Georges Canguilhem, La monstruosité et le monstrueux, 1962

L’existence des monstres met en question la vie quant au pouvoir qu’elle a de nous enseigner l’ordre. Cette mise en question est immédiate, si longue qu’ait été notre confiance antérieure, si solide qu’ait été notre habitude de voir les églantines fleurir sur l’églantier, les têtards se changer en grenouilles, les juments allaiter les poulains, et d’une façon générale, de voir le même engendrer le même. Il suffit d’une déception de cette confiance, d’un écart morphologique, d’une apparence d’équivocité spécifique, pour qu’une crainte radicale s’empare de nous. Soit pour la crainte, dira-t-on. Mais pourquoi radicale ? Parce que nous sommes des vivants, effets réels des lois de la vie, causes éventuelles de vie à notre tour. Un échec de la vie nous concerne deux fois, car un échec aurait pu nous atteindre et un échec pourrait venir par nous. C’est seulement parce que, hommes, nous sommes des vivants qu’un raté morphologique est, à nos yeux vivants, un monstre. Supposons-nous pure raison, pure machine intellectuelle à constater, à calculer et à rendre des comptes, donc inertes et indifférents à nos occasions de penser : le monstre ce serait seulement l’autre que le même, un ordre autre que l’ordre le plus probable.

Il faut réserver aux seuls êtres organiques la qualification de monstres. Il n’y a pas de monstre minéral. Il n’y a pas de monstre mécanique. Ce qui n’a pas de règle de cohésion interne, ce dont la forme et les dimensions ne présentent pas d’écarts oscillant de part et d’autre d’un module qu’on peut traduire par mesure, moule ou modèle – cela ne peut être dit monstrueux. On dira d’un rocher qu’il est énorme, mais non d’une montagne qu’elle est monstrueuse, sauf dans un univers du discours fabuleux où il arrive qu’elle accouche d’une souris. Il y aurait un éclaircissement à tenter sur les rapports de l’énorme et du monstrueux. L’un et l’autre sont bien ce qui est hors de la norme. La norme à laquelle échappe l’énorme veut n’être que métrique. En ce cas pourquoi l’énorme n’est-il accusé que du côté de l’agrandissement ? Sans doute parce qu’à un certain degré de croissance la quantité met en question la qualité. L’énormité tend vers la monstruosité. Ambiguïté du gigantisme : un géant est-il énorme ou monstre ? Le géant mythologique est prodige, c’est-à-dire que sa grandeur « annihile la fin qui en constitue le concept » [1]. Si l’homme se définit par une certaine limitation des forces, des fonctions, l’homme qui échappe par sa grandeur aux limitations de l’homme n’est plus un homme. Dire qu’il ne l’est plus c’est d’ailleurs dire qu’il l’est encore. Au contraire, la petitesse semble enfermer la qualité de la chose dans l’intimité, dans le secret. La qualité est d’autant mieux préservée qu’elle est moins exposée.

Nous devons donc comprendre dans la définition du monstre sa nature de vivant. Le monstre c’est le vivant de valeur négative. On peut ici emprunter à M. Eugène Dupréel quelques-uns des concepts fondamentaux de sa théorie des valeurs, si originale et si profonde. Ce qui fait la valeur des êtres vivants, ou plus exactement ce qui fait des vivants des êtres valorisés par rapport au mode d’être de leur milieu physique, c’est leur consistance spécifique, tranchant sur les vicissitudes de l’environnement matériel, consistance qui s’exprime par la résistance à la déformation, par la lutte pour l’intégrité de la forme : régénération des mutilations chez certaines espèces, reproduction chez toutes. Or le monstre n’est pas seulement un vivant de valeur diminuée, c’est un vivant dont la valeur est de repoussoir. En révélant précaire la stabilité à laquelle la vie nous avait habitués – oui, seulement habitués, mais nous lui avions fait une loi de son habitude – le monstre confère à la répétition spécifique, à la régularité morphologique, à la réussite de la structuration, une valeur d’autant plus éminente qu’on en saisit maintenant la contingence. C’est la monstruosité et non pas la mort qui est la contre-valeur vitale. La mort c’est la menace permanente et inconditionnelle de décomposition de l’organisme, c’est la limitation par l’extérieur, la négation du vivant par le non-vivant. Mais la monstruosité c’est la menace accidentelle et conditionnelle d’inachèvement ou de distorsion dans la formation de la forme, c’est la limitation par l’intérieur, la négation du vivant par le non-viable.

