Anne Rasmussen, Critique du progrès, « crise de la science », 1996

débats et représentations du tournant du siècle

Tout au long du XIXe siècle, science, modernité et progrès avaient suscité des représentations à peu près substituables. La science, qui ouvrait l’horizon sans limite d’une accumulation continue des savoirs, devait être, dans cette mesure même, garante du perfectionnement moral de l’homme et, partant, du progrès de la civilisation. L’archétypique Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain s’était employé à établir cette équivalence entre le domaine du savoir et les catégories éthiques et politiques. Les figures du discours circulaient aisément des sciences à la démocratie, des connaissances expérimentales à la morale ou à la société.

Au tournant du siècle cependant, les deux grandes sources du discours progressiste produit depuis les Lumières étaient en voie de tarissement. D’une part, l’inspiration historienne était proche de l’épuisement. Il n’était pas de vraie postérité à ceux que Renouvier dénommait les « penseurs appliqués à l’histoire universelle » dans la lignée des Condorcet, Saint-Simon, Hegel, Comte ou Spencer dont « la maxime que tout est bien, ou que tout va au bien, est le postulat secret, quand ce n’est pas la thèse à démontrer » [1]. D’autre part, la source scientifique, qui prétendait associer progrès social, moral et cognitif, si elle continuait d’avoir des adeptes, subissait une profonde remise en question. Lire la suite »

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Thomas S. Kuhn, La vérité scientifique n’a pas besoin d’être unique, 1995

Thomas S. Kuhn (1922-1996) a enseigné successivement aux universités Harvard, Berkeley et Princeton, avant de terminer sa carrière au Massachusetts Institute of Technology de Cambridge (Massachusetts). Après avoir consacré en 1957 un travail à La Révolution copernicienne (le Livre de poche, Biblio Essais, 1992), il a publié en 1962 un livre, La Structure des révolutions scientifiques (Flammarion, 1983), qui a durablement marqué l’histoire et la philosophie des sciences. Lire la suite »

Mikhail Bakounine, La Science et l’Anarchie, 1871

extraits de Dieu et l’État

La science comme abstraction

L’idée générale est toujours une abstraction, et, par cela même, en quelque sorte, une négation de la vie réelle. J’ai constaté cette propriété de la pensée humaine, et par conséquent aussi de la science, de ne pouvoir saisir et nommer dans les faits réels que leur sens général, leurs rapports généraux, leurs lois générales; en un mot, ce qui est permanent, dans leurs transformations continues, mais jamais leur côté matériel, individuel, et pour ainsi dire palpitant de réalité et de vie, mais par là même fugitif et insaisissable. La science comprend la pensée de la réalité, non la réalité elle-même, la pensée de la vie, non la vie. Voilà sa limite, la seule limite vraiment infranchissable pour elle, parce qu’elle est fondée sur la nature même de la pensée humaine, qui est l’unique organe de la science. Lire la suite »

José Ardillo, Anarchisme et science, 2010

La philosophie anarchiste a dès l’origine littéralement vénéré la science – aucun doute n’est possible à cet égard. Et pourtant, il ne faut pas oublier que Bakounine lui-même fut un des premiers à attirer l’attention sur les dangers encourus à partir du moment où l’on place une confiance aveugle dans le pouvoir de la science et des scientifiques. Soulignant le risque d’attribuer un trop grand pouvoir à certains groupes d’experts au détriment des capacités de jugement de la majorité des gens, il entrevoyait déjà à son époque comment la science pouvait faire alliance avec les ennemis du peuple en vue de le soumettre toujours plus. Lire la suite »

José Ardillo, La respuesta del anarquismo a la ciencia, 2010

Resulta un lugar común señalar la veneración que desde sus inicios sintió la filosofía anarquista por la Ciencia. Sin embargo, conviene no olvidar que fue el mismo Bakunin uno de los primeros en alertarnos sobre los peligros que podríamos correr al abandonarnos confiadamente al poder de la ciencia y los científicos.
Supo vislumbrar Bakunin el peligro que había en conceder demasiado poder a unos determinados grupos de expertos en detrimento de la capacidad de juicio de las mayorías, anunciando, ya en sus inicios, como la ciencia podía aliarse con los enemigos del pueblo para someter a éste a un mandato más férreo. Pero además, para Bakunin la ciencia tiranizaba la misma realidad, con sus conceptos disecados, aplastando la vitalidad del espíritu humano y su espontaneidad creadora. Lire la suite »

