Georges Duhamel, La querelle du machinisme, 1933

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S’il est un personnage ingrat, fâcheux, pénible à soutenir dans une société tantôt enorgueillie de ses succès et tantôt déconcertée par ses échecs, c’est celui que j’appellerai « le contempteur du progrès ».

Le contempteur du progrès ne laisse pas de présenter des variétés. J’en distingue deux principales. En premier lieu, je vois l’homme qui, tel M. Thiers, ne croit pas au progrès, parce qu’il pense que l’on n’aura jamais assez de fer, ou jamais assez de charbon, ou de radium, ou d’ondes courtes. C’est une variété qui tend à disparaître.

L’autre contempteur sait bien que le fer et le charbon ne manqueront pas et il le déplore. Considérant avec horreur un avenir tout de fer et de charbon, il adjure l’humanité de revenir à l’état de nature. Ce contempteur s’appelait hier Jean-Jacques, et ce matin Gandhi.

S’il est vrai qu’un poète est sauvé du néant quand il peut faire passer un vers, un seul vers à la postérité, je pense que Paul Valéry mérite le salut pour avoir écrit, entre mille choses excellentes, ces trois petits vers mélancoliques et railleurs :

Ni lu ni compris ?
Aux meilleurs esprits
Que d’erreurs promises !

A vrai dire, le poète succombe aux délices de la négation et du défi. Ne pas être compris si l’on n’est pas lu, c’est une chose dont on peut se consoler. Un destin plus fâcheux est sans aucun doute d’être lu, mais mal compris.

Des personnes qui lisent trop vite et très mal ont voulu me faire jouer ce rôle de contempteur du progrès [Duhamel fait ici référence à son récit de voyage aux USA, Scènes de la vie future, paru en 1930 ; NdE]. Parmi ces lecteurs infidèles se trouvent d’ailleurs des contempteurs du progrès qui souhaitent vivement, ce qui m’honore beaucoup, de me compter dans leurs rangs, et des progressistes de tout plumage qui désespèrent, non sans raison, de m’attirer dans leur parti. Il est une chose moins excusable à mes yeux que de louer vainement le passé, c’est de flatter l’avenir dans le dessein de se concilier ses bonnes grâces. Les écrivains, et même les plus illustres, ne sont pas toujours exempts de cette faiblesse.

Je refuse donc également les deux rôles. Délivré des naïves idéologies du XIXe siècle, c’est-à-dire d’une confiance excessive dans l’évolution actuelle de l’espèce, j’use de mon droit et je remplis mon devoir d’homme vivant : je veux librement connaître, comprendre, juger, critiquer le temps dans lequel je vis.

Cette critique est à la fois vive et tolérante. Je redoute, j’exècre les fanatiques et les illuminés. C’est assez dire que je ne les imite pas. Soyez donc tranquilles : je ne vais pas vous priver de vos autos et de vos frigidaires, je ne vais pas, quelle qu’en soit ma secrète envie, mettre vos machines parlantes au bûcher, je ne vais même pas vous prêcher une espèce de Saint-Barthélemy des appareils de téhessef, encore que je rencontrerais peut-être l’assentiment d’une partie de l’auditoire. Je vous propose de nous arrêter une minute, dans cette marche au progrès, de nous arrêter et de faire nos « comptes ». Passez-moi cette image aventurée : rien ne ressemble moins à des comptes, c’est-à-dire à des évaluations quantitatives, que les réflexions auxquelles nous allons nous livrer.

Il est bien naturel de s’interroger sur un problème qui est parmi les plus inquiétants de l’heure. On aurait tort, pourtant, de croire que le machinisme est un problème essentiellement moderne. Ce n’est pas la première fois que le sphinx mécanique pose à l’homme certaines questions pressantes et terribles. Madame Gina Lombroso l’a fort bien exposé dans un ouvrage justement intitulé La Rançon du Machinisme. Mais c’est quand même la première fois que le machinisme triomphant place l’homme-créateur en présence non d’hypothèses troublantes mais de résultats évidents qui ont la redoutable force du fait accompli.

