les chevaux (et plus généralement les animaux de trait) sont donc restés jusqu’à la première guerre mondiale et l’avènement du tracteur (et du pétrole) la seule source mobile de force motrice. (Il y avait bien eu des tracteurs à vapeur, mais ces mastodontes de plusieurs tonnes étaient utilisés comme une source d’énergie fixe pour le battage comme on le voit dans le film de Terrence Malick, Les Moissons du Ciel [Days of Heaven], 1978).
Si l’on prend l’exemple de la ferme typique de la ceinture de maïs aux États-Unis vers 1910, elle fait un quart de section, soient près de 70 hectares. Le survol de la partie centrale des États-Unis permet d’observer des damiers. Ils font un mile carré (1 650 mètres par 1 650 mètres, soit 270 hectares) et sont divisés en quatre sections. À l’issue de la guerre civile qui met fin à l’esclavage, le gouvernement des États-Unis avait distribué aux anciens combattants une partie de ces terres « libres » qui ne lui avaient rien coûté sauf la peine d’en déposséder les Indiens. Ces sections sont attribuées aux anciens combattants.
Il n’y a pas d’économie d’échelle avec des chevaux. Avec deux sections, il faut deux fois plus de chevaux et deux fois plus d’hommes pour les conduire. Le tracteur, lui, n’a pas besoin de repos. Il permet des économies d’échelle massives. Une étude de l’université de l’Illinois de 1919 indique par exemple que les agriculteurs qui en 1916 avaient acheté un tracteur avaient pratiquement doublé la taille de leur exploitation en 1918.
Les photos qui exaltent la puissance de l’agriculture industrielle représentent des tracteurs ou des moissonneuses-batteuses partant en quinconce à l’assaut des champs comme des chars à l’assaut de l’ennemi. Un film de propagande soviétique symbolise la marche inexorable du Progrès par la roue d’un énorme tracteur qui écrase une isba paysanne. Comment mieux saisir le caractère totalitaire du système industriel ?
Les engrais. Les scientifiques, les chimistes en particulier, répètent depuis un siècle que la synthèse de l’ammoniac par Fritz Haber en 1908 a sauvé l’humanité de la famine en permettant la production industrielle d’engrais azotés. Un tiers de la population mondiale actuelle mourrait de faim sans ces engrais. Post hoc, ergo propter hoc. À la suite de cela, donc à cause de cela. Car cette synthèse de l’ammoniac a détourné de la recherche et de la mise en œuvre de solutions agronomiques écologiques durables, seules capables à terme de nourrir la population mondiale comme le montrent des rapports récents d’organisations internationales. En réalité, cette synthèse a rendu possible l’épouvantable désastre de première guerre mondiale mais les scientifiques évitent de s’appesantir sur ce fait. En 1900, les seules sources d’azote disponibles pour les explosifs (et les engrais) étaient des nitrates importés du Chili, salpêtre et guano. Les dirigeants allemands savaient qu’une fois la guerre déclenchée, la flotte anglaise modernisée et au sommet de sa puissance les couperait de cette source. Pour cette raison, tous les dirigeants européens pensaient que, faute de matières premières pour fabriquer les explosifs, la guerre ne durerait pas et l’état major allemand avait planifié une guerre éclair. Mais les quelques gouttes d’ammoniac que synthétise Fritz Haber en 1908 changent la donne. La firme allemande BASF et ses ingénieurs reçoivent des fonds illimités pour résoudre les immenses difficultés techniques de l’industrialisation du procédé Haber. En 1913, la première usine entre en fonctionnement. Pour certains historiens, l’empire allemand s’est alors senti libre de déclencher la guerre. Le procédé Haber a donc permis le double désastre de l’industrialisation de la guerre et de l’agriculture.
