Pièces et main d’œuvre, Naissance, nature et liberté, 2022

Résumé

Ayant documenté depuis une décennie les avancées technoscientifiques et sociopolitiques de la reproduction artificielle de l’humain, les auteurs reviennent ici sur quelques étapes du débat notamment chez les « progressistes ». Quoi de commun entre les militantes du Feminist International Network of Resistance to Reproductive and Genetic Engineering des années 1970-1980, l’écoféminisme de Françoise d’Eaubonne, et l’actuel soutien des Verts aux revendications néoféministes et LGBT ? Tandis que l’opposition à la technification de la reproduction humaine scandalise désormais, cet article rappelle quelques fondements de la pensée écologiste : on ne fabrique pas les êtres vivants, ils naissent ; on ne peut être écologiste et anti-industriel sans combattre la mainmise technocratique sur la reproduction, qui ouvre la voie à l’eugénisme : sans combattre toute artificialisation de la production infantile.

 

Il fait encore beau en octobre (2021) et on déjeune dans le jardin avec un ami de la revue Écologie & Politique, de passage à Grenopolis. Forcément, la conversation roule sur la revue, entre autres. Quels sujets relient le fonds à l’actualité – ou vice-versa ? Nous avons deux idées qui ne sont pas sans rapport l’une avec l’autre. D’abord : si nous sommes qui sommes-nous ?

C’est la question que nous posons depuis deux ans à ceux qui semblent se reconnaître dans ce « nous » : anarchistes anti-industriels, écologistes radicaux, décroissants, « naturiens », etc. C’est aussi l’avant-propos de Notre Bibliothèque Verte, cette suite de notices rédigées par Renaud Garcia [1], où nous tâchons de nommer nos « anciens », et pourquoi nous nous réclamons d’eux. Elle n’inclut pas tous les auteurs étiquetés « écologistes », loin s’en faut. Mais elle comprend nombre d’absents des anthologies habituelles. « Des esprits libres », pour résumer ; et comme on nous l’a fait remarquer.

L’autre idée, souvent réitérée et depuis longtemps, devrait pourtant n’être qu’un truisme :

« On ne fabrique pas les êtres vivants, ils naissent. Ils ne fonctionnent pas, ils vivent. On ne peut être “écologiste”, défenseur du vivant libre, sans être anti-industriel. On ne peut être anti-industriel sans combattre toute artificialisation de la production infantile. Ceux qui parlent de radicalité et de défense du vivant sans se référer à la nature, sans voir ce qu’il y a de décisif dans la naissance et le refus de l’enfant-machine, ceux-là ont dans la bouche un avorton. » [2]

Précisons à l’intention des suspicieux. Par « artificialisation de la production infantile », nous entendons FIV, DPI, GPA, machinations génétiques, gamètes et utérus artificiels, clonage – et non pas l’insémination artisanale pratiquée à domicile avec le sperme d’un proche et une seringue, suivant la méthode quasi vernaculaire, inaugurée en 1776 dans la clandestinité :

« C’est le mari, un drapier anglais, qui pratique l’insémination artificielle avec sperme de conjoint, grâce à une seringue chauffée ; le médecin Hunter est absent, il a donné ses instructions et le compte-rendu ne sera publié par la Royal Society qu’en 1799, alors que Hunter était déjà décédé depuis six ans. » [3]

Le malheureux mari était victime d’une malformation de la verge qui l’empêchait de concevoir.

Bref : l’autonomie du vivant, oui. L’hétéronomie technologique, non.

Or cette opposition à la technification de la reproduction humaine scandalise. Non seulement les technologistes, les technocrates et les transhumanistes plus ou moins déclarés – c’est la moindre des choses. Non seulement les inféconds de naissance, par accident, ou par limite d’âge (couples homosexuels, individus solitaires, stériles, ménopausées, etc.), qui estiment avoir droit à l’enfant – ou, variante amphigourique, droit au désir d’enfant. Mais au-delà, c’est toute l’aire « progressiste », de l’extrême-gauche au centre droit, qui soutient ce nouveau droit « pour tous et toutes », forçant la voie à l’eugénisme et à l’artificialisation de l’espèce humaine. Y compris les prétendus « écologistes » d’Europe Écologie-Les Verts, qui ne sont pas les moins fanatiques, sous pression de la journaliste Alice Coffin [4] et des féministes androphobes.

Mais, s’enquiert notre convive, seriez-vous « partants » si nous faisions un numéro « contre l’artificialisation biotechnologique de la reproduction humaine » ?

L’habile homme. Comme si nous n’étions pas « partis », depuis sept ans que nous avons pris l’initiative, en 2014, de publier en feuilleton La reproduction artificielle de l’humain dont nous avons réuni la documentation ; formulé le titre ; mâché les idées et les raisonnements ; que nous avons corédigé ; diffusé par voie électronique – avant la parution en livre dont nous avons également imaginé la couverture à la Andy Warhol [5].

La seule chose que nous n’ayons pas faite dans ce livre étant de le cosigner, pour des motifs de convenances personnelles (pas forcément les nôtres), et quoique la plupart des lecteurs aient bien vu dans les titres, les épigraphes, les citations, les tournures, la part que nous y avions prise.

Nous avons également soutenu le livre et ses éditeurs, lorsque tant de gauchistes, d’anarchistes, de techno-écologistes, de féministes et de LGBT+++ les rudoyaient (parfois physiquement), et les insultaient par voie électronique ; cependant que nombre d’anti-industrialistes regardaient ailleurs, non sans quelque mauvaise joie, déplorant doucereusement nos tendances « clivantes » à la « provocation » [6].

Pro-vocare : « appeler au dehors », faire sortir, paraître, révéler, etc.

Quoi ? Ce qui était enfoui, occulté, dissimulé. La « chose qui fâche ». La « vérité qui n’est pas bonne à dire ». La « considération intempestive ».

Certains nous accordaient « le fond », mais réprouvaient « la forme », la « violence » du propos, « le mépris », « l’humour déplacé », qui « rendaient le fonds inaudible ». Que n’avaient-ils montré l’exemple, ces bons critiques, et fait un livre ? Alors, en 2014, ou huit ans plus tard, en 2022. Que n’avaient-ils enseigné l’art de « dire les choses sans choquer, pour que ça passe » ?

