Thomas Jodarewski, L’Apocalypse selon Nolanheimer, 2023

Critique du film Oppenheimer de C. Nolan.

Il aura quand même fallu 3h30 au réalisateur britannique Christopher Nolan pour rendre sympathique le directeur scientifique du programme nucléaire qui fit 200 000 morts civiles, les 6 et 8 août 1945, à Hiroshima et Nagasaki. Sa recette : un acteur sexy joue un honnête physicien persécuté, rongé par des problèmes de conscience.

Nous, qui ne sommes pas responsables d’un crime de masse, avons d’autres problèmes. Et d’abord celui de rétablir la biographie du « Père de la bombe atomique », puisque les critiques cinéma s’empêchent de le faire. Question de salubrité intellectuelle. Lire la suite »

Miguel Amorós, Le mal philosophique…, 2015

…ou la manie funeste de penser
à l’époque de la reproductibilité technique

« Les vivants se découvrent, chaque fois, au midi de l’histoire.
Ils sont tenus d’apprêter un repas pour le passé.
L’historien est le héraut qui invite les morts au festin. »
Walter Benjamin.

Les idées meuvent le monde, et bien plus encore elles le transforment. Ces affirmations se vérifient surtout à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle, quand la manie de penser se répandit parmi les gens instruits, impliquant un processus de rationalisation qui ébranla les murs de la religion et de la coutume et entraîna une remise en question des autorités, aussi bien ecclésiastique que royale, des hiérarchies et, en général, de tout l’ordre monarchique légitimé théologiquement. Sans que personne ne s’en rendît trop compte, il se déroulait une crise intellectuelle qui se traduisait par une crise des élites. La culture cessa d’être modelée et définie selon l’intérêt de la domination, et le clergé, les aristocrates, les courtisans, les académiciens, etc., c’est-à-dire les classes cultivées, allaient s’incliner devant les jugements de la Raison. Nous pouvons alors parler d’une révolution philosophique ininterrompue comme principale caractéristique des Temps modernes jusqu’au milieu du XXe siècle, révolution dont les références principales ont été, à mon sens, les œuvres de Baruch Spinoza (1632-1677), Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831) et Walter Benjamin (1892-1940), non qu’elles soient les plus connues, mais parce qu’elles sont les plus représentatives. Lire la suite »

Miguel Amorós, El morbo filosófico…, 2015

…o la funesta manía de pensar
en la época de la reproductivilidad técnica

“La historia es el heraldo que invita al difunto a la mesa.”
Walter Benjamin.

Las ideas mueven el mundo; es más, las ideas transforman el mundo. Estas afirmaciones son tanto más verídicas a partir de la segunda mitad del siglo XVII, cuando se extendió la manía de pensar entre la gente instruida y tuvo lugar un proceso de racionalización que, al socavar los muros de la religión y de la costumbre, llevó a cuestionar todo tipo de autoridad tanto eclesiástica como real, toda jerarquía y, en general, todo el orden monárquico legitimado teológicamente. Sin que nadie se apercibiera demasiado, transcurría una crisis intelectual que traducía una crisis de elites. La cultura dejaba de modelarse y definirse según el interés de la dominación, y el clero, los aristócratas, los cortesanos, los académicos, etc., es decir, las clases ilustradas, se iban inclinando ante los juicios de la Razón. Podemos hablar entonces propiamente de una revolución filosófica ininterrumpida como principal rasgo de la Edad Moderna hasta mediado siglo XX, cuyos referentes señeros han sido a mi entender las obras de Baruch Spinoza (1632-1677), G. W. F. Hegel (1770-1831) y Walter Benjamin (1892-1940), no por ser las más reconocidas, sino por las más representativas. Lire la suite »

Miguel Amorós, Généalogie de la pensée molle, 2015

« Là où l’on n’aime pas l’utopie, la pensée dépérit. » (Adorno)

1848 marque la fin du cycle des révolutions bourgeoises et de la suprématie de la pensée hégélienne. Les États, pourvus de parlements et de constitutions, s’adaptèrent aux temps nouveaux tout en essayant de maintenir un équilibre entre les intérêts opposés des classes dominantes. La bourgeoisie ne s’occupa plus d’autre chose que d’accumuler des richesses, au détriment même du pouvoir politique. Elle devint conservatrice et donc peu intéressée par l’histoire ou par la connexion entre réalité et philosophie – « son temps compris par des idées », selon Hegel. La praxis philosophique se sépara de la politique et de la science, perdant unité et consistance. De nombreux systèmes optionnels apparurent : néokantisme, phénoménologie, utilitarisme, positivisme, vitalisme, darwinisme, existentialisme, etc. Selon Günther Anders, la pensée philosophique post-hégélienne fut un retour à une nature passive et élargie : l’homme, la morale, l’État, la société furent des concepts « déshistoricisés » et « renaturalisés ». Dans ses mutations contradictoires, la nouvelle réflexion philosophique devenait l’expression idéologique multiple de la réaction conservatrice au sein de la bourgeoisie. Malgré la part de vérité de certains de ses postulats qui révélaient les limites de l’idéalisme allemand, il s’agissait de la manifestation, dans le domaine spéculatif, du changement radical d’orientation de la classe bourgeoise. Lire la suite »