Les pesticides. La chimie, ce ne sont pas seulement les explosifs-engrais, ce sont aussi les gaz de combat. Ils peuvent aussi bien tuer les hommes que les insectes. Quelques mois après le début du conflit, la guerre est enlisée dans la boue des tranchées. Fritz Haber (encore lui) propose à l’état major allemand de sortir de l’enlisement avec les gaz de combat, en l’occurrence le chlore, une matière de base de la chimie des colorants dont l’Allemagne a un quasi-monopole mondial. Lorsque Erich von Falkenhayn, le commandant en chef allemand, consulte ses généraux responsables des différents secteurs du front, ces officiers, imbus du sens aristocratique de l’honneur, répondent que la guerre n’est pas une opération de dératisation. Seul le commandant du secteur d’Ypres accepte car il avait sacrifié en vain des dizaines de milliers soldats pour rompre le front dans ce secteur stratégique qui commande l’accès à la mer.
En avril 1915, des nuages de chlore s’échappent des bonbonnes disposées sur 7 kilomètres de front mais l’état major allemand ne tire pas parti de l’effet de surprise. Les Français et les Anglais répliquent quelques mois plus tard avec le gaz moutarde. Puis l’escalade se poursuit, une molécule nouvelle conduisant à la mise au point de nouveaux masques protecteurs et à des représailles avec d’autres molécules au point qu’à la fin de la guerre près de la moitié des obus d’artillerie sont chargés de gaz. Bref, à niveau scientifique et technique équivalent (avec toutefois l’initiative et l’avantage aux chimistes allemands), les gaz de combat n’apportent aucun avantage militaire tout en rendant encore plus misérable la vie des soldats. Telle est la leçon que les militaires tirent de la grande guerre.
Mais ils comprennent aussi que les gaz de combat peuvent être avantageusement pour mater des populations démunies de moyens de représailles. En 1925, les militaires français sous les ordres du maréchal Pétain les utilisent dans la région de Fès. Les Espagnols en font un très large usage pour réduire la rébellion d’Abd el-Krim au Maroc et venger la sanglante défaite qu’il leur avait infligée en 1921 à Anoual. Plus tard, les Italiens les utilisent en Éthiopie, les Japonais en Chine. C’est une arme « coloniale », efficace pour faire la guerre dans les pays sous-développés ou mater des rébellions populaires comme le montrent encore des exemples récents au Proche Orient.
Au cours des années 1920 et 30, en dépit des traités interdisant les recherches sur les gaz de combat, ces dernières se poursuivent sous couvert de lutter contre les insectes ravageurs des cultures. La chimie des gaz de combat se confond alors avec celle des pesticides. En 1936, les chimistes allemands découvrent une catégorie nouvelle d’insecticide et gaz de combat extrêmement puissants car ils s’attaquent à la transmission de l’influx nerveux. Ce sont les organophosphorés, parmi lesquels le tabun et le sarin dont la production est immédiatement industrialisée. Ils découvrent également leur antidote, l’atropine. Mais par crainte de représailles (et peut-être aussi parce qu’il avait été lui même gazé au cours de la grande guerre), Hitler et ses généraux ne les utilisent pas lors de la deuxième guerre mondiale : ils ne savent pas que les chimistes allemands ont une douzaine d’années d’avance sur les chimistes alliés et que l’utilisation de ces nouveaux gaz auraient pu renverser le cours de la guerre.
Les États-Unis sont les grands (et seuls) vainqueurs de la première guerre mondiale. Au prix d’une perte modique de 120 000 hommes, ils sont devenus la première puissance mondiale. Créanciers du monde, ils ont comblé leur retard industriel, en particulier celui de leur industrie chimique, tandis que les pays européens sont exsangues. Désormais, ces derniers ne pourront que tenter de rattraper leur « retard ». Il est donc essentiel de comprendre l’enchaînement, les ressorts, la dynamique que déclenche aux États-Unis le remplacement des chevaux de trait par les tracteurs.
