Gena Corea, Le projet Manhattan de reproduction, 1987

Un jour de 1983, le Docteur Alan DeCherney, membre de l’équipe de fertilisation in vitro à l’école de médecine de l’université de Yale, quitta son bureau pour examiner les ovaires des plus récentes candidates à la fertilisation in vitro – la procédure du « bébé éprouvette ». Comme il se trouvait là, il se mit à penser aux bouleversements que la technologie allait bientôt introduire dans la vie des endocrinologues de la reproduction.

Plus tard, dans un éditorial de la revue Fertility and Sterility à destination de ses collègues, il écrivit :

« Des progrès technologiques majeurs sont apparus dans notre domaine spécialisé, et nous ne pouvons qu’être réconfortés, remplis de joie, et nous considérer comme extrêmement privilégiés de pouvoir travailler à une époque où des progrès aussi importants ont été accomplis. De la même manière que cela devait être stimulant pour Chaucer d’écrire au moment où Gutenberg inventait l’imprimerie ; ce doit l’être d’autant plus aujourd’hui d’être physicien et de travailler sur le projet Manhattan ! »

La comparaison entre la recherche sur les nouvelles technologies de reproduction et le projet Manhattan [nom du programme américain qui lors de la Deuxième Guerre mondiale avait pour objectif la mise au point et la construction des bombes atomiques ; NdE] interpelle et semble, à certains égards, judicieuse. Certainement, dans les deux cas, les chercheurs sont intensément engagés dans un travail de recherche scientifique stimulant à la fois en lui-même et parce que les chercheurs savent qu’ils participent à des événements historiques. Les chercheurs comprennent que grâce à leur travail, ils changeront le monde actuel et celui des générations à venir. Robert Oppenheimer, Enrico Fermi, Robert Edwards, Patrick Steptoe [1] : ces noms sont assurés d’avoir une place dans l’histoire. Lire la suite »

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Camille Rullán, Se réapproprier la science, 2021

L’affirmation selon laquelle « la science est neutre » est en soi une déclaration politique, qui s’aligne sur les intérêts de la classe dominante. Ce qui est qualifié de politique est ce qui remet en question l’idéologie invisible et hégémonique. D’où la nécessité de comprendre les manières dont le capital et le pouvoir influencent la production, les usages, ainsi que la nature de la science et, de manière plus critique, de réinventer les manières dont nous pratiquons la science. Il n’y a pas de héros qui puisse nous donner cela. Le seul moyen d’avancer est l’action collective.

 

Toutes les cultures ont leurs mythes de la création : le livre de la Genèse, le Rig Veda, le Coatlicue ou même la Destinée Manifeste. Ces histoires expliquent qui nous sommes et comment nous sommes arrivé·es là, révèlent nos préférences et nos préjugés. La science occidentale est apparue en réponse aux mythes pour nous offrir une vision prétendument neutre et non falsifiée des mécanismes internes de la nature. Comme les mythes, la science a ses héros : des personnages (surtout des hommes) qui, souvent à eux seuls, ont découvert des vérités fondamentales sur l’univers. Galilée, Newton, Darwin, Einstein – nous les connaissons. Lire la suite »

Camille Rullán, Se réapproprier la science, 2021

All cultures have creation myths: the book of Genesis, the Rig Veda, Coatlicue or even Manifest Destiny. These stories explain who we are and how we got here, reveal our preferences and prejudices. Western science arose in response to myth to offer us a supposedly value-free, unadulterated view into nature’s inner workings. Like myths, science has its heroes: men (or, mostly men) who, often single-handedly, discover fundamental truths about the universe. Galileo, Newton, Darwin, Einstein—we know who they are. Lire la suite »

C. Pessis & S. Angeli Aguiton, Les petites morts de la critique radicale des sciences, 2015

Entre occultation volontaire
et régulation publique

Résumé

Si la critique (et l’autocritique) des sciences a une histoire articulée à celle de l’écologie politique, son héritage est aujourd’hui invisible. Comment expliquer l’absence de transmission, entre générations de chercheurs comme au sein de la mouvance écologiste, de la mémoire de ce mouvement de critique radicale des sciences des années 1970 ? Après avoir éclairé les formes de l’engagement critique des scientifiques durant l’entre-deux-mai (1968-1981), cet article propose quelques pistes afin de rendre compte des reconfigurations sociales, politiques et institutionnelles qui ont produit une telle occultation. L’étude de deux moments est privilégiée : la reprise en main politico-industrielle de la recherche au tournant des années 1980, qui vient offrir aux chercheurs un nouvel ethos scientifique mêlant vulgarisation et innovation ; et le tournant réformiste « sciences-société » des années 2000, qui, tout en poursuivant une régulation libérale des innovations technocapitalistes, entend gérer le renouveau contestataire par l’inclusion de la société civile. Lire la suite »

