Lefèvre et Luzi, L’obsolescence du naître, 2022

Introduction au dossier
“Les enfants de la Machine”

« Si nous continuons, en tant que société, à encourager la “décomposition-marchandisation” de nos gamètes et de nos descendants potentiels; si nous continuons à éroder les frontières de l’espèce humaine dans l’intention d’abolir toutes les frontières inter-espèces et de modifier génétiquement les vivants afin de permettre à quelques personnes puissantes de se les approprier; en bref, si nous continuons, par indifférence et outrecuidance, à nous pousser en dehors de l’humanité […], alors la question que mon (LV) fils de 7 ans m’a posée ce matin pourrait être non seulement pertinente, mais prophétique : “Maman, les humains vont-ils disparaître comme les dinosaures ?” »

Louise Vandelac et Marie-Hélène Bacon [1]

 

Un jour, il est venu à l’esprit de certains êtres humains, ces animaux que l’on dit pourtant vivipares, qu’il serait bienvenu pour l’espèce qu’elle puisse se reproduire sans faire appel au corps de la femelle. Que des vies nouvelles puissent être créées sans rapprochement des sexes, sans fécondation ni gestation au sein du ventre féminin, sans accouchement. On retrouve par exemple cette idée dans le De natura rerum (1537) du médecin suisse Paracelse. Il y explique comment, uniquement à partir de la semence masculine, former ce qu’il nomme un « homoncule », un tout petit homme. Mais il s’agissait plus d’une chimère d’alchimiste que d’un projet concret. De l’abstraction à la réalisation, il y avait alors un gouffre. Lire la suite »

Flocco et Guyonvarch, Dompter toujours plus le vivant, 2022

Une critique de la « bio-ingénierie »

Résumé

Notre époque est marquée par un développement croissant de techniques sophistiquées de modification et d’amélioration du vivant (génie génétique, séquençage de l’ADN, édition du génome, nanotechnologies) qui en véhiculent une conception particulière. Le vivant est considéré comme une machine « démontable » et « remontable » à loisir, façonnable selon les désirs, les fantasmes ou les objectifs économiques de ceux qui s’y attellent. Or, une telle conception « machinique » du vivant se situe au cœur du travail d’un ensemble de chercheurs et ingénieurs en biotechnologies. L’article présente une enquête sociologique menée sur le domaine de la biologie de synthèse, considérée comme une « ingénierie du vivant », et montre de quelles manières ce domaine de recherches et d’innovations, en accroissant toujours plus, en discours comme en actes, la maîtrise et l’exploitation du vivant, contribue à la bioéconomie et à ses objectifs d’amélioration du vivant.Lire la suite »

Flocco et Guyonvarch, À quoi rêve la biologie de synthèse ?, 2019

Légitimations et critiques de l’« amélioration du vivant »

Résumé

La biologie de synthèse est une ingénierie du vivant, qu’il ne s’agit plus seulement de comprendre, mais de concevoir en le « redesignant » grâce à l’association de la génétique et de l’informatique. D’innombrables vertus sont soulignées par ses promoteurs : médecine personnalisée, solutions à la crise écologique, amélioration des capacités des êtres vivants. Or, ces innovations technoscientifiques sont socialement controversées car elles comportent en même temps des risques et des dangers potentiels qui pèsent sur la société présente et future : diffusion d’organismes génétiquement modifiés ; questions éthiques ; brevetabilité et conception réductionniste du vivant ; « bioterrorisme ». Face à ces problèmes cruciaux, de quelles manières les acteurs impliqués dans ce domaine légitiment-ils ces avancées ? À travers une variété de positionnements, ils sont informés des critiques adressées à la biologie de synthèse. En même temps, ils sont convaincus que rien ne peut entraver la « marche du progrès » et, de ce fait, ces critiques sont désamorcées, atténuées ou intégrées, via de multiples registres de justification, procédés rhétoriques contribuant à alimenter l’idéologie techniciste de notre temps.Lire la suite »

Bertrand Louart, De l’eugénisme d’État à l’eugénisme libéral, 2022

où vont les biotechnologies ?