L’industrialisation de l’agriculture aux États-Unis
Tout au long du 19e siècle, les tentatives de mécaniser le labour avec des moteurs à vapeur échouent. Au mieux, au début du 20e siècle, il y avait bien eu des tracteurs à vapeur mais ces mastodontes de plusieurs tonnes étaient utilisés comme une source d’énergie fixe pour le battage, comme on le voit dans le film de Terrence Malick, Les Moissons du ciel. À l’issue de la première guerre mondiale, en 1919, les prix agricoles s’effondrent. En 1919 encore, l’agriculture des États-Unis (en particulier dans la « ceinture de maïs ») repose sur les chevaux et des mules qui utilisent sous la forme de foin, d’avoine, de maïs, 28 % de la superficie récoltée. Une partie du maïs, environ 20 %, sert de ration énergétique pour les chevaux en période de travail, le reste va principalement à l’engraissement des porcs. L’agriculture produit sa propre énergie. À cette utilisation interne non marchande, il faut ajouter la vente de fourrages, d’avoine ou de maïs pour les chevaux de trait urbains et industriels, (qui représente environ 6 % de la superficie cultivée). Ces débouchés internes et externes de la production agricole se réduisent précipitamment après la première guerre mondiale avec la motorisation de l’agriculture et la généralisation de l’automobile.
Les ventes de tracteurs démarrent avec la première guerre mondiale. Ils commencent à remplacer les hommes mobilisés dans l’armée et dans les industries d’armement. Les premiers tracteurs, les Ford légers, sont produits à la chaîne comme les automobiles. Techniquement, ils reprennent des dispositifs inventés et bricolés par les agriculteurs eux-mêmes : une poutre centrale qui porte à la fois les roues arrière, le moteur et les roues avant. Ce dispositif remplace le châssis automobile qui avait inspiré la conception des premiers tracteurs.
Les tracteurs et les automobiles entrent massivement dans l’agriculture. Le nombre de ces dernières passe de 250 000 dans les fermes en 1914 à deux millions en 1919. L’automobile devient LE moyen de transport en milieu rural et élimine les carrioles et les voitures hippomobiles. Les agriculteurs les achètent d’autant plus facilement que la guerre les a enrichis considérablement : les prix agricoles ont été multipliés par deux pour le blé, deux et demie pour le maïs, sans changement des techniques de production et donc sans augmentation de leurs coûts de production. Les agriculteurs de la ceinture de maïs n’utilisent que peu ou pas d’engrais, le maréchal-ferrant, le vétérinaire, le charron et le bourrelier sont des artisans locaux, l’inflation des coûts se déclenche avec retard. L’accroissement de revenu apporté par la guerre gonfle le revenu et l’épargne des agriculteurs, et cette soudaine richesse leur permet d’acheter les tracteurs, les automobiles, les camionnettes.
Une fois ce mouvement de motorisation lancé, l’élimination des chevaux au cours des décennies suivantes libère 28 + 6 = 34 % de la superficie agricole des États-Unis. À terme, et toutes choses égales par ailleurs, la reconversion de la superficie destinée aux chevaux de trait représente une augmentation potentielle de la production finale de 34/66, soit 50 %. C’est l’équivalent de la découverte et de la mise en valeur d’un nouveau continent en plein XXe siècle. Il ne faut pas s’étonner que le problème essentiel au cours des décennies suivantes, aux États-Unis d’abord, puis dans le monde industriel, ait été celui de la surproduction, même si la rhétorique de la « faim dans le monde » l’a occulté. Tout au long des années 1920, cette surproduction est contenue par différents expédients, mais en 1929 la crise éclate avec une violence inouïe. Au delà des causes conjoncturelles, la baisse des exportations par exemple, la cause structurelle en est la mécanisation qui libère une superficie considérable pour la production finale, en même temps que l’utilisation des amendements, puis des engrais et pesticides contribue encore à aggraver la surproduction.
