Si nous devons reconnaître en William Morris l’un de nos plus grands Anglais, je n’ai absolument pas changé d’avis à ce sujet, ce n’est pas parce qu’il fut, par à-coups, un bon poète ; ce n’est pas non plus en raison de son influence sur la typographie, ni de son superbe travail dans les arts décoratifs ; ce n’est pas non plus parce qu’il fut à l’avant-garde d’un socialisme concret ; ce n’est pas, en fait, parce qu’il fut tout cela, mais c’est en raison d’un trait dont sont empreintes toutes ces activités et qui leur donne une certaine unité. Lire la suite »
Étiquette : Annie Gouilleux
Paul Kingsnorth, La vérité sur l’écofascisme, 2022
L’environnementalisme a été
détourné par les technocrates
Vous avez sans doute déjà entendu parler de la menace croissante que représente l’« éco fascisme ». Dans le cas contraire, cela ne tardera pas, car le nombre de personnes qui dénoncent ce nouveau danger pour la civilisation croît exponentiellement. Dans des publications de droite, de gauche, ou sans étiquette, vous pourrez lire de longs exposés sur les origines et les intentions de cet inquiétant mouvement qui semble s’enraciner dans le monde entier.
On pourrait assez aisément réunir tous ces essais et tous ces articles en un seul, et il semble parfois que ce soit déjà fait. La méthode est toujours la même et elle peut avantageusement s’appliquer à tout le spectre politique. Commencez par évoquer une « vague montante d’autoritarisme » dans le monde entier, telle qu’elle se manifeste dans le « populisme », le Brexit, Gorgia Meloni, Viktor Orbán, Justin Trudeau, Donald Trump, Joe Biden ou n’importe quel autre dirigeant qui vous déplaît. Analysez ensuite jusqu’à quel point on retrouve cet « autoritarisme montant » dans la défense de l’environnement, comme le prouvent Just Stop Oil, Extinction Rebellion, The Green New Deal, The Great Reset [1], Bill Gates, Greta Thunberg ou … inscrivez ici le nom de votre bête noire. Lire la suite »
Paul Kingsnorth, L’abolition de l’homme (et de la femme), 2022
Le genre, le sexe et la Machine
C’est lors d’un voyage aux États-Unis il y a cinq ans que j’ai perçu pour la première fois l’inversion fondamentale dans l’appréhension de la réalité qui allait se répandre dans l’ensemble du monde occidental.
J’avais entrepris une petite tournée promotionnelle et j’intervenais dans diverses manifestations, ce qui m’a permis de passer un moment avec un homme qui s’intéressait à mon travail. Nous parlions de choses et d’autres, et au cours de cette conversation à bâtons rompus, il m’a demandé si j’avais des enfants. Oui, ai-je répondu, un garçon et une fille. Puis, comme il est de règle dans ce genre de conversation, je lui ai posé la même question.
Je n’oublierai jamais l’expression de son visage. Une épouvantable tristesse semblait l’écraser lorsqu’il me répondit. Oui, dit-il, il avait un fils adolescent, ou il en avait eu un autrefois. Mais tout avait changé. Un jour, en rentrant de l’école, son fils lui avait annoncé qu’il était désormais sa fille. « Imaginez cela », me dit cet homme, « que faut-il faire ? Qu’étais-je censé faire ? » Lire la suite »
Annie Gouilleux, Lewis Mumford et Le Mythe de la machine, 2019
Présentation d’une nouvelle traduction
Entretien avec Annie Gouilleux, qui nous procure, avec Gregory Cingal, une nouvelle traduction de l’ouvrage Le Mythe de la machine de Lewis Mumford (1895-1990), aux Editions de l’Encyclopédie des Nuisances (420 p., 28€).
PMO : Pourrais-tu nous retracer ton chemin politico-intellectuel ? D’où pars-tu ? Que faisais-tu ? Comment en es-tu arrivée finalement au courant anti-industriel ? puis à Lewis Mumford ?