C’est assurément le sentiment confus de l’importance du monstre pour une appréciation correcte et complète des valeurs de la vie qui fonde l’attitude ambivalente de la conscience humaine à son égard. Crainte, avons-nous dit, et même terreur panique, d’une part. Mais aussi, d’autre part, curiosité, et jusqu’à la fascination. Le monstrueux est du merveilleux à rebours, mais c’est du merveilleux malgré tout. D’une part, il inquiète : la vie est moins sûre d’elle-même qu’on n’avait pu le penser. D’autre part, il valorise : puisque la vie est capable d’échecs, toutes ses réussites sont des échecs évités. Que les réussites ne soient pas nécessaires, cela les déprécie en bloc, mais les rehausse chacune en particulier. Quand on aborde la philosophie des valeurs par le biais des valeurs négatives, il n’y a pas de difficulté à dire avec Gaston Bachelard que le vrai est la limite des illusions perdues et, dans notre problème, il n’y en a pas davantage à dire, avec Gabriel Tarde, que le type normal c’est le zéro de monstruosité [2].

Mais dès que la conscience a été induite à soupçonner la vie d’excentricité, à dissocier les concepts de reproduction et de répétition, qui lui interdirait de supposer la vie encore plus vivante, c’est-à-dire capable de plus grandes libertés d’exercice, de la supposer capable non seulement d’exceptions provoquées, mais de transgressions spontanées à ses propres habitudes ? En présence d’un oiseau à trois pattes, faut-il être plus sensible à ceci que c’est une de trop ou à cela que ce n’est guère qu’une de plus ? Juger la vie timide ou économe c’est sentir en soi du mouvement pour aller plus loin qu’elle. Et d’où peut venir ce mouvement qui entraîne l’esprit des hommes à juxtaposer aux produits monstrueux de la vie, comme autant de projets susceptibles de la tenter, des grylles aux têtes multiples, des hommes parfaits, des emblèmes tératomorphes ? Vient-il de ceci que la vie serait inscrite, au sens géométrique du terme, dans la courbe d’un élan poétique dont l’imaginaire se fait la conscience en le révélant infini ? Ou bien, serait-ce que les incartades de la vie inciteraient à l’imitation la fantaisie humaine, qui rendrait enfin à la vie ce qui lui fut prêté ? Mais il y a ici une telle distance entre le prêt et la restitution, qu’il peut paraître déraisonnable d’accepter une explication si vertueusement rationaliste. La vie est pauvre en monstres. Le fantastique est un monde.

C’est ici que surgit la question épineuse des rapports entre la monstruosité et le monstrueux. Ils sont une dualité de concepts de même souche étymologique. Ils sont au service de deux formes du jugement normatif, médicale et juridique, initialement confondues plutôt que composées dans la pensée religieuse, progressivement abstraites et laïcisées.

Il n’est pas douteux que l’Antiquité classique et le Moyen Age n’aient considéré la monstruosité comme effet du monstrueux. Le terme même d’hybride, en apparence si positif et descriptif, en fait foi dans son étymologie. Les produits animaux interspécifiques sont le résultat de croisements violant la règle d’endogamie, d’unions sans observance de similitude. Or de l’hybridation à la monstruosité le passage est aisé. Le Moyen Age conserve l’identification du monstrueux au délictueux, mais l’enrichit d’une référence au diabolique. Le monstre est à la fois l’effet d’une infraction à la règle de ségrégation sexuelle spécifique et le signe d’une volonté de perversion du tableau des créatures. La monstruosité est moins la conséquence de la contingence de la vie que de la licence des vivants. Pourquoi, demande Scipion du Pleix, l’Afrique produit-elle plus de monstres que les autres régions ? « Parce que toutes sortes d’animaux se trouvant ensemble près des eaux pour boire, s’y accouplent ordinairement sans discrétion d’espèce. » [3] On voit la monstruosité survenir faute de discrétion, terme ambigu plein de sens ici. La monstruosité, conséquence d’un Carnaval des animaux, après boire !

