Critiques de la science

Florilège des critiques adressées à la science


« Ah ! puissé-je n’avoir jamais été dans vos écoles.

La Science que j’ai poursuivie jusqu’au fond de sa mine et dont j’attendais, jeune fou, la confirmation de mes pures joies, c’est elle qui m’as tout gâté.

Je suis auprès de vous devenu fort raisonnable, j’ai parfaitement appris à me distinguer de ce qui m’entoure et me voilà isolé dans ce bel univers, banni du jardin de la Nature où j’ai grandi et fleuri, et je me dessèche au soleil de midi. »

Friedrich Holderlin, Hypérion, 1796.


La voix du maître

« Il me lut un jour un passage d’un livre du XIXe siècle, sur la façon d’élever les porcs dressés pour déterrer des truffes ; c’était un très beau passage, racontant dans le style soutenu, propre à ce siècle, comment la raison de l’homme utilise, conformément à sa vocation, la gloutonnerie concupiscente des porcs à qui on lance des glands chaque fois qu’ils déterrent des truffes.

Un élevage rationnel de cette sorte était, selon Rappaport, ce qui attendait les savants et qui, en fait, avait déjà été mis en pratique, ainsi que notre cas le démontrait. Il m’exposa son pronostic avec un parfait sérieux. Un commerçant en gros ne s’intéresse pas au monde des expériences spirituelles vécues par un porc dressé à courir après des truffes ; ce monde-là n’existe pas pour lui, il ne s’intéresse qu’au résultat de l’activité des porcs ; et il n’en est pas autrement de nous et de nos supérieurs.

La rationalisation de l’élevage des savants était rendue plus difficile, il est vrai, par des reliquats de tradition, des manières de voir irresponsables héritées de la Révolution française. Mais l’on pouvait estimer que c’était là une situation transitoire. En dehors de porcheries parfaitement installées — j’entends de laboratoires étincelants —, il fallait préparer d’autres installations encore, qui nous délivreraient de toutes les frustrations possibles. Par exemple, un travailleur scientifique satisferait ses instincts d’agression dans une salle pleine de poupées à la semblance de généraux et autres satrapes, parfaitement faites pour être rossées, de même qu’il trouverait des endroits spéciaux faits pour absorber son énergie sexuelle, etc. S’étant déchargé ici et là, il pourrait, disait Rappaport, se consacrer, lui porc savant que plus rien déjà ne venait troubler, à la chasse aux truffes, au plus grand profit des puissants et pour la perte de l’humanité, ainsi que l’exige de lui la nouvelle période historique. »

Stanislas Lem, La voix du maître, 1968
(éd. Denoël, coll. Présence du Futur, trad. du Polonais, 1976)


La science sourit dans sa barbe,
ou
Première rencontre avec le Mal.

[…] C’était des hommes chez qui grondait, comme le feu sous le chaudron, une certaine tendance au Mal.

Bien entendu, cette remarque semble paradoxale, et un professeur d’université en présence duquel on la risquerait répliquerait probablement qu’il se contente de servir la Vérité et le Progrès, et ne veut rien savoir d’autre. C’est là l’idéologie de sa profession. Toutes les idéologies de profession sont évidement nobles ; les chasseurs, par exemple, bien loin de s’intituler « bouchers des forêts », se proclament très haut « amis officiels des animaux et de la nature ». […] Il ne faut donc pas faire trop de cas de la forme que prend une activité quelconque dans la conscience de ceux qui l’exercent. (p. 379)

On peut rappeler dès l’abord la singulière prédilection de la pensée scientifique pour ces explications mécaniques, statistiques et matérielles auxquelles on dirait que l’on a enlevé le cœur. Ne voir dans la bonté qu’une forme de l’égoïsme ; rapporter les mouvements du cœur à des sécrétions internes ; […] expliquer la fameuse liberté morale du caractère comme un appendice automatique du libre échange ; […] sentir la parenté de l’extase avec l’aliénation mentale ; […] : de telles idées, qui dévoilent en effet dans une certaine mesure les trucs de l’illusionnisme humain, bénéficient toujours d’une sorte de préjugé favorable et passent pour particulièrement scientifiques. C’est sans doute la vérité que l’on aime en elles : mais tout autour de cet amour nu, il y a un goût de la désillusion, de la contrainte, de l’inexorable, de la froide intimidation et des sèches remontrances, une maligne partialité ou tout au moins l’exhalaison involontaire de sentiments analogues. (pp. 381-382)

Le fait est là aujourd’hui que la deuxième pensée, quand ce n’est pas la première, de tout homme qui se trouve confronté à quelque phénomène imposant, fût-ce simplement par sa beauté, est inévitablement celle-ci : « Tu ne va pas me la faire, je finirais bien par t’avoir ! » Et cette rage de tout abaisser, caractéristique d’une époque qui n’est pas seulement persécutée, mais persécutrice, ne peut plus simplement être confondue avec la distinction naturelle que la vie établit entre le sublime et le grossier ; c’est bien plutôt, dans notre esprit, un trait de masochisme, l’inexprimable joie de voir le bien humilié et même détruit avec une si merveilleuse aisance. (p. 385)

Robert Musil, L’homme sans qualités, 1928.
Tome I, ch. 72, pp. 378-386.


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