Pierre Thuillier, Contre le scientisme, 1980

Article au format PDF (84 pages)

Pierre Thuillier, Le petit savant illustré, éd. Seuil, 1980.

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c’est pourquoi nous reproduisons
un extrait de la postface ici.

Contre le scientisme (Extrait)

Couverture de l'ouvrage
Couverture de l’ouvrage

Pourquoi ce livre ? Quelles idées avais-je en tête en choisissant et en racontant ces épisodes de l’histoire des sciences ? Telles sont quelques-unes des questions que le lecteur pourrait avoir envie de me poser. Cette curiosité ne manquerait pas d’à-propos. Car l’orientation des études ici réunies n’est évidemment pas neutre. Et si quelques explications sur mes choix peuvent paraître superflues à certains, d’autres pourraient au contraire regretter que je ne dise rien de mes motivations et de mes présupposés. Ce qui est en question, en effet, c’est une certaine image de la science. Insister sur les conflits qui ont pu opposer « la religion » et « la science », mettre en évidence le rôle des praticiens dans la formation de l’esprit scientifique, rappeler le petit scandale du Bathybius, présenter un grand biologiste sous les traits d’un spirite et un célèbre mathématicien comme complètement soumis aux théologiens catholiques, c’est adopter une perspective particulière. Peut-être même, si l’on en croit telle ou telle appréciation, faut-il voir là une entreprise perverse… Car enfin les réussites de « la science » sont assez évidentes. Pourquoi donc parler complaisamment de certaines « erreurs » et de certains « échecs » ? Pourquoi dévoiler des aspects particulièrement prosaïques (et même ridicules) d’une entreprise culturelle où abondent les « génies » et les « grands triomphes de l’esprit humain » ? Et pourquoi conclure en évoquant Goethe, dont la philosophie n’est pas spécialement conforme aux canons de « la science » orthodoxe ?

Il me serait facile, bien sûr, de m’en tirer à bon compte. Par exemple en disant que mon objectif était justement de critiquer l’image de la science qui est dominante dans les sociétés dites « avancées ». Mais cette réponse, si elle est substantiellement exacte, ressemble encore à une échappatoire. J’imagine fort bien un interlocuteur essayant de me pousser dans mes retranchements : « Soit : vous avez voulu montrer sur pièces que la connaissance scientifique est souvent le résultat d’une cuisine intellectuelle assez trouble ‑ et en tout cas moins transparente qu’on ne le dit généralement. Mais quelle est votre idée de derrière la tête ? Pourquoi tenez-vous tellement à démythifier la science ? »

Je pourrais encore essayer de répondre que j’ai trouvé l’entreprise amusante… Car enfin, le père des « mathématiques modernes » en train de quémander la bénédiction épistémologique d’un cardinal, cela fait un bon sujet de sketch socioculturel, non ? Mais ne reculons pas davantage. Si je m’intéresse tant à l’image de la science, c’est parce que « la science » elle-même est une affaire sociale de première importance. D’une importance si grande, même, qu’il est quasi impossible d’en parler en quelques lignes. Car « la science », ce n’est pas seulement ce que certains appellent la quête méthodique et désintéressée du savoir ; c’est une force qui se manifeste de façon de plus en plus voyante dans tous les secteurs de notre vie. Dans les activités industrielles et militaires, certes. Mais en même temps (et corrélativement) dans le domaine de la politique, dans le domaine de la morale, dans le domaine de la sensibilité, dans le domaine des relations avec autrui, etc.

Bref, « la science » est plus que la science ; c’est-à-dire plus que la science dite pure. Elle est, en intime association avec la technologie, impliquée dans la plupart des innovations qui modèlent et transforment notre univers quotidien (et plus précisément ce qu’on appelle les « conditions matérielles » de notre existence). Mais son dynamisme ne s’arrête pas là. Fondée sur un certain nombre de normes et de présupposés, elle impose à son tour (plus ou moins brutalement, plus ou moins explicitement) certaines façons de penser, certaines valeurs, certaines manières de percevoir le monde, de se percevoir soi-même et de percevoir les autres.

Cela ne signifie pas qu’il y ait un complot délibéré, soigneusement préparé pour établir le règne d’un nouveau type d’homme, l’homo scientificus. Cela ne signifie même pas que les scientifiques soient tous conscients de toutes les conséquences de toutes leurs activités spécialisées. Plus simplement, je veux dire que « la science », au sens large du mot, incarne une certaine philosophie pratique, une certaine attitude à l’égard de la réalité. Et que « la science », aujourd’hui, joue le rôle de savoir dominant. C’est à elle qu’il faut se référer pour connaître « la vérité » ; et donc pour savoir ce qu’il faut faire. Culturellement, socialement, politiquement, ce fait me paraît majeur ; et, à tort ou à raison, je l’ai toujours présent à l’esprit lorsqu’il est question de « la science ».

