Début mai 2017, un tunnel rempli de déchets radioactifs s’est effondré sur le site de Hanford, dans l’État de Washington, à 275 km de Seattle. Depuis 1943, les réacteurs nucléaires et les usines de retraitement de ce complexe ont généré soixante tonnes de plutonium, équipant les deux tiers de l’arsenal nucléaire américain. Cette production, extrêmement polluante, a créé d’immenses quantités de déchets chimiques et radiologiques qui empoisonnent encore aujourd’hui les rives du majestueux fleuve Columbia, si bien que ce gigantesque combinat, seize fois plus grand que Paris, où s’agitent aujourd’hui 9 000 décontaminateurs, est considéré comme le plus grand dépotoir nucléaire du continent américain. Lire la suite »
Étiquette : nucléaire
Celia Izoard, Cancer : L’art de ne pas regarder une épidémie, 2020
Comment se fait-il que, dans une société fondée sur le traitement de l’information et la collecte de données, il soit si difficile d’expliquer la multiplication effrénée de certains cancers ?
Voilà un fait étonnant : on ne sait pas combien de cancers surviennent en France chaque année. Ce chiffre n’existe pas, il n’a pas été produit. On ne sait pas exactement combien de cancers surviennent, on ne sait pas où ils surviennent. Quand Santé publique France, l’agence de veille sanitaire, annonce, par exemple, 346 000 cas de cancers pour l’année 2015, il s’agit d’une estimation réalisée à partir des registres des cancers, qui couvrent entre 19 et 22 départements selon le cancer étudié, soit 22 % de la population. le dernier bilan publié en 2019 précise :
« Cette méthodologie repose sur l’hypothèse que la zone géographique constituée par les registres est représentative de la France métropolitaine en termes d’incidence des cancers. » [1]
Pourtant, le Tarn, l’Hérault ou le Finistère, couverts par des registres, sont des départements relativement épargnés par l’urbanisation et l’industrie. En revanche, les cancers dans certaines des principales métropoles du pays, comme Paris, Marseille et Toulouse, ne sont pas décomptés. Et comme le montre une enquête de Viviane Thivent pour Le Monde, les départements les plus concernés par les sites Seveso ne sont pas non plus couverts par les registres : la Moselle (43 sites « Seveso seuil haut »), la Seine-Maritime (47), les Bouches-du-Rhône (44) [2]. Un complot ? Non. La simple démonstration du fait que connaître l’impact des pollutions urbaines et industrielles n’a pas figuré jusqu’ici au premier rang des préoccupations des épidémiologistes. Lire la suite »
Dominique Pestre, Dix thèses sur les sciences, la recherche scientifique et le monde social, 2010
Ce texte, qui porte sur les sciences, la recherche et l’univers social, économique et politique de l’après-guerre à nos jours est, par définition, assez ambitieux. Il est aussi composite. La raison en est que les dix thèses qu’il propose oscillent entre des considérations générales sur ce qui définit les sciences et leur place dans l’ordre social de la modernité (une série de préalables qui font le cœur des trois premières thèses) et des thèses qui considèrent les régimes de sciences en société qui sont ou ont été les nôtres depuis la Seconde Guerre mondiale. Il est aussi composite en ceci que le texte considère les transformations de ces régimes à l’échelle globale, mais qu’il insiste sur l’exemple français dans les thèses quatre et cinq – ce qui se justifie par le contexte qui est le leur, les années 1945-1975.
Ces dix thèses sont regroupées en quatre thématiques. Les trois premières sont propédeutiques et portent sur « la science moderne » dans son rapport nouveau aux techniques, à l’économique et au politique. Suivent deux thèses qui portent sur les trente années d’après-guerre, puis trois qui regardent les changements qui se sont fait jour depuis. Les deux dernières thèses sont centrées sur les nouvelles définitions de l’université d’une part, du « bon savoir » de l’autre, modes et normes que nos gouvernants cherchent à faire prévaloir aujourd’hui [1]. Lire la suite »
Jean-Baptiste Fressoz, La « transition énergétique », de l’utopie atomique au déni climatique, 2022
USA, 1945-1980
Résumé
Le climato-scepticisme et les stratégies de production d’ignorance des compagnies pétrolières ont déjà fait l’objet d’importants travaux. Cet article contribue à cette question mais en décalant le regard. Il s’intéresse moins au climatoscepticisme qu’à une forme plus subtile, plus acceptable et donc beaucoup plus générale de déni du problème climatique : la futurologie de « la transition énergétique », au sein de laquelle l’histoire, un certain type d’histoire de l’énergie, a joué un rôle fondamental. La force de conviction de la transition tient de son caractère ambigu, ambidextre, à cheval entre histoire et prospective, dans cette manière de projeter un passé imaginaire pour annoncer un futur qui pourrait l’être tout autant. Lire la suite »
Radio: Thierry Ribault, Contre la résilience, 2022
Thierry Ribault, chercheur en sciences sociales au CNRS, présente son ouvrage Contre la résilience. À Fukushima et ailleurs, publié aux éditions L’Échappée en 2021, lors de son passage dans les studios de Radio Zinzine le 24 juin 2022.