Mais en l’occurrence, cet art se réduisait à ne surtout rien dire, de crainte de « faire le jeu de… » (l’extrême droite catholique, la Manif pour tous), et de provoquer – de révéler – l’agressivité latente « des copains » (alias « anarchistes intersectionnels », « féministes » et « anticapitalistes », pour faire bon poids) ; bien décidés à maintenir leur domination sur le « milieu », et leur monopole des « idées justes ». C’est qu’il y a toujours une raison de ne rien dire, et mille façons de travestir la veulerie en courage et modération. « Antifasciste », d’accord, à condition de ne pas se faire insulter sur Internet ou regarder de travers dans son bar habituel.

Mais ce qui n’est pas dit a encore moins de chance d’être entendu que ce qui est dit trop fort.

Après avoir (trop) longtemps attendu que d’autres parlent, et cependant que les pondérés s’octroyaient sept ans de réflexion, voire davantage, nous avons estimé impossible, face à l’emballement de la reproduction artificielle de l’humain, de nous taire.

*

Rien n’est plus fondamental pour la société humaine que la façon dont elle se reproduit, et en tant que sociétaires de cette humanité, nous sommes aussi concernés, aussi légitimes que n’importe qui – quels que soient notre sexe et notre genre – pour penser là-dessus par nous-mêmes. Et contrairement aux critiques respectueux et lanceurs d’alerte après coup, nous n’avons nul besoin d’un bouclier féministe ou LGBT pour dénoncer la machination de l’humain (production artificielle, modifications génétiques), afin d’instaurer de nouvelles normes de production infantile, in vitro ; et de déposséder la masse encore majoritaire des humains fertiles, de leur droit naturel à la reproduction libre et gratuite (et même parfois, plaisante).

Si nous avons maintes fois récidivé sur le sujet, avec le Manifeste des chimpanzés du futur [7] en 2017 et Alertez les bébés ! [8] en 2020, nous n’avons été ni les seuls, ni les premiers à réclamer l’abolition de toute reproduction artificielle de l’humain. Parce qu’ils sont rares, nous tenons à mentionner quelques sites et individus qui n’ont pas cherché d’excuses pour se taire : Les Amis de Bartleby (Bordeaux), les Chimpanzés gascons (Gascogne), Hors-Sol (Lille), Lieux communs (Paris), Resistenze al Nanomondo (Italie), tous signataires avec nous d’un appel « contre l’eugénisme et l’anthropocide », paru dans La Décroissance, en octobre 2019. Sans oublier Marie-Jo Bonnet, lesbienne et féministe de la première heure, qui ne s’est pas pliée à la loi du milieu [9].

Qu’aurait pensé de cette mainmise technocratique sur la reproduction son amie Françoise d’Eaubonne (1920-2005), qui fut un peu la nôtre en 1977 [10], cofondatrice du FHAR (Front homosexuel d’action révolutionnaire), du MLF et mère de toutes les écoféministes (même de celles qui ont tâché de l’oublier).

La maternité, ce n’était pas son fort à Françoise d’Eaubonne ; cinq grossesses, deux enfants élevés par des proches, deux avortements et un accouchement sous X. Qui plus est, elle avait sur la reproduction des théories partiellement loufoques, recueillies de Karl Bachofen (1815-1887), Friedrich Engels (1820-1895), Robert Graves (1895-1985), Maria Gimbutas (1921-1994), Lederer (1034-1990), etc. Elle répandait ainsi une fable primitive suivant laquelle, aux âges paléolithiques, les mâles, ces gros nigauds, ignoraient leur nécessaire contribution à la reproduction, forgeant là-dessus des théories non moins loufoques que celles de d’Eaubonne & Co, sur les sociétés premières et leurs mythes.

Les femmes font des enfants toutes seules, c’est leur pouvoir spécial. Par parthénogenèse – le clonage avant l’heure – ou par frayage avec les éléments naturels, ou avec les forces surnaturelles, ou avec les dieux. Bref, une affaire dont les mâles sont exclus, nourrissant stupeur, envie, ressentiment, désir de revanche – et la complainte du mâle :

« Pourquoi les femmes font-elles des enfants toutes seules ; et non les mâles ? Pourquoi devons-nous dépendre des femmes pour avoir des enfants et pour la perpétuation du groupe ? Comment pourrions-nous enfanter par nous-mêmes, et nous passer de ces femelles, qui, fortes de leur don, nous regardent de haut, exigeant qu’on les traite avec déférence et qu’on rende un culte aux Grandes déesses (Isis, Cybèle, Ishtar, Déméter) ; aux Déesses Mères. »

D’où, suivant certains anthropologues et préhistoriens, le recours à la couvade. Un rite mimétique dans certains groupes primitifs, où les mâles imitent les comportements et les sensations physiques des femmes en gésine, soit par solidarité conjugale, soit pour imposer leur participation à la production infantile et briser le monopole féminin. Qu’il ne soit pas dit que, « nous, les mâles », on compte pour rien dans la survie des humains. De même les rites d’initiation masculine servent à « faire des mâles », des « fils à leur maman », à l’occasion traités sexuellement comme des filles par les adultes mâles. A les séparer de leur mère et de la sphère féminine pour initier les garçons à la virilité adulte.

Et non seulement ces lourdauds ignoraient tout de leur rôle dans la production infantile, mais ils n’en savaient pas plus sur la production agricole. Toujours selon d’Eaubonne, ses maîtres et ses disciples.

« Le raisonnement est simple. Tout le monde, pratiquement, sait qu’aujourd’hui les deux menaces de mort les plus immédiates sont la surpopulation et la destruction des ressources ; un peu moins connaissent l’entière responsabilité du Système mâle, en tant que mâle (et non pas capitaliste ou socialiste) dans ces deux périls ; mais très peu encore ont découvert que chacune des deux menaces est l’aboutissement logique d’une des deux découvertes parallèles qui ont donné le pouvoir aux hommes voici cinquante siècles : leur possibilité d’ensemencer la terre comme les femmes, et leur participation dans l’acte de reproduction. Jusqu’alors, les femmes seules possédaient le monopole de l’agriculture et le mâle les croyait fécondées par les dieux. Dès l’instant où il découvrit à la fois ses deux possibilités d’agriculteur et de procréateur, il instaura ce que Lederer nomme “le grand renversement” à son profit. S’étant emparé du sol, donc de la fertilité (plus tard de l’industrie) et du ventre de la femme (donc de la fécondité), il était logique que la surexploitation de l’une et de l’autre aboutisse à ce double péril menaçant et parallèle : la surpopulation, excès des naissances, et la destruction de l’environnement, excès des produits. » [11]

Nos lecteurs auront rectifié d’eux-mêmes. La surpopulation et la surexploitation, deux faits aussi réels qu’imbriqués, résultent de la société industrielle et non pas du système Mâle. Et ce n’est pas le « patriarcat » qui accomplit la « révolution industrielle » (entre 1735, introduction de la machine-outil, et 1784, introduction de la machine à vapeur), mais certains hommes parmi les hommes. Cette catégorie que Saint-Simon (1760-1825) nomme justement « les industriels » et où il range les scientifiques, les ingénieurs, les entrepreneurs, les financiers, et leurs ouvriers mâles et femelles, enfants et adultes.