La production végétale reste cependant tributaire de l’espace même si les tracteurs et les machines agricoles de plus en plus puissantes permettent à un agriculteur familial de cultiver des superficies de plus en plus importantes. Elle reste donc organisée dans des fermes « familiales », terme qui n’a de sens que si on l’oppose au terme « industriel ». Ces fermes, bien que spécialisées et recourant massivement aux machines et autres intrants industriels, n’ont pas les caractères d’une activité industrielle : leur taille reste insignifiante par rapport à celle du marché. Même si une famille arrive à cultiver plus d’un millier d’hectares, la main d’œuvre est essentiellement familiale et peu spécialisée, la production reste décentralisée. La production animale en revanche présente de plus en plus des caractères industriels : des usines appartenant à des groupes puissants, voire des oligopoles, division minutieuse du travail, recours à une main d’œuvre salariée, internationalisation. Elle les présente pleinement aux États-Unis, au Brésil et en Chine pour les volailles, la viande bovine, les porcs, un peu moins pour le lait. En Europe et dans le monde le processus de concentration industrielle est très avancé pour les volailles et œufs [Hannes Lammler, Chickenflu Opera, L’Esprit frappeur, 2007] et est en cours pour les porcs. Il commence à peine pour la viande bovine et le lait comme en témoigne la ferme de « mille vaches » qu’un investisseur industriel tente d’imposer en Picardie. Cette industrialisation de l’élevage est fondée sur le système maïs-soja-antibiotiques inventé aux États-Unis.
L’origine du système maïs-soja
Dès le début des années 1920, les agronomes américains et les agriculteurs lancés dans la motorisation se demandent comment remplacer l’avoine, les fourrages et le maïs destinés aux chevaux de trait. A priori, les cultures nouvelles devraient satisfaire trois conditions. Il faut une tête d’assolement qui apporte de l’azote, c’est-à-dire une légumineuse car, avec le remplacement des chevaux par les tracteurs, disparaît la fumure animale. Les légumineuses (pois, soja, féverole, luzerne, etc.) fixent l’azote de l’air et le relâchent dans le sol. Cette tête d’assolement doit être directement commerciale car, puisque l’argent sort pour les tracteurs, les automobiles, les carburants et l’équipement, il faut aussi qu’il rentre. Quand un cheval vieillissait après une vingtaine d’années de loyaux services, l’agriculteur laissait dans un pré une jument et un étalon et quatre ans ou cinq ans plus tard il pouvait atteler un jeune cheval presque sans sortir d’argent. Les tracteurs, automobiles, camionnettes créent un besoin impératif d’argent. On n’insistera jamais assez sur le bouleversement et la subversion créés par l’automobile individuelle. Il faut enfin que cette culture ou ces cultures soient facilement mécanisables avec l’équipement déjà présent sur les fermes et que, bien sûr, elle soit agronomiquement et écologiquement profitables dans la ceinture de maïs. Les agronomes et les agriculteurs font toutes sortes d’essais pour trouver cette culture salvatrice.
En 1919 est fondée l’association américaine du soja – le futur lobby du soja – mais ce n’est qu’en 1924 que les statisticiens agricoles s’aperçoivent de l’existence de cette culture. Jusque-là elle était si confidentielle qu’ils ne l’avaient pas repérée. Comme tous les pays industriels, les États-Unis importent les matières grasses végétales (huile d’arachide, de palme, de coprah) des zones tropicales coloniales ou quasi coloniales. Or la graine de soja contient 20 % d’huile. Pendant la guerre, les États-Unis avaient importé des quantités importantes d’huile de soja de Chine et s’étaient familiarisés avec son utilisation alimentaire. Il existe donc un marché potentiel pour l’huile de soja, marché qui ne peut se développer qu’en éliminant la concurrence de l’huile de coprah provenant des Philippines et utilisée en margarinerie.
En 1928, la « filière » soja fait ses premiers pas sous une forme contractuelle : les industriels acceptent de construire les usines de trituration (qui séparent l’huile de la protéine du soja) à condition que les agriculteurs s’engagent à approvisionner leurs usines en graines de soja. Et en 1930, le tarif Hawley-Smoot instaure des barrières tarifaires punitives aux importations, en particulier de matières grasses tropicales. Le marché américain des matières grasses est désormais réservé aux agriculteurs américains. Tant pis pour les Philippins.