Jean-Marc Lévy-Leblond, La culture scientifique, pourquoi faire ?, 2014

Un communiqué du Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche du 30 janvier 2014 m’a incité à reprendre ici le texte d’une intervention faite en 2011 lors des Journées d’études organisées par l’Espace Culture de l’Université de Lille I, alors dirigé avec dynamisme par Nabil El Haggar, sur le thème « Peut-on parler de culture scientifique » ?

Peut-on vraiment parler de culture scientifique ?

Oserai-je avancer que le syntagme de « culture scientifique », cette juxtaposition de deux mots en un seul terme, me paraît doublement inadéquat ?

D’abord, le mot culture tolère mal quelque étiquette ou épithète que ce soit. Dès lors qu’on lui colle un adjectif et qu’on le spécifie, en parlant par exemple de culture littéraire ou de culture musicale, on perd ce qui fait l’essentiel de la notion de culture, c’est à dire la capacité à lier différentes formes de pratiques humaines. La culture est, comme ce que souhaite être la République française, une et indivisible. En la spécialisant, en la cantonnant, on la mutile. Lire la suite »

Radio: Dominique Pestre, Guerre et science, 2005

Dominique Pestre, historien des sciences et directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), donne une conférence intitulée Guerre et science, un pacte indéfectible ?

400 ans d’histoire partagée… Entre la science et la guerre, l’alliance est ancienne. Certes, les sciences font souvent l’objet d’applications pratiques, pour le meilleur ou pour le pire, mais selon une opinion répandue, elles constitueraient des connaissances déconnectées de toute intervention. On peut se demander si cette perception n’est pas infiniment trompeuse. Pour qui regardent les choses telles qu’elles furent historiquement, les sciences apparaissent plutôt comme des systèmes de savoirs et de pratiques visant à maîtriser le monde naturel et humain, visant certes à comprendre la nature, mais aussi, et indissociablement à agir sur elle, à la modifier – et à faire la guerre.

Conférence donnée à la Cité des sciences et de l’industrie en 2005.

 

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Racine de moins un
Une émission
de critique des sciences, des technologies
et de la société industrielle.

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Émission Racine de Moins Un n°79,
diffusée sur Radio Zinzine en août 2022. Lire la suite »

Bertrand Louart, James Lovelock et l’hypothèse Gaïa, 2002

L’hypothèse Gaïa aurait été l’occasion d’un renouvellement de la méthode scientifique et d’une réflexion plus unitaire pour l’écologie politique. Mais James Lovelock (1919-2022), avec sa vision étroitement cybernétique de la vie, l’utilise au contraire pour promouvoir les intérêts du despotisme industriel.

 

« Il est d’ailleurs impossible de prévoir, dès maintenant, tous les emplois bienfaisants de l’énergie atomique. Le biologiste Julian Huxley proposait, l’autre jour à New York, le bombardement de la banquise arctique. L’énorme chaleur dégagée ferait fondre les glaces et le climat de l’hémisphère Nord s’en trouverait adouci. Frédéric Joliot-Curie pense que d’autres bombes atomiques, non moins pacifiques, pourraient être utilisées pour modifier les conditions météorologiques, pour créer des nuages, pour faire pleuvoir. Cela se traduirait par une amélioration du rendement agricole et du rendement hydroélectrique. Que le monde fasse confiance aux physiciens, l’ère atomique commence seulement. » [1]

Le Monde, 20 décembre 1945.

« Et lorsque la Terre sera usée,
l’Humanité déménagera dans les étoiles ! »

Flaubert, Bouvard et Pécuchet, 1880.