Résumé

L’eugénisme est en quelque sorte le « cadavre caché dans le placard » de l’histoire la biologie. Car les fondements « théoriques » de ce qui fut au début du XXe siècle une science reconnue constituent encore le socle de la biologie moderne. Là où l’eugénisme d’État instaurait des normes en fonction d’objectifs politiques généraux, l’actuel eugénisme libéral instaure des normes sous des prétextes en apparence scientifiques et techniques. La finalité est toujours de trouver des solutions scientifiques et techniques à des problèmes que l’on ne veut pas envisager d’abord dans leurs dimensions humaines, sociales et politiques.Lire la suite »

Miguel Amorós, Généalogie de la pensée molle, 2015

« Là où l’on n’aime pas l’utopie, la pensée dépérit. » (Adorno)

1848 marque la fin du cycle des révolutions bourgeoises et de la suprématie de la pensée hégélienne. Les États, pourvus de parlements et de constitutions, s’adaptèrent aux temps nouveaux tout en essayant de maintenir un équilibre entre les intérêts opposés des classes dominantes. La bourgeoisie ne s’occupa plus d’autre chose que d’accumuler des richesses, au détriment même du pouvoir politique. Elle devint conservatrice et donc peu intéressée par l’histoire ou par la connexion entre réalité et philosophie – « son temps compris par des idées », selon Hegel. La praxis philosophique se sépara de la politique et de la science, perdant unité et consistance. De nombreux systèmes optionnels apparurent : néokantisme, phénoménologie, utilitarisme, positivisme, vitalisme, darwinisme, existentialisme, etc. Selon Günther Anders, la pensée philosophique post-hégélienne fut un retour à une nature passive et élargie : l’homme, la morale, l’État, la société furent des concepts « déshistoricisés » et « renaturalisés ». Dans ses mutations contradictoires, la nouvelle réflexion philosophique devenait l’expression idéologique multiple de la réaction conservatrice au sein de la bourgeoisie. Malgré la part de vérité de certains de ses postulats qui révélaient les limites de l’idéalisme allemand, il s’agissait de la manifestation, dans le domaine spéculatif, du changement radical d’orientation de la classe bourgeoise. Lire la suite »

Miguel Amorós, The Rise and Fall of Weak Thought, 2015

“Where utopia is rejected, thought itself dies.” (Adorno)

In 1848 the cycle of bourgeois revolutions reached its conclusion and the predominance of Hegelian thought came to an end. Nation-states, now equipped with parliaments and constitutions, were adapting to the new times, although not without having to devote some effort to the attempt to maintain an equilibrium between the opposed interests of the ruling classes. The bourgeoisie was no longer concerned with anything but accumulating wealth, which was more important than political power itself. It became conservative and was therefore hardly interested in history or in the connection between reality and philosophy, “its own time comprehended in thoughts”, according to Hegel. Philosophical praxis was separated from politics and science, losing its unity and consistency. Numerous systems emerged, among which one could make one’s choice: neo-Kantianism, phenomenology, utilitarianism, positivism, vitalism, Darwinism, existentialism, etc. According to G. Anders, post-Hegelian philosophical thought proved to be a return to the concept of a passive and featureless nature: man, morality, the State, society, were de-historicized and re-naturalized as concepts. In its contradictory transformations the new kind of philosophical reflection was the multifarious ideological expression of the conservative reaction within the bourgeoisie. Despite the degree of truth that some of its postulates may have possessed insofar as they revealed the limitations of German idealism, it was the manifestation in the arena of speculation of the radical change of course of the bourgeois class. Lire la suite »

Miguel Amorós, Genealogía del pensamiento débil, 2015

“Donde no se quiere la utopía, el pensamiento mismo muere” (Adorno)

En 1848 se cerró el ciclo de revoluciones burguesas y terminó el predominio del pensamiento hegeliano. Los Estados, provistos de parlamentos y de constituciones, fueron adaptándose a los nuevos tiempos, no sin tratar de mantener un equilibrio entre los intereses contrapuestos de las clases dominantes. La burguesía ya no se preocupó más que de acumular riqueza, incluso por encima del poder político en sí. Se volvió conservadora y, por lo tanto, poco interesada en la historia o en la conexión de la realidad con la filosofía, “su tiempo comprendido en ideas” según Hegel. La praxis filosófica se separó de la política y de la ciencia, perdiendo unidad y consistencia. Surgió un tropel de sistemas opcionales: neokantismo, fenomenología, utilitarismo, positivismo, vitalismo, darwinismo, existencialismo, etc. Según Gunther Anders, el pensamiento filosófico post hegeliano se mostró como retorno a una naturaleza pasiva y ensanchada: el hombre, la moral, el Estado, la sociedad, fueron conceptos deshistorizados y renaturalizados. En sus contradictorias mutaciones la nueva reflexión filosófica pasaba a ser la expresión ideológica múltiple de la reacción conservadora en el seno de la burguesía. A pesar del grado de verdad que pudieran tener alguno de sus postulados por revelar las limitaciones del idealismo alemán, era la manifestación en el área especulativa del cambio radical de orientación de la clase burguesa. Lire la suite »