Le sous-produit de l’extraction de l’huile, le tourteau, est très riche en protéines, dont on ne sait trop quoi faire. Faute de mieux, il peut servir d’engrais. Au début des années 1930, les chercheurs en nutrition découvrent que certains acides aminés sont essentiels, au sens où ils ne sont pas synthétisés par les mammifères et que la moindre carence se traduit par une croissance ralentie. C’est le cas de la lysine. Or la graine de soja est riche en lysine mais pauvre en méthionine, un autre acide aminé essentiel. Le maïs, lui, est très pauvre en lysine mais riche en méthionine. Cette carence en lysine est le facteur limitant de l’alimentation des animaux à base de maïs. Les essais de rations alimentaires associant le maïs avec de petites quantités de tourteau de soja s’avèrent miraculeux.
Des quantités minimes de tourteau ajoutées au maïs ont trois effets. La croissance des animaux est beaucoup plus rapide, accélérant ainsi la rotation du capital cheptel. Les animaux, en particulier les porcs (qualifiées de « baleines terrestres » pour leur gras), sont plus maigres au moment où l’arrivée de l’électricité dans les fermes supprime le débouché du suif dans l’éclairage. Enfin, le soja permet une baisse considérable du rapport entre la quantité d’aliment ingéré et la quantité de viande – appelé indice de consommation. Là où il fallait six ou sept quintaux de maïs pour faire cent kilos de porc, il suffit de quatre quintaux de maïs et de quarante kilos de ce tourteau dont on ne savait pas quoi faire.
Les rations à base de maïs et de soja permettent d’amorcer une baisse des prix de la viande. Ce système se perfectionne au fil du temps. Les antibiotiques permettent de concentrer les animaux dans des usines gigantesques. Commencent alors l’élimination de la production fermières et la concentration des élevages. Si le soja reste de très loin la source essentielle de protéines pour l’alimentation animale, le maïs peut être remplacé par une autre céréale comme le blé (c’est le cas de la France) ou une source quelconque d’hydrate de carbone. Une conséquence importante du développement de la culture du soja (qui occupe maintenant aux États-Unis une superficie égale à celle du maïs) est de simplifier et de faciliter la sélection du maïs puisque les entreprises de sélection peuvent concentrer leurs efforts sur le rendement, c’est-à-dire sur les carbohydrates, sans se préoccuper de la protéine.
En résumé, le système maïs-soja permet d’agrandir l’estomac des Américains en leur faisant manger sous forme de viande les surplus de maïs grâce à la protéine de soja. Cette surconsommation de viande témoignerait du progrès du niveau de vie. En réalité, le terme « viande » est impropre. Il n’y a rien de commun entre le poulet des années 1950 et le « poulet » actuel, cet assemblage improbable de maïs, de soja et d’antibiotiques avec les plumes. Cette surconsommation permet de contenir la surproduction végétale et de poursuivre l’accumulation du capital dans les industries d’amont. Cette révolution dans l’alimentation animale lance la première étape de l’industrialisation de l’élevage, la transformation des petits éleveurs indépendants en ouvriers à domicile que l’on a appelé « intégration contractuelle ».
L’industrialisation de l’élevage
Les industriels du soja se rendent compte rapidement que le tourteau de soja est une arme économique puissante. Les éleveurs de volailles sont les premiers visés. Les « triturateurs » vont trouver l’agriculteur et lui proposent de signer un contrat. Ils fourniront les rations miraculeuses à condition que l’éleveur aménage, agrandisse ou construise les bâtiments d’élevage, achète les équipements, prenne livraison des poussins à telle date et lui restitue les poulets tant de jours plus tard au prix de marché. L’éleveur prend donc tous les risques de l’élevage. Dès la fin des années 1930, ce système se met en place dans les États du Delaware, du Maryland, de la Virginie, à proximité des métropoles de l’Est approvisionnées jusque là par des élevages familiaux de volailles menés par des fermières à qui cette activité apportait l’argent des dépenses journalières du ménage. De l’élevage de volailles ce système s’étend ensuite à celui des porcs, puis à celui des bovins. Des États-Unis, il se propage à l’Europe à la fin des années 1950. Partout, il se développe et se concentre dans les régions agricoles les plus pauvres (Sud des États-Unis, Bretagne en France, Catalogne en Espagne) où les paysans sont confrontés au choix entre signer ces contrats léonins ou abandonner leur ferme.