Une idéologie ambitieuse : le scientisme

Quitte à forcer un peu les choses, je dirais volontiers que le scientisme est devenu un problème essentiel ; et qu’il est donc également essentiel de soumettre à la critique toutes les manifestations sociales du totalitarisme scientiste. Pour des raisons évidentes, il n’est pas possible d’analyser ce dernier sous tous ses aspects. Il faudrait par exemple examiner en détail comment sont diffusées et utilisées toutes les connaissances (et éventuellement les pseudo-connaissances) émanant des mathématiques, de la cosmologie, de la physique, de la biologie, de la sociologie, de la psychologie, de l’économie, etc. Cela mènerait loin et exigerait que l’on parle (entre autres choses) des « trous noirs » et de la notion de « quotient intellectuel », du darwinisme et de la mécanique quantique, des « différences raciales » et de la « quatrième dimension », des sondages et de la sociobiologie, du behaviorisme et de la vivisection, de la médecine et du déterminisme, de « l’organisation scientifique du travail » et de l’eugénisme, des manipulations génétiques et des lobotomies, de l’économétrie et du problème du « réductionnisme ». Et ce, en considérant non seulement les discours dits « idéologiques », mais les diverses pratiques plus ou moins directement engendrées ou justifiées par « la science ». Vaste entreprise. D’autant plus qu’au jour d’aujourd’hui, malgré l’existence d’une littérature critique assez fournie, on est loin d’avoir non pas même analysé mais simplement repéré toutes les modalités des processus qui président à la production, à la propagation et à la consommation sociale des savoirs réputés « scientifiques »…

Du moins puis-je préciser ce que j’entends par scientisme. Au sens strict, c’est l’attitude pratique fondée sur les trois articles de foi suivants : primo, « la science » est le seul savoir authentique (et donc le meilleur des savoirs…) ; secundo, la science est capable de répondre à toutes les questions théoriques et de résoudre tous les problèmes pratiques (du moins si ces questions et ces problèmes sont formulés correctement, c’est-à-dire de façon « positive » et « rationnelle ») ; tertio, il est donc légitime et souhaitable de confier aux experts scientifiques le soin de diriger toutes les affaires humaines (qu’il s’agisse de morale, de politique, d’économie, etc.).

Il va de soi que le scientisme, décrit ici sous sa forme pure, peut revêtir des formes atténuées. Un jour peut-être, conformément aux anticipations qu’on rencontre souvent dans la science-fiction, le scientisme sera absolu. Pour le moment, malgré les progrès effectifs de cette philosophie sociale, d’autres philosophies sont encore présentes. Le résultat, c’est que les tendances scientistes se heurtent à des obstacles divers et qu’il y a des conflits, des contradictions ressenties de façon plus ou moins nette. Par exemple, certaines traditions chrétiennes (ou « humanistes », ou « romantiques », ou existentialistes…) s’accommodent mal de l’espèce de projet scientifico-technico-technocratique qui se développe dans des sociétés comme la nôtre. D’où une situation souvent confuse. Des compromis (parfois assez fragiles) se mettent en place, par exemple grâce à un slogan tel que « la science au service de l’homme, du progrès et de la liberté ». Ou bien on discute des limites de « la science » ; mais celle-ci, semble-t-il, ne s’en soucie guère et continue à franchir ou à contourner toutes les barrières… Ou encore on déclare qu’il est urgent de se remémorer le vieux mot : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme. » Mais l’âme, dans l’univers de « la science », semble avoir fait naufrage ! Alors on se raccroche au distinguo fondamental : « la science » n’offre que des moyens ‑ c’est à l’homme, librement, d’inventer les objectifs. Raisonnement rassurant et séduisant. Mais qui présuppose que l’entreprise scientifique, en tant que telle, n’est pas animée de l’intérieur par un certain « projet », par certaines « finalités » immanentes. La question est fondamentale ; et souvent esquivée. Dans les pages qui suivent, j’essaierai de l’examiner de façon aussi précise que possible. Mais, d’abord, je voudrais m’attarder un peu sur l’idéologie scientiste ; et insister sur l’espèce de paradoxe qui marque la scientificisation de la société.

Si les discussions relatives au scientisme sont souvent confuses, en effet, c’est parce que les enjeux sont souvent mal perçus. Et si les enjeux sont mal perçus, c’est parce que la philosophie scientiste s’avance pour ainsi dire masquée. Le scientisme a une existence de fait ; mieux encore, il est actif et vigoureux. Mais sa signification et ses conséquences sociales ne sont presque jamais explicitées. Il est entendu que « la science » est le savoir le plus parfait et doit devenir la panacée universelle. Dans la pratique quotidienne, en conséquence, les experts scientifiques (ou présentés comme tels) se voient reconnaître un pouvoir particulier ; et les « grands problèmes » sont spontanément perçus comme relevant d’une approche scientifique. Mais le fait remarquable, je le répète, c’est que ce scientisme omniprésent est à la fois (et paradoxalement) visible et invisible.

Visible ‑ car nous constatons de nos yeux le rôle croissant de la science et de la technique, le pullulement des experts ad hoc ; et divers discours idéologiques témoignent d’une foi militante en « la science ». Mais invisible ‑ en ce sens que les fondements et les visées ultimes de ce scientisme ne sont pratiquement jamais exposés en toute clarté sur la place publique. Tout se passe, au fond, comme si ce scientisme allait de soi ; comme s’il était inutile (ou indiscret…) d’en exposer les postulats ; comme s’il n’y avait pas lieu de s’interroger sur l’utopie politique dont il est indissociable et sur la véritable nature de la techno-scientocratie qu’il nous prépare.

 

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Contre le Scientisme

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2 réflexions sur “Pierre Thuillier, Contre le scientisme, 1980

  1. Bonjour

    Concernant Pierre Thuillier, j’ai eu l’occasion de le rencontrer au cours des années 1970. C’était l’époque où, du côté du CNRS, dans la foulée de Mai 68, des chercheurs, y compris en épistémologie comme lui, prenaient des distances envers la doxa officielle, en particulier le scientisme pur et dur de l’époque. Mais ils restaient dans le cadre universitaire, disons tolérés par l’institution parce qu’elle ne pouvait pas alors faire autrement. Nous étions quant même pas mal à avoir critiqué la recherche et à avoir rompu les relations avec elle, Alexandre Grothendieck en tête.

    En ce qui me concerne, comme mes études universitaires me conduisaient à participer au cénacle nucléariste, bref au CEA, je décidais dès 1970 de rompre toutes relations avec le monde de la recherche. C’était bien la moindre des choses pour faire preuve de cohérence. Ce qui ne fut pas la position de Thuillier qui, comme bien d’autres chercheurs du CNRS, contestataires du dimanche, entendaient y rester et le réformer. C’est pourquoi il participa, en 1970, à la création de la revue du CNRS, « La Recherche », qui, à l’époque, acceptait parfois des articles contestataires au milieu des masses d’autres articles discrètement apologistes de la science et de la technologie. Il y participa sans problème jusqu’en 1994 alors que la revue n’était plus, depuis très longtemps, que le porte-voix de l’Etat, en particulier sur le nucléaire. Voir les articles infâmes des nucléocrates sur Tchernobyl. Je rappelle que des rédacteurs de « La Recherche », dès 1988, furent pris à partie, de façon peu « débonnaire », vu les crapuleries écrites sur la catastrophe.

    Bref, Thullier ne quitta jamais le terrain de l’épistémologie « contestataire » au sein même de l’institution et considérait comme de la « démission », j’emploie le terme qu’il utilisa devant moi, à la fin des années 1970, l’idée même de la quitter, y compris le CEA, le temple du nucléarisme hexagonal ! Dans son « Précis de récupération » Jaime Semprun montre assez bien l’ambiance qui régnait alors dans les milieux de la recherche : « Psychiatres faisant l’apologie de la folie, médecins mettant en doute toute thérapeutique, économistes pourfendant les rapports marchands, journalistes vitupérant l’information, savants découvrant qu’ils sont au service du pouvoir, professeurs proclamant l’inanité de tout enseignement, dirigeants syndicaux n’ayant à la bouche que l’autogestion, ils sont tous sur le modèle de cet invraisemblable curé maoïste du nom de Cardonnel qui nie froidement mais théologiquement l’existence de Dieu. »

    En réalité, soyons sérieux, les articles et livres « contestataires » de Thuillier ne dépassent pas ce qui était alors déjà affirmé mille fois, par exemple sur le scientisme de l’époque, par bon nombre de critiques, en théorie comme en pratique. Mais pas dans les cénacles universitaires qu’il ne quitta jamais. Il est pour le moins étrange que des anarchistes, comme ceux de « Finimondo », voient dans les textes de Thuillier and C° des expressions de critiques radicales sans pareille alors que, pour quiconque connaît l’histoire, ils ne révèlent que l’opportunisme récupérateur des universitaires des années 1970. Opportunisme aujourd’hui digéré et recyclé par les gestionnaires de la domination. Histoire de la rendre plus acceptable.

    André Dréan, 15 mars 2021.

    (commentaire sur Indymédia Nantes)

    • On peut toujours cracher sur les morts et, comme ce André Dréan s’en est fait une spécialité, étaler son ressentiment trente ans plus tard.

      Il n’en reste pas moins que Pierre Thuillier a fait un travail d’historien des sciences novateur pour son époque.

      On aurait aimé en savoir plus sur les « bon nombre de critiques » qui en auraient fait autant à l’époque, aux dires de Dréan – mais il n’est pas là pour nous instruire, seulement pour nous montrer qu’il à tout compris depuis longtemps mieux que tout le monde. C’est juste dommage que Dréan n’ai jamais rien fait de sa clairvoyance, pendant que tous ceux qu’il jugeait insuffisants, du haut de sa propre suffisance, publiaient des ouvrages.

      L’existence de ce blog et la démarche critique de ses animateurs doivent beaucoup à la lecture des ouvrages de Thuillier (et rien aux brochures obscures de Dréan).

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