Hupé, Lamy, Saint-Martin, Effondrement sociologique, 2021

ou la panique morale d’un sociologue

Résumé

Avec Apocalypse cognitive, le sociologue Gérald Bronner entend traiter un problème grave : notre attention serait vampirisée par les moyens modernes de communication et d’échanges. Internet et les réseaux sociaux numériques, en particulier, auraient pris d’assaut notre « cerveau ancestral ». Cet univers numérique, fonctionnant selon lui à la façon d’un « marché libre » et « dérégulé », accaparerait des esprits rendus faibles par des contenus de qualité douteuse. G. Bronner entend démontrer en quoi l’activité en ligne révèle (sens premier de l’apocalypse du titre) les limites et faiblesses de notre fonctionnement cérébral et menace la démocratie et la civilisation. L’auteur a recours au registre alarmiste de l’« apocalypse » et distille, au gré d’une démonstration qui se veut rigoureuse, des recommandations pour sortir de l’ornière. Apocalypse cognitive ne s’adresse pas spécialement à un lectorat académique. Cet essai relève plutôt de l’intervention et de l’alerte. Pourtant, il prétend s’appuyer sur des connaissances scientifiques et son auteur ne cesse de faire appel à l’autorité des neurosciences pour accréditer des vues souvent très personnelles. Et c’est en cela que le bât blesse. G. Bronner enchaîne les affirmations péremptoires sur la « nature humaine », fonde ses interprétations sur des données biaisées, et déforme les résultats des neurosciences pour les ajuster à des opinions très tranchées. Nous documentons dans cette lecture critique en quoi cet usage de l’autorité scientifique est questionnable, sans épuiser l’inventaire des mésinterprétations et erreurs contenues dans le livre (une annexe, déposée sur l’archive ouverte HAL, en liste l’essentiel). Fourre-tout qui ne résiste pas à l’épreuve de l’argumentation scientifique, Apocalypse cognitive offre donc non pas un diagnostic sérieux mais une incantation moraliste, mobilisable dans le champ politique.Lire la suite »

Mona Chollet, Le ciel nous préserve des optimistes, 2009

Eté 2006. Comme chaque matin, Laurence Shorter, jeune consultant anglais au chômage, entend rugir au-dehors les Mercedes et les BMW qui emmènent ses voisins au travail, alors que lui-même est incapable de s’arracher à son lit. « Qu’est-ce qui ne va pas chez moi ? », se demande-t-il, au désespoir. Puis il allume la radio, et soudain, il comprend. Ce qui le mine, c’est la litanie de catastrophes dévidée en permanence par les médias : guerres, épidémies, crise écologique… Il s’auto-investit alors d’une mission : faire rendre gorge aux prophètes de malheur, réhabiliter l’optimisme et le répandre à la surface du globe. C’est décidé : il va prendre sa revanche sur les pessimistes, ces « cyniques » qui « ont toujours lu plus de livres » que lui (visiblement, ce n’est pas difficile) et qui, dans les dîners, prennent plaisir à l’humilier, « en général devant de jolies femmes ». Lire la suite »

José Ardillo, Elisée Reclus, la ville sans limites, 2014

Que ce soit par la publication de livres sur lui, de commentaires consacrés à sa pensée ou la réédition d’une bonne partie de ses écrits, il semble que la figure d’Elisée Reclus suscite en ce début de XXIe siècle un intérêt croissant. Mais dans la mesure où l’objet de ce chapitre est de mettre en relief la question de la ville et de son développement dans l’œuvre de ce grand géographe libertaire, nous privilégierons au sein de cette abondante littérature deux textes parus en 2013, qui permettront de délimiter le terrain du débat : Géographie et anarchie, un livre de Philippe Pelletier, qui est lui-même géographe et qui étudie de manière approfondie les écrits de Reclus depuis de nombreuses années [1], et un article de José Luis Oyón, chercheur en urbanisme à l’université de Catalogne, publié dans le bulletin de l’Ateneu Enciclopèdic Popular de Barcelone et traitant, comme l’indique son titre, de la fusion nature-ville chez Reclus [2]. Lire la suite »