Toutes sortes d’esprits se sont donné pour tâche d’étudier les phénomènes déterminés par le machinisme et d’apporter quelque clarté dans le débat. Ce débat intéresse les sociologues et les politiques, les économistes, enfin les philosophes.

Je laisse de côté le problème social et politique. Je ne dis pas que je m’en désintéresse. Comment le pourrait-on ? Ce problème est à la fois menaçant et déchirant, pressant, démesuré. Il faut, pour l’aborder utilement, une multitude de connaissances particulières que seuls pourraient posséder les spécialistes. Ce problème est en outre empoisonné par les démagogues toujours soucieux de désespérer et d’offenser le bon vouloir, la générosité sincère, l’esprit de concorde. Que si vous critiquez l’usage intempérant des machines, ces démagogues vous reprocheront de discréditer l’instrument de la libération. Et que si vous vantez les merveilles du machinisme, ces mêmes sophistes vous accuseront de célébrer l’instrument de l’esclavage. Je renonce à démontrer ma bonne foi devant ces mauvais juges.

C’est pour des raisons toutes différentes que je m’écarte du problème économique. J’aime la fantaisie, sans doute, mais non quand elle prend le masque du plus solennel pédantisme. Je pourrais, ici encore, parler d’incompétence. A quoi bon, dans une matière où l’incompétence est la règle, dans un monde où compétence et incompétence arrivent, cahin-caha, pareillement à l’erreur ? La Boétie, un des premiers traducteurs français de Xénophon s’est avisé de donner au traité de l’Économique le titre de Mesnagerie et ce titre, de nos jours, me semblerait mieux justifié que jamais. Que les économistes, couronnés de chiffres, soient courtoisement conduits à la porte de la cité. Au surplus, les problèmes économiques ont une tendance impérieuse à se résoudre seuls, tragiquement, au mépris des solutions imaginées dans le silence du cabinet par les économistes.

Reste le problème moral. J’aimerais l’appeler problème humain. Mais quoi ! Le problème humain est total, est de tout l’homme. Ce qui nous doit occuper peut donc porter le nom de problème moral. Ce mot reste encore susceptible de plusieurs sens. Moral signifie qui a trait aux mœurs. Le même mot s’applique également aux soins de l’éthique, science du bien. Il s’emploie enfin pour les choses de l’âme par opposition aux choses matérielles. Eh bien, nous acceptons tous les sens, nous prenons le mot complet, riche de toutes les idées qu’il apporte, signifie, suggère.

Ce problème que je dis moral a retenu, dans ces dernières années, l’attention des philosophes, et des plus jeunes maîtres, comme M. Daniel-Rops qui nous a donné sur ce sujet un bon ouvrage, Le Monde sans Âme, et des plus vieux princes, tel M. Bergson, qui n’a pas laissé de réserver à ce débat toute une part de son dernier livre, Les Deux Sources de la Morale et de la Religion.

Nous verrons que tous les esprits bien faits doivent s’accorder et, en fait, s’accordent sur une solution raisonnable. Toutefois, ils ne le font pas sans chicanes et subtilité. Je n’ai donc pas tort de considérer qu’il existe une querelle du machinisme et que cette querelle mérite examen.

Il serait même bon d’obtenir d’abord un accord sur les termes. L’excellent dictionnaire de Littré appelle outil « tout instrument de travail dont se servent les artisans ». Le même Littré appelle instrument « tout agent mécanique qu’on emploie dans une opération quelconque », définition bien vague. Enfin, venant à la machine, notre Littré semble fort embarrassé. C’est, dit-il, « un instrument propre à communiquer du mouvement, ou à saisir, à prendre, ou à mettre en jeu quelque agent naturel »…

M. Daniel-Rops a proposé une distinction entre l’outil et la machine, l’outil étant un instrument qui permet à l’homme de faire son travail mieux, plus aisément, plus vite, la machine étant un appareil qui met en œuvre des forces naturelles et ne laisse à l’homme qu’une besogne de direction ou de surveillance.

