Finrrage-Ubinig, La déclaration de Comilla, 1989

La déclaration de Comilla (1989) :
un manifeste féministe contre
la procréation médicalement assistée

 

Il y a quelque temps de cela, la lecture d’un vieux numéro des Cahiers du GRIF ayant pour titre De la parenté à l’eugénisme [1] a attiré notre attention sur l’existence d’un réseau féministe des années 1980, Finrrage. Un des articles les plus intéressants du numéro, “Le projet Manhattan de reproduction”, portait la signature d’une des membres actives du réseau, l’Américaine Gena Corea ; et, à la fin de la revue, on trouvait ces informations (accompagnées d’adresses postales et de numéros de téléphone fixe) :

« Le groupe le plus efficace sur le plan de l’action de résistance et de critique [contre les nouvelles technologies de reproduction] demeure cependant Finrrage – Feminist International Network of Resistance to Reproductive and Genetic Engineering. Fondé en 1984 par cinq [sic] militantes de choc (J. Hanmer et R. Duelli-Klein d’Angleterre, R. Rowland d’Australie, G. Corea, R. Arditti et J. Raymond des USA), Finrrage a depuis organisé une série de rencontres internationales et était présent à l’audition des femmes au Parlement européen en 1986. […] Le réseau vient aussi d’annoncer la création d’une revue consacrée aux nouvelles techniques de reproduction, dont le premier numéro est prévu en mars 1988. […] Le titre sera : Reproductive and Genetic Engineering ; elle reflétera les objectifs et les préoccupations de Finrrage, qui visent à rejeter l’application de ces techniques car elles impliquent une conception patriarcale aussi bien que des risques énormes pour les femmes. Il existe aussi un réseau français de Finrrage qui regroupe des femmes d’horizons divers et organise des réunions de travail et d’échange d’informations. » [p. 155]

Nous avons alors cherché à en savoir plus. Nous voulions connaître l’histoire de ce réseau, comment ces femmes formulaient leurs craintes et leur opposition, quelles actions elles avaient menées ; enfin, comment cette histoire s’était finie et pourquoi elle était restée sans suite, puisque avant 2016 nous n’en avions jamais entendu parler. Cette recherche s’est avérée laborieuse et nous n’avons pas trouvé toutes les réponses, loin de là. Mais nous avons pris connaissance du manifeste de ce réseau, sur Internet, et nous avons pensé qu’il était important de le traduire en français pour contribuer à un débat jusqu’ici verrouillé sur les (plus si) nouvelles technologies de reproduction. Il s’agit de la déclaration de Comilla, en trente-huit points, adoptée par cent quarante-cinq personnes réunies au Bangladesh en 1989, et qui constitue le point d’orgue de discussions menées dans les mouvements féministes de différents pays entre les années 1970 et cette date. Le deuxième texte, qui est accolé au premier sur Internet, nous a semblé également digne d’intérêt : il a été écrit par des universitaires américaines faisant partie de Finrrage et il développe un peu certains arguments du manifeste. Lire la suite »

Lefèvre et Luzi, L’obsolescence du naître, 2022

Introduction au dossier
“Les enfants de la Machine”

« Si nous continuons, en tant que société, à encourager la “décomposition-marchandisation” de nos gamètes et de nos descendants potentiels; si nous continuons à éroder les frontières de l’espèce humaine dans l’intention d’abolir toutes les frontières inter-espèces et de modifier génétiquement les vivants afin de permettre à quelques personnes puissantes de se les approprier; en bref, si nous continuons, par indifférence et outrecuidance, à nous pousser en dehors de l’humanité […], alors la question que mon (LV) fils de 7 ans m’a posée ce matin pourrait être non seulement pertinente, mais prophétique : “Maman, les humains vont-ils disparaître comme les dinosaures ?” »

Louise Vandelac et Marie-Hélène Bacon [1]

 

Un jour, il est venu à l’esprit de certains êtres humains, ces animaux que l’on dit pourtant vivipares, qu’il serait bienvenu pour l’espèce qu’elle puisse se reproduire sans faire appel au corps de la femelle. Que des vies nouvelles puissent être créées sans rapprochement des sexes, sans fécondation ni gestation au sein du ventre féminin, sans accouchement. On retrouve par exemple cette idée dans le De natura rerum (1537) du médecin suisse Paracelse. Il y explique comment, uniquement à partir de la semence masculine, former ce qu’il nomme un « homoncule », un tout petit homme. Mais il s’agissait plus d’une chimère d’alchimiste que d’un projet concret. De l’abstraction à la réalisation, il y avait alors un gouffre. Lire la suite »

Flocco et Guyonvarch, Dompter toujours plus le vivant, 2022

Une critique de la « bio-ingénierie »