Jean-Marc Lévy-Leblond, La technoscience étouffera-t-elle la science ?, 2000

Conférence & débat

Présentation

Daniel Borderies : Je vous remercie d’être présent pour la deuxième fois au café des sciences et de la société. Quelques mots pour vous rappeler que ce café se situe au cœur du Sicoval, une communauté de communes du Sud-Est de Toulouse, marquée par une présence très forte des centres de recherche, peuplée de 50 000 habitants, parmi lesquels sont fortement représentées les professions de la recherche, de l’ingénierie et des hautes technologies. C’est donc en quelque sorte un territoire « technoscientifique » et il convient de se poser quelques questions ayant trait à cette problématique. Je voudrais dire aussi que ce campus a été marqué par une forte tradition de critique culturelle et politique, en tout cas vis-à-vis de la science, et ce depuis le séminaire historique « Sciences et Société » des années 1970, en passant par le magazine Transfert, dans les années 1980 ou l’activité syndicale de ces 30 dernières, pour arriver aujourd’hui aux travaux de la mission d’animation des agrobiosciences qui co-organise avec nous le café des Sciences et de la Société, ainsi qu’à la commission culturelle de l’Université Paul-Sabatier et, bien sûr, à la mission actuelle menée dans le cadre du Sicoval. Il s’est ainsi constitué de fait un réseau d’individus qui abordent la science avec une approche critique et politique. […]

Aujourd’hui, nous recevons Jean-Marc Lévy-Leblond. […] Il est un des premiers à avoir ouvert la porte de la critique de la science d’un point de vue interne, c’est-à-dire, en tant que scientifique lui-même, et non d’après une position d’obscurantisme ou de romantisme, et cela dès les années 1960. Depuis une trentaine d’années, il persévère dans cette voie…

Ensuite, il représente ce que la loi de 1982 sur la recherche demandait d’être aux scientifiques : elle définissait, je vous le rappelle, les métiers de la recherche comme participant à une mission d’intérêt national et, parmi les cinq axes de cette mission, figurait la diffusion de l’information et de la culture scientifique et technique dans toute la population, notamment parmi les jeunes. Quelque 20 ans après, force est de constater qu’ils ont été peu nombreux à s’engager dans cette voie. Lire la suite »

Philip Ball, L’esprit de Dieu ?, 2021

Les raisons de la déification
de Stephen Hawking

 

Une nouvelle biographie soutient que le célèbre physicien a fait son autopromotion sans vergogne et que sa réputation a été surfaite.

 

Dans l’une de ses conférences Reith de 2016, Stephen Hawking (1942-2018) a dit une chose étrange. « Les gens ont cherché des mini trous noirs… mais n’en ont jusqu’à présent pas trouvé », a-t-il entonné avec son synthétiseur vocal. « C’est dommage, car s’ils en avaient trouvé, j’aurais obtenu un prix Nobel ». Le public de la Royal Institution de Londres (dont je faisais partie) a ri. Mais j’ai été frappé par le fait qu’il était inhabituel pour un scientifique de déclarer publiquement que son travail méritait un prix Nobel. Ce n’était pas un commentaire en l’air. Quelques minutes plus tard, Hawking a décrit comment de mini trous noirs – dont il avait prédit la signature au début des années 1970 – pourraient encore être observés dans le Grand collisionneur de hadrons (LHC) du CERN, à Genève. « Je pourrais donc avoir un prix Nobel après tout », a-t-il ajouté, sous les rires. Lire la suite »

Guillaume Carnino, La science pure au service de l’industrie, 2014

Résumé

La carrière de Louis Pasteur est exemplaire en cela qu’elle montre le lien étroit, intrinsèque et essentiel, entre préoccupations scientifiques et industrielles. À partir de sa correspondance manuscrite (et non de l’édition qui fut tronquée à dessein par ses héritiers), l’article souligne combien les objets et procédés de la science recoupent les enjeux de l’univers manufacturier. Plus encore, la science, revendiquée comme pure, apparaît alors comme le moyen d’une transaction sociale, entre services économiques et politiques échangés contre légitimité, position de pouvoir et récompenses, le tout constituant les fondements d’une revendication d’autonomie de la part du savant. Le propos se termine par une analyse de la constitution du mythe pastorien.
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Groupe Grothendieck, Pour la création de collectifs autonomes universitaires, 2021