Cette prise de pouvoir du capital industriel s’accompagne de l’invention de la politique agricole par Henry Agard Wallace, ministre de l’agriculture durant les terribles années de la grande dépression. Il s’agit de l’intervention minutieuse de l’État pour industrialiser l’agriculture. Si la tâche première en janvier 1933, lorsqu’il prend les rênes du ministère de l’agriculture, est de stabiliser les prix des produits agricoles, de proche en proche il étend l’intervention de l’État à tous les domaines agricoles.
Henry Agard Wallace appartient à famille influente installée dans l’Iowa depuis trois ou quatre générations, influente car elle possède le grand hebdomadaire rural, le Wallace’s Farmer. Le grand-père avait refusé d’être ministre de l’agriculture, le père avait été ministre de l’agriculture (1922-1926) dans le cabinet Harding. Avoir les Wallace de son côté est important pour gagner un vote agricole encore essentiel.
Henry Agard Wallace se voit comme « le père de l’agriculture industrielle ». Il l’est. La science et la technique sont pour lui les clefs de l’industrialisation. Sous son égide, le ministère de l’agriculture consacre en 1936 et 1937 ses rapports annuels à la génétique appliquée à l’agriculture. Il s’agit de livres monumentaux de respectivement 1300 et 1700 pages. Henry Agard Wallace joue un rôle décisif dans l’avènement du maïs dit « hybride », la vache sacrée de la recherche agronomique au XXe siècle et la vache à profits de l’industrie semencière, ceci évidemment expliquant cela. Sélectionneurs, généticiens, agronomes affirment depuis un siècle que cette méthode de sélection a permis d’accroître le rendement du maïs de façon spectaculaire. En réalité, elle met simultanément fin au double sacrilège que commettent les êtres vivants à l’égard du capital industriel : leur diversité (un champ de maïs « hybride » est constitué de plantes identiques) qui s’oppose à l’uniformité et la standardisation des marchandises industrielles et la gratuité de leur reproduction puisque l’agriculteur doit renouveler ses semences chaque année. Quant à l’augmentation du rendement, elle aurait été plus rapide et moins coûteuse avec la sélection traditionnelle, dite « massale », qui, elle, respecte la diversité et la gratuité du vivant. Les « hybrides », c’est le brevet permanent du semencier sur les semences. C’est le précurseur du brevet du vivant, c’est-à-dire du hold-up sur le vivant qu’organisent l’industrie des « sciences de la vie », les Bayer, DuPont, Monsanto et autres fabricants de biocides avec la complicité des États et des organisations internationales.
En 1926, Henry Agard Wallace fonde Pioneer avec un capital de 7 600 dollars. C’est aujourd’hui encore la plus grande entreprise de semences que la famille Wallace a revendue 10 milliards de dollars en 2000 au chimiste et agrochimiste DuPont. Chaque dollar investi en 1926 s’est donc multiplié 1 500 000 fois en 74 ans, preuve évidente que le capital ne peut se reproduire et se multiplier au bilan du semencier tant que les plantes le font dans le champ du paysan. Qu’une innovation servant les intérêts du capital industriel aux dépens de celui des agriculteurs et du public ait fait l’objet d’une célébration aussi extravagante témoigne des valeurs réelles de notre société.
Journaliste, auteur d’ouvrages scientifiques, entrepreneur, homme politique progressiste et homme d’affaires, Henry Agard Wallace invente donc la politique agricole. La crise de surproduction violente de 1919 se prolonge à partir du milieu des années 1920 par une crise agricole larvée qui freine l’industrialisation et limite les débouchés des industriels, en particulier ceux du machinisme agricole. Et en 1929, l’effondrement des prix agricoles provoque à nouveau l’effondrement des achats de tracteurs et autres machines agricoles. Wallace reconnaît la nécessité de l’intervention de l’État pour relancer la machine économique industrielle. Il s’agit moins de venir au secours des agriculteurs que de poursuivre le mouvement d’’industrialisation de l’agriculture amorcé par la guerre et pratiquement arrêté par la crise de surproduction du début des années 1920. En somme, un mouvement aussi essentiel que l’industrialisation de l’agriculture et l’élimination des agriculteurs en tant que catégorie autonome ne peut être confié à un mécanisme aussi capricieux que celui des prix. L’éradication nécessaire des paysans (cette catégorie sociale échappe en grande partie au système marchand car elle lui est autonome et périphérique), exige de transformer les agriculteurs en receleurs des subventions destinées aux industriels. Il y a bien entendu les gros receleurs et ceux qui n’ont que des miettes.