Résumé

Notre époque est marquée par un développement croissant de techniques sophistiquées de modification et d’amélioration du vivant (génie génétique, séquençage de l’ADN, édition du génome, nanotechnologies) qui en véhiculent une conception particulière. Le vivant est considéré comme une machine « démontable » et « remontable » à loisir, façonnable selon les désirs, les fantasmes ou les objectifs économiques de ceux qui s’y attellent. Or, une telle conception « machinique » du vivant se situe au cœur du travail d’un ensemble de chercheurs et ingénieurs en biotechnologies. L’article présente une enquête sociologique menée sur le domaine de la biologie de synthèse, considérée comme une « ingénierie du vivant », et montre de quelles manières ce domaine de recherches et d’innovations, en accroissant toujours plus, en discours comme en actes, la maîtrise et l’exploitation du vivant, contribue à la bioéconomie et à ses objectifs d’amélioration du vivant.Lire la suite »

Flocco et Guyonvarch, À quoi rêve la biologie de synthèse ?, 2019

Légitimations et critiques de l’« amélioration du vivant »

Résumé

La biologie de synthèse est une ingénierie du vivant, qu’il ne s’agit plus seulement de comprendre, mais de concevoir en le « redesignant » grâce à l’association de la génétique et de l’informatique. D’innombrables vertus sont soulignées par ses promoteurs : médecine personnalisée, solutions à la crise écologique, amélioration des capacités des êtres vivants. Or, ces innovations technoscientifiques sont socialement controversées car elles comportent en même temps des risques et des dangers potentiels qui pèsent sur la société présente et future : diffusion d’organismes génétiquement modifiés ; questions éthiques ; brevetabilité et conception réductionniste du vivant ; « bioterrorisme ». Face à ces problèmes cruciaux, de quelles manières les acteurs impliqués dans ce domaine légitiment-ils ces avancées ? À travers une variété de positionnements, ils sont informés des critiques adressées à la biologie de synthèse. En même temps, ils sont convaincus que rien ne peut entraver la « marche du progrès » et, de ce fait, ces critiques sont désamorcées, atténuées ou intégrées, via de multiples registres de justification, procédés rhétoriques contribuant à alimenter l’idéologie techniciste de notre temps.Lire la suite »

Gena Corea, Le projet Manhattan de reproduction, 1987

Un jour de 1983, le Docteur Alan DeCherney, membre de l’équipe de fertilisation in vitro à l’école de médecine de l’université de Yale, quitta son bureau pour examiner les ovaires des plus récentes candidates à la fertilisation in vitro – la procédure du « bébé éprouvette ». Comme il se trouvait là, il se mit à penser aux bouleversements que la technologie allait bientôt introduire dans la vie des endocrinologues de la reproduction.

Plus tard, dans un éditorial de la revue Fertility and Sterility à destination de ses collègues, il écrivit :

« Des progrès technologiques majeurs sont apparus dans notre domaine spécialisé, et nous ne pouvons qu’être réconfortés, remplis de joie, et nous considérer comme extrêmement privilégiés de pouvoir travailler à une époque où des progrès aussi importants ont été accomplis. De la même manière que cela devait être stimulant pour Chaucer d’écrire au moment où Gutenberg inventait l’imprimerie ; ce doit l’être d’autant plus aujourd’hui d’être physicien et de travailler sur le projet Manhattan ! »

La comparaison entre la recherche sur les nouvelles technologies de reproduction et le projet Manhattan [nom du programme américain qui lors de la Deuxième Guerre mondiale avait pour objectif la mise au point et la construction des bombes atomiques ; NdE] interpelle et semble, à certains égards, judicieuse. Certainement, dans les deux cas, les chercheurs sont intensément engagés dans un travail de recherche scientifique stimulant à la fois en lui-même et parce que les chercheurs savent qu’ils participent à des événements historiques. Les chercheurs comprennent que grâce à leur travail, ils changeront le monde actuel et celui des générations à venir. Robert Oppenheimer, Enrico Fermi, Robert Edwards, Patrick Steptoe [1] : ces noms sont assurés d’avoir une place dans l’histoire. Lire la suite »

Camille Rullán, Se réapproprier la science, 2021

L’affirmation selon laquelle « la science est neutre » est en soi une déclaration politique, qui s’aligne sur les intérêts de la classe dominante. Ce qui est qualifié de politique est ce qui remet en question l’idéologie invisible et hégémonique. D’où la nécessité de comprendre les manières dont le capital et le pouvoir influencent la production, les usages, ainsi que la nature de la science et, de manière plus critique, de réinventer les manières dont nous pratiquons la science. Il n’y a pas de héros qui puisse nous donner cela. Le seul moyen d’avancer est l’action collective.