 

Nota Bene : Nous nous référons dans ce qui suit aux trois ouvrages de James Lovelock traduits en français :

  • La Terre est un être vivant, l’hypothèse Gaïa, 1979 ; éd. Flammarion, coll. Champs, 1993 ;
  • Les âges de Gaïa, 1988 ; éd. Odile Jacob, coll. Opus, 1997 ;
  • Gaïa. Une médecine pour la planète, 1991 ; éd. Sang de la Terre, 2001 ;
  • La revanche de Gaïa, pourquoi la Terre riposte-t-elle ?, 2006 ; éd. Flammarion, coll. Nouvelle Bibliothèque Scientifique, 2007. [non commenté dans cet article]

Ils seront désignés respectivement dans la suite par les abréviations Hypothèse, Âges et Médecine.

 

Le scientifique britannique James Lovelock (26 juillet 1919 – 26 juillet 2022) a formulé l’hypothèse Gaïa, selon laquelle la biosphère serait un être vivant à part entière, en travaillant pour la NASA sur le programme des sondes martiennes Viking vers la fin des années 1960. Son travail consistait à réfléchir aux moyens qui permettraient à la sonde, une fois sur Mars, de détecter la présence d’êtres vivants, notamment des micro-organismes.

Ses recherches l’ont amené, avant même que les sondes aient quitté la Terre, à conclure à l’absence de vie sur Mars, simplement en comparant les atmosphères de ces deux planètes [2]. En effet, l’atmosphère martienne est en équilibre chimique : aucune réaction ne peut s’y produire spontanément, le dioxyde de carbone (CO2) est le gaz dominant (97%). Tandis que sur Terre, l’atmosphère est en déséquilibre chimique notable : les gaz très réactifs comme l’azote (N2) et l’oxygène (O2) en sont les principaux constituants (respectivement 79% et 21%). C’est donc que sur Terre il y a « quelque chose » qui produit et maintient ce déséquilibre – qui permet toutes sortes de réactions chimiques –, alors que sur Mars il n’y a rien qui empêche l’atmosphère d’atteindre un équilibre où plus aucune réaction n’est possible. Lire la suite »

Jean-Marc Lévy-Leblond, Objecteur de science, 2018

Entretien

Jean-Marc Lévy-Leblond occupe une place singulière dans le paysage intellectuel français. Physicien de formation, professeur à l’université de Nice Sophia Antipolis, il s’est également pris au jeu de la philosophie et de l’histoire des sciences, s’est investi avec une énergie considérable dans l’édition et, au fil d’un parcours iconoclaste et éclectique, a proposé des réflexions stimulantes sur les rapports entre science et culture. À l’occasion d’un entretien qu’il nous a accordé à l’automne 2017, à Nice, nous avons souhaité l’interroger sur sa trajectoire intellectuelle, ses prises de position critiques sur l’état de la science ainsi que sur son important travail d’éditeur scientifique. Il en résulte des développements éclairants sur la « mise en culture » d’une « critique de science », pour reprendre des expressions qui lui sont chères [1]. Lire la suite »

Philippe Godard, Ce monde qui n’est plus le nôtre, 2015

Il est temps d’abandonner la voie de la recherche scientifique, non pas pour « oublier » les découvertes des savants et les nier, encore moins pour retomber dans des mensonges religieux ou mystiques, mais parce que la dose de science injectée à cette planète est plus que suffisante.

 

La science est un mode de compréhension du monde qui suppose que toute réalité ou tout événement physique, concret, observable, quantifiable, doit recevoir une explication abstraite, dite objective. Cette explication prend la forme de lois et de théorèmes qui ne peuvent pas venir en contradiction les uns avec les autres, à moins de considérer que la vérité n’avait pas encore été atteinte. Dans ce dernier cas, il convient de poursuivre la recherche scientifique afin d’élaborer de nouvelles lois, plus exactes, permettant enfin de vérifier la validité des faits jusque-là observés, lesquels la confirment et permettent même d’anticiper sur des découvertes à venir. Et toujours chercher de nouveaux faits, dans l’ordre de l’infiniment grand et de l’infiniment petit, afin d’en arriver à une unité de la science, par une explication totale de l’univers. Lire la suite »