Et d’ailleurs, hommes ou femmes, nombre de gens résistent à l’industrialisation. Marx et toute sa postérité de « socialistes scientifiques » ont assez déploré les révoltes de ces ouvriers qui s’attaquent aux machines plutôt « qu’aux rapports de production » ; et assez dénoncé les vaines tentatives des classes déchues et « réactionnaires » (artisans, boutiquiers, paysans, petits industriels, etc.), de « faire tourner en arrière la roue de l’histoire » pour qu’il soit besoin de détailler ici.

Faire de la production et de la reproduction les valeurs mâles par excellence, en croyant être allé à la racine de nos maux, c’est verser dans le sexisme et l’essentialisme, pour user du vocabulaire en vigueur. Deux erreurs dont Françoise d’Eaubonne et ses disciples tentent en vain de s’exonérer en inversant le reproche :

« [Le monde] est condamné à mort. Et à une mort à la plus brève échéance. Non seulement par la destruction de l’environnement, mais par la surpopulation dont le processus passe directement par la gestion de nos corps confiés au Système Mâle. » [12]

« La destruction des sols et l’épuisement des ressources signalés par tous les travaux écologistes correspondent à une surexploitation parallèle à la surfécondation de l’espèce humaine. Cette surexploitation basée sur la structure mentale typique de l’illémitisme et de la soif d’absolu […] est un des piliers culturels du Système Mâle. » [13]

Cet « illémitisme » et cette « soif d’absolu » dont d’Eaubonne fait les traits saillants et spécifiques du Mâle, après le « grand renversement » patriarcal (circa 3000 avant J.-C.), ne sont que des synonymes de cette volonté de puissance que les deux sexes ont en commun. Quand bien même ce sont des hommes qui l’incarnent le plus souvent. Une même volonté d’agir sur le monde matériel, y compris sur soi-même, en agissant sur l’environnement immédiat, puis sur les forces surnaturelles et divines (cultes, rites, prières, offrandes), avant d’entamer la conquête de la puissance au moyen des sciences et techniques – savoir c’est pouvoir – une autre forme d’action qui transforme l’Homo sapiens autant qu’il transforme le monde. Avec en ligne de mire, omniscience et toute-puissance, afin de se rendre comme des dieux.

S’il y a un « essentialisme » à soupçonner dans cette trajectoire, un invariant historique et métaphysique, c’est, au-delà des besoins de la survie immédiate, la rage de l’espèce, ou du moins de sa fraction la plus dynamique (« l’avant-garde »), à conquérir sans cesse au-delà de la niche écologique acquise. Pour Serge Moscovici, la référence écologique de Françoise d’Eaubonne, cette fraction s’incarne aux moments primitifs de l’hominisation dans « la bande des jeunes mâles surnuméraires » [14], et sans femelles, rejetés à la périphérie du clan ; contraints de se nourrir et de se protéger par eux-mêmes. D’où la solidarité, l’homosexualité et l’organisation de ce groupe de marginaux. Des pionniers, des aventuriers, qui explorent, expérimentent, élaborent des techniques et une culture de la chasse ; déclenchant la « cynégétisation » des sociétés humaines. Le passage de la simple prédation – cueillette, charognage, capture occasionnelle de petits animaux – à la chasse collective, organisée et systématique, avec élaboration d’un langage symbolique ; et de l’hominidé à l’humain.

Ce nouvel apport de protéines (animales) ramène au centre les jeunes marginaux, en tant que groupe homogène, important et puissant. Les vieux mâles dominants, plus ou moins désignés par les femelles suivant Moscovici, doivent composer avec eux, notamment en leur concédant l’accès aux femelles. Ces dernières, championnes de la cueillette, activité individuelle et peu élaborée, se voient dévalorisées en tant que pourvoyeuses de protéines (végétales), ressource éparse et aléatoire. Le passage de la prédation à la chasse, suivant Moscovici, est également celui de la forêt à la savane. Une double migration topologique et culturelle, qui en annonce bien d’autres, de même que la cueillette, puis la chasse, n’ont jamais cessé de se transformer et de traquer d’autres proies – transformant du même coup les sociétés primitives en sociétés industrielles. Bref, l’odyssée de l’espèce. Et en fin de compte, lorsque cette conquête ne laisse plus que cendres et déchets, il s’agit de revenir non pas « à la nature », mais « dans la nature » à laquelle « nous appartenons tout entier, par la chair, le sang, le cerveau » [15] ; afin « d’assurer la bonne marche d’une biosphère complexe, ayant évolué et qui évolue, exerçant une influence immédiate sur notre histoire comme nous en exerçons une sur la sienne » [16].

Le dernier mot de Moscovici c’est le pilotage cybernétique de « l’écosystème ». Il ne dit mot, cependant, de l’ignorance supposée des mâles quant à la production infantile et agricole ; ni du « renversement patriarcal ». Des notions glanées ailleurs ou plus tard par Françoise d’Eaubonne ; de même que la période supposée de « pouvoir féminin » n’a pu exister qu’à une période ultérieure de la préhistoire.

« Aux hommes le pastorat et la chasse, aux femmes l’agriculture ; chacun des deux groupes armés affrontait l’autre ; telle est l’origine de la prétendue “légende” des Amazones [17]. Quand pointa la famille, la femme pouvait encore traiter de puissance à puissance, tant que les fonctions agricoles continuaient à la sacraliser ; la découverte du processus de la fécondation – celle du ventre comme celle du sol – sonna le glas de sa fin. Ainsi commença l’âge de fer du deuxième sexe. Il n’est certes pas terminé aujourd’hui. Mais la terre, elle, symbole et ancien fief du ventre des Grandes Mères, a eu la vie dure et a résisté davantage ; aujourd’hui, son vainqueur l’a réduite à l’agonie. Voici le bilan du phallocratisme. » [18]

« Phallocratisme du Système Mâle », ou productivisme de la société industrielle, Françoise d’Eaubonne voit bien que nous sommes d’abord des corps qui naissent – mâles ou femelles ; et que ces corps, s’ils jouent un rôle égal, ne jouent pas un rôle identique dans la biologie de la reproduction. Un mâle peut se reproduire à des dizaines, voire à des centaines d’exemplaires. Successivement et simultanément. Une femme, à moins de porter des jumeaux, ne peut délivrer qu’un enfant tous les neuf mois, pendant quelques années de sa vie. Une quinzaine d’enfants tout au plus.

L’objectif « écoféministe » de Françoise d’Eaubonne est donc, dans un premier temps, de rendre aux femmes la libre disposition de leur corps/d’elles-mêmes. Les « sorcières » avaient sans doute toutes sortes de remèdes abortifs dans leur pharmacopée vernaculaire, sans parler de l’infanticide qui « a été la méthode sinon la plus courante, du moins la plus sûre pour canaliser le courant reproductif. Les données que l’on possède sur les peuplades australiennes ou les Eskimos d’aujourd’hui aussi bien que les vestiges du Pléistocène attestent une pratique systématique de la mise à mort des nouveaux-nés avoisinant un taux variant entre 15 et 50 % » [19].

Et tant pis, si c’est à un homme, le docteur Pinkus, que l’on doit la première pilule contraceptive (1956) ; à un autre homme, Lucien Neuwirth, que l’on doit la loi autorisant la fabrication et l’importation de contraceptifs (1967) ; et à un troisième homme, Harvey Karman, que l’on doit la méthode d’avortement par aspiration (1971).

Quoi qu’il en soit, après avoir signé dans Le Nouvel observateur du 5 avril 1971, le « Manifeste des 343 salopes » déclarant avoir avorté ; et avoir perturbé un meeting de « Laissez-les-vivre » à la tête d’un commando mixte du MLF et du FHAR armé de saucissons secs (5 mai 1971), Françoise d’Eaubonne lance un appel à la grève de la procréation, au nom de son fantomatique « Mouvement Ecologie-féminisme » (1974) :

« ATTENDU que le plus grand péril qui menace aujourd’hui dans un avenir très proche notre planète et l’humanité présente ce double aspect : surpopulation globale et destruction des ressources tant agricoles que minières ; […]

ATTENDU que ces diverses observations révèlent une société malade et démentielle qui, même dans ses efforts révolutionnaires, change DE système, mais jamais LE système, et ne remet jamais en question les structures culturelles profondes : morale du travail, appropriation, expansion, compétition meurtrière, le tout basé sur une immuable HIERARCHIE DES SEXES et division de leurs intérêts, fondant le schéma patriarcal universel et la cellule familiale ; […]

NOUS, FEMMES DU MOUVEMENT ÉCOLOGIE-FÉMINISME RÉVOLUTIONNAIRE, nous déclarons :

  1. a) Notre résolution de prendre en main, avec le contrôle de notre destin, celui de la démographie, en solidarité avec nos sœurs du Tiers-Monde, et notre volonté de traquer et combattre à tous les niveaux le système patriarcal universel qui cimente par notre oppression TOUTES LES AUTRES ; […]
  2. c) Notre DÉCISION (à titre de premier avertissement) de proclamer une grève de la maternité d’UN AN MINIMUM dans les pays d’économie développée, pour la grande majorité de nos signataires qui sont en capacité de procréer, et d’encourager les femmes des autres pays à nous imiter afin de manifester leur pouvoir, indispensable pour la continuation de l’espèce et de l’Histoire, qu’aucune loi ne peut leur retirer.

NOUS EXIGEONS : L’arrêt du pillage des biens de la VIE dont nous sommes les détentrices ; le stoppage de l’inflation démographique qui recoupe si bien le mépris de notre condition, de notre volonté, de notre dignité ; la limitation du “travail” producteur d’inutilités et de pollution ; le reboisement maximal effectué grâce aux masses de travail ainsi dégagées ; la destruction ou l’arrêt des criminelles Centrales Nucléaires remplacées par les “énergies douces” qui décentralisent les sources de production et donc le Pouvoir ; la fin définitive de toute industrie de guerre, et surtout L’ABOLITION TOTALE ET IRRÉVERSIBLE DU SEXISME ET DU PATRIARCAT. » [20]

*

Hélas, le « patriarcat », ou plutôt la biocratie (médecins, généticiens), la branche spécialisée de la technocratie, s’affaire déjà à éliminer les humains, hommes et femmes, de la production infantile ; de même que les ingénieurs les éliminent depuis un siècle des champs, des usines, des bureaux et des boutiques, à l’aide des machines, robots, automates et réseaux informatiques.

La production du premier enfant-artefact, Louise Brown, le 25 juillet 1978, à l’hôpital d’Oldham, en Grande-Bretagne, coupe en deux notre histoire naturelle et sociale. Les biographes de Françoise d’Eaubonne [21] n’enregistrent pas de réactions à ce sujet, mais dans Les Bergères de l’Apocalypse, son épopée de science-fiction androphobe, comprise comme l’illustration et l’exposition de ses idées, une révolution d’amazones « supprime la partie mâle de l’humanité par le refus de sa production ; en utilisant l’ectogenèse qui ne donnera que des filles » [22].

Les « fécondateurs » survivants sont enfermés dans des « androcées » et des réserves, jusqu’à ce que mort s’ensuive ou que les amazones n’aient plus besoin d’eux. Quelques mères, cependant, ont sauvé leurs petits garçons sur l’Île de Pâques. Tempête à l’assemblée des cheffes. Que faire de Pablo et Laurent, les deux petits mâles ramenés de l’Île de Pâques par Ariane ?

« Demain, je vais les affronter toutes. Dans quelques heures. Je dois dormir. Dissolution du Conseil et de toute Instance suprême : ce sera ma première exigence. Démocratie directe enfin réellement appliquée. Autogestion enfin égalitaire ; et partagée entre les sexes. L’hétérosexualité ? Non pas reprise comme valeur de base, bien entendu, mais reconnue, sans privilège, ni anathème, parmi tous les autres modes de l’Eros ; non plus exaltée, mais pas davantage scandaleuse ; n’étant plus nécessaire à la reproduction, elle pourra enfin être vécue pour elle-même. Et la totalité humaine bafouée par Animus et mutilée par Anima connaîtra pour la première fois sa chance d’être au monde.

Je le veux. Je ne le peux pas. Si, je le peux ! Glycin, Petit Rosier, Pablo, Laurent, je le peux. Ou bien non ?…

Si je me trompe, si je perds cette bataille, si je ne fais pas cette révolution, je ne me permettrai pas de vivre un jour de plus.

Fin

Février 1974- octobre 1977. » [23]

Suspense. Ni « Ariane », ni son double réel, Françoise d’Eaubonne, n’ont décidé du sort des derniers mâles, mais les amazones insurgées ne doutent pas de leurs capacités à retourner contre les mâles les techniques scientifiques qu’ils ont mises au point, vasectomie, stérilisation, clonage, ectogenèse, etc.

En attendant, le « système patriarcal » – ou plutôt la société industrielle – attaque les mâles dans l’œuf.

« La fertilité masculine n’est plus ce qu’elle était. Lentement mais sûrement, la qualité du sperme s’érode au fil des années. Le mode de vie des futurs papas et la pollution sont en cause. Aujourd’hui, de 10 à 15 % des couples ont des difficultés à concevoir un enfant. La “faute” exclusivement à l’homme dans 20 % de ces situations et aux deux partenaires dans 30 à 40 % des cas (source : Association française d’urologie). » [24]

On notait déjà en 2014, dans « La stérilité pour tous et toutes » [25], les progrès spectaculaires de la stérilité masculine, dus aux multiples rejets toxiques et au mode de vie industriels. Un déclin s’accompagnant chez nombre d’espèces animales (alligators, ours polaires, phoques, panthères, cerfs, etc.), d’une féminisation des mâles [26]. Les nuisances chimiques entraînent également une diminution du nombre de naissances masculines dans l’espèce humaine, par rapport aux féminines. Dans l’immédiat, cela nivelle le ratio spontané – 105 naissances mâles pour 100 femelles. Dans l’avenir, cette perte de fécondité et de « fécondateurs » ne peut que stimuler l’essor des technologies de production infantile. C’est qu’il est bien « chétif » le chromosome XY. Et peut-être « éphémère » [27]. Il ne cesse de perdre des gènes depuis 180 millions d’années – il ne lui en reste que 3 %. Il pourrait disparaître d’ici quelques millions d’années – voire plus vite si des amazones généticiennes prennent en main l’évolution et l’amélioration de l’espèce humaine.

« Quant à X, le chromosome femelle, il n’a cessé au contraire de se renforcer grâce aux doubles X des “individus femelles”, qui ont conservé la possibilité de se recombiner entre eux – et de s’autoréparer. [Il] comporte de nombreux gènes essentiels à la spermatogenèse : un rôle qu’on n’attendait pas forcément de ce chromosome. […] Ainsi le X humain compte 340 gènes uniquement actifs dans le testicule. » Et la généticienne Jenny Graves d’en conclure “que le Y n’est plus indispensable pour assurer ces fonctions mâles” (Le Monde, 30 avril 2014). Bon débarras, tiens !… Et prends ça dans les couilles, vieux chromosome mâle hétéronormé ! » [28]

Il se peut qu’amniocentèses (Douglas Bevis, 1950) et échographies (Ian Donald, 1958), ces technologies « mâles » – biocratiques –, servent un jour à éliminer les fœtus mâles, comme elles servent aujourd’hui à éliminer les petites filles en Inde et en Chine ; que le tri génétique (alias DPI, diagnostic préimplantatoire), permette de les éliminer de la reproduction artificielle, comme il permet déjà d’éliminer les trisomiques, les albinos et autres produits défectueux [29].

Que l’eugénisme, en somme, serve, entre les mains des amazones, « à supprimer la partie mâle de l’humanité ». Voilà qui de leur point de vue serait une ruse de la raison historique ; retourner contre le Pouvoir Mâle, les armes du Patriarcat.

Cette heureuse perspective les empêche sans doute de voir au-delà des mâles, les biocrates, médecins et généticiens.

Les « papas » d’Amandine, le premier « bébé éprouvette » français (1982) ? Émile Papiernik, Jacques Testart, René Frydman.

Les concepteurs de l’eugénisme ? Toute la séquelle des biologistes, athées, croyants, nazis, libéraux, communistes, etc., qui va de Thomas Huxley (1825-1895) à… He Jiankui (1984-…) – l’auteur en 2018 des premiers BGM (bébés génétiquement modifiés) [30].

Loin que l’eugénisme menace les technologies reproductrices de ses « dérives » funestes, il en est au contraire le mobile et le moteur. C’est l’eugénisme qui suscite les recherches en génétique et « procréatique » afin d’accomplir ses projets de « race pure » et « supérieure » [31].

Aldous Huxley (1894-1963), fils et frère de biologistes eugénistes, auteur du Meilleur des mondes en 1932, avait prouvé qu’il n’y avait nul besoin d’être une féministe, une lesbienne, ou un gay, pour avoir le droit de critiquer la reproduction artificielle de l’humain. Il avait montré au passage que ces technologies de production infantile pouvaient aussi bien viser l’amélioration des spécimens – Alpha+ – que leur dégradation – Delta – afin d’instaurer un système de castes génétiques. Mais on s’accoutume à l’asservissement technologique et le livre prophétique d’Huxley n’empêcha pas davantage l’essor de la « procréation médicalement assistée », que le souvenir des Lebensborn (fontaines de vie) nazis.

Entre 1978 et 1982, « on n’en était plus là ». On ne pouvait tout de même pas confondre les bons docteurs Edwards et Frydman, ces bienfaiteurs de la paternité et de la maternité malheureuses, avec d’horribles médecins nazis. Ni même avec tous les savants tripoteurs de gènes qui imposèrent des lois eugénistes, notamment dans les pays de culture protestante, de l’Indiana (1907) au canton de Vaud (1985), en passant par une trentaine d’États américains, la Suisse, le Danemark, la Norvège, l’Allemagne, la Finlande, la Suède, l’Estonie.

*

Naissez, nous ferons le reste ! Nous avons pourtant exhumé d’une boîte à livres de campagne, entre des piles de Sélections du Reader’s Digest, une fable de Patrice Duvic (1946-2007) parue en 1979. C’est-à-dire entre la production de Louise Brown et celle d’Amandine. Cela se passe, comme on dit, « dans un avenir proche ». Les gens ne font plus leurs enfants. Ils les achètent à des laboratoires comme HD (Hôtel Dieu) ou Lariboisière ; et ils viennent en prendre livraison quand ils sont « prêts ». Les enfants coûtent cher à l’achat et à l’entretien. Bien sûr « …vous bénéficiez d’une GARANTIE TOTALE de cinq ans, organes ET main-d’œuvre » comme le souligne le généticien-conseil en apposant son cachet sur le Contrat de Complicité. Mais c’est toujours à l’issue de la garantie que le gosse commence à se détraquer. En principe les manipulations génétiques devraient produire des individus immunisés, mais ce serait la ruine de l’industrie pharmaceutique. La solution ? Les programmer pour qu’ils tombent malades dès leur fin de garantie. Et sans cesse, à répétition, greffes, traitements, opérations hors de prix, et qui entraînent d’affreux « effets secondaires ».

On ne sait si ce Patrice Duvic était un gay ou un « homme-trans », mais c’était à coup sûr un fieffé anticapitaliste, doublé d’un médicophobe enragé. Il avait peut-être ses raisons. Il est mort à 61 ans.

Si bref que soit son livre (152 pages), il arrive à y injecter des pubs et des « actualités », comme Dos Passos dans Manhattan Transfer. On voudrait toutes les citer. Deux au hasard :

« Avant ce temps-là

La vie édifiante du professeur Montagnard (suite)

Grâce au travail acharné de notre sympathique généticien, il est désormais possible de produire des bébés éprouvettes immunisés contre la plupart des maladies courantes…

Pour “l’important laboratoire pharmaceutique” qui a financé les expériences du professeur, non sans prendre l’élémentaire précaution de déposer un brevet, les investissements consentis semblent en passe de porter leurs fruits.

Dans un premier temps, la clientèle se réduira à celle de couples stériles, de parents atteints d’affections héréditaires graves. Pourtant, on espère bien ne pas en rester là.

Mais les résistances s’avèrent aussi multiples que souterraines.

Et en fin de compte, malgré son enthousiasme, le professeur Montagnard commence à craindre que sa découverte ne soit mise sous le boisseau.Il se trompe… (à suivre) » (p. 116)

« Avant ce temps-là

La vie édifiante du professeur Montagnard (suite et fin)

En raison de l’étrange épidémie de rubéole mutant qui ravage la planète – épidémie dont l’origine restera à jamais mystérieuse – on se met à considérer d’un œil nouveau la découverte du professeur Montagnard. Il n’est pas impossible que, face à cette vague tératologique qui menace l’avenir même de l’humanité, les bébés-éprouvettes soient le seul recours, la seule solution. […] » (p. 139)

*

On en est au café, cependant, et notre convive nous interroge :

« Comment se fait-il que PMO (et Escudero, Tomjo, Renaud Garcia – et Fabien Ollier, peut-être aussi) aient été “obligés” de développer une position qui aurait aussi dû être celle du féminisme (hétéro ou homo), dans la lignée de Finrrage (féminisme “matérialiste”) ? Pourquoi avez-vous été attaqués pour cela, en particulier par des féministes ? De manière plus générale : pourquoi la critique de la technologie bien présente dans les années 1970-1980, dans laquelle s’inscrivait le féminisme “matérialiste”, est progressivement devenue marginale et même combattue par la gauche, les Verts, les féministes “branchées”, les LGBT, etc. ? »

Finrrage ? Mais c’est nous, précisément, qui avons exhumé le Feminist International Network of Resistance to Reproductive and Genetic Engineering, en septembre 2017, dans notre Manifeste des Chimpanzés du futur contre le transhumanisme ; et qui avons publié un extrait de sa « Déclaration de Comilla », en 1989, au Bangladesh.

« Le génie génétique et reproductif est le produit de développements scientifiques qui considèrent le monde comme une machine. De même qu’une machine peut être démontée en composants, analysés et remontés, les êtres vivants sont considérés comme faits de composants qui peuvent être isolés. […] Nous appelons les femmes et les hommes à s’unir contre les technologies déshumanisantes et nous exprimons notre solidarité avec tous ceux qui cherchent à préserver la diversité de la vie sur notre planète, l’intégrité et la dignité de toutes les femmes. » [32]

Le site de Finrrage (www.finrrage.org), en anglais, résume l’histoire du réseau. Des femmes de divers pays qui parlent de ces questions de technologie reproductive, depuis le milieu des années 1970. Elles se retrouvent lors de congrès et de conférences internationales pour en débattre d’un point de vue féministe. À Groningue, aux Pays-Bas, en avril 1984 ; à Vällinge, en Suède ; et à Nairobi, au Kenya, en 1985, où elles adoptent le sigle Finrrage. Pas des femmes de ménage, hein, des femmes qui prennent l’avion de conférences en congrès ; médecins, avocates, journalistes, universitaires, activistes professionnelles, etc.

En 1989, c’est le tour de Comilla, au Bangladesh, où 145 participantes venues du monde entier adoptent une déclaration en 38 points parfois ambigus. L’ingénierie génétique et reproductive « dégrade un peu plus la position des femmes dans la société » (point 2) ; « fait partie d’une idéologie eugéniste à laquelle nous nous opposons ! » (point 3) ; « prétend proposer un contrôle illimité sur toutes les formes de vie » (point 7) ; « … promet une diversité sans limites. Mais dans un monde patriarcal fabriqué de la main de l’homme, où tout a été trafiqué d’une manière ou d’une autre, laisse entrevoir une vie infiniment plus étriquée […] avec son idéologie de sélection, eugéniste et patriarcale » (point 8).

Les divers points de la déclaration oscillent entre la dénonciation des « scientifiques (qui) collaborent avec l’industrie et le grand capital » et celle de « la domination patriarcale, industrielle, marchande et raciste sur la vie » (point 9).

Comme si nombre d’hommes (et qui sait, de pères), ne s’opposaient pas à ces scientifiques, à l’industrie et au grand capital. Comme si nombre de femmes, y compris scientifiques, ne collaboraient pas avec.

Il est déconcertant de voir dénoncées les « sciences et technologies patriarcales » (point 22), et de lire simultanément la revendication de « contraceptifs pour hommes » (point 16) – mis au point par qui, sinon par des scientifiques ? Hommes ou femmes ? Collaborant ou non avec « l’industrie et le grand capital » ?

Delenda est pater familias. Quel que soit le sujet, un discours féministe ne peut éviter de ramener les maux évoqués à une cause principale, première, sinon unique, « le système patriarcal ». Ce qui n’empêche l’appel final aux « femmes et hommes du monde entier à joindre leurs forces contre les technologies déshumanisantes » (point 38). En tant que quoi, sinon en tant qu’humains ?

Et c’est bien en tant qu’humains, mammifères primates et politiques, que nous, chimpanzés du futur, combattons ces « technologies dangereuses et déshumanisantes » ; et l’utilisation des femmes « comme des terrains de recherche et des productrices d’ovocytes et permettant aux scientifiques de mieux contrôler la “qualité” des êtres humains qu’ils produisent… » (point 24).

Autre « féministe des années 1970-1980 » exhumée par nos soins des Cahiers du Grif (Groupe de recherche et d’information féministe), la journaliste Gena Corea, également membre de Finrrage, qui publie son article « Le projet Manhattan de reproduction » en 1987. Nous n’avons fait que reproduire à notre tour, en septembre 2019, ce classique de la technocritique.

« Un jour, en 1983, le docteur Alan de Cherney, membre de l’équipe de fertilisation à l’école de médecine de Yale, quitta son bureau et vint examiner les ovaires des plus récentes candidates à la fertilisation in vitro – la procédure du “bébé éprouvette”. Comme il se trouvait là, il se mit à penser au changement que la technologie allait bientôt introduire dans la vie des endocrinologues de la reproduction.

“Des progrès technologiques majeurs sont apparus dans notre propre domaine de spécialisation défini avec précision”, écrivit-il ultérieurement à ses collègues dans un éditorial de la revue Fertility and Sterility, et nous ne pouvons qu’être remplis de joie et réconfortés, et nous considérer comme extrêmement privilégiés de pouvoir travailler à une époque où des progrès aussi importants ont été accomplis. Comme il devait être stimulant pour Chaucer d’écrire au moment où Gutenberg inventait l’imprimerie, ce l’est aujourd’hui d’être physicien et de travailler sur le projet Manhattan ! »

Comme nombre d’entre nous, Gena Corea bute un jour sur un fait, un phénomène, une déclaration – et soudain ses yeux s’ouvrent sur le monde, perçant le voile de normalité fictive qui nous le dérobe. Comme nombre de textes de technocritiques, qu’il s’agisse du nucléaire, de reproduction, ou d’un autre domaine, le sien commence par ce « moment de vérité » avant de nous exposer « l’état de l’art », son histoire, la vitesse de ses développements – bien plus rapides que les capacités de compréhension et de réaction du public – ses perspectives, ses conséquences – l’invasion, le pillage, les ravages du corps des femmes, la création ex labo d’une espèce surhumaine. Elle fait comme nombre d’entre nous l’apprentissage technique d’un domaine spécialisé, dans tous ses recoins fastidieux, afin de traduire en termes éthiques et politiques ce que les scientifiques dissimulent souvent (mais pas toujours) derrière un brouillard de termes obscurs. Elle veut comme nous « alerter les gens », « faire prendre conscience » et termine comme nous par un appel à la résistance, inaudible pour le public, tourné en dérision par les scientifiques (« obscurantiste ! »), et calomnié par leurs idéologues (« réactionnaire ! »).

« Mais je pense que l’image qui m’a été suggérée par l’éditorial du Dr de Cherney saisit de façon beaucoup plus juste la signification que les technologies nouvelles auront dans l’histoire humaine. C’est l’image du projet Manhattan. Il est sans doute vrai, comme l’écrit le Docteur de Cherney, que les techniciens de la reproduction peuvent être remplis des joies et se considérer comme extrêmement privilégiés de pouvoir travailler à une époque où des progrès aussi importants ont été accomplis dans leur domaine. Mais au vu de l’explosion du projet Manhattan, année après année, on ne peut pas dire que ce projet apportera la joie aux femmes. La joie pour nous, femmes, viendra de notre amitié réciproque si nous travaillons ensemble afin de résister au démembrement de notre genre et de construire un monde qui nous chérisse, nous femmes, dans notre intégrité, dans notre pleine, notre complète humanité. »

L’humanité ? C’est un concept de vieux mâle blanc, non ? Sexiste et raciste ?

En 1989, Pierre Drouin (1921-2010), journaliste au Monde et conseiller de la direction, un père de famille, peut encore « s’interroger » – feindre de s’interroger – à la manière ecclésiastique et précautionneuse du « quotidien de référence » de la technocratie dirigeante, et de ses intellectuels organiques.

« La magnifique avancée des sciences et des techniques de la biologie conduira-t-elle à des manipulations dangereuses pour l’individu et pour l’espèce ? Relancera-t-elle les rêves sulfureux de l’eugénisme ? » [33]

On n’en est pas là, ou on n’en est – déjà – plus là ?

Il y consacre non moins de 67 pages (165-232) et trois chapitres (« L’homme préfabriqué », « L’acharnement procréatif », « Gén…éthique ») dans L’Autre futur, un ouvrage ainsi introduit :

« La science et ses applications soulèvent des angoisses inconnues jusqu’ici. Le nucléaire a ouvert la voie à la mort de masse. L’informatique peut étouffer nos libertés et la biologie conduire à des modifications irréversibles de l’espèce. » [34]

Avant de conclure fort classiquement :

« L’“autre futur” sera évidemment le plus moderne possible. Pourquoi l’homme se priverait-il des prodigieuses ressources de son intelligence, pourquoi refuserait-il de faire avancer la connaissance et ses applications ? » [35]

Moyennant bien sûr de « solides explications », pédagogie, vulgarisation, communication, déversées par tous les canaux sur un public ignorant ; et une répudiation condescendante de « l’écologie politique ».

« Il n’y a certes pas que des rêves d’utopistes dans ce méli-mélo de revendications humanistes. […] L’appel à la décentralisation, à la réalisation de petites unités de production, l’éclairage mis sur l’homme “dénaturé”, enfermé dans son rôle social, la reconquête du présent face aux hypothétiques “lendemains qui chantent”, tout cela est plus que sympathique. » [36] Mais « Le risque est que l’écologie devienne un système global d’interprétation, un contre-modèle de société, un “écosystémisme”, c’est-à-dire un usage abusif de la théorie des systèmes visant à construire une science des choix politiques, une pensée de la nécessité, de l’ordre naturel. » [37]

*

Mesurons, trente trois ans plus tard, à quel risque nous avons échappé (ô combien !). Il n’y a pas, il n’y aura pas, il n’y a jamais eu d’aspiration à « l’ordre naturel » chez les écologistes radicaux ; et moins encore le moindre début de réalisation d’un tel ordre à l’échelle sociale. Nous avons bel et bien, en revanche :

« La science et ses applications (qui) soulèvent des angoisses inconnues jusqu’ici. Le nucléaire (qui) a ouvert la voie à la mort de masse. L’informatique qui étouffe nos libertés et la biologie (qui) conduit à des modifications irréversibles de l’espèce. »

Ce n’est pas à nous, c’est aux survivantes de Finrrage et du Grif, s’il y en a, qu’il faudrait demander pourquoi elles ont été à ce point trahies par les soi-disant « féministes de la Troisième vague ». Non que nous manquions d’idées là-dessus, mais de place pour l’exposer.

Certes nous n’avons pas procédé ici au sempiternel « état de l’art », assorti des non moins sempiternelles mises en garde contre les développements en cours. (« Si nous ne nous mobilisons pas ! ») D’autres le feront. Mais on s’en voudrait de prendre congé sans rendre hommage à deux femmes puissantes et qui ont bien mérité leur prix Nobel 2020. Sans l’Américaine Jennifer Doudna (1964-…) et la Française Emmanuelle Charpentier (1968-…), codécouvreuses des « ciseaux génétiques CRISPR-Cas9 », ces fantastiques « outils d’édition génomique », le généticien chinois He Jiankui (1984-…), un non-Blanc, quoique formé à l’université Rice, au Texas, n’aurait pu modifier les génomes de deux petites jumelles, en 2018. Ce hardi pionnier, légèrement en avance sur son temps, ayant payé son geste de trois ans de prison ferme et de 368 000 euros d’amende.

« Il devait apparaître ultérieurement que He Jiankui était en contact avec John Zhang, président d’une importante clinique de fécondation in vitro new-yorkaise et déjà “père” controversé en 2016, d’un premier “bébé à trois parents”, porteur d’un patrimoine génétique de ses géniteurs, mais aussi d’ADN de mitochondries provenant d’une donneuse pour contrer une maladie liée au mauvais fonctionnement de ces usines cellulaires. » [38]

Il est aussi « apparu » qu’il y avait à l’époque des faits au moins un autre projet de « bébé génétiquement modifié », en Russie [39]. Sans compter ceux qui ne sont pas « apparus ».

Happy end, le docteur He Jiankui est aujourd’hui libéré, et les autorités médicales chinoises délibèrent de la meilleure façon de « prendre soin » de ses produits infantiles. Ce qui est fait, est fait, après tout. Et la science serait stupide de ne pas suivre cette expérience, ne serait-ce que pour « protéger les enfants CRISPR » [40].

Avis aux féministes de la prochaine vague : pour vous débarrasser définitivement du « Système Mâle » (« raciste », « sexiste », « capitaliste », etc.), faites de la génétique !

Pièces et main d’œuvre,
Grenopolis, le 18 mai 2022

 

Article publié dans la revue
Ecologie & politique n°65,
« Les enfants de la Machine »,
novembre 2022.

 


[1] Renaud Garcia, Notre Bibliothèque Verte, Service compris, 2022.

[2] Pièces et main d’œuvre, Alertez les bébés ! Objections aux progrès de l’eugénisme et de l’artificialisation de l’espèce humaine, Service compris, 2020

[3] Laurence Tain, « Les nouvelles techniques de reproduction », Informations sociales n°128, 2005/8.

[4] Cf. Le Génie lesbien, Grasset, Paris, 2020.

[5] Alexis Escudero, La Reproduction artificielle de l’humain, Le Monde à l’envers, 2014.

[6] Cf. « Appel contre la censure et l’intimidation dans les espaces d’expression libertaire », 29 décembre 2004.

[7] Pièces et main d’œuvre, Manifeste des Chimpanzés du futur contre le transhumanisme, Service compris, 2017.

[8] Pièces et main d’œuvre, Alertez les bébés ! Contre les progrès de l’eugénisme et de l’artificialisation de l’espèce humaine, Service compris, 2020.

[9] Marie-Jo Bonnet, Adieu les rebelles !, Flammarion-Café Voltaire, Paris, 2014.

[10] Cf. Le Casse-Noix, « Françoise d’Eaubonne à Grenoble », mai 2022, sur http://www.piecesetmaindoeuvre.com.

[11] Françoise d’Eaubonne, « Naissance de l’écoféminisme », extrait de Le Féminisme ou la mort (Pierre Horay, 1974), présenté et commenté par Caroline Lejeune. PUF, 2021, p.31-32.

[12] Françoise d’Eaubonne, Le Féminisme ou la mort, Pierre Horay, 1974.

[13] Françoise d’Eaubonne, Ecologie et féminisme. Révolution ou mutation ?, 1978.

[14] Serge Moscovici, La Société contre nature, UGE, 1972.

[15] F. Engels, Dialectique de la nature, 1884.

[16] S. Moscovici. La société contre nature, op. cit., p. 409.

[17] Cf. Pierre Gordon, Initiation sexuelle et morale religieuse, Puf, 1946.

[18] F. d’Eaubonne, « Le temps de l’écoféminisme », in Le Féminisme ou la mort, op. cit.

[19] S. Moscovici, La Société contre nature, op. cit., p. 187

[20] Cité dans Caroline Goldblum, Françoise d’Eaubonne & l’écoféminisme, Le Passager clandestin, 2019.

[21] Caroline Godblum, Françoise d’Eaubonne & l’écoféminisme, op.cit. ; Elise Thiébaut, L’amazone verte, le roman de Françoise d’Eaubonne, Points, 2023.

[22] Françoise d’Eaubonne, Les Bergères de l’Apocalypse, éd. Jean-Claude Simoën, 1977, aux éditions des Femmes, en 2022, p. 195.

[23] Ibidem, p. 480.

[24] Version Femina, 4 avril 2021.

[25] Cf. A. Escudero, La reproduction artificielle de l’humain, Le Monde à l’envers, 2014.

[26] Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, Rapport sur les perturbateurs endocriniens, le temps de la précaution, juillet 2011.

[27] Le Monde, 30 avril 2014.

[28] Pièces et main d’œuvre, Ceci n’est pas une femme (à propos des tordus queer), octobre 2014.

[29] Cf. Pièces et main d’œuvre, Alertez les bébés !, op. cit.

[30] Thomas Huxley (1825-1895), August Weismann (1834_1914), Ernst Haeckel (1834-1919), Alfred Ploetz (1860-1940), Charles Davenport (1866-1944), Ernst Rüdin (1874-1952), Julian Huxley (1887-1975), Hermann Muller (1890-1967), Ronald Fisher (1890-1962), J.B.S Haldane (1892-1964), Tage Kemp (1896-1967), Otmar von Verschuer (1896-1969), James Watson (1928…), Miroslav Radman (1944-…), Daniel Cohen (1951-…), Laurent Alexandre (1960- …), etc.

[31] Cf. André Pichot, La Société pure. De Darwin à Hitler, Flammarion, 2000.

[32] Réseau féministe international de résistance aux techniques de reproduction et à l’ingénierie génétique, Déclaration de Comilla, Bangladesh, 1989, (notre traduction), in Pièces et main d’œuvre, Manifeste des chimpanzés du futur contre le transhumanisme, Service compris, 2017, pp. 217-218.

[33] Pierre Drouin, L’Autre futur, Fayard, 1989. 4e de couverture.

[34] Ibidem, p. 13.

[35] Ibidem, p. 372.

[36] Ibidem, p. 363.

[37] Ibidem, p. 364.

[38] Le Monde, 20 avril 2022.

[39] Le Monde, 8 janvier 2020.

[40] Le Monde, 20 avril 2022.

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