 

Toutes les cultures ont leurs mythes de la création : le livre de la Genèse, le Rig Veda, le Coatlicue ou même la Destinée Manifeste. Ces histoires expliquent qui nous sommes et comment nous sommes arrivé·es là, révèlent nos préférences et nos préjugés. La science occidentale est apparue en réponse aux mythes pour nous offrir une vision prétendument neutre et non falsifiée des mécanismes internes de la nature. Comme les mythes, la science a ses héros : des personnages (surtout des hommes) qui, souvent à eux seuls, ont découvert des vérités fondamentales sur l’univers. Galilée, Newton, Darwin, Einstein – nous les connaissons. Lire la suite »

Camille Rullán, Se réapproprier la science, 2021

All cultures have creation myths: the book of Genesis, the Rig Veda, Coatlicue or even Manifest Destiny. These stories explain who we are and how we got here, reveal our preferences and prejudices. Western science arose in response to myth to offer us a supposedly value-free, unadulterated view into nature’s inner workings. Like myths, science has its heroes: men (or, mostly men) who, often single-handedly, discover fundamental truths about the universe. Galileo, Newton, Darwin, Einstein—we know who they are. Lire la suite »

C. Pessis & S. Angeli Aguiton, Les petites morts de la critique radicale des sciences, 2015

Entre occultation volontaire
et régulation publique

Résumé

Si la critique (et l’autocritique) des sciences a une histoire articulée à celle de l’écologie politique, son héritage est aujourd’hui invisible. Comment expliquer l’absence de transmission, entre générations de chercheurs comme au sein de la mouvance écologiste, de la mémoire de ce mouvement de critique radicale des sciences des années 1970 ? Après avoir éclairé les formes de l’engagement critique des scientifiques durant l’entre-deux-mai (1968-1981), cet article propose quelques pistes afin de rendre compte des reconfigurations sociales, politiques et institutionnelles qui ont produit une telle occultation. L’étude de deux moments est privilégiée : la reprise en main politico-industrielle de la recherche au tournant des années 1980, qui vient offrir aux chercheurs un nouvel ethos scientifique mêlant vulgarisation et innovation ; et le tournant réformiste « sciences-société » des années 2000, qui, tout en poursuivant une régulation libérale des innovations technocapitalistes, entend gérer le renouveau contestataire par l’inclusion de la société civile. Lire la suite »

Jean-Marc Lévy-Leblond, La technoscience étouffera-t-elle la science ?, 2000

Conférence & débat

Présentation

Daniel Borderies : Je vous remercie d’être présent pour la deuxième fois au café des sciences et de la société. Quelques mots pour vous rappeler que ce café se situe au cœur du Sicoval, une communauté de communes du Sud-Est de Toulouse, marquée par une présence très forte des centres de recherche, peuplée de 50 000 habitants, parmi lesquels sont fortement représentées les professions de la recherche, de l’ingénierie et des hautes technologies. C’est donc en quelque sorte un territoire « technoscientifique » et il convient de se poser quelques questions ayant trait à cette problématique. Je voudrais dire aussi que ce campus a été marqué par une forte tradition de critique culturelle et politique, en tout cas vis-à-vis de la science, et ce depuis le séminaire historique « Sciences et Société » des années 1970, en passant par le magazine Transfert, dans les années 1980 ou l’activité syndicale de ces 30 dernières, pour arriver aujourd’hui aux travaux de la mission d’animation des agrobiosciences qui co-organise avec nous le café des Sciences et de la Société, ainsi qu’à la commission culturelle de l’Université Paul-Sabatier et, bien sûr, à la mission actuelle menée dans le cadre du Sicoval. Il s’est ainsi constitué de fait un réseau d’individus qui abordent la science avec une approche critique et politique. […]

Aujourd’hui, nous recevons Jean-Marc Lévy-Leblond. […] Il est un des premiers à avoir ouvert la porte de la critique de la science d’un point de vue interne, c’est-à-dire, en tant que scientifique lui-même, et non d’après une position d’obscurantisme ou de romantisme, et cela dès les années 1960. Depuis une trentaine d’années, il persévère dans cette voie…

Ensuite, il représente ce que la loi de 1982 sur la recherche demandait d’être aux scientifiques : elle définissait, je vous le rappelle, les métiers de la recherche comme participant à une mission d’intérêt national et, parmi les cinq axes de cette mission, figurait la diffusion de l’information et de la culture scientifique et technique dans toute la population, notamment parmi les jeunes. Quelque 20 ans après, force est de constater qu’ils ont été peu nombreux à s’engager dans cette voie. Lire la suite »

Philip Ball, L’esprit de Dieu ?, 2021

Les raisons de la déification
de Stephen Hawking

 

Une nouvelle biographie soutient que le célèbre physicien a fait son autopromotion sans vergogne et que sa réputation a été surfaite.

 

Dans l’une de ses conférences Reith de 2016, Stephen Hawking (1942-2018) a dit une chose étrange. « Les gens ont cherché des mini trous noirs… mais n’en ont jusqu’à présent pas trouvé », a-t-il entonné avec son synthétiseur vocal. « C’est dommage, car s’ils en avaient trouvé, j’aurais obtenu un prix Nobel ». Le public de la Royal Institution de Londres (dont je faisais partie) a ri. Mais j’ai été frappé par le fait qu’il était inhabituel pour un scientifique de déclarer publiquement que son travail méritait un prix Nobel. Ce n’était pas un commentaire en l’air. Quelques minutes plus tard, Hawking a décrit comment de mini trous noirs – dont il avait prédit la signature au début des années 1970 – pourraient encore être observés dans le Grand collisionneur de hadrons (LHC) du CERN, à Genève. « Je pourrais donc avoir un prix Nobel après tout », a-t-il ajouté, sous les rires. Lire la suite »