La distinction proposée par Daniel-Rops est aisée, ingénieuse, et comme on le voit, non superflue. Elle permet de simplifier le débat. Laissons l’outil de côté, l’outil, qui est un des signes de l’homme et, probablement, un signe contemporain de ce que des naturalistes appelleraient la différenciation de l’homme. Laissons l’outil provisoirement de côté et ne considérons que la machine.

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Le premier danger dans tous les débats de cette nature est la superstition et la mythomanie. La première erreur, si naturelle, si humaine, si fréquente est de considérer la machine comme un être indépendant de l’homme, de lui prêter des désirs, des passions, des volontés, des joies et des douleurs, des projets, bref ce que j’ai pu, dans un de mes ouvrages, appeler non sans moquerie « la personnalité morale ». Nombreux sont les hommes qui, soit par goût de l’anthropomorphisme, soit pour la commodité du discours, se laissent aller à dire : « C’est la faute de la machine… je hais la machine… la machine veut ceci, veut cela ». J’avoue que cette phraséologie fournit des images et des mouvements, mais elle nous écarte de ce que j’appellerai le bon poste d’observation.

La machine, pour compliquée qu’elle soit, n’a d’existence, d’exigence, de volonté, de ruse, de force et de faiblesse qu’autant que nous lui en donnons.

Jean-Richard Bloch prononçait l’hiver dernier un excellent discours intitulé La Guerre qui est en nous. Ce bon titre a certes plusieurs sens. J’en retiens un, presque le moins important. Il est vain et fou de dire que l’on exècre la guerre. La guerre n’existe pas sans les hommes. Il faut exécrer les hommes qui représentent l’esprit de violence et de meurtre.

Dire « je me défie de la machine » est une absurdité de même ordre. La machine, je le répète, est ce que nous la faisons et parce que nous la faisons. Je ne me défie pas de la machine, que je regarde avec curiosité sur son socle et sous sa verrière. Je me défie de la machine qui est en moi. Cette phrase elle-même a plusieurs sens différents. Je me défie d’abord de ma façon d’employer des machines, de désirer et de multiplier les machines, de faire abus des machines. D’autre part, je me défie de l’influence que peuvent exercer sur moi ces créatures de l’esprit humain, je me défie de la contagion des machines. Je sais que l’homme fait la machine et que la machine le lui rend bien. Je sais que l’homme sage accepte toujours de porter le poids de ses péchés et ne rapporte qu’à soi-même ses fautes et, dans une certaine mesure, ses déconvenues. Il est bien entendu, une fois pour toutes, que jamais je ne caresserai ou fouetterai une machine, que jamais, après un accident d’auto, je ne penserai : « C’est la faute de la machine », que je chercherai toujours la faute initiale de l’homme. Il est bien entendu que toute trace d’anthropomorphisme décelée dans mon langage doit être neutralisée par application de ce correctif préalable.

Ces précautions prises, je me propose d’étudier certaines modifications graves infligées à la personnalité humaine par l’usage des machines.

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L’opinion courante voit dans la machine une augmentatrice et une multiplicatrice de la puissance humaine. Imaginez les couplets d’usage sur l’avion, la locomotive, le paquebot, la téhessef et vous penserez que cette augmentation et cette multiplication ne sauraient être discutées.

Je vous propose pourtant de modifier les formules consacrées. La machine manifeste et suppose non pas un accroissement presque illimité de la puissance humaine, mais bien plutôt une délégation ou un transfert de puissance.

La machine, comme nous le verrons plus loin, va probablement modifier la physiologie et la pathologie de l’homme, voire l’anatomie de l’homme et ce ne sera sûrement pas dans un sens d’accroissement et d’amélioration. En attendant, la machine reste une puissance extérieure à l’homme, une puissance que l’homme s’adjoint sans jamais se l’incorporer.

La question mérite de nous arrêter. De tous les animaux, l’homme est le seul qui ait suivi ce chemin paradoxal et vraiment surprenant : le développement par l’adjonction indéfinie d’appareils étrangers à son organisme.