Miguel Amorós, The Rise and Fall of Weak Thought, 2015

“Where utopia is rejected, thought itself dies.” (Adorno)

In 1848 the cycle of bourgeois revolutions reached its conclusion and the predominance of Hegelian thought came to an end. Nation-states, now equipped with parliaments and constitutions, were adapting to the new times, although not without having to devote some effort to the attempt to maintain an equilibrium between the opposed interests of the ruling classes. The bourgeoisie was no longer concerned with anything but accumulating wealth, which was more important than political power itself. It became conservative and was therefore hardly interested in history or in the connection between reality and philosophy, “its own time comprehended in thoughts”, according to Hegel. Philosophical praxis was separated from politics and science, losing its unity and consistency. Numerous systems emerged, among which one could make one’s choice: neo-Kantianism, phenomenology, utilitarianism, positivism, vitalism, Darwinism, existentialism, etc. According to G. Anders, post-Hegelian philosophical thought proved to be a return to the concept of a passive and featureless nature: man, morality, the State, society, were de-historicized and re-naturalized as concepts. In its contradictory transformations the new kind of philosophical reflection was the multifarious ideological expression of the conservative reaction within the bourgeoisie. Despite the degree of truth that some of its postulates may have possessed insofar as they revealed the limitations of German idealism, it was the manifestation in the arena of speculation of the radical change of course of the bourgeois class. Lire la suite »

Miguel Amorós, Genealogía del pensamiento débil, 2015

“Donde no se quiere la utopía, el pensamiento mismo muere” (Adorno)

En 1848 se cerró el ciclo de revoluciones burguesas y terminó el predominio del pensamiento hegeliano. Los Estados, provistos de parlamentos y de constituciones, fueron adaptándose a los nuevos tiempos, no sin tratar de mantener un equilibrio entre los intereses contrapuestos de las clases dominantes. La burguesía ya no se preocupó más que de acumular riqueza, incluso por encima del poder político en sí. Se volvió conservadora y, por lo tanto, poco interesada en la historia o en la conexión de la realidad con la filosofía, “su tiempo comprendido en ideas” según Hegel. La praxis filosófica se separó de la política y de la ciencia, perdiendo unidad y consistencia. Surgió un tropel de sistemas opcionales: neokantismo, fenomenología, utilitarismo, positivismo, vitalismo, darwinismo, existencialismo, etc. Según Gunther Anders, el pensamiento filosófico post hegeliano se mostró como retorno a una naturaleza pasiva y ensanchada: el hombre, la moral, el Estado, la sociedad, fueron conceptos deshistorizados y renaturalizados. En sus contradictorias mutaciones la nueva reflexión filosófica pasaba a ser la expresión ideológica múltiple de la reacción conservadora en el seno de la burguesía. A pesar del grado de verdad que pudieran tener alguno de sus postulados por revelar las limitaciones del idealismo alemán, era la manifestación en el área especulativa del cambio radical de orientación de la clase burguesa. Lire la suite »

Marc Angenot, Malaise dans l’idée de Progrès, 1989

En l’an 1889

Résumé

Un échantillonnage des publications de 1889 sert de corpus à une étude des thématisations du Progrès. Opposé aux paradigmes de l’Évolution et de la Décadence, le Progrès se révèle un idéologème à « géométrie variable », écartelé entre un idéalisme volontariste et un déterminisme conservateur perdant tout contenu scientifique en passant du triomphalisme anticlérical au catastrophisme moralisateur, bon pour la métaphore et la politique.

 

Dans le présent article, je vais chercher à analyser systématiquement la manière dont le progrès se trouve, tout au long de l’année 1889, un siècle après la Révolution, thématisé dans les différents secteurs discursifs et selon les idéologies qui s’affrontent. De l’ensemble des inventaires pratiqués dans un échantillonnage raisonné des publications de cette année-là, résultent les éléments d’une vision du monde dominante à cette époque-là.

Le projet d’une analyse du discours social s’appuie sur l’hypothèse d’une intertextualité généralisée ; en prenant pour fil conducteur le mot progrès, on rencontrera d’emblée d’autres termes chargés de valeurs, d’affinités, de récits implicites dont il faudrait pouvoir suivre le parcours discursif et les avatars sémantiques. Le grand discours triomphaliste sur le Progrès fatal et continu sur la convergence harmonieuse des progrès scientifiques et des progrès sociaux est en train de se dégrader pour n’être plus bientôt qu’un thème d’apparat pour comices agricoles. Même les éditorialistes républicains hésitent en 1889 à entonner le péan progressiste sans nuances ni réserves. Lire la suite »