Plus encore que dans le cas des animaux, s’agissant de l’homme, l’apparition de la monstruosité est une signature. La question de l’illicite éclipse celle de l’irrégulier, la responsabilité éclipse la causalité. Si l’Orient divinise les monstres, la Grèce et Rome les sacrifient. De plus, la mère est lapidée à Lacédémone; expulsée à Rome, et réintégrée dans la cité après purification. Une telle différence d’attitude entre l’Egypte et Rome tient d’abord à une théorie différente des possibilités de la nature. Admettre la métempsychose, les métamorphoses, c’est admettre une parenté des espèces, l’homme compris, qui en fonde l’interfécondité. Au contraire, dès qu’on distingue dans la nature des zones d’influence de divinités, ou des pactes fondamentaux (Lucrèce), dès qu’on esquisse une classification des espèces fondée sur le mode de génération et qu’on s’attache à observer les conditions et circonstances de la fécondation (Aristote), la nature se définit par des impossibilités autant que par des possibilités. La monstruosité zoomorphe, si on en admet l’existence, doit être tenue pour la suite d’une tentative délibérée d’infraction à l’ordre des choses qui ne fait qu’un avec leur perfection, la suite d’un abandon à la fascination vertigineuse de l’indéfini, du chaos, de l’anti-cosmos. La liaison, au Moyen Age, de la tératologie et de la démonologie apparaît donc comme la conséquence du dualisme persistant dans la théologie chrétienne, comme l’a signalé Ernest Martin dans son Histoire des monstres [4].

Il existe sur la question une abondante littérature. Nous n’y faisons allusion que dans la mesure où elle nous permet de comprendre que le monstrueux, concept initialement juridique, ait été progressivement constitué en catégorie de l’imagination. Il s’agit en somme d’un déplacement de responsabilité. Les théologiens, juges ou philosophes qui n’ont pas pu admettre la possibilité d’un commerce direct des femmes avec les incubes ou les succubes n’ont pas hésité à admettre que la vision d’une apparition démoniaque puisse avoir pour effet d’altérer le développement d’un embryon humain. La théorie des envies, encore vivace dans le peuple, est exposée par Hippocrate dans le traité De la Superfétation. On rapporte de ce prince de la médecine qu’il a appliqué la théorie à disculper une noble Athénienne, en expliquant qu’il suffisait en somme qu’elle eût contemplé un portrait d’Ethiopien. En somme, bien avant que Pascal dénonçât dans l’imagination une maîtresse d’erreurs et de fausseté, elle avait été créditée du pouvoir physique de falsifier les opérations ordinaires de la nature. Ambroise Paré compte le pouvoir de l’imagination parmi les causes de la monstruosité. Malebranche en propose, selon les principes du mécanisme cartésien, une explication strictement physiologique. L’imagination n’est ici qu’une fonction physique d’imitation, selon laquelle les objets perçus par une mère ont un « contrecoup » sur l’enfant en gestation. Or, Malebranche admet, comme Hippocrate, que la perception d’un simulacre entraîne les mêmes effets que la perception de l’objet. Il affirme que les passions, le désir et le dérèglement de l’imagination ont des effets semblables [5]. Sous une forme rationalisée, donc affaiblie, nous retrouvons bien ici le monstrueux à l’origine des monstruosités. L’avantage de cette théorie pour Malebranche, partisan de la préformation et de l’emboîtement des germes, c’est qu’elle disculpe Dieu du grief d’avoir créé à l’origine des germes monstrueux. On voudrait pouvoir objecter qu’une telle théorie convient peut-être dans le cas de la monstruosité humaine, mais ne saurait être généralisée.

Or elle l’a été. Le Dr. Eller (1689-1760), directeur de l’Académie royale de Prusse, publie, en 1756, dans les Mémoires de ladite académie, une dissertation qui reconnaît à l’animal le pouvoir de déterminer par l’imagination une monstruosité notable. Eller décrit un chien, par lui-même observé, mis au monde avec une tête qui « ne ressemblait pas mal à celle d’un coq d’Inde ». La mère, quand elle était pleine, avait coutume de se promener dans la basse-cour d’où elle était chassée à coups de bec par un coq d’Inde irascible. En vertu de quoi Eller peut écrire : « Les femmes ne doivent donc pas se glorifier de posséder seules la prérogative de faire des monstres par la force de leur imagination; nous sommes convaincus, par la relation précédente, que les bêtes en peuvent faire autant. » [6] On vient de voir l’imagination créditée du pouvoir d’imprimer aux vivants en gestation les traits d’un objet perçu, d’une effigie, d’un simulacre, les contours inconsistants d’un désir, c’est-à-dire au fond d’un rêve. A constater qu’aux XVIIe et XVIIIe siècles, on prête tant à l’imagination – et dans une intention d’explication rationnelle –, comment s’étonnerait-on de la familiarité avec laquelle les hommes d’auparavant ont vécu avec tant de monstres dont ils mêlaient la légende et l’histoire, de leur insouciance à séparer la réalité et la fiction, tout prêts à croire à la fois que les monstres existent parce qu’ils sont imaginés et qu’ils existent puisqu’ils sont imaginés, autrement dit que la fiction pétrit la réalité et que la réalité authentifie la fiction.

La tératologie du Moyen Age et de la Renaissance est à peine un recensement des monstruosités, elle est plutôt une célébration du monstrueux. Elle est une accumulation de thèmes de légendes et de schèmes de figures dans lesquels les formes animales jouent pour ainsi dire à échanger des organes et à en varier les combinaisons, dans lesquels les outils et les machines mêmes sont traités comme des organes, composés avec des parties de vivants. Les grylles de Jérôme Bosch ne connaissent pas de démarcation entre les organismes et les ustensiles, pas de frontière entre le monstrueux et l’absurde. A notre connaissance des origines et de la signification des thèmes monstrueux, les ouvrages récents de Baltrusaïtis : Le Moyen Age fantastique [7], Réveils et prodiges [8], apportent une contribution décisive. Les monstres sont les motifs invariants des bas-reliefs des cathédrales, des enluminures d’Apocalypses, des Bestiaires et des Cosmographies, des estampes drolatiques, des Recueils d’Augures et de Pronostications. Les mêmes schèmes de monstres, les mêmes êtres composites sont tantôt symboliques, tantôt documentaires, tantôt didactiques. Les différents pays d’Europe les répandent, les échangent, les confrontent. Les Pays-Bas et la Suisse, Anvers et Bâle leur sont des patries très florissantes. Les premiers ouvrages de tératologie d’intention étiologique, ceux de chirurgiens ou de médecins comme Paré ou Liceti se distinguent à peine des chroniques prodigieuses de Julius Obsequens (IVe siècle) et de Lycosthenes (1557). Leur iconographie juxtapose la monstruosité et le monstrueux : l’enfant à deux têtes, l’enfant velu et l’enfant à queue de rat cervicale, la femme-pie et la fille aux jambes d’ânesse, le porc à tête humaine et le monstre bovin à sept têtes (comme la bête d’Apocalypse), entre bien d’autres. Mais le moment semble venu où la pensée rationnelle va triompher de la monstruosité, comme l’imagination s’était plu à croire que les héros et les saints pouvaient triompher des monstres.

« Le complément nécessaire d’un monstre c’est un cerveau d’enfant », a dit Paul Valéry, qui juge uniformément ridicule le rôle que les arts font jouer aux monstres peints, chantés ou sculptés et qui confesse ne pouvoir répondre que par le rire à la vue des compositions bizarres et biscornues que nous offrent les collections d’animaux paléontologiques [9]. Ce mot de Valéry pourrait être donné comme l’abrégé de l’attitude rationaliste devant le monstrueux, à l’âge de la tératologie positive. Quand la monstruosité est devenue un concept biologique, quand les monstruosités sont réparties en classes selon des rapports constants, quand on se flatte de les pouvoir provoquer expérimentalement, alors le monstre est naturalisé, l’irrégulier est rendu à la règle, le prodige à la prévision. Il paraît alors aller de soi que l’esprit scientifique trouve monstrueux que l’homme ait pu croire autrefois à tant d’animaux monstrueux. A l’âge des fables, la monstruosité dénonçait le pouvoir monstrueux de l’imagination. A l’âge des expériences, le monstrueux est tenu pour symptôme de puérilité ou de maladie mentale; il accuse la débilité ou la défaillance de la raison.

On répète, après Goya : « Le sommeil de la raison enfante des monstres », sans se demander assez, compte tenu précisément de l’œuvre de Goya, si par enfanter on doit entendre engendrer des monstres ou bien en accoucher, autrement dit si le sommeil de la raison ne serait pas libérateur plutôt que générateur des monstres. La même époque historique qui, selon M. Michel Foucault [10], a naturalisé la folie, s’emploie à naturaliser les monstres. Le Moyen Age, qui n’est pas nommé ainsi pour avoir laissé coexister les extêmes, est l’âge où l’on voit les fous vivre en société avec les sains et les monstres avec les normaux. Au XIXe siècle, le fou est dans l’asile où il sert a enseigner la raison, et le monstre est dans le bocal de l’embryologiste où il sert à enseigner la norme.

Le XVIIIe siècle n’avait pas été trop dur pour les monstres. Encore que ses lumières en aient chassé beaucoup, en même temps que beaucoup de sorcières – « Si le jour vient, allons-nous-en », disent les sorciers dans un des Caprices de Goya –, il avait tenu ce paradoxe de chercher dans les organismes aberrants des biais pour l’intelligence des phénomènes réguliers de l’organisation. Les monstres y avaient été traités comme les substituts des expériences cruciales capables de décider entre les deux systèmes concernant la génération et le développement des plantes et des animaux : la préformation et l’épigenèse. On les avait aussi employés à fournir à la théorie de l’échelle continue des êtres l’argument des formes de transition, ou, comme disait Leibniz, des espèces moyennes. Parce qu’ils paraissent spécifiquement équivoques, les monstres assurent le passage d’une espèce à une autre. Leur existence facilite à l’esprit la conception de la continuité. Natura non facit saltus, non datur hiatus formarum : c’est pourquoi il existe des monstres, mais à titre purement comparatif. De Maillet et Robinet faisaient le nécessaire pour évoquer, sans avoir à les inventer, tous ceux dont ils avaient besoin, et l’on voit tous les poissons-oiseaux, tous les hommes marins, toutes les sirènes resurgir des bestiaires de la Renaissance. Ils ressortent d’ailleurs dans un contexte et selon une intention qui rappellent l’esprit de la Renaissance. Il s’agit d’une insurrection contre la légalité stricte imposée à la nature par la physique et la philosophie mécanistes, d’une nostalgie de l’indistinetion des formes, du panpsychisme, du pansexualisme. Les monstres sont appelés à légitimer une vision intuitive de la vie où l’ordre s’efface derrière la fécondité. Le Telliamed, entretiens d’un philosophe indien avec un missionnaire français (1748), c’est la mythologie orientale ressuscitée pour être mise au service de l’antithéologie. Et nous lisons dans les Considérations philosophiques de la gradation naturelle des formes de l’être ou les Essais de la Nature qui apprend à faire l’homme (1748) : « Croyons que les formes les plus bizarres en apparence… servent de passage aux formes voisines; qu’elles préparent et amènent les combinaisons qui les suivent, comme elles sont amenées par celles qui les précèdent; qu’elles contribuent à l’ordre des choses, loin de le troubler » (p. 198). Les mêmes thèses et des arguments semblables sont repris dans le Rêve de d’Alembert et dans la Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient. De plus, Diderot, dans cette même Lettre, en qualifiant de monstre l’aveugle-né Saunderson, professeur d’optique physique, dont il expose la leçon à l’occasion de la visite à l’aveugle-né du Puisaux, entend donner une démonstration de sa méthode d’emploi systématique de la monstruosité comme instrument d’analyse et de décomposition en matière de genèse des idées et des idéaux. En résumé, qu’il s’agisse d’embryologie, de systématique ou de physiologie, le XVIIIe siècle a fait du monstre non seulement un objet mais un instrument de la science.