Même pour les appareils protecteurs, la plupart des animaux s’en tiennent à leur derme épaissi ou à des productions de leur derme : écaille, plume, carapace, coquille. Certaines espèces, comme les vers tubicoles, incorporent au produit de leur sécrétion des graviers, c’est-à-dire des matériaux extérieurs. Le bernard-l’hermite parvient même à s’approprier la coquille d’un autre animal. Mais, dans l’ensemble, la loi demeure : l’animal produit lui-même son appareil défensif. Il produit de même son appareil offensif : corne, dent, griffe. Il produit de même, comme la seiche ou les termites, ses matériaux de camouflage ou d’intimidation. Pareillement, ses instruments de travail, ses produits chimiques. Bref il est à lui seul sa machine, son usine, sa mine. Où qu’il aille, il emporte, avec son organisme même, les instruments de sa puissance. Il n’est même pas démontré que les plus intelligents des insectes s’avisent de combiner, pour déplacer les fardeaux ou dans un dessein balistique, leur force musculaire et la gravitation. On a cru voir des fourmis « jeter » certains objets. C’est une observation qui demande un complément d’enquête (Marguerite Combes).

Je le répète, l’homme est le seul animal qui, rompant avec les traditions séculaires de l’instinct, ait adjoint à son organisme des appareils totalement indépendants de cet organisme. L’outil est parmi les signes de l’homme. Et la machine aussi, cela va sans dire.

L’évolution de bien des espèces est hasardeuse, elle se justifie mal. Elle condamne une foule d’êtres à de véritables infirmités ; elle compromet leur reproduction ou l’abandonne à des chances inquiétantes. On n’en saurait, jusqu’ici, en dire autant de notre histoire. L’homme a conquis, entre toutes les bêtes, une place éminente et exceptionnelle. II a pris possession d’une grande partie du globe. Il s’est rendu, redoutable à beaucoup d’autres êtres. Que l’outil et la machine soient les instruments de cette victoire, c’est clair. On peut, au prix de si brillants succès, compter pour rien la perte d’un certain nombre d’attributs organiques (où nous ne voyons d’ailleurs que des signes de la bête), la décadence de notre appareil masticateur, l’affaiblissement de nos ongles, la disparition de la corne et de presque tout le poil, etc.

Dès maintenant s’explique le sens des mots transfert ou délégation de puissance. L’homme nu est un animal très misérable. Je veux bien reconnaître que l’homme est rarement nu, rarement privé des produits de son industrie.

Faut-il dire qu’à toute délégation de puissance correspond une délégation des devoirs et des responsabilités ? Cette méthode, propre à l’homme, est poussée fort loin dans tous les domaines. L’homme demande aux animaux non seulement des vêtements pour suppléer l’insuffisance de sa fourrure, mais il leur demande maintenant des anti-corps, entendez du sérum chargé, par exemple, d’anti-corps contre la diphtérie, assuré qu’il est de n’en pas produire suffisamment pour triompher seul de l’infection. Entre le vêtement, l’outil, la machine et le sérum thérapeutique, l’esprit agile peut établir un lien catégorique.

Je ne crois pas que cet affaiblissement organique de l’homme représente un véritable danger pour l’avenir de l’espèce. L’évolution des termites les amène à des situations non moins paradoxales, comme de ne pouvoir vivre que dans la chaleur humide et l’obscurité ; la civilisation des termites est néanmoins prospère et puissante. Même réduit anatomiquement à une carcasse frêle, sans muscles, presque dépourvue de sens, l’homme pourrait être encore un animal puissant sur la terre, à l’abri de ses machines.

Il ne faut donc pas se hâter de parler d’une décadence de l’homme : la puissance, même accessoire et extérieure, est toujours la puissance. Il ne faut pas se hâter de parler d’une dégénérescence de l’homme. Des millénaires passeront avant que l’homme ne perde ses dernières dents, ses derniers muscles, ses derniers poils. Nombreux sont même ceux qui, voyant l’homme s’éloigner du type animal primitif, partageront l’enthousiasme évangélique d’Élie Faure et s’écrieront : « C’est la technique qui sauvera l’esprit, parce que la technique est, en date, la dernière incarnation de l’esprit et que l’esprit, pour vivre et se propager parmi les hommes, a besoin d’une incarnation. » Je cite Élie Faure sans chercher à comprendre en quoi la technique est carne c’est-à-dire chair où l’esprit se puisse incarner.

Je ne vois donc pas, dans le machinisme, une cause, pour l’homme, de décadence, mais plutôt une chance de démission.

Il est bien évident que nous demandons à nos machines de nous soulager non seulement des travaux physiques pénibles, mais encore d’un certain nombre de besognes intellectuelles. Je connais de bons hommes d’affaires qui ne font plus jamais une opération d’arithmétique. Ils tirent de leur poche telle ou telle machine à calculer et obtiennent instantanément un résultat qui demanderait sans doute cinq minutes de travail, une feuille entière de papier, un crayon et des connaissances.

J’entends qu’entre les opérations de l’esprit, le calcul est une des plus mécaniques et qu’il suppose l’exercice de vertus de second ordre. J’annonce dès maintenant que le calcul va disparaître des programmes scolaires, comme l’enseignement de la musique. Nul homme bien élevé ne saura plus faire une opération, écrire avec une plume ou jouer du piano. Je veux bien admettre même que tout cela n’a pas grande importance et qu’on peut voir là un résultat de la division du travail. On ajoutera peut-être que l’énergie que l’homme ne gaspillera pas dans ces petites besognes, il en fera plus noble usage ailleurs. Là, je demande à réfléchir. L’essentiel, pour l’esprit, est de ne pas fuir les besognes susceptibles de l’assouplir, de le dompter, de l’éprouver. Nous reviendrons sur cette question. Quittons la machine à calculer et cherchons ailleurs. Entre tous les travaux créateurs, ceux de l’art occupent une place éminente. Sont-ils exempts du concours mécanique ? Non pas.

Il existait autrefois des ouvrages employés par les versificateurs et qui fournissaient non seulement la rime, mais encore de véritables membres de vers. On peut imaginer que le machinisme ira beaucoup plus loin. En combinant les principaux types humains ou mieux les caractères, comme on disait au XVIIe siècle, et les principales situations, je me charge de tracer le plan d’une machine fournissant de deux à trois mille combinaisons romanesques et même des scénarios très convenables. J’ajoute qu’un homme intelligent capable d’ajouter la grâce du naturel au canevas de la machine sortira de là des ouvrages assez bien troussés (il existe, paraît-il, aux États-Unis, une machine à faire les scénarios des films).

Notre goût de la perfection, l’une de nos vertus éminentes, nous le reportons sur la machine. Je sais bien que la machine parfaite est l’œuvre de l’homme, d’un homme choisi. Ainsi procédons-nous par délégation de l’homme à l’homme et de l’homme à la machine. Une perpétuelle remise de « bon pour pouvoir », comme diraient les hommes d’affaires.

On dit que Charles-Quint, ayant abdiqué, n’en continuait pas moins avec un soin jaloux, du fond de sa retraite, à diriger l’empire. Ce monarque me fait songer à l’homme futur, souverain d’un monde qu’il dirigera par le moyen d’intermédiaires de plus en plus nombreux et compliqués.

Innombrables sont les gens qui renoncent à chanter, à jouer d’un instrument de musique et qui donnent cette excuse toute simple : « J’aime le travail bien fait. Or, en me donnant beaucoup de mal, ce que j’obtiens de moi, comme musique, est infiniment inférieur à ce que me donne un bon disque. En conséquence… »

Je me garde bien de prévoir où peut nous conduire une telle évolution, si différente, par exemple, de celle des insectes qui ne cherchent la perfection que dans leur propre organisme. On ne manquera pas de me dire que la pratique des sports développe chez l’homme des vertus proprement organiques. Sans doute, mais ces vertus sont étroitement spécialisées. Le boxeur à l’entraînement est, par ailleurs, soigné comme un objet de cristal. Il sait donner un coup de poing, mais ne peut se passer du chauffage central ou de l’ascenseur. C’est un monstre humain élevé sous globe.

Que mes enfants ne veuillent plus marcher parce qu’ils pensent à l’automobile ou à la bicyclette, que, loin du, radiateur, nous tremblions comme des chiens pelés, tout cela ne m’inquiète pas trop. J’ai vu, pendant la guerre, des hommes peu préparés à l’effort actif ou passif, aux épreuves, aux intempéries, faire merveille de courage et de vigueur. Ayons confiance encore et venons-en tout de suite à la seconde remarque, celle qui touche à l’affaiblissement de nos sens.

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Je suis bien sûr que l’homme doit honorer et cultiver avec prédilection les vertus qui le distinguent des autres animaux, les vertus qui constituent ce qu’il faut appeler les signes de l’homme. Je pense toutefois que l’exercice des vertus animales est une grande nécessité pour l’homme et modifie favorablement sa valeur totale.

Il est clair que les appareils et les machines tendent non seulement à prolonger, à compléter, à corriger, à multiplier nos sens, mais encore à les suppléer. Les fervents du machinisme croient de bon cœur que les appareils modernes sont toujours infiniment supérieurs à nos organes sensoriels. C’est une erreur. Il n’existe aucun procédé chimique ou physique d’analyse qui permette de déceler la trace de gaz sulfureux que percevra tout de suite un nez bien constitué, merveilleux organe d’analyse qualitative. Il n’existe aucun appareil susceptible de suppléer le toucher, sens merveilleux qui suffirait à nous donner une représentation cohérente du monde.

Je connais quelques hommes qui se sont trouvés plus ou moins privés, par la nature ou la maladie, de deux de leurs sens. Ces hommes n’en sont pas moins parvenus à se placer, par les œuvres, au premier rang de l’humanité. Je répète quand même que les données des sens représentent le solide fondement de toute pensée et qu’une éducation complète supposerait l’exercice et le développement de tous les appareils sensoriels. Il semble bien que l’évolution de l’humanité nous entraîne dans un sens tout opposé. Une foule d’appareils ou de méthodes nous inclinent à dédaigner les renseignements sensoriels.

Je vais prendre un exemple frappant : celui de la médecine. Je me hâte de dire que la médecine a fait de grands efforts pour tirer parti des inventions modernes. Grâce à la médecine, la plupart de ces inventions ont une excuse : elles ne sont pas uniquement malfaisantes. La physique, la mécanique, la chimie collaborent avec la biologie pour aider soit au diagnostic des maladies, soit à leur traitement. Et c’est fort bien, nous sommes tous d’accord pour le penser.

Or je ne suis pas sûr que cet extraordinaire accroissement, que cet enrichissement de la médecine ne soit pas, pour elle, une cause de péril.

Beaucoup de gens, nourris par la lecture des journaux et fiers des miracles modernes comme d’une œuvre personnelle, pensent que la médecine a longtemps vécu d’erreurs et même d’erreurs comiques. Nos petits-neveux riront sans doute aussi et de nos mots et de nos doctrines et même de ces pratiques médicales dont le XXe siècle est si fier. Quoi qu’il en soit, le bon médecin a toujours été un homme qui s’est appliqué, mettant en jeu toutes ses forces d’observation, d’expérimentation et de raisonnement à découvrir la cause d’un désordre et à faire disparaître cette cause, tout au moins à pallier le désordre. C’est, je l’affirme, n’en déplaise à Molière, mon maître, une entreprise singulière, et même aussi difficile que de faire rire les honnêtes gens.

Hier encore, le bon médecin était l’homme qui pouvait, par l’exercice conjugué de tous ses sens, découvrir, chez le malade, une série de signes ou symptômes dont certains sont évidents et dont d’autres sont incertains et fugitifs. Ces signes observés, notés, coordonnés, le bon médecin, par un interrogatoire méthodique, obtenait une série de renseignements propres à confirmer ou à infirmer ses impressions. Il prenait la peine de constituer un véritable dossier historique. Il s’efforçait d’obtenir la confiance du malade et d’avoir, avec l’être souffrant, un contact humain, analogue au phénomène de communion. