Renaud Garcia, Techno-junkie, 2023

De la production à l’auto-injection d’œstrogènes

Récemment, une contradictrice doucereuse et « diplomate » vient me trouver à la fin d’une causerie, la mine grave. En vrac :

« Voilà, hum, comment dire : pour beaucoup d’entre nous, ce que vous dites dans votre texte “Les acceptologues” [1] est illégal, c’est de la transphobie » ; « Mais enfin ! Quand on songe aux rapports Nord-Sud, à l’extractivisme, avec ces enfants exploités dans les mines du Congo, pourquoi donc prioriser ce combat-là ? » ; « Rassurez-moi, vous n’avez rien contre les trans ? »

Certes, il s’est aussitôt avéré que mon inquisitrice n’avait pas lu grand-chose de cet article – non plus d’ailleurs que ses amies néo-féministes queer –, « intimidée par son vocabulaire philosophique ». Mais passons. Je lui dis que la vie des personnes « trans », leurs joies comme leurs peines sont leur affaire ; je les traite pour ma part avec la considération et la sympathie élémentaires dues à mon prochain. En revanche, dans la mesure où, avec quelques autres, je prétends œuvrer à une critique radicale de la société industrielle (pardon pour le « vocabulaire philosophique »), je refuse que l’on enfouisse le sens de la langue et le souci de la vérité sous des monceaux de falsifications ; et que l’on instrumentalise une souffrance souvent réelle – mais qui, par-delà les classes, les genres et les appartenances ethniques, est sans doute une des choses du monde la mieux partagée ; afin de contraindre chacun à penser, parler et agir « correctement ». C’est-à-dire suivant les désirs des activistes queer et trans. Lire la suite »

Gaspard Pagès et Catherine Verna, L’invention de l’industrie antique et médiévale, 2022

Résumé

Le concept d’industrie a longtemps été rejeté par les historiens et les archéologues de l’Antiquité et du Moyen Âge qui lui préféraient celui d’artisanat. Plutôt que de dresser les deux concepts l’un contre l’autre, cet article propose de les distinguer pour les combiner et les penser ensemble dans un cadre conceptuel enrichi. Ainsi, il propose une présentation de la construction historique de l’industrie antique et médiévale à partir de quelques dossiers exemplaires, pointe les évolutions et les acquis et distingue les points communs et les différences entre les deux périodes. Lire la suite »

Radio: François Jarrige, Le travail des animaux à l’ère industrielle, 2022

François Jarrige, historien, maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université de Bourgogne fait un expose de ses recherches sur la thème « Les animaux sont-ils des travailleurs comme les autres ? ».

Si depuis les débuts de leur domestication les animaux n’ont cessé de travailler au service des humains, les formes et l’ampleur de ce travail ont beaucoup varié selon les époques. En Europe, le nombre de chevaux, de chiens, de bœufs, de mulets utilisés pour tirer et soulever des charges, ou pour transformer des matières, s’est beaucoup accru aux XVIIIe et XIXe siècle avant de décliner sous l’effet de la motorisation et de l’électrification au siècle suivant. Massivement utilisés pour accélérer les transports, ils furent aussi une source majeure de force motrice, souple et flexible, adaptée à de nombreux contextes et situations de travail : dans les mines et les premières usines textiles, dans les plantations coloniales comme dans de nombreux ateliers artisanaux, ils furent attachés à des manèges pour produire de la force, broyer des matières.

Loin de les faire disparaître, l’industrialisation européenne a intensifié leur mise au travail, démultiplié leur présence dans les ateliers, à côté des enfants, des femmes et des ouvriers. Ces « moteurs animés » constituent un chaînon manquant et oublié de l’industrialisation et des transformations sociales du XIXe siècle. Le travail des bêtes s’est transformé parallèlement à celui des hommes, dans une logique de coopération et de rivalité, avant de devenir une source de rejets, de débats, voire de scandales.

Bibliographie

Ann Norton Greene, Horses at Work. Harnessing power in industrial america, Havard University Press, 2008.

Eric Baratay, Bêtes de somme, des animaux au service des hommes, Seuil (livre de poche), 2011.

Daniel Roche, La Culture équestre de l’Occident XVIe-XIXe siècle, tome I, “Le cheval moteur”, Fayard, 2008.

Ouvrage à paraître :

François Jarrige, La Ronde des bêtes – Le moteur animal et la fabrique de la modernité, La Découverte, septembre 2023.

.

Racine de moins un
Une émission
de critique des sciences, des technologies
et de la société industrielle.

.
Émission Racine de Moins Un n°85,
diffusée sur Radio Zinzine en juin 2023. Lire la suite »

Jean-Baptiste Fressoz, Une histoire matérielle de la lumière, 2020

L’histoire chimique de la bougie fut l’un des grand succès de la carrière de Michael Faraday. Ses leçons de 1845 à la Royal Institution sont un chef d’œuvre de vulgarisation : l’objet le plus commun lui permettait d’aborder les états de la matière, la capillarité, l’attraction, la combustion, la respiration et bien d’autres choses encore. « Toutes les lois de l’univers » écrivait Faraday « se manifestent dans la combustion d’une bougie » [1]. On pourrait ajouter que nombre de phénomènes historiques s’y révèlent également.

Timbre commémoratif des 10 ans de Tchernobyl, Ukraine

La bougie éclaire beaucoup d’a priori sur les techniques que l’on considère importantes à une époque donnée [2]. Pour dix livres sur le gaz d’éclairage au début du XIXe siècle ou cent articles sur l’électricité au début du suivant, on n’en trouvera pas un seul traitant de la lampe à huile ou de la bougie aux mêmes époques [3]. C’est qu’entre temps ces dernières sont devenues l’emblème de la désuétude. Il y a peu, les écologistes étaient encore accusés de vouloir « retourner à l’époque de la bougie ». L’histoire de la lumière présentée dans ce chapitre est matérielle au sens où elle s’intéresse autant aux dispositifs qu’aux matières combustibles qui les alimentent. Il en ressort un tableau bien différent de celui brossé par les historiens de l’éclairage et de l’énergie où se succèdent dans un ordre classique la bougie et la lampe à huile, puis le gaz d’éclairage et enfin la modernité électrique. Lire la suite »

François Jarrige, Pétrole, 2021

L’or noir entre nuisances, dégâts et transitions

Depuis que la « transition » s’est imposée au cœur des imaginaires contemporains, les grands groupes pétroliers sont de plus en plus présentés comme des acteurs majeurs du processus. Certains éditorialistes n’hésitent pas à proclamer que « La transition écologique passera en grande partie par les compagnies pétrolières » [1]. Celles-ci investissent en effet massivement dans les énergies dites « renouvelables » comme le solaire et l’éolien, et s’apprêtent à devenir des fournisseurs majeurs d’électricité prétendument décarbonée. La « transition » est même devenue un élément essentiel de leur communication auprès des autorités et du public. Ainsi, parmi de multiples annonces, le groupe Total a indiqué en septembre 2020 qu’il transformait sa raffinerie de Grandpuits en une « plateforme zéro pétrole de biocarburants et bioplastiques ». Alors que les compagnies pétrolières apparaissaient de plus en plus, au début du XXIe siècle, comme responsables des crises écologiques en poussant sans cesse à accroître les consommations, cette vaste opération de green washing vise à les propulser en acteurs décisifs et incontournables de la réorientation de nos systèmes énergétiques et de la transition à venir. Lire la suite »

François Jarrige, Charbon, 2021

Généalogie d’une obsession

Les discours et politiques dites de transition prétendent réduire la consommation de charbon minéral, cette substance solide qui a soutenu la croissance industrielle du monde depuis deux siècles et généré une grande partie du CO2 rejeté dans l’atmosphère. En septembre 2020, le président chinois Xi Jinping prononçait ainsi un discours remarqué à l’Assemblée générale de l’ONU dans lequel il annonçait que son pays atteindrait la neutralité carbone d’ici 2060. Pour cela, la production et la consommation de charbon devaient diminuer drastiquement, alors que la part de l’éolien, du solaire, et du nucléaire devait croitre grâce à des investissements gigantesques. Si certains ont vu dans ces annonces un grand basculement annonçant la possibilité d’un développement économique et d’une politique de puissance non fondés sur les énergies fossiles, beaucoup d’autres soulignent le caractère irréaliste de ces annonces et promesses alors que le pays continue d’ouvrir d’immenses centrales à charbon [1]. Lire la suite »

Radio: Jean-Baptiste Fressoz, Les utopies atomiques dans l’invention de la transition énergétique, 2022

Conférence de Jean-Baptiste Fressoz, historien des sciences, des techniques et de l’environnement et chercheur au CNRS, sur le thème « la transition énergétique : de l’utopie atomique au déni climatique ». Intervention dans le cadre du Café des Sciences de l’École des Ponts ParisTech, le 5 octobre 2022.