Funeste chimère promue au rang de technique thérapeutique face aux désastres en cours et à venir, la résilience érige leurs victimes en cogestionnaires de la dévastation. Ses prescripteurs en appellent même à une catastrophe dont les dégâts nourrissent notre aptitude à les dépasser. C’est pourquoi, désormais, dernier obstacle à l’accommodation intégrale, l’« élément humain » encombre. Tout concourt à le transformer en une matière malléable, capable de « rebondir » à chaque embûche, de faire de sa destruction une source de reconstruction et de son malheur l’origine de son bonheur, l’assujettissant ainsi à sa condition de survivant.
À la fois idéologie de l’adaptation et technologie du consentement à la réalité existante, aussi désastreuse soit-elle, la résilience constitue l’une des nombreuses impostures solutionnistes de notre époque. Cet essai, fruit d’un travail théorique et d’une enquête approfondie menés durant les dix années qui ont suivi l’accident nucléaire de Fukushima, entend prendre part à sa critique.
La résilience est despotique car elle contribue à la falsification du monde en se nourrissant d’une ignorance organisée. Elle prétend faire de la perte une voie vers de nouvelles formes de vie insufflées par la raison catastrophique. Elle relève d’un mode de gouvernement par la peur de la peur, exhortant à faire du malheur un mérite. Autant d’impasses et de dangers appelant à être, partout et toujours, intraitablement contre elle.
Vous pouvez écouter cette émission ci-dessous et lire le recueil d’articles et d’entretiens en bas de la page.
.
Racine de moins un
Une émission
de critique des sciences, des technologies
et de la société industrielle.
.
Émission Racine de Moins Un n°78,
diffusée sur Radio Zinzine en juillet 2022. Lire la suite »
Gabrielle Hecht, Uranium & Rayonnement, 2016
Gabrielle Hecht,
Uranium africain.
Une histoire globale,
Seuil, Paris, 2016.
Comment et dans quelles conditions le continent africain a-t-il contribué au développement de l’industrie nucléaire mondiale ? Alors que le Congo, le Gabon, Madagascar, le Niger, l’Afrique du Sud et la Namibie ont fourni jusqu’à 50 % de l’uranium importé par les pays occidentaux pendant la guerre froide, comment se fait-il que l’activité nucléaire de ces pays n’ait pas été reconnue comme telle ? À partir d’une enquête sur l’extraction et la transformation de l’uranium, première étape de la chaîne de production nucléaire, l’historienne américaine des sciences et des techniques Gabrielle Hecht saisit les dynamiques de mise en invisibilité des acteurs africains du « monde nucléaire », ainsi que leurs effets en termes de santé au travail et de santé environnementale. Lire la suite »
Pierre Curie, Discours du prix Nobel de Physique, 1905
Le 10 décembre 1903, Marie Curie reçoit avec son mari Pierre Curie et Henri Becquerel, le prix Nobel de physique « en reconnaissance de leurs services rendus, par leur recherche commune sur le phénomène des radiations découvert par le professeur Henri Becquerel ». Pour des raisons de santé, Pierre et Marie Curie devront attendre près d’un an avant de pouvoir se déplacer à Stockholm et d’y chercher le prix. Voici le discours prononcé par Pierre Curie le 6 juin 1905 devant l’Académie des Sciences de Suède à Stockholm.
Permettez-moi d’abord de vous dire que je suis heureux de parler aujourd’hui devant l’Académie des Sciences qui nous a fait, à Mme Curie et à moi, le très grand honneur de nous décerner un prix Nobel. Nous avons aussi des excuses à vous adresser pour avoir tant tardé, pour des raisons indépendantes de notre volonté, à vous rendre visite à Stockholm.
J’ai à vous entretenir aujourd’hui des propriétés des corps radioactifs et en particulier de celles du radium. Il ne me sera pas possible de vous parler exclusivement de nos recherches personnelles. Au début de nos études sur ce sujet en 1898, nous étions seuls, avec H. Becquerel, à nous occuper de cette question ; mais depuis, les travaux se sont multipliés et aujourd’hui on ne peut plus parler de radioactivité sans énoncer les résultats des recherches d’un grand nombre de physiciens tels que Rutherford, Debierne, Elster et Geitel, Giesel, Kauffmann, Crookes, Ramsay et Soddy, pour ne citer que quelques-uns de ceux qui ont fait faire des progrès importants à nos connaissances sur les propriétés radioactives. Lire la suite »
Jean-Marc Lévy-Leblond, Les lumières et les ombres de la science, 2010
Entre obscurantisme et aveuglement
Si bien des traits de notre monde sont annoncés par les Lumières, la vision que nous en avons est souvent par trop rétroactive et projette sur le XVIIIe siècle des traits qui n’appartiennent qu’aux suivants. Sans doute l’hommage que nous rendons à ce passé gagnerait-il à ce que nous ne le considérions pas comme une simple préfiguration de notre présent et distinguions mieux ce qui nous en sépare désormais [1]. Il en va ainsi de la science et de son rapport à la technique, même si cette affirmation peut sembler paradoxale tant nous sommes accoutumés à voir dans les Lumières, et en particulier dans l’Encyclopédie, l’annonce des progrès techniques fécondés par les découvertes scientifiques. Mais, à bien le lire, ce Dictionnaire raisonné des Sciences, des Arts & des Métiers, s’il accorde une égale dignité aux unes et aux autres, ne met guère en évidence leur interaction et ne propose nullement la fécondation des seconds par les premières qui a engendré notre moderne technoscience. Lire la suite »
Christine Bergé, A Tchernobyl, la fascination du désastre, 2011
26 avril, jour d’anniversaire funeste pour un lieu qui cherche à fuir les mémoires. Qui désire encore se souvenir ? La date exacte d’une catastrophe nucléaire est un euphémisme, car le temps concerné s’étire vers nous, pollue notre présent et pollue l’avenir. A l’heure où nous pressentons que Fukushima étendra aussi, comme une tache d’huile, le lieu du désastre pour des décennies incertaines, revenons vers Tchernobyl, où l’on observe un bien curieux usage des lieux : le tourisme du désastre.
La saison des frissons
Les premiers touristes aisés de la fin du XVIIIe siècle avaient déjà le béguin pour les vestiges, les lieux oubliés et les terres arides. L’attrait pour la beauté des ruines n’est pas nouveau. Mais nous avons franchi un cran de plus dans cette fascination. Éprouver le vertige factice d’un temps où l’humanité aura disparu fait aujourd’hui partie des comportements ordinaires. Chacun peut aller regarder sur Internet les vidéos de son choix, pour se faire le film de la fin du monde. L’effondrement total de nos civilisations appartient déjà à notre monde culturel, à portée de simulation. Le tourisme à Tchernobyl, débuté en secret, en temps de fraude, a fini par rejoindre cette banalisation : le voilà officiellement organisé, offert comme un sucre d’orge aux amateurs de l’extrême. Lire la suite »
Michel Claessens, ITER : une dérive systémique, 2022
Comme tous les grands projets technologiques, le réacteur expérimental de fusion nucléaire ITER a atteint son point de non retour : trop d’argent a déjà été investi pour arrêter le projet, les difficultés se multiplient et nécessitent de plus en plus d’argent pour simplement pouvoir continuer. Dans ces conditions, la direction, prise entre ces injonctions contradictoires, cherche à renforcer son emprise sur « l’image » et gratte des bouts de chandelle sur la sécurité… Voici le témoignage de l’ancien directeur de la communication d’ITER Organization.
[Résumé par Celia Izoard, « Stress, peur, pression : le difficile quotidien des salariés du réacteur nucléaire ITER », site Reporterre, 2 mars 2022.]
Mesdames et Messieurs les députés européens, chers collègues,
Je vous remercie de m’avoir invité aujourd’hui comme lanceur d’alerte. Nous avons vu des photos impressionnantes du chantier ITER. Elles reflètent le meilleur de la science et de la technologie. On prépare l’énergie du futur.
La réalité du projet est très différente.
Aujourd’hui, les collègues que je rencontre à Cadarache et à Barcelone me parlent, en tête-à-tête, d’un stress insupportable et d’une peur omniprésente – peur de perdre son emploi, d’être déplacé ou de devoir exécuter un ordre contraire à l’intérêt du projet, peur aussi de parler et d’être reconnu. Il y a, dans ce projet de pointe, une « omerta », une loi du silence scientifique. Lire la suite »