Appel aux étudiants et professeurs

 

« Amis ! Quittez au plus vite ce monde condamné à la destruction. Quittez ces universités, ces académies, ces écoles dont on vous chasse maintenant, et dans lesquelles on n’a jamais cherché qu’à vous séparer du peuple. Allez dans le peuple. Là doit être votre carrière, votre vie, votre science. […] Et rappelez-vous bien, frères, que la jeunesse lettrée ne doit être ni le maître, ni le protecteur, ni le bienfaiteur, ni le dictateur du peuple, mais seulement l’accoucheur de son émancipation spontanée, l’unisseur et l’organisateur des efforts et de toutes les forces populaires. Ne vous souciez pas en ce moment de la science au nom de laquelle on voudrait vous lier, vous châtier. Cette science officielle doit périr avec le monde qu’elle exprime et qu’elle sert ; et à sa place, une science nouvelle, rationnelle et vivante, surgira, après la victoire du peuple, des profondeurs mêmes de la vie populaire déchaînée. »

Mikhaïl Bakounine, « Quelques paroles à mes jeunes frères en Russie » (mai 1869, in : Le socialisme libertaire, Denoël, 1972, pp. 210-211).

 

« Survivre, mouvement ouvert à tous, se veut un instrument pour la lutte en commun des scientifiques avec les masses, pour notre survie […] Il semble que Survivre soit le premier effort systématique fait pour rapprocher, dans un combat commun, les scientifiques des couches les plus variées de la population. »

Marc Atteia, Alexandre Grothendieck, Daniel Lautié, Jérôme Manuceau, Michel Mendès-France et Patrick Wucher, extrait de « Pourquoi encore un autre mouvement », in : Survivre, n°2/3 septembre-octobre 1970.

 

CONSIDÉRANT l’hégémonie prise par la techno-science dans l’ensemble de la société industrielle dans les domaines du savoir/pouvoir et sa fâcheuse tendance à développer des applications technologiques mortifères (modification du vivant, nanotechnologies, ville intelligente, smart-bidule, nucléaire, etc.) et des dispositifs politiques de contrôle/contrainte (reconnaissances faciales, drones, fichage généralisé, etc.).

CONSIDÉRANT que c’est au sein de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche (ESR), dans les universités, les écoles d’ingénieurs, les instituts de recherche comme le CEA et le CNRS, qu’est née et se développe actuellement cette techno-science. Lire la suite »

David Watson, Saturne et le scientisme, 1980

La voilà, l’air vaguement pornographique sur les couvertures brillantes des hebdomadaires, la planète Saturne. Qu’avons-nous découvert ? Je ne sais pas, je ne les ai pas lues, me sentant écrasé comme la Terre par l’inertie vertigineuse de ce siècle qui plonge comme un satellite flamboyant vers le néant. Le ciel gris, le temps qui se refroidit, les sirènes au loin.

Certains citoyens commentent en chuchotant avec respect les merveilles de Saturne, discutant du nombre d’anneaux et de lunes selon les derniers comptages, alors que l’univers corrosif qui les entoure menace d’être anéanti. Ils bavent sur les photographies d’une planète que la plupart d’entre eux ne pourraient pas repérer dans un ciel nocturne clair – c’est-à-dire si le ciel nocturne n’avait pas déjà été colonisé et effacé par la lumière de la ville et la poussière mortelle de la civilisation même qui a permis d’envoyer des gadgets et des techniciens vers les étoiles. Mais tout est si groovy sur Saturne, si coloré et tempétueux. Ils le savent parce qu’ils ont tout regardé à la télévision. Lire la suite »

David Watson, Saturn and Scientism, 1980

There she is, looking vaguely pornographic on the glossy covers of the weekly magazines, the planet Saturn. What have we discovered? I don’t know, I haven’t read them, feeling squashed as I do to the Earth by the giddying inertia of this century which plummets like a flaming satellite towards the nothingness. Grey skies, the weather turning cold, sirens in the distance. Some citizens walk by whispering reverently of the wonders of Saturn, disputing the number of rings and moons according to the latest counts, as the corroding universe about them threatens to be annihilated. They drool over photographs of a planet most of them couldn’t spot in a clear night sky — that is, if the night sky hadn’t already been colonized and obliterated by the city light and the lethal dust of the very civilization which made it possible to send gadgets and technicians to the stars. But everything is so groovy on Saturn, so colorful and tempestuous. They know because they watched it all on television. Lire la suite »