Cette conférence résume deux articles que notre historien a publié ces derniers temps :

Pour une histoire des symbioses énergétiques et matérielles, janvier 2021.

La « transition énergétique », de l’utopie atomique au déni climatique, USA 1945-1980, juin 2022.

Articles réunis en brochure intitulée L’invention de la « transition énergétique » (60 pages, format A5) avec les illustrations que projette et explique Jean-Baptiste Fressoz lors de sa conférence.

Le problème de la « transition énergétique »
est qu’elle projette un passé qui n’existe pas
sur un futur pour le moins fantomatique.

.

Racine de moins un
Une émission
de critique des sciences, des technologies
et de la société industrielle.

.
Émission Racine de Moins Un n°82,
diffusée sur Radio Zinzine en janvier 2023. Lire la suite »

François Jarrige, Amish et lampes à huiles, 2020

Macron piégé par le technosolutionnisme

Dans un discours prononcé le 15 septembre 2020 devant les investisseurs de la French Tech, le président Macron a balayé la demande de moratoire sur le déploiement de la 5G, renvoyée au « modèle Amish » et au retour à la lampe à huile. Choisissant l’humour, les Amis de la Terre se sont renommés pour l’occasion les « Amish de la Terre » en organisant devant l’Élysée une manifestation éclairée à la bougie. Au-delà de l’anecdote quelque peu dérisoire alors que tant de drames et de catastrophes se jouent partout, l’évènement est pourtant révélateur du contexte intellectuel, social et politique dans lequel nous sommes et des impasses dans lesquels s’enferme le pouvoir en s’en remettant toujours plus entre les mains d’un technosolutionnisme hors-sol. Lire la suite »

Gabrielle Hecht, Uranium & Rayonnement, 2016

Gabrielle Hecht,
Uranium africain.
Une histoire globale,
Seuil, Paris, 2016.

 

Comment et dans quelles conditions le continent africain a-t-il contribué au développement de l’industrie nucléaire mondiale ? Alors que le Congo, le Gabon, Madagascar, le Niger, l’Afrique du Sud et la Namibie ont fourni jusqu’à 50 % de l’uranium importé par les pays occidentaux pendant la guerre froide, comment se fait-il que l’activité nucléaire de ces pays n’ait pas été reconnue comme telle ? À partir d’une enquête sur l’extraction et la transformation de l’uranium, première étape de la chaîne de production nucléaire, l’historienne américaine des sciences et des techniques Gabrielle Hecht saisit les dynamiques de mise en invisibilité des acteurs africains du « monde nucléaire », ainsi que leurs effets en termes de santé au travail et de santé environnementale. Lire la suite »

Michel Tibon-Cornillot, Les labyrinthes du vivant, 2010

Considération sur les liens unissant les automates et les organismes

Les objets techniques contemporains sont tous, à des degrés divers, connectés aux organismes vivants ; il est même possible d’établir à leur propos des distinctions, des hiérarchies en rapport avec leur proximité plus ou moins grande des corps vivants, les plus lointains les simulant de façon autonome, ainsi les automates, les plus proches s’y branchant directement à la manière des prothèses. La question des rapports entre organismes vivants et organes artificiels, vieux problème déjà abordé par Aristote, Kant, et par bien d’autres encore, semble à nouveau pertinente et actuelle. Pourtant il n’en est rien ; de telles formulations sont au contraire soigneusement éludées ; les quelques développements s’y rapportant dépassent rarement le stade des descriptions, souvent banales, accompagnées parfois d’élucubrations sans intérêt. Telle est donc la première difficulté que rencontre une telle étude : cette situation paradoxale marquée par la richesse et la proximité croissante des liens existant entre les artefacts et les êtres vivants et le refus collectif d’étudier les relations liant ces deux domaines de façon autonome. C’est cette antinomie qu’il faut lever d’abord si l’on veut libérer le champ de la recherche sur les rapports du vivant aux objets techniques. Lire la suite »