C’est vraiment au XIXe siècle que s’élabore l’explication scientifique de la monstruosité et la réduction corrélative du monstrueux. La tératologie naît à la rencontre de l’anatomie comparée et de l’embryologie réformée par l’adoption de la théorie de l’épigenèse. Jean-Frédéric Meckel le Jeune explique par des arrêts de développement, ainsi que l’avait déjà suggéré K.-F. Wolff (De ortu monstrorum, 1772), certaines monstruosités simples, notamment ce qu’on appelait alors les monstruosités par défaut. Etienne Geoffroy Saint-Hilaire substitue la notion de retard à celle d’arrêt. La monstruosité, c’est la fixation du développement d’un organe à un stade dépassé par les autres. C’est la survivance d’une forme embryonnaire transitoire. Pour un organisme d’espèce donnée, la monstruosité d’aujourd’hui c’est l’état normal d’avant-hier. Et dans la série comparative des espèces, il peut se faire que la forme monstrueuse de l’une soit pour quelque autre sa forme normale. Dans son Histoire des anomalies de l’organisation (1837), Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, fils d’Etienne, achève – et de façon définitive sur certains points – la domestication des monstruosités, en les rangeant parmi les anomalies, en les classant selon les règles de la méthode naturelle, en leur appliquant une nomenclature méthodique encore en vigueur, mais surtout en naturalisant le monstre composé, celui dans lequel on trouve réunis les éléments, complets ou incomplets, de deux ou de plusieurs organismes. Auparavant, le monstre composé était tenu pour le monstre des monstres, car on le confrontait à la norme d’un seul individu. Mais si on réfère le monstre composé à deux ou plusieurs individus normaux, ce type de monstruosité n’est pas plus monstrueux que celui de la monstruosité simple. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire propose sur l’existence des anomalies des réflexions fort pertinentes. Une de ses formules les résume : « Il n’y a pas d’exceptions aux lois de la nature, il y a des exceptions aux lois des naturalistes. » [11] Enfin la mise en rapport des concepts d’anomalie et de variété est pleine d’intérêt, et elle apparaîtra tout à fait importante, vers la fin du siècle, dans le contexte des théories de l’évolution.

Constituée de descriptions, de définitions et de classifications, la tératologie est bien dès lors une science naturelle. Mais dans un siècle qui a à peine deux ans de plus que le terme et le concept de Biologie, toute histoire naturelle tend à devenir une science expérimentale. Et la tératogénie, l’étude expérimentale des conditions de production artificielle des monstruosités, est fondée par Camille Dareste (1822-1899) au milieu du siècle. L’artiste du Moyen Age représentait des monstres imaginaires. Le savant du XIXe siècle prétend fabriquer des monstres réels. A l’instar de Marcelin Berthelot disant que la chimie crée son objet, Dareste proclame que la tératogénie doit créer le sien. Il se flatte d’avoir réussi à produire sur l’embryon de poulet la plupart des monstruosités simples, d’après la classification d’Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, et il espère pouvoir parvenir à produire des variétés héréditaires. Encouragé par l’appréciation de Darwin sur ses expériences « pleines de promesses pour l’avenir », Dareste se promet d’employer les ressources de l’expérimentation à l’élucidation de l’origine des espèces [12].

Dès lors la monstruosité paraît avoir livré le secret de ses causes et de ses lois; l’anomalie paraît appelée à procurer l’explication de la formation du normal. Non parce que le normal ne serait qu’une forme atténuée du pathologique, mais parce que le pathologique est du normal empêché ou dévié. Otez l’empêchement et vous obtenez la norme. La transparence de la monstruosité pour la pensée scientifique la coupe désormais de toute relation avec le monstrueux. Systématiquement, le réalisme condamne le monstrueux à n’être dans l’art que le décalque de la monstruosité. Il faut être Japonais pour peindre encore des dragons, à une époque où Gustave Courbet bougonne : « Si vous voulez que je peigne des déesses, montrez-moi-z-en. » S’il subsiste en Europe, le monstrueux devient sage et plat. M. Ingres doit emprunter au Roland furieux le thème de Robert délivrant Angélique pour avoir l’occasion de peindre un monstre, obtenant comme résultat d’abord de faire dire aux Goncourt que l’art des Français ne connaît d’autre monstre que celui du récit de Théramène, et plus tard de soulever le rire de Valéry. Parallèlement, l’anthropologie positiviste s’attache à déprécier les mythes religieux et leurs représentations artistiques. En 1878, le Dr. Parrot cherche à établir, devant les membres de la Société d’anthropologie, que le dieu nain Phtah, adoré par les Egyptiens, reproduisait les caractéristiques d’un monstre achondroplasique.