Philippe Descola, Les animaux et l’histoire, par-delà nature et culture, 2016

Anthropologue français, disciple de Claude-Levi-Strauss et professeur au collège de France, Philippe Descola est l’auteur d’une œuvre importante qui, au-delà du seul champ de l’anthropologie, nourrit la réflexion de l’ensemble des sciences sociales. Après plusieurs années passées aux côtés des populations Achuar – aux confins de l’Équateur et du Pérou – à la fin des années 1970, Philippe Descola a publié sa thèse La Nature domestique, suivie d’un récit plus personnel dans la collection Terre Humaine intitulé Les Lances du crépuscule (1993). À partir de ce terrain initial, il a proposé une vaste analyse des sociétés modernes du point de vue de la pluralité de leurs « ontologies » et de la diversité des relations entre « humains et non-humains ».

L’enjeu était de proposer un cadre analytique unifié des différentes manières dont sont conceptualisées les relations entre les existants en évacuant la distinction, jugée ethnocentrique, entre la nature et la culture. Ce projet a abouti en 2005 à la publication d’un grand livre, Par-delà nature et culture, dont les historiens n’ont sans doute pas encore tiré toutes les conclusions pour nourrir leur propre réflexion. Cet ouvrage qui a exercé une grande influence repense en effet en profondeur notre cosmologie naturaliste et en rappelle le caractère relatif.

La question des animaux, d’une manière générale, occupe une place singulière et centrale dans cette œuvre très vaste et ambitieuse. Nous avons rencontré Philippe Descola pour évoquer avec lui la place des animaux dans la réflexion des sciences sociales, en particulier des historiens, puis leur rôle dans les diverses cosmologies, leur place au XIXe siècle, et plus largement dans sa propre réflexion. Lire la suite »

Jean Robert et Valentine Borremans, Préface aux Œuvres complètes d’Ivan Illich, 2003

Ivan Illich – l’homme autant que l’auteur – fut très présent en France durant les années 1970. Il popularisa le terme « convivialité », dont peu de gens savent qu’il l’avait repris de Brillat-Savarin. Ses ouvrages les plus lus étaient La Convivialité, Une société sans école et Némésis médicale. Ce dernier fut à l’origine de débats célèbres dont le thème était la contre-productivité des institutions modernes : au-delà de certains seuils, les institutions productrices de services, comme les écoles, les autoroutes et les hôpitaux, éloignent leurs clients des fins pour lesquelles elles ont été conçues. Cette contre-productivité est en relation directe avec leur taille et l’intensité de la dépendance à leur égard. L’école paralyse d’autant plus l’apprentissage libre que s’allongent les temps de confinement obligatoire dans ses enceintes. Le trafic des véhicules à moteur empêche d’autant plus l’usage des pieds que plus d’argent est investi dans la construction d’autoroutes. La médecine menace d’autant plus l’intégrité personnelle des patients que le diagnostic des médecins pénètre plus profondément dans leur corps et allonge la liste des maladies reconnues par la Sécurité sociale. Et plus la construction des logements est planifiée et normalisée, moins il est facile de se construire une petite maison ou de repeindre soi-même la façade de celle que l’on a. Lire la suite »

Annie Gouilleux, Lewis Mumford et Le Mythe de la machine, 2019

Présentation d’une nouvelle traduction

Entretien avec Annie Gouilleux, qui nous procure, avec Gregory Cingal, une nouvelle traduction de l’ouvrage Le Mythe de la machine de Lewis Mumford (1895-1990), aux Editions de l’Encyclopédie des Nuisances (420 p., 28€).

 

PMO : Pourrais-tu nous retracer ton chemin politico-intellectuel ? D’où pars-tu ? Que faisais-tu ? Comment en es-tu arrivée finalement au courant anti-industriel ? puis à Lewis Mumford ?

Annie Gouilleux : Je suis née dans les Vosges il y a 71 ans, mais mes parents ont dû rapidement chercher du travail ailleurs et j’ai été élevée dans la banlieue grenobloise où sont nés mes frères et sœurs. J’ai eu une enfance des plus ordinaires. Je ne sais plus comment j’ai appris que mon père avait été déporté en camp de concentration pendant la guerre (Neuengamme), car c’était un sujet tabou à la maison, à tel point qu’en classe de troisième, seule fille de déporté, j’ai été la seule à ne pas être autorisée à assister à une projection de Nuits et brouillards. Je suis convaincue que mon père voulait nous protéger. Mais ma mère lisait L’École émancipée (publication destinée aux instituteurs) et elle avait laissé traîner un numéro que je me suis empressée de lire en cachette, et ainsi de suite avec toute la « littérature concentrationnaire » sur laquelle j’ai pu mettre la main à l’époque (pas grand-chose, en vérité). Je signale cela parce que ce genre de découverte ne donne pas vraiment confiance dans l’humanité, dans les institutions, et peut être source d’une certaine anxiété, surtout lorsqu’on ne peut pas en parler. Mon père est mort d’une leucémie en 1970. Lire la suite »