Orwell et Mumford, la mesure de l’homme, 2014

Le numéro 11 de Notes & Morceaux choisis, bulletin critique des sciences, des technologies et de la société industrielle vient de paraître aux éditions La Lenteur. Voici un extrait de l’éditorial qui présente son contenu.

La couverture du n°11
La couverture du n°11

Comme le précédent, ce numéro 11 de Notes & Morceaux choisis résulte pour une bonne part d’initiatives de nos lecteurs.

Pierre Bourlier, déjà auteur de deux ouvrages (De l’intérieur du désastre, éditions Sulliver, 2011, et un essai sur le roman d’Orwell, Au cœur de 1984, l’héroïsme anti-utopique, Verbigédition, 2002), avec son article “Notre communauté viscérale”, nous propose une interprétation originale et stimulante du 1984 de Georges Orwell, tournée vers l’analyse de ce qui fait et défait le sens commun (common sense) dans les collectivités humaines.

Ce roman de politique-fiction est de nos jours trop aisément réduit à la dénonciation de l’absurdité et de l’horreur des régimes totalitaires du milieu du XXe siècle. Pierre Bourlier restitue à cette œuvre son actualité en montrant que si la violence politique et le despotisme de ces régimes ont certes aujourd’hui disparu de la plupart des nations industrialisées, les résultats obtenus par les formes plus modernes de domination et d’aliénation marchande sont fondamentalement les mêmes: désœuvrement, démoralisation et déraison des masses, technologiquement suréquipées cette fois. En effet, le totalitarisme, tel que Hannah Arendt l’a définit, participe à un certain processus de totalisation du Pouvoir, par lequel celui-ci renforce son emprise et s’immisce dans tous les aspect de la vie sociale, que cela soit ou non perçu comme despotique. Avec ce roman, l’objectif d’Orwell était, selon notre auteur, moins de faire une peinture repoussante du totalitarisme (soviétique, plus particulièrement) que de mettre en lumière les ressorts qui aboutissent à l’effacement du sens commun dans la civilisation actuelle – et par contraste de faire apparaître les conditions qui lui permettent de se maintenir et de se perpétuer.

Ce que le Parti, dans 1984, obtenait par le dénuement matériel et la domination policière, la société industrielle l’obtient aujourd’hui par l’abondance marchande et l’abrutissement médiatique: la perte du sens commun, c’est-à-dire aussi bien la confiance en les capacités individuelles et collectives de modifier le cours des choses que la faculté d’imaginer une organisation sociale fondée sur autre chose que la séparation, la guerre de tous contre tous.

En complément à cette importante note, il nous a donc semblé judicieux d’ajouter deux morceaux choisis, “Techniques autoritaires et techniques démocratiques” (1963) et “L’héritage de l’homme” (1972) de Lewis Mumford dont Annie Gouilleux de Lyon nous a fort obligeamment proposé la traduction, ainsi que le texte “La filiation intellectuelle de Lewis Mumford”, ajouté à notre demande.

Comme Orwell, Mumford ne conçoit pas l’élaboration de la raison indépendamment du raffinement de la sensibilité, lesquelles ne peuvent s’épanouir conjointement que dans la mise en commun des expériences de chacun à travers des activités collectives et une vie sociale partagée. Là où Orwell en tant qu’écrivain se concentre sur les ressorts psychologiques et politiques, Mumford est plus enclin, de par son approche historique, à mettre au centre de son analyse la «Mégamachine», c’est-à-dire les hiérarchies, la bureaucratie, les grandes organisations sociales que sont l’Etat et l’Armée, puis l’entreprise industrielle moderne, de la simple usine jusqu’à la multinationale opérant à l’échelle du Marché mondialisé. Il veut ainsi mettre en lumière la contradiction au cœur de toute civilisation, à savoir qu’une organisation de plus en plus rationnelle et efficace de l’activité sociale tend à empiéter sur la liberté et l’autonomie des individus.

Au-delà de certains seuils, la rationalisation de la vie sociale en vue d’une plus grande efficacité administrative, technique et économique engendre de nouvelles forme d’oppression, en s’opposant au mouvement spontané de la vie, en réduisant l’autonomie de ses membres et en portant atteinte à la liberté des individus. Pour Mumford, la «Mégamachine» est l’organisation sociale dont le modèle est la machine, dont les éléments ont des rapports fixes et déterminés une fois pour toutes et dont l’action est calculable et prévisible, réduite à ses fonctions strictement matérielles: organisation de la production et de la distribution des biens et des services. Pour lui, le totalitarisme dépasse donc largement le cadre des seuls régimes nazis ou staliniens, et ses tendances sont encore à l’œuvre dans le «monde libre», les sociétés industrielles avancées.

Mumford est surtout conscient du fait que le rôle de la machine dans la civilisation n’a pas encore été véritablement appréhendé, tant son apparition et les bouleversements qu’elle a engendré ont été foudroyants. Cette histoire toute jeune des rapports entre l’homme et la machine porte à des excès de confiance et d’enthousiasme envers les sciences et les technologies au détriment d’une réflexion plus critique et historique, que lui entend mener, afin de montrer les limites à l’intérieur desquelles la connaissance scientifique et la machine peuvent véritablement participer à l’émancipation.

Bertrand Louart

 

Sommaire:

Editorial, par Bertrand Louart

Notre communauté viscérale, par Pierre Bourlier

La filiation intellectuelle de Lewis Mumford, par Annie Gouilleux

Techniques autoritaires et techniques démocratiques, par Lewis Mumford

L’héritage de l’homme, par Lewis Mumford

 Editeur:

Notes & Morceaux choisis n°11

Bulletin critique des sciences, des technologies et de la société industrielle

“Orwell et Mumford, la mesure de l’homme”

Ed. La Lenteur, 154 pages, 10 euros.

Editions La Lenteur

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