Low-Tech Magazine, Des fabriques mues par le vent: histoire (et avenir) des moulins à vent, 2009

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Dans les années 1930 et 1940, bien des décennies après que les machines à vapeur eurent rendu obsolète l’énergie éolienne, des chercheurs néerlandais se sont obstinément attachés à améliorer leur moulin à vent traditionnel, lui-même déjà très élaboré. Les résultats furent spectaculaires, et il ne fait aucun doute qu’aujourd’hui une armée d’« ecogeeks » pourrait encore les améliorer. Est-ce que cela pourrait avoir du sens de remettre le moulin à vent en activité et de transformer à nouveau directement l’énergie cinétique en énergie mécanique ?

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Les Pays-Bas avaient 5 fois plus de moulins à vent en 1850
qu’ils n’ont d’éoliennes industrielles aujourd’hui.

Il y a plus de 900 ans l’Europe médiévale est devenue la première grande civilisation à ne pas dépendre de la seule force musculaire humaine. Des milliers et des milliers de moulins à vent et à eau, avec l’appoint des moulins à manège (mus par des animaux) ont radicalement transformé les activités productives et la société. Ce fut une sorte de « révolution industrielle » fondée uniquement sur des énergies renouvelables – quelque chose dont nous ne pouvons que rêver aujourd’hui. Les moulins à vent et à eau furent en réalité les premières véritables usines de l’histoire humaine. Ils étaient constitués d’un bâtiment, d’une source d’énergie, de mécanismes et de personnel qui ensemble réalisaient un produit fini.

Les moulins à vent et les roues hydrauliques n’étaient pourtant pas des « nouvelles technologies » à l’époque – ces deux machines étaient déjà au point dans l’Antiquité et celles utilisés au début du Moyen Age n’en étaient pas techniquement différentes. Cependant les civilisations de l’Antiquité telles que la grecque et la romaine les ont peu utilisées, peut-être pour des raisons religieuses, mais aussi en raison de l’existence d’un vaste réservoir de travail fourni par des esclaves [1].

L’eau contre le vent

Les moulins à eau furent en général plus importants et plus nombreux que les moulins à vent, ce qui est logique car ils sont plus simples et plus fiables du point de vue technique ; le courant d’une rivière peut fluctuer selon les saisons, mais généralement on y trouve de l’eau en permanence. De plus, avec l’usage des canaux d’amenée et de vannes, le débit d’eau peut être contrôlé avec précision pour fournir la vitesse ou la charge exigée par la mécanique du moulin.

Le vent, par contre, ne souffle pas toujours. Mais même lorsque c’est le cas, sa force et sa direction peuvent changer à tout moment, et les moulins à vent n’avaient encore rien pour s’adapter à la force du vent, du moins à l’époque médiévale ancienne. Les moulins hydrauliques ont commencé à être construits en grand nombre en Europe à partir de la fin du xie siècle, et en seulement 200 ans presque toute l’énergie utilisable des rivières et des fleuves fut ainsi mise à contribution.

Cependant, les moulins à eau n’ont pas pu s’adapter à toutes les zones géographiques. Certaines régions ne disposent pas de ressources suffisantes en eau (comme en Espagne) ou bien le terrain trop plat et sans rivières (ou avec trop peu de courant) comme aux Pays-Bas et dans les Downlands d’Angleterre ; ou encore les rivières pouvaient être prises par le gel en hiver (comme en Scandinavie, Russie, et dans certaines parties de l’Allemagne). Dans ces pays, les premiers moulins à vent ont été construits au XIIIe siècle, peut-être plus tôt, et se sont rapidement propagés. Plus tard, même les régions qui ont d’abondantes ressources en eau ont eu des moulins à vent pour s’affranchir de la contrainte liée aux installations hydrauliques.

Combien de moulins à vent ?

Le décompte des moulins à vent à l’époque médiévale est inconnu car les quelques inventaires qui ont pu être étudiés ne font pas de distinction entre moulins à eau et à vent [2]. Par exemple, nous savons qu’il y avait entre 10 000 et 12 000 moulins au Royaume-Uni en 1300, mais nous ne savons pas combien d’entre eux étaient à vent (probablement une minorité). Tout ce que nous avons sont des données sur des moulins à vent individuels qui commencent à être construits à la fin du XIIIe siècle [3]. Ce n’est qu’au cours des XVIIIe et XIXe siècles, lorsque la technique des moulins à vent fut vraiment au point que des inventaires plus précis sont réalisés.

En 1750, il y avait 6 000 à 8 000 moulins à vent aux Pays-Bas, en 1850 il y en avait 9 000 : c’est presque cinq fois plus que le nombre d’éoliennes aujourd’hui dans ce pays (1 974 en septembre 2009). En Grande-Bretagne il y avait 5 000 à 10 000 moulins à vent en 1820. La France comptait 8 700 moulins à vent et 37 000 moulins à eau en 1847.

L’Allemagne comptait 18 242 moulins à vent en 1895 (à mettre en regard des presque 18 000 éoliennes aujourd’hui) et la Finlande avait 20 000 moulins à vent en 1900. Le Portugal, l’Espagne, plusieurs îles de la Méditerranée, nombreux pays d’Europe de l’Est et de Scandinavie avaient aussi beaucoup de moulins à vent.

Le nombre total de moulins entraînés par la force du vent en Europe peut être estimé à environ 200 000 au plus fort de leur activité ; et 500 000 moulins à eau. Il y avait des moulins à vent à la campagne et dans les villes, et même sur les fortifications ou les châteaux, afin de mieux prendre le vent.

Initialement, les seuls usages des moulins à vent ont été la mouture puis dans une moindre mesure le pompage de l’eau pour gagner des terres sur les marais (pour cela, ils ont été équipés d’une roue à eau fonctionnant à l’envers – la roue à palettes – ou bien d’une vis d’Archimède).

Vers 1600, les moulins à vent sont utilisés a de nombreux autres usages : pour le sciage, la fabrication du papier, l’écrasement des oléagineux, le broyage du tabac, etc.

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Le pain et l’avoine étaient les aliments de base du Moyen-âge et tout ce grain devait être broyé ou moulu. Il fallait deux heures à une personne avec un moulin à main pour moudre la consommation de farine d’une famille moyenne. Les moulins à vent pour le grain ont été également utilisés pour faire du genièvre et autres liqueurs.

Mais la mouture du grain est resté l’utilisation la plus importante des moulins à vent – pas plus tard qu’en 1900, la totalité [4] de la récolte de blé de l’Europe du Nord a été transformée en farine par des moulins à vent des Pays-Bas, du Danemark et de l’Allemagne. Cependant, vers 1600 les moulins à vent sont utilisés à de nombreux autres usages.

Nouveaux usages

Les moulins à vent ont été utilisés pour monder l’orge et le riz, moudre le malt, presser les olives pour en tirer l’huile, ainsi que les graines de colza, de lin, navette, chanvre, pour la cuisine et l’éclairage. Il y avait aussi des moulins pour écraser les graines de cacao, de moutarde et de poivre (ainsi que d’autres épices), et même des moulins à tabac (à fumer et à priser).

À côté de la production alimentaire, deux autres emplois importants ont été la fabrication du papier (en utilisant comme matière première les cordages et les toiles de bateau usagés) et le sciage du bois. Les moulins à vent ont aussi écrasé de la chaux (pour la fabrication du ciment, en l’écrasant avec des pilons), servi à l’exhaure des mines, la ventilation des puits de mines (et même d’une prison), le polissage du verre et la fabrication de la poudre à canon.

La force du vent est aussi venue au secours de l’industrie textile, en servant à l’écrasement des graines de lin, à préparer la fibre de chanvre (pour la fabrication de cordes et de tissus), le foulage des tissus (pour adoucir la laine), fabriquer de la peinture, et du tan pour le séchage du cuir animal.

Le district de Zaan

Un des développements les plus spectaculaires de la technique des moulins à vent a eu lieu dans la région du Zaan, une zone située juste au-dessus d’Amsterdam aux Pays-Bas. Bien que la région soit entourée d’eau la force hydraulique y est limitée car le terrain est si plat que le courant est très faible. Mais d’un autre côté le vent y est puissant. Beaucoup d’utilisations des moulins parmi celles décrites ci-dessus ont été mises en œuvre d’abord (et parfois uniquement) dans la région du Zaan.WindMill_06

Il a été dit que ce district a été la première région industrialisée du monde. De 1600 à 1750, alors que les Pays-Bas se transformaient en une puissance économique d’importance, on a construit à cet endroit environ mille moulins à vent (voir la carte ci-dessus). Les moulins y avaient un nom, comme les bateaux.

Un élément vital de l’industrie éolienne dans la région du Zaan fut le moulin à scier. On avait besoin de bois pour construire bâtiments, écluses, bateaux, et bien sûr plus de moulins à vent. Le sciage manuel était une tâche très dure et les moulins à vent ont énormément réduit le temps nécessaire à ce travail. Scier soixante troncs d’arbre à la main aurait pris cent vingt jours de travail ; avec le vent, il n’en fallait plus que quatre ou cinq (voir l’image page suivante).

Le premier moulin à scier (« Het Juffertje », ou « La Demoiselle »), fut construit dans la ville de Zaandam par Cornelis Corneliszoon (1550-1607) en 1596. En 1630, il y avait 83 moulins à scier au nord d’Amsterdam, dont 53 dans la région du Zaan. Le maximum fut atteint en 1731 avec 450 moulins à scier dans tous les Pays-Bas, dont 256 pour le Zaan. Même la grue servant à hisser les troncs hors de l’eau (car ils arrivaient par flottage sur le fleuve) était entraînée par les ailes.

Une autre utilisation du vent dans le Zaan fut la production de papier – c’est à peu près l’époque de l’invention de la presse à imprimer. Le premier moulin à papier (« De Gans » ou « L’Oie ») date de 1605 et en 1740 il y en avait quarante. Au milieu du XVIIe siècle, le moulin à papier hollandais fut considérablement amélioré, ce qui a permis de faire du papier plus blanc et de le faire plus vite.WindMill_09fr

Il en subsiste un exemplaire, « De Schoolmester », « Le Maître d’école », bâti en 1692 (voir l’image en tête d’article, et l’intérieur du moulin, ci-dessous). Les moulins à papier à vent furent rares dans les autres pays, mais de tels moulins mus par l’eau étaient déjà en service au XIe siècle et devinrent assez courants en Angleterre où il y en avait 417 en 1800.

Dans les moulins à scier même la grue
pour hisser les troncs était entraînée par les ailes.

D’autres moulins à vent remarquables du Zaan furent les moulins à tabac – à fumer et à priser – (38 en 1795), à huile (140 en 1731), à émonder l’orge (65 en 1731), à couleurs (21 en 1731) et les moulins à chanvre. Les Hollandais ont aussi bâti des centaines de moulins à vent aux Indes occidentales pour écraser la canne à sucre. Peu des 1 000 moulins encore en service dans les Pays-Bas sont les moulins à vent employés pour l’industrie – les moulins de drainage et à blé sont restés en activité plus longtemps que les autres.

 

Une force d’appoint : les animaux

Dans beaucoup d’autres pays européens, les mêmes activités étaient réalisées par des moulins à eau. Pourtant tous les travaux réalisés par des roues hydrauliques ne pouvaient pas être effectuées à l’aide du vent. De par l’inconstance du vent, les moulins à vent sont inadaptés pour des tâches qui exigent une puissance de sortie très régulière et fiable, comme la métallurgie, la filature, la trempe des métaux, ou l’extraction des minerais.

Dans les pays à faible potentiel hydraulique, certaines de ces activités furent assurées par des animaux, principalement des chevaux. Ceux-ci ont aussi été utilisés comme une énergie d’appoint dans les longues périodes de paix afin de s’assurer d’une production régulière. Par exemple, aux Pays-Bas en 1850, il y avait 1 800 moulins à vent à blé, mais aussi 1 300 moulins à manège pour moudre le blé noir, une céréale nécessitant une énergie plus stable lors de son écrasement.

Moulins pivot et moulins tour

Les premiers moulins à vent médiévaux furent des machines simples, originellement inspirées des roues hydrauliques. Cependant, au cours des siècles suivants, ce sont devenus des machines très sophistiquées. Les moulins à vent sont des machines bien plus élaborées que les roues hydrauliques, car l’intensité et la vitesse du vent changent continuellement. Les anciens moulins à vent en Iran et en Afghanistan avaient un type d’ailes à axe vertical et étaient donc incapables de s’adapter aux changements de direction du vent. Mais ces machines, beaucoup moins efficaces, ne furent jamais utilisées en Europe.

Au départ, les charpentiers de moulins du Moyen Âge ont résolu le problème de la variation de direction du vent en plaçant la construction sur un axe central, de façon que l’on puisse l’orienter face au vent. C’est ce qu’on appelle le « moulin pivot » aussi appelé « chandelier » dans certaines régions de France (gravure du bas page 8). Vers les années 1400, un second type de moulin à vent est mis au point, avec lequel seules la toiture et les ailes pouvaient s’orienter, la tour restant fixe. C’est ce qu’on appelle le « moulin tour », qui fut par la suite amélioré par les Hollandais (gravure du haut page 8).

Les moulins tour ont aussi été le type dominant autour de la Méditerranée, mais ils y étaient moins puissants du fait de leurs ailes construites différemment. Étant fixe, le corps principal du moulin tour pouvait être fait de pierres ou de briques, pour plus de robustesse.

Ces deux types de moulins furent en usage en même temps, mais beaucoup de moulins pivot furent remplacés par des moulins tour du XVIIe au XIXe siècle.

Virer les ailes au vent

De nos jours les éoliennes se mettent face au vent automatiquement grâce à leur équipement électronique. Quand le vent devient trop fort, l’électronique fait également pivoter les pales de l’éolienne et la met à l’arrêt afin qu’elle ne soit pas réduite en miettes. Les charpentiers de moulins médiévaux n’avaient pas ces ressources, et il leur fallait trouver d’autres solutions.

Pendant plusieurs siècles, les moulins à vent ont été orientés par la force musculaire de l’homme. Cela se faisait en poussant une grande poutre à l’arrière du moulin : la queue (reliée à l’escalier dans le cas du moulin pivot), pour le déplacer jusqu’à la bonne position, puis en le refixant à nouveau à l’un des poteaux d’ancrage scellés au sol tout autour du moulin.

Ce n’était pas un travail facile parce qu’il faut tourner toute la cage d’un moulin pivot contenant le lourd mécanisme. Certains moulins étaient équipés d’un treuil à l’extrémité de la queue, ce qui a facilité un peu le travail. Pour ce qui est des moulins tour, le toit s’oriente de la même façon à l’aide d’une queue encore plus longue atteignant le sol (photo ci-dessus) ou la galerie dans le cas d’un moulin tour élevé. Des trous d’aération étaient percés sur les côtés de la cage, et lorsque le vent les traversait cela signalait au meunier son changement de direction.

Régler les ailes : un travail décourageant

S’adapter aux variations de la vitesse du vent était encore plus difficile. La machinerie qui actionne les meules à l’intérieur du moulin doit tourner à une vitesse assez précise. Par exemple, les moulins à blé doivent tourner à 14 ou 15 tours par minute (c’est-à-dire 50 à 60 passages d’ailes par minute). Si on dépasse les 20 tours par minute, la farine s’échauffe et on risque l’incendie. L’autre danger est que lorsque les ailes tournent trop vite, le moulin peut être renversé.

Et donc, pendant des siècles, les meuniers ont dû faire ce réglage à la main. Il y avait deux façons de s’adapter aux changements de vitesse du vent. De faibles différences dans l’intensité n’avaient pas de conséquence sur le mécanisme, qui les acceptait bien, augmentant ou diminuant la charge. Par exemple, dans un moulin à blé, on pouvait s’adapter à une plus grande vitesse du vent en diminuant l’écartement des meules et en augmentant le débit du grain à moudre. En augmentant la charge, le nombre de tours d’ailes reste stable en dépit de la plus grande vitesse du vent.

Lorsque le vent prend encore de la vitesse, le meunier n’a plus alors d’autre solution que de sortir du moulin pour régler l’entoilage des ailes. Les moulins à vent traditionnels n’étaient pas équipés de pales, mais d’ailes généralement faites d’un lattis en bois portant des voiles (dans les climats froids la toile était généralement remplacée par des lames de bois, plus faciles à manipuler en période de gel).

Entoiler deux ou quatre ailes et réduire l’entoilage ont été des méthodes très efficaces pour s’adapter aux vents forts, mais cela devait être une tâche éprouvante par grands vents. Il fallait en effet amener une aile en position verticale, puis l’arrêter, le meunier pouvait alors grimper dedans pour enlever de la toile (partiellement ou totalement). Si le frein bloquant le mécanisme à l’intérieur du moulin lâchait alors que le meunier était sur l’aile, il était embarqué pour un tour de manège spectaculaire ! Entoiler et détoiler les quatre ailes était la tâche habituelle au début et à la fin de chaque journée de travail.

Au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle, plusieurs techniques complexes mais efficaces ont été mises au point qui ont permis aux moulins à vent traditionnels d’être laissé sans surveillance particulière

Au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle, plusieurs techniques complexes mais efficaces ont été mises au point qui ont permis aux moulin à vent traditionnel d’être laissé sans surveillance particulière, du moins en ce qui concerne les variations de vitesse et de direction du vent. En 1745, le forgeron anglais Edmund Lee a inventé le « moulin à vent autorégulé », un mécanisme qui adaptait automatiquement l’orientation du moulin à la direction du vent. Cela consistait en un papillon (une petite éolienne), ou deux pour les plus grands moulins, et un jeu d’engrenages et d’arbres de transmission (illustration ci-dessous).

On peut décrire le papillon comme un moulin à vent auxiliaire qui est monté à angle droit derrière les ailes. Si la direction du vent change, le papillon tourne, ainsi que ses engrenages, jusqu’à ce que les ailes soient à nouveau face au vent et que le papillon s’arrête.

Les engrenages du papillon aboutissent à une crémaillère circulaire fixée sous le toit au sommet de la tour (dans le cas d’un moulin tour), ou autour du sol du bâtiment (dans le cas d’un moulin pivot). Les papillons ont été par la suite utilisés pour les éoliennes de pompage aux États-Unis, mais ces machines étaient beaucoup plus légères, il n’y avait pas besoin d’engrenages pour les orienter.

Ce système d’orientation n’a pas seulement rendu le réglage du moulin plus facile, il en a aussi augmenté le rendement. Il permet d’éviter de perdre un peu de puissance lors de légères variations de direction du vent, car le meunier n’avait pas toujours le temps (ou la volonté) de virer son moulin à chaque changement mineur [5].

Le contrôle automatique : ailes à ressort et brevetées

À l’époque où a été inventée la mise au vent par le papillon, les mécanismes visant à adapter automatiquement les ailes à la vitesse du vent ont été mis au point. C’est ce qui a mené au développement de ce que l’on a appelé « l’aile à ressort », inventée par le constructeur de moulins écossais Andrew Meickle en 1772. Sur une aile à ressort, la voile est remplacée par des douzaines de volets à la façon d’un store vénitien. Chaque volet est contrôlé par un ressort.

Lorsque le vent forcit il arrive un moment où la résistance du ressort cède, et alors le volet s’ouvre, laissant le passage à l’air. Plus le vent est fort, plus les volets s’ouvriront. Lorsqu’il faiblit, les volets se referment grâce au rappel opéré par le ressort, et l’aile va à nouveau former une surface pleine et ininterrompue. Le résultat en est un mouvement des ailes beaucoup plus régulier quelle que soit la force du vent.

Le problème avec ces ailes à ressort est que la tension des ressorts (qui sont tous reliés les uns aux autres par une tringle courant sur la longueur de chaque aile) doit être préréglée en fonction du vent auquel on peut s’attendre, et aussi selon le travail que l’on veut effectuer avec le moulin. Une fois le moulin en marche, il n’est plus possible d’agir sur le réglage pendant que les ailes tournent.

Ce problème fut réglé en 1789 par Stephen Hooper, qui a mis au point des jalousies réglables avec une chaîne à main depuis le sol – sans arrêter le moulin (ce sont les roller reefing sails ; ailes à rouleaux – voir l’image à droite). Mais ce système était trop complexe. La dernière amélioration apportée aux ailes auto-enroulantes eut lieu en 1807 lorsque William Cubitt a fixé des contrepoids à la chaîne de réglage des ailes à ressort, automatisant ainsi complètement le contrôle de l’aile sans présenter les inconvénients de la complexité de l’aile à rouleaux (roller reefing) ; et c’est l’invention de Cubitt que l’on appelle « ailes brevetées ».

Les ailes Berton

Il restait néanmoins un problème : les ailes brevetées étaient moins performantes que les ailes normales, raison pour laquelle il était fréquent que des moulins combinent les deux types d’ailes, en installant une seule paire d’ailes brevetées et en gardant l’autre paire « traditionnelle » ; un compromis entre commodité et efficacité. En 1841, le Français Berton a remplacé les nombreux petits volets transversaux par une série de planches disposées sur la longueur de l’aile, fonctionnant sur un principe d’articulation plus simple que le système anglais : une méthode étonnante qui conduisait à une construction plus robuste et d’un meilleur rendement. (voir photo).

De plus, le meunier pouvait agir sur les ailes depuis l’intérieur du moulin. En 1860, Catchpole a introduit les freins à air qui ont été un procédé très efficace pour diminuer la vitesse des ailes lors de tempêtes. À l’intérieur du moulin un régulateur à boule a remplacé le réglage manuel de l’écartement entre les meules qui conditionne la finesse de la mouture ; « cœur de métier » du meunier à blé.

Bien évidemment, ailes auto-enroulantes et autres systèmes automatisés n’ont pas résolu le problème des jours sans vent. C’est pourquoi le meunier travaillait jour et nuit lorsqu’il y avait bon vent. Les meuniers étaient même dispensés du repos dominical.

Comme c’était aussi le cas avec le papillon, les ailes auto-enroulantes n’amélioraient pas seulement le maniement du moulin à vent, mais aussi sa productivité. Comme il n’y avait plus besoin du meunier au rez-de-chaussée pour mettre ou enlever de la toile sur les ailes, l’arbre moteur pouvait être installé plus haut pour que le moulin bénéficie de vents plus importants en altitude (les Hollandais avaient résolu ce problème auparavant en construisant des moulins tour où l’on pouvait accéder aux ailes à partir d’un étage plus élevé).

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Développement de la puissance du moulin à vent

L’introduction de la fonte dans la fabrication des engrenages a été une autre amélioration importante. C’est John Smeaton qui en eut l’idée en 1755, dix ans seulement après l’apparition du papillon. Pendant des siècles, tous les engrenages du moulin étaient en bois. Ce qui entraînait de fortes pertes d’énergie [6].

Des mesures faites par les Néerlandais dans les années 1930 sur un moulin de drainage construit en 1648 ont montré que le moulin produisait environ 40 CV sur l’arbre moteur, mais seulement 15,6 CV sur les organes finaux : soit une efficacité de seulement 39%. C’est presque les deux tiers de la puissance qui est perdue dans les organes de transmission. Les moulins de drainage avaient une efficacité un peu plus élevée, d’environ 50%.

Les moulins à vent avec engrenages en bois
n’avaient que 39% d’efficacité.

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L’usage de la fonte (et plus tard du fer) n’a pas seulement amélioré l’efficacité des engrenages, mais a aussi permis la construction de moulins plus grands. L’utilisation du bois limitait l’envergure des ailes à environ 30 mètres [7] – ce qui était déjà courant au XVIIe siècle.

La longueur maximale d’une vergue (plus de deux fois la longueur d’une aile) était d’environ 30 mètres, car il n’y avait pas d’arbres plus longs. Ce n’est qu’au cours de la deuxième moitié du xixe siècle que le fer a pu être utilisé pour la fabrication des vergues et des arbres moteurs.

Les innovations sont arrivées trop tard

Malheureusement, les nombreuses et importantes améliorations apportées à la technique des moulins à vent sont arrivées trop tard. Dès la fin du XVIIIe siècle, à peu près au moment où ces innovations sont apparues, un moulin à blé passa pour la première fois de l’utilisation de la force du vent à celle de la vapeur – et donc aussi à celle de la fumée noire qui va avec. Vers 1850, les minoteries à vapeur se sont répandues, et ce fut le début du déclin des moulins à vent. Pour noircir encore le tableau, les papillons, les ailes auto-enroulantes, les renforts de fer ont mis longtemps à être adoptés, voire n’ont jamais été utilisés dans beaucoup de pays et de régions.

Les ailes Berton n’ont été utilisées qu’en France, et les ailes brevetées principalement en Angleterre. Bien que les vergues en métal eussent permis la construction d’ailes plus longues, cela ne s’est jamais fait. Le plus haut moulin tour jamais construit a son mécanisme tout en bois [8]. Il se trouve aux Pays-Bas et fut construit en 1899. (« De Hoop » – L’Espoir, à Princenhage – maintenant ville de Breda). Il mesure 38 m de haut, et a des ailes d’environ 27 m d’envergure. Le toit et les ailes ont été démontés en 1929, mais la tour est toujours là.

Le plus grand moulin à vent jamais construit

Les deux moulins à vent de type hollandais avec la plus grande envergure d’aile se trouvent au Golden Gate Park de San Francisco (États-Unis) et ont été construits entre 1903 et 1905. Le plus grand, « Moulin Murphy », mesure 29 m de haut et a des ailes de 35 m d’envergure. Ses vergues furent taillées dans un seul arbre – les États-Unis en ont de très grands. Mais tout son mécanisme est en fonte et le moulin pompait jusqu’à 150 000 litres d’eau par jour pour l’irrigation du parc. Ce moulin a été remplacé par un moteur électrique au bout de quelques années et n’a plus été entretenu.

Le déclin du moulin à vent a été lent, particulièrement aux Pays-Bas. Les Néerlandais préféraient même les moulins à vent équipés d’un moteur à vapeur de remplacement aux moulins marchant uniquement à la vapeur. Plus de six millions d’éoliennes de pompage (avec des ailes annulaires) ont été construites aux États-Unis entre 1850 et 1930, mais ailleurs, peu de moulins à vent ont été construits après 1900.

L’attention s’est alors portée sur les éoliennes produisant de l’électricité.

D’impressionnantes améliorations dans les années 1920 et 1930

WindMill_21C’est pourtant dans les années 1920 et 1930, alors que les moulins à vent avaient presque partout cessé de fonctionner que les Néerlandais ont lancé une recherche qui a abouti à l’évolution ultime du moulin à vent traditionnel. En 1923 fut fondé la société « De Hollandsche Molen » (« Le Moulin hollandais »), dont le but était d’améliorer le rendement des moulins à vent produisant une énergie mécanique. Parmi ses membres il y avait de fameux charpentiers de moulins dont les frères Dekker. Les résultats furent spectaculaires.

Le rendement maximal d’un moulin à vent
est passé de 50 à 100 CV à la fin des années 1920.

En appliquant les principes de l’aéronautique avec l’utilisation de feuilles de métal (ce qui revient à installer sur les moulins à vent traditionnels des ailes assez proches des pales d’éoliennes modernes) le rendement maximal d’un moulin à vent est passé de 50 à 100 CV à la fin des années 1920.

Plus de soixante-dix moulins à vent ont reçu les nouvelles « ailes Dekker » dans les dix années qui ont suivi. De plus, des améliorations dans les engrenages ont diminué la perte d’énergie et ont permis aux moulins à vent d’être plus puissants avec des vents moins rapides.

Doubler la puissance énergétique

Des tests faits en 1939 par le « Comité du Moulin du Prince » ont montré qu’un moulin à vent amélioré commençait à tourner avec un vent de 3,5 à 4 m/s, alors qu’avant il ne démarrait qu’à partir de 5 à 6 m/s. On s’est rendu compte qu’à 5,5 m/s leur puissance était égale à celle d’un moulin normal à 8 m/s.WindMill_22

Ce qui voulait dire que si un moulin à vent traditionnel pouvait travailler 2 671 heures par an aux Pays-Bas, les moulins équipés des nouveaux profils d’aile pouvaient désormais tourner pendant 4 442 heures par an, doublant presque leur production annuelle en énergie.

Le moulin à vent amélioré avait deux avantages : plus puissant avec un vent donné, et plus d’heures de travail par petits vents. Le gain était particulièrement appréciable dans ce cas parce qu’avec des vents plus forts il fallait détoiler encore plus vite les ailes sur les moulins modernisés.

Il y eut encore d’autresd’améliorations pendant les années 1930 avec Chris van Bussel, Kurt Bilau (Allemagne), G.J. Ten Have, Van Riet, P.L. Fauël (voir l’image de droite), Sabinin et Yurieff, qui ont abouti à l’installation d’un moulin à vent en 1940, démoli en 1960, qui avait 2,5 fois la puissance d’un moulin à vent à ailes traditionnelles : 125 CV.

Puis la Deuxième Guerre mondiale a entraîné l’arrêt de toutes les recherches, et, après la guerre, comme partout ailleurs dans le monde, les Néerlandais ont tourné leur attention vers la production d’électricité.

Revenir aux moulins à vent traditionnels ?

Aujourd’hui, les moulins à vent et les roues hydrauliques qui transforment l’énergie cinétique directement en énergie mécanique sont considérés comme dépassés, et, bien que quelques uns survivent, peu d’entre eux ont une activité professionnelle dans les pays développés. Les éoliennes transforment maintenant l’énergie renouvelable en électricité que l’on peut ensuite transformer à nouveau en énergie mécanique.

Bien qu’il soit impossible de faire marcher une télévision à écran plat ou un ordinateur portable avec de l’énergie mécanique, beaucoup d’autres utilisations pourraient en principe encore être assurées de cette manière. Il faut encore écraser du grain, il faut encore scier du bois, presser des graines pour obtenir de l’huile ; mais maintenant nous utilisons l’électricité pour faire marcher des machines qui assurent la même fonction. Cette électricité peut être produite par les éoliennes modernes, ou toute autre source d’énergie renouvelable, et c’est l’avenir auquel tout le monde pense.

L’énergie au plus près de son usage

Pourtant, il y a quelques raisons pour s’intéresser de nouveau à une transformation directe de l’énergie cinétique en énergie mécanique : elle est plus efficace car l’étape intermédiaire de la production d’électricité entraîne des pertes de conversion.

Ce qui veut dire qu’il nous faut construire moins de centrales à énergie renouvelables pour obtenir le même résultat. Planter quelques milliers d’éoliennes high-tech, couvrir des déserts avec des panneaux solaires et développer le maillage du réseau électrique, tout cela a l’air bien attirant, mais la question la plus importante est de savoir s’il y aura assez de matériaux, d’énergie et de ressources financières pour faire de ces rêves réalité.

Les moulins à vent traditionnels pourraient être sensiblement améliorés avec les connaissances et les matériaux courants d’aujourd’hui.

Les données disponibles sur les réserves en ressources exotiques nécessaires à beaucoup de technologies prétendument « écologiques » ne sont pas réjouissantes, et il y a peu nous avons entendu que la Chine (principal producteur des métaux nécessaires à ces technologies) avait tendance à en diminuer l’exportation. Les moulins à vent, qui transforment l’énergie cinétique directement en travail mécanique peuvent parfaitement fonctionner sans ces matériaux exotiques.

Moulins à vent traditionnels high-tech

Sur un plan plus positif, les moulins à vent traditionnels pourraient être sensiblement améliorés avec les connaissances et les matériaux courants d’aujourd’hui. Les engrenages et les ailes pourraient être faits d’acier et d’aluminium, ce qui améliorerait considérablement leur efficacité, en les rendant invulnérables à l’incendie. Comme ils sont faits uniquement, ou en grande partie, en bois, beaucoup de moulins à vent ont brûlé. À l’évidence, l’installation intérieure du moulin pourrait aussi être bâtie de manière à en augmenter l’efficacité.

On pourrait construire des moulins beaucoup plus grands et donc plus puissants. À titre d’exemple, en 2005, les Néerlandais ont construit un nouveau moulin à vent traditionnel qui produit de l’électricité, le « Noletmolen » à Schiedam. Il mesure presque 42 mètres de haut, a des ailes de 30 mètres d’envergure, un peu moins que le moulin Murphy à San Francisco. Il a été construit dans un but publicitaire pour une distillerie (la ville abrite cinq des moulins les plus historiques produisant l’alcool local de genièvre). Bien que ce moulin n’en soit pas vraiment un, il a été bâti sous la forme traditionnelle, mais avec des matériaux et des ailes de haute technologie (voir l’image ci-dessus). Il en résulte une puissance supérieure à 200 CV sur l’arbre moteur.

WindMill_25

Technique écologique

L’énergie de secours d’un moulin à vent traditionnel pourrait être fournie par un moteur électrique au lieu des chevaux (sinon, il ne tournerait que lorsque le vent souffle). Il ne fait aucun doute qu’aujourd’hui, soixante-dix ans après, une armée d’« ecogeeks » pourrait encore considérablement améliorer les expériences néerlandaises des années 1930. Les résultats pourraient ne pas être aussi romantiques qu’un moulin à vent traditionnel, mais ils seraient très utiles.

Bien sûr, ceci n’est pas un plaidoyer pour faire disparaître les éoliennes productrices d’électricité, ni l’ensemble du réseau d’électricité. Mais il y a des choses qui pourraient être plus efficacement faites en transformant directement l’énergie cinétique en énergie mécanique.

Nous creuserons l’histoire de l’énergie renouvelable dans des articles à venir.

Kris De Decker – Low-Tech Magazine – octobre 2009.

 

Traduit de l’anglais par Christian Porcher, août 2014.

Mise en page et édition par Bertrand Louart.

 


Sources (par ordre d’importance) :

  • Richard L. Hills, Power from Wind: A History of Windmill Technology, 1994.
  • Frederick Stokhuyzen, Molens, 1962 (English summary here).
  • The Prinsenmolen Committee, Research inspired by the Dutch windmills: An account of an extensive programme of research and development, 1966 (Je n’ai pas pu trouver cet ouvrage, mais c’est la source auxquels les deux précédents se réfèrent en ce qui concerne les expérimentations hollandaises des années 1930).
  • Maurice Dumas, Histoire générale des techniques, 1964.
  • <www.molendatabase.nl> – images et descriptions (en hollandais) des moulins à vents des Pays Bas.
  • Robert Steele Ball, Natural sources of power, 1908 – sur <www.archive.org>.
  • W. Lintsen, « Geschiedenis van de techniek in Nederland, de wording van een moderne samenleving 1800-1890« , 1992
  • <nl.wikipedia.org/wiki/Gevlucht>, Wikipedia Hollande
  • « History of technology », « Energy conversion » and « Windmills », Encyclopedia Britannica <www.britannica.com>.
  • Ian McNeil, An Encyclopedia of the History of Technology, éd. Routledge Companion Encyclopaedias, 1990.
  • Adam Lucas, Wind, Water, Work: Ancient And Medieval Milling Technology (Technology and Change in History), 2005
  • Richard W. Johnson, Handbook of Fluid Dynamics, 1998
  • Alfred R. Wolff, The windmill as prime mover, 1885 – sur <www.archive.org>.
  • John Smeaton, An experimental enquiry concerning the natural powers of water and wind to turn mills, 1760 – sur <www.archive.org>.
  • Groot Volkomen Moolenboek, 1734
  • <www.penterbak.nl> – photos.
  • <www.industriemolens.nl> – photos des moulins à vents des Pays Bas.
  • Peter Hemming, « Windmills in Sussex« , 1936.
  1. Boonenburg, « Windmills in Holland« , 1951 (pdf).
  • <en.wikipedia.org/wiki/Windmill_sail>, Wikipedia English
  • José Ignacio Rojas Sola y Juan Manual Amezcua Ogayar, Origen y expansion de los molinos de viento en Espana, revue Interciencia, Vol. 30, 2005
  • John Langdon, « The windmill: a medieval steam engine? » (article au format pdf, disponible sur internet).
  • George Basalla, The Evolution of Technology, éd. Cambridge Studies in the History of Science, 1989
  • Eric Hau, Windkraftanlagen: grundlagen, technik, einsatz, wirtschaftlichkeit, 2003
  • <www.erih.net/welcome.html> – European Route of Industrial Heritages.

 

Article original en anglais :

Wind powered factories: history (and future) of industrial windmills

.

Traduction espagnole :

Pasado y futuro de los molinos de viento industriales

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Des fabriques mues par le vent: histoire (et avenir) des moulins à vent

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Commentaire du traducteur

Il ressort de ce texte à mon sens assez “progressiste” que d’abord primitif le moulin à vent s’est civilisé au fur et à mesure de son avancée dans les siècles lorsque des esprits féconds et bienveillants se sont penchés sur ses points faibles et que son entrée en des temps hypermodernes (ou post-modernes : on s’y perd !) en fera définitivement une machine digne de notre monde. C’est un point de vue qu’il convient de nuancer à la lueur des considérations qui suivent.

Médiévale d’origine, du moins pour sa version européenne cette machine n’a de sens qu’avec la présence d’un homme de l’art pour lui donner vie et une structure sociale à laquelle il participe (ordre religieux, seigneur en ayant la propriété, plus tard groupe de propriétaires plus ou moins fortunés). Le meunier n’est alors pas libre d’intervenir comme il l’entend sur sa machine, qu’il doit remettre à l’issue du bail de location dans le même état qu’à l’entrée en jouissance, avec entre autre une redevance à acquitter pour l’usure des meules – éléments au cœur du moulin dont elles sont l’organe le plus coûteux.

Contrairement à ce que laisse entendre l’auteur dans certains chapitres les améliorations décrites (papillons d’orientation, ailes brevetées, Berton ou Dekker…) n’ont été appliquées qu’à un nombre restreint de moulins à vent en Angleterre, Belgique, Pays-Bas, Allemagne, sud de la Scandinavie et France de l’ouest, là où une industrie métallurgique d’envergure permettait de fournir à bon marché les pièces de fer ou de fonte nécessaires à ces modernisations. C’est la partie la plus visible du vaste monde où se sont déployés les moulins à vent. Mais du sud de l’Espagne au nord de la Russie (à la limite de la zone de culture du blé), des côtes ouest de la Turquie à l’Ecosse on trouvait aussi dans les siècles passés cette machine prodigieuse simple et efficace pour moudre. D’architecture changeante selon les régions, pour ceux que l’on peut encore observer, ils apparaissent comme un témoignage vivant de l’ingéniosité humaine qui a su mettre au point une machine parfaitement adaptée à ses besoins essentiels en fonction de ses ressources matérielles, et bien sûr de la diversité des formes de construction.

Pour ce qui est de l’aile Berton, qui a permis à beaucoup de nos moulins de rester vivant une partie du XXe siècle, elle n’a pas remplacé l’aile brevetée anglaise mais s’est simplement développée sur une autre base et dans un autre pays que le Royaume-Uni qui a vu naître les premières améliorations aux ailes décrites dans cet article. Il faut d’ailleurs signaler que la première des améliorations semble avoir eu lieu dès la fin du XVe ou le début du XVIe siècle, sans mécanisme d’automatisation, uniquement en donnant à l’aile une forme différente de celle de ses débuts. Tous les manuscrits médiévaux montrent des moulins avec des ailes dites « à lattis symétrique », c’est à dire dont la poutre les portant sépare l’aile en deux parties égales. A la fin du XVe siècle dans le territoire actuellement couvert par les Flandres et le sud des Pays-Bas, les deux côtés de l’aile deviennent inégaux : en position arrêtée, si on lui fait face, la partie de gauche sera la seule à recevoir de la toile, le côté droit s’équipe alors d’une « planche à vent » destiné à y maintenir le vent un certain temps avant qu’il ne s’échappe de l’aile. Seuls les moulins de cette région et ceux plus au nord adopteront cette nouvelle forme, tous ceux situés plus au sud resteront fidèles à l’aile à lattis symétrique (d’un maniement moins simple et d’un rendement moins élevé)

Le couple meunier/communauté a été le gage de sa durée. Les derniers moulins à vent français à avoir fonctionné professionnellement ont servi à accompagner jusqu’à sa dernière demeure (années 1970-80) la polyculture et l’élevage de quelques porcs dans l’ouest atlantique français, la Flandre française l’Anjou et la Beauce. A ma connaissance un seul a maintenu ininterrompue cette tradition à laquelle il lui a fallu adjoindre d’autres activités : le moulin Burgaud/Billiet, dit de Rairé à Sallertaine en Vendée.

Aux Pays-Bas l’extraordinaire dynamisme de nombreuses associations permet une vie foisonnante et productive autour des 1 000 moulins à vent que compte ce pays. Depuis une quarantaine d’années on y suit en particulier des cours pour devenir meunier, les réparer, les entretenir, les reconstruire. Ils y produisent de quoi satisfaire la demande de farines pour quelques boulangeries artisanales, pompent de l’eau et assurent une fonction touristique non négligeable. Mais les Pays-Bas sont aussi le royaume de l’élevage industriel, tout comme la Bretagne où les nombreux moulins à vent ne sont pourtant plus qu’un souvenir mort.

 

De là à accompagner l’auteur dans son espoir de voir encore « améliorer » une machine déjà parvenue à un fonctionnement et à un rendement très satisfaisant, qu’il me soit permis de nourrir quelques doutes. Et aussi de poser d’emblée une question élémentaire : qu’est ce qu’un vrai progrès ?

Consiste t-il dans la poursuite d’un but que l’auteur me semble privilégier : concevoir une machine qui finira par se confondre avec une éolienne moderne en automatisant au maximum ses fonctions par installation d’une électronique devenue la formule magique de tous les progressistes pour qui finalement seul compte le fait de faire cracher à la machine tous les KW ou CV possibles ? Ou bien ne serait-il pas plutôt de ne pas consommer d’électricité et de revenir à une production soumise aux caprices du vent et en faisant confiance à l’homme ou la femme qui en assurera le fonctionnement.

Si on vise une solution véritablement durable, c’est pourtant de cette base qu’il faut partir et non de l’inverse. Ce qui semble d’ailleurs être confirmé par les faits : dans la Loire-Atlantique quelques moulins à vent restaurés ces dernières années assurent une production commercialisée localement (élevage et boulangerie).

Ce qui permet en même temps de se poser la question : qu’est ce qui nous rend le plus heureux ? Un champ d’éoliennes – partie émergée de l’iceberg des centrales nucléaire en France et des centrales à charbon ailleurs – ou quelques moulins à vent productifs quelques heures par jour, mais autonomes ?

D’un point de vue pratique un moulin est une machine où le mariage du bois et du métal rend l’entretien continuel (coins ou boulons à resserrer). Qu’adviendra-t-il quand on y trouvera des cartes-mères, des micro-processeurs et des capteurs en tous genres, d’une fragilité de douairière à deux doigts de défaillir, et peu protégés contre la poussière, les coups, le déchaînement inattendu d’un orage ou les assauts d’une énième « tempête du siècle » ?

Plutôt que de tenter de gigantifier cette construction traditionnelle afin de la rationaliser, comme le voudrait M. de Decker, ne serait-il pas plus fidèle à l’esprit de cette machine, et plus intelligent, de tenter de comprendre ce qui en a fait et le succès et la particularité (comme pour les moulins à eau d’ailleurs, construits sur un principe proche, moins spectaculaires, beaucoup plus nombreux et actuellement victimes de mesures administratives « écologiques » visant à la disparition de leur capacité à produire de l’énergie par l’arasement des seuils donc de la destruction des hauteurs de chute d’eau qui rend les roues hydrauliques productives – dans le plus grand silence de la presse militante bien sûr) : l’adéquation avec son milieu d’usage, la simplicité et la robustesse de sa construction/entretien, même si la réalisation des engrenages en est une des difficultés essentielles.

Il n’est pas nécessaire de suivre des formations longues et surqualifiées pour en fabriquer : un travailleur du bois attentif, habile et méticuleux y parviendra après avoir observé un ou plusieurs moulins en fonctionnement. Il n’y a rien en ce domaine qui relève de mystérieux secrets détenus par une élite ouvrière disparue : uniquement quelques simples règles de traçage géométrique et une indispensable rigueur, garanties de la régularité du futur engrenage.

 

Sont-ce des qualités dont disposeront les « ecogeeks » souhaités ?

Quelle familiarité d’ailleurs ceux-ci qu’on imagine rivés à leurs écrans une gamelle de chips bio au gingembre – équitable – de Malaisie à portée de main, peuvent-ils avoir avec la machine fonctionnelle qu’est le moulin à vent ?

Que savent-ils des sens toujours en alerte du meunier à vent au travail, à l’écoute des bruits réguliers ou inhabituels de sa machine : une cale qui se desserre, une aile qui nécessité un resserrage…, baignant dans l’odeur si particulière venant des meules lorsqu’il fait de la farine, et en même temps l’œil sur les nuages barrant l’horizon pour annoncer la menace d’un brusque changement de direction du vent ?

Quand on voit le fiasco que représente l’irruption de l’informatique dans les moteurs et la construction automobile, on ne peut qu’être très circonspect sur son éventuel entrée dans un moulin à vent. Plus rien n’y serait plus réparable sans un master en informatique.

Le meunier à vent de Moutiers en Beauce (28), Marcel Barbier (1896-1984) aimait faire partager à ses visiteurs cette formule lapidaire qui en dit finalement plus de nos jours, qu’un long développement, sur la simplicité du moulin et la maîtrise du meunier pour le maniement et la construction de sa machine : « Un architec’ dans un moulin c’est comme eun’ pie dans eun’ horloge ! »

Il n’est pas certain que remplacé par l’ecogeek, l’architecte brocardé – mais encore humain car en cette matière pétri de conservatisme – y gagne au change.

Christian Porcher,

Marsaleix, 19 700 Lagraulière

France


Notes du traducteur :

[1] Aucun historien sérieux n’oserait affirmer que le moulin à vent était connu des Grecs et des Romains comme machine alors en usage. Le plus ancien témoignage de l’existence d’un moulin à vent dans l’histoire humaine concerne à ma connaissance les moulins à axe vertical du Seistan, désert aux confins de l’Iran et de l’Afghanistan, où ces moulins subsistent. La plus ancienne trace écrite figure dans un traité des frères Banu Musa, Kitab al-hiyal, où ils décrivent une fontaine mise en mouvement par le vent, avec une roue « comme celle que les gens sont habitués à construire dans les moulins à vent » ; il date du IXe siècle après J.C. NdT

[2] Ni à traction animale. NdT

[3] La plus ancienne mention fiable trouvée dans les textes européens concerne un moulin à vent servant de délimitation à un terrain donné à l’abbaye de Saint-Sauveur le Vicomte par Alexandre de Liesville dans la Manche, près des villages de Liesville sur Douve et Saint-Martin de Varreville, sur la côte orientale du Cotentin. Le texte ne porte aucune date, mais a été établi comme antérieur à 1186. À la même période apparaissent en Angleterre plusieurs mentions de moulins à vent. NdT

[4] Si ce n’est un pourcentage non négligeable, car les minoteries industrielles n’avaient pas encore monopolisé l’industrie de la farine. NdT.

[5] Ce qui en réalité n’est pas toujours nécessaire lorsque les vents sont trop instables : seul le meunier peut alors juger de ce qu’il convient de faire. NdT.

[6] Les moulins à vent industriels néerlandais décrits plus haut, encore en activité en 2014, ont toujours des engrenages en bois et ne les ont jamais changés ! NdT.

[7] D’une façon plus réaliste et modeste, les estimations faites, à partir des comptes flamands du XIVe siècle jusqu’aux dessins cotés de J. Smeaton au milieu du XVIIIe siècle, laissent penser que l’envergure d’un moulin pivot ou tour ne s’écartait guère de la vingtaine de mètres. NdT.

[8] La tour est en briques. NdT.

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