Annie Gouilleux : Je suis née dans les Vosges il y a 71 ans, mais mes parents ont dû rapidement chercher du travail ailleurs et j’ai été élevée dans la banlieue grenobloise où sont nés mes frères et sœurs. J’ai eu une enfance des plus ordinaires. Je ne sais plus comment j’ai appris que mon père avait été déporté en camp de concentration pendant la guerre (Neuengamme), car c’était un sujet tabou à la maison, à tel point qu’en classe de troisième, seule fille de déporté, j’ai été la seule à ne pas être autorisée à assister à une projection de Nuits et brouillards. Je suis convaincue que mon père voulait nous protéger. Mais ma mère lisait L’École émancipée (publication destinée aux instituteurs) et elle avait laissé traîner un numéro que je me suis empressée de lire en cachette, et ainsi de suite avec toute la « littérature concentrationnaire » sur laquelle j’ai pu mettre la main à l’époque (pas grand-chose, en vérité). Je signale cela parce que ce genre de découverte ne donne pas vraiment confiance dans l’humanité, dans les institutions, et peut être source d’une certaine anxiété, surtout lorsqu’on ne peut pas en parler. Mon père est mort d’une leucémie en 1970. Lire la suite »
John von Neumann, Pourrons-nous survivre à la technologie ?, 1955
En 1955, deux ans avant de crever d’un cancer des os, l’abominable scientifique John von Neumann (1903-1957), écrivit un article pour la revue Fortune, intitulé “Pourrons-nous survivre à la technologie ?”. C’était poser la question à l’un des pires ennemis de l’humanité que le Livre Noir de la Science ait connu, et l’un des mieux à même d’y répondre.
Son collègue Richard Feynman, précurseur des nanotechnologies, l’évoquait ainsi, à propos des beaux jours passés ensemble à Los Alamos alors qu’ils participaient au projet Manhattan, à la réalisation de la bombe atomique :
« Et puis, j’ai connu von Neumann, le célèbre mathématicien. […] Je dois à von Neumann d’avoir compris que nous n’avons pas à nous sentir responsables du monde dans lequel nous vivons. Depuis lors, je n’ai cessé de me sentir “socialement irresponsable”, et je me suis toujours bien porté. Cette irresponsabilité active qui est la mienne est née de ces conseils que von Neumann me donnait lors de nos promenades. »
Que John von Neumann, juif hongrois né Janos Lajos Neumann en 1903, naturalisé américain en 1937, ait combattu l’Allemagne nazie et l’Union soviétique sur le front militaro-scientifique, cela va de soi. Il fit ce que faisaient ses collègues, dans tous les camps ; quitte à en changer quand on ne leur donnait plus les moyens de leurs passionnantes recherches. Von Neumann y apporta cependant un génie démoniaque et une insouciance allègre, de l’ordre de l’instinct de mort tel que décrit par Freud dans Malaise dans la civilisation. Ce n’est pas rien que d’être considéré à la fois comme « le père » de la bombe H, de la « théorie des jeux », de l’architecture des ordinateurs et même, de la « singularité technologique ». C’est-à-dire de cette théorie du développement exponentiel des technologies et du dépassement de l’homme par les « machines intelligentes ». Lire la suite »
Diane B. Paul, Darwin, darwinisme social et eugénisme, 2003
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I – Ambivalences et influences
Quel est le rapport entre le darwinisme de Darwin, le darwinisme social et l’eugénisme ? À l’instar des nombreux détracteurs du darwinisme, le populiste et créationniste américain William Jennings Bryan (1860-1925) pensait que la théorie de Darwin (« un dogme d’obscurité et de mort ») amenait directement à croire qu’il est juste que les forts éliminent les faibles et que le seul espoir d’améliorer l’humanité réside dans la reproduction sélective 1. D’autre part, les partisans de Darwin voient habituellement dans le darwinisme social et dans l’eugénisme des perversions de sa théorie. Daniel Dennett s’exprime au nom de maints biologistes et philosophes de la science lorsqu’il décrit le darwinisme social comme « un détournement détestable de la pensée darwinienne » 2. Peu d’historiens professionnels croient que la théorie de Darwin mène directement à ces doctrines ou leur est directement reliée. Mais le débat porte à la fois sur la nature et sur la portée de ce lien.
Dans cet article, j’examine les propres opinions de Darwin et celles de ses successeurs, ce qu’implique sa théorie pour la vie de la société, et j’évalue les conséquences sociales de ces idées. En particulier : la section II étudie les débats autour de l’évolution humaine qui ont suivi la publication de L’Origine des espèces de Darwin (1859) 3. Les sections III et IV analysent les contributions ambiguës de Darwin à ces débats. S’il exaltait parfois la lutte concurrentielle, il souhaitait aussi en atténuer les effets, mais pensait que réguler la reproduction était irréaliste et immoral. Les sections V et VI examine comment d’autres ont interprété à la fois la théorie scientifique et la portée sociale de Darwin. Les successeurs de Darwin ont trouvé dans ses ambivalences de quoi légitimer leurs propres préférences : capitalisme et laissez-faire, certes, mais également réformisme libéral, anarchisme et socialisme, conquête coloniale, guerre et patriarcat, mais aussi anti-impérialisme, pacifisme et féminisme. La section VII examine le lien entre le darwinisme et l’eugénisme. Darwin et nombre de ses successeurs pensaient que la sélection ne jouait plus son rôle dans la société moderne, car les faibles d’esprit et de corps n’en sont plus éliminés. Cela laissait entrevoir une dégénérescence qui inquiétait des gens de tous les horizons politiques ; mais il n’existait pas de consensus sur la manière de déjouer cette menace. Dans l’Allemagne nazie, l’eugénisme s’inspirait d’un darwinisme particulièrement brutal. La section VIII examine le « Darwinismus » tel que l’ont d’abord adopté les progressistes, puis ultérieurement les nationalistes racistes et réactionnaires. La section IX est une conclusion qui évalue l’influence de Darwin sur les problèmes de la société tente de comprendre quelle est notre position actuelle.Lire la suite »
Erwin Chargaff, Amphisbène, 1963
Erwin Chargaff est un biochimiste, né en Autriche le 11 août 1905, décédé le 20 juin 2002. En 1938, fuyant le nazisme, il émigra de Vienne à New York. À l’aide de méthodes expérimentales, Chargaff a découvert les deux règles qui portent son nom et qui ont joué un rôle essentiel dans la découverte de la structure en double hélice de la molécule d’ADN : le rapport entre les paires de bases A-T et C-G constituant l’ADN est égal à 1.
Les textes qui suivent sont des extraits tirés de son ouvrage de biochimie Essays on Nucleic Acids [Essais sur les acides nucléiques, ouvrage non traduit en français], 1963. Ce livre s’ouvre sur cette dédicace :
« À la mémoire de mon professeur, Karl Kraus. »
Le chapitre 11 est un pot pourri d’une multitude de conversations auxquelles j’ai pris part au cours de ces dernières années ; il s’agit, bien entendu, d’un assemblage de plusieurs de ces conversations, une sorte de collage : personne ne pourrait être individuellement aussi obtus.
Je ne doute pas qu’il y aura des gens pour penser qu’il est par trop déplacé et frivole de faire usage, à propos de problèmes scientifiques, de l’humour, de la satire et même des jeux de mots, ces hoquets métaphysiques du langage. Mais la critique devrait s’exercer à plusieurs niveaux ; et la critique de certains concepts de la science moderne, et en particulier de ses aberrations, a pratiquement disparu à une époque où elle est plus nécessaire que jamais ; où la polarisation de la science est si avancée que l’on « fait » désormais « campagne » pour des récompenses scientifiques comme pour des élections politiques ; où les conférences scientifiques commencent à ressembler aux discours à thème des congrès politiques ; où le reportage scientifique a remplacé les potins intimes d’Hollywood ; où la force de conviction des applaudissements s’est substituée à celle de la vérité ; à une époque où les cliques s’appuient sur la claque. L’émergence d’un Establishment scientifique, d’une élite de pouvoir, a donné naissance à un phénomène remarquable : l’apparition de ce que l’on peut appeler des dogmes 1 dans la pensée biologique. La raison et le jugement tendent à capituler face à un dogme ; mais c’est une erreur. Tout comme dans la vie politique, une attitude flegmatique cache souvent un point faible. Il est impératif de critiquer, de la manière la plus rigoureuse, les spéculations scientifiques qui se font passer pour des dogmes. Cette critique doit venir de l’intérieur ; mais elle ne peut être que celle d’un dissident.
Si le titre de ce dernier chapitre exige une explication, je peux citer le Nouveau Dictionnaire Universitaire Webster : « Amphisbène : légendaire serpent possédant une tête à chacune de ses extrémités et capable de se déplacer dans deux directions. » Si l’on a observé la séparation des brins d’ADN au Moyen-Âge, cela n’apparaît dans aucun témoignage.Lire la suite »
Les pamphlets de Joseph Townsend, 1786-1788
Joseph Townsend,
A Dissertation on the Poor Laws,
by a Well-Wisher to Mankind, 1786.
Observations on Various Plans
offered to the Public
for the Relief of the Poor, 1788.
Dans sa Dissertation sur les lois d’assistance publique, par un ami de l’humanité, ce qui gêne le plus le Révérend Joseph Townsend (1739-1816) n’est pas tant qu’il y ait des pauvres – il y en a toujours eu et il estime que c’est dans l’ordre divin des choses – mais qu’ils soient devenus aussi visibles depuis la Réforme et la dissolution des monastères qui les nourrissaient.