On aimerait montrer, dès cette époque, le monstrueux réfugié dans la poésie, et on prendrait plaisir à suivre la traînée de soufre qui part de Baudelaire pour aboutir aux surréalistes en passant par Rimbaud et par Lautréamont. Mais comment résister à la tentation de retrouver le monstrueux installé au cœur même de l’univers scientifique d’où on a prétendu l’expulser, de prendre le biologiste lui-même en flagrant délit de surréalisme ? N’a-t-on pas entendu Dareste revendiquer pour la tératogénie la gloire de créer son objet ? N’a-t-on pas vu Isidore Geoffroy Saint-Hilaire et Dareste joindre, le premier avec timidité, le second avec assurance, les deux questions de la monstruosité et de la création des races ? La soumission de l’esprit scientifique à la réalité des lois ne serait- elle qu’une ruse de la Volonté de Puissance ?

En 1826, Etienne Geoffroy Saint-Hilaire avait repris à Auteuil d’anciennes expériences d’incubation artificielle tentées en Egypte, à l’imitation des techniques usitées dans les fameux fours à poulets. Les expériences tendaient à la détermination d’anomalies embryonnaires. Tirant, en 1829, la leçon de ces recherches dans leur rapport avec la question posée par la thèse de Lamarck concernant les modifications des types animaux spécifiques, Etienne Geoffroy Saint-Hilaire écrit : « Je cherchais à entraîner l’organisation dans des voies insolites. » [13] Sans doute, cette décision, pour autant qu’elle conduit à opérer sur des œufs d’oiseaux, ne relève-t-elle d’aucune motivation inconsciente fabuleuse. En dirions-nous autant de Réaumur lorsque, après avoir longuement raconté ce qu’il nomme les amours d’une poule et d’un lapin, il exprime sa déception du fait qu’une union aussi bizarre ne lui ait pas procuré « des poulets vêtus de poils ou des lapins couverts de plumes » ? Que dirons- nous le jour où nous apprendrons qu’on a tenté sur l’homme des expériences de tératogénie ? Du curieux au scabreux et du scabreux au monstrueux, la route est droite sinon courte. Si l’essai de tous les possibles, en vue de révéler le réel, est inscrit dans le code de l’expérimentation, il y a risque que la frontière entre l’expérimental et le monstrueux ne soit pas aperçue du premier coup. Car le monstrueux est l’un des possibles. Nous voudrions bien n’avoir à entendre ici que le monstrueux imaginaire, mais nous sommes conscients de son ambiguïté. Entre les biologistes qui se créent leur objet et les fabricants de monstres humains à destination de bouffons, tels que Victor Hugo les a décrits dans l’Homme qui rit, nous mesurons toute la distance. Nous devons vouloir qu’elle demeure telle, nous ne pouvons affirmer qu’elle le restera.

L’ignorance des anciens tenait les monstres pour des jeux de la nature, la science des contemporains en fait le jeu des savants. Jouons donc à fabriquer des poulets cyclopes, des grenouilles à cinq pattes, des tritons siamois, en attendant, pensent certains, de pouvoir jouer à fabriquer non des sirènes ou des centaures, mais peut-être un homme des bois. Si l’on n’en connaissait l’auteur, la formule « chercher à entraîner l’organisation dans des voies insolites » pourrait passer pour l’annonce d’un projet diabolique. Dans ce cas nous retrouverions le monstrueux à l’origine de monstruosités, mais authentiques. Ce qu’avait rêvé le Moyen Age c’est le siècle du positivisme qui l’aurait réalisé en pensant l’abolir.

Nous venons de parler au conditionnel car s’il est vrai que le monstrueux est à l’œuvre, à sa manière, dans la tératologie expérimentale, il n’est pas moins certain qu’il ne dépasse pas dans la qualité de ses effets ce que la vie obtient sans lui. Le tératologiste d’aujourd’hui a moins d’ambition, plus de mesure qu’Étienne Geoffroy Saint-Hilaire et Dareste. Dans une conférence récente [14], M. Étienne Wolff faisait remarquer que le tératologue expérimental borne son intervention à la perturbation d’un processus commencé sans lui et dont il ignore les conditions élémentaires initiales. Après quoi il laisse faire la matière vivante, il attend et voit venir. Bref, dit M. Wolff, « l’expérimentateur a le sentiment de n’être qu’un accessoiriste ». Sa puissance est étroitement limitée d’abord par le fait que la plasticité des ébauches embryonnaires est de brève durée, ensuite par le fait que les monstruosités ne transgressent pas le plan spécifique. Non seulement le biologiste d’aujourd’hui ne crée rien de réellement neuf, mais encore il comprend pourquoi. Il comprend mieux le mérite des deux Geoffroy Saint-Hilaire d’avoir aperçu qu’il existe des types d’organisation tératologique dominés par des lois de cette organisation. C’est ainsi que tous les cyclopes, du poisson à l’homme, sont organisés similairement. La nature, dit encore E. Wolff, tire toujours les mêmes ficelles [15]. L’expérimentateur ne peut pas tirer plus de ficelles que la nature.