Quelle agriculture pour demain ?
Après la deuxième guerre mondiale, il fallait moderniser – industrialiser – l’agriculture pour nourrir la France. Telle est la doxa.
Pourtant en 1945, la guerre venait de démontrer le contraire : la paysannerie française avait nourri la France. Certes, beaucoup de Français avaient eu faim, voire très faim, mais c’était à cause des prélèvements allemands, de centaines de milliers de prisonniers et de la dislocation de la guerre.
Cette doxa dont la valeur tient à sa répétition exprime sous une forme en apparence rationnelle autre chose : la volonté des dirigeants français d’industrialiser l’agriculture et d’en finir, au nom du Progrès, avec la paysannerie. Qu’un agronome comme René Dumont se soit fait le chantre de ce progressisme dans ses Leçons de l’agriculture américaine (1949) est excusable dans l’atmosphère politique de l’après guerre, mais ne l’était plus dès les années 1970. Les changements de mentalité prennent du temps, beaucoup de temps. Ce n’est que maintenant qu’une part croissante de la population a conscience que nous sommes dans une impasse économique, agronomique, écologique, sociale et humaine et qu’il faut prendre l’exact contre-pied de tout ce qui a été fait depuis la guerre.
L’agriculture de demain, c’est la science et l’art de faire faire gratuitement par la nature ce que l’agronomie asservie au capitalisme industriel fait de façon ruineuse pour les sols, pour les agriculteurs survivants, pour le public et sa santé à coups (ou coûts) d’engrais, de pesticides, de machines et de dettes bancaires.
Cette agriculture s’opposera point par point aux principes passéistes du « développementalisme » agro-industriel [Richard Levins, “Science and Progress: Seven Developmental Myths in Agriculture”, Monthly Review, vol. 38, juillet-août 1986], à cette guerre au vivant dont les OGM brevetés sont le couronnement. Elle sera fondée sur la gratuité de la nature et non sur sa marchandisation, sur la finesse écologique et non la force brute, sur la santé des sols et non leur ruine, sur le travail en commun et non l’individualisme, sur la coopération entre savoir scientifique et savoir paysan car toutes les connaissances sont issues de l’expérience et il n’y a pas de raison que les premières écrasent les secondes, sur une démarche d’ensemble et non sur un réductionnisme scientiste, sur l’utilisation écologique des milieux et non leur négation, sur les économies de la diversité et non sur le pétrole et le primat des économies industrielles d’échelle, sur l’enracinement dans les terroirs et non sur le hors-sol, sur la séquestration du carbone dans les sols et non sa libération dans l’atmosphère, sur le respect des animaux et non leur torture, sur l’autonomie et la créativité des producteurs et non leur asservissement.
Jean-Pierre Berlan,
ancien ingénieur agronome et économiste à l’INRA.
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Jean-Pierre Berlan,
La Planète des clones,
les agronomes contre l’agriculture paysanne,
éd. La Lenteur, 2019
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Entretien réalisé en octobre 2015,
revu et publié par
Aude Vidal,
On achève bien les éleveurs,
résistances à l’industrialisation de l’élevage,
éd. L’Échappée, 2017.
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Aude Vidal,
Mon Blog sur l’écologie politique,
novembre 2017.
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Écoutez et téléchargez l’émission Racine de Moins Un :
Aude Vidal, On achève bien les éleveurs, 2017
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Diffusée sur Radio Zinzine.
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