Les plus bruyants et les plus revendicatifs sont « les paresseux et les indigents » qui sont devenus « une nuisance ». Pour « les faire taire et les occuper », la monarchie a édicté des loi sur les pauvres (Poor Laws). Or, il y a un problème avec les lois (surtout celle-ci) : si les lois pouvaient faire le bonheur d’un pays « nous serions comme une ruche prospère ». Celle-ci produit l’effet inverse : elle ne fait guère qu’encourager l’oisiveté et le vice. De plus, elle s’applique aussi à ceux qui « par fierté refuseraient d’être secourus et que l’on soulagerait mieux en laissant libre cours aux grandes lois de la nature humaine, l’attachement filial et la bienveillance générale de l’humanité ». C’est, du reste, dans les régions où il y a le moins de secours que les gens se plaignent le moins et sont le plus travailleurs.
Alors qu’il disqualifie, comme causes de la pauvreté, le prix du blé, du savon, du cuir, des chandelles et autres produits nécessaires à la vie quotidienne, il n’évoque pas – ou à peine, en passant – les législations successives qui ont permis les enclosures et ont dépossédé le menu peuple rural de son arrière base vivrière et ne lui ont laissé que la possibilité de vendre sa force de travail. Il pense même, au contraire, que les propriétaires terriens devraient être libres de réaliser ces enclosures sans que la loi s’en mêle.Lire la suite »
Lewis Mumford, Sticks and Stones, 1924
La première édition de cet ouvrage date de 1924 et il s’agit du premier d’une série de quatre livres consacrés à l’architecture et à la civilisation américaines (Sticks and Stones, 1924 ; The Golden Day, 1926 ; Herman Melville, 1929 ; The Brown Decades : A Study of the Arts in America 1865-1895, 1931).
Aux États-Unis, la Première Guerre Mondiale fut suivie d’une période de désenchantement et de répression du socialisme. Déjà présente dans Histoire des Utopies, l’idée que les écrivains, les intellectuels, ont le devoir d’offrir à leurs contemporains une représentation élevée de la vie et de la beauté parce qu’une génération d’hommes ne peut progresser que dans un espace mental tridimensionnel – le passé, le présent et l’avenir – cette idée est illustrée de façon plus élaborée dans ces quatre livres : Lewis Mumford cherche à transmettre à sa génération un héritage typiquement américain susceptible de leur permettre de reprendre confiance en eux-mêmes et de participer à l’élaboration de la bonne vie. Dans son autobiographie [1], il cite une note prise en 1919 :
« Actuellement, ce qui m’intéresse dans la vie est l’exploration des villes en tant que documents de la civilisation. Je m’intéresse autant au mécanisme de l’ascension culturelle de l’homme que Darwin s’est intéressé au mécanisme de ses origines biologiques. »
C’est un thème que l’on retrouve dans toute son œuvre et qu’il a particulièrement travaillé dans Le Mythe de la Machine.Lire la suite »
Julian Huxley, Le Transhumanisme, 1957
Cet article fait partie du dossier Critique du transhumanisme
Sir Julian Sorell Huxley, (1887-1975) est un biologiste britannique, socialiste et progressiste, connu pour ses ouvrages de vulgarisation sur la biologie et l’évolution. Son grand-père, Thomas Henry Huxley (1825-1895) était un biologiste connu pour être un collègue et partisan de Charles Darwin (1809-1882).
L’écrivain Aldous Leonard Huxley (1894-1963) est son frère, et si ce dernier est l’auteur de l’ouvrage de science-fiction Le Meilleur des mondes (Brave New World, 1932), ce n’est certainement pas un hasard, puisque Julian Huxley était un partisan de l’eugénisme comme moyen d’amélioration de la population humaine :
« Une fois pleinement saisies les conséquences qu’impliquent la biologie évolutionnelle, l’eugénique deviendra inévitablement une partie intégrante de la religion de l’avenir, ou du complexe de sentiments, quel qu’il soit, qui pourra, dans l’avenir, prendre la place de la religion organisée. »
J. Huxley, L’homme, cet être unique, 1941 ; trad. fr. éd. Oreste Zeluck, 1948, p. 47.
En 1939, il sera un des biologistes à l’origine du Manifeste des généticiens qui prône un eugénisme « de gauche », où l’amélioration des conditions sociales est présentée comme la condition de la réussite et de l’efficacité d’une politique eugéniste.Lire la suite »