*

Nous avons dit : la vie est pauvre en monstres alors que le fantastique est un monde.

On peut comprendre maintenant pourquoi la vie est relativement pauvre en monstres. C’est que les organismes ne sont capables d’excentricités de structure qu’à un court moment du début de leur développement. Mais pourquoi avoir dit du fantastique qu’il est un monde, s’il est vrai qu’un monde, un cosmos, c’est un ordre ? Est-ce parce qu’il y a des types – certains même disent : des archétypes – du fantastique ? En fait, nous avons voulu dire que le fantastique est capable de peupler un monde. La puissance de l’imagination est inépuisable, infatigable. Comment ne le serait-elle pas ? L’imagination est une fonction sans organe. Elle n’est pas de ces fonctions qui -cessent de fonctionner pour récupérer leur pouvoir fonctionnel. Elle ne s’alimente que de son activité. Gomme l’enseigne M. Gaston Bachelard, elle déforme ou réforme incessamment les vieilles images pour en former de nouvelles. On voit ainsi que le monstrueux, en tant qu’imaginaire, est proliférant. Pauvreté d’un côté, prodigalité de l’autre, telle est la première raison de maintenir la dualité de la monstruosité et du monstrueux.

La deuxième raison est au principe de la première. La vie ne transgresse ni ses lois, ni ses plans de structure. Les accidents n’y sont pas des exceptions, et il n’y a rien de monstrueux dans les monstruosités. « Il n’y a pas d’exceptions dans la nature », dit le tératologiste, à l’âge positif de la tératologie. Mais cette formule positiviste qui définit un monde comme un système des lois ignore que sa signification concrète lui est donnée par sa relation à la signification d’une maxime opposée, que la science exclut, mais que l’imagination applique. Cette maxime donne naissance à l’anticosmos, au chaos des exceptions sans lois. Cet antimonde, quand il est vu du côté de ceux qui le hantent après l’avoir créé, y croyant tout exceptionnellement possible – oubliant de leur côté que seules les lois permettent les exceptions – cet antimonde, c’est le monde imaginaire, trouble et vertigineux du monstrueux

Georges Canguilhem (1904-1995),
historien et philosophe des sciences français.

 

Cet article reproduit, avec quelques modifications, une conférence donnée à Bruxelles, le 9 février 1962, à l’Institut des hautes études de Belgique.

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Article paru dans la revue Diogène n°40, octobre-décembre 1962.

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Notes:

[1] E. Kant, Critique du jugement, § 26.

[2] Gabriel Tarde, L’Opposition universelle, Paris, 1897, p. 25.

[3] Scipion du Pleix, Cours de Philosophie : La Physique ou Science des choses naturelles, livre VII, chap. 22 : “Des monstres”, Genève, 1636, 1er éd., Paris, 1607.

[4] Ernest Martin, Histoire des monstres depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, Paris, 1880, p. 69.

[5] Malebranche, Recherche de la vérité, livre II, 1er partie, chap. 7.

[6] “Recherches sur la force de l’imagination des femmes enceintes sur le fœtus, à l’occasion d’un chien monstrueux”, Histoire de l’Académie royale des sciences et belles-lettres, année 1756, Berlin, 1758, p. 12.

[7] Paris, Colin éd., 1955.

[8] Paris, Colin éd., 1960.

[9] “Au sujet d’Adonis”, in Variété, Paris, Gallimard, 33e éd., 1927, p. 81.

[10] Folie et déraison, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Plon, 1961.

[11] Histoire des anomalies de l’organisation, 1837, tome I, p. 37.

[12] Recherches sur la production artificielle des monstruosités, Paris, 1877, p. 44.

[13] Cité par Dareste, Recherches…, p. 35.

[14] Collège philosophique, Paris, 24 janvier 1962.

[15] La Science des monstres, Paris, Gallimard, 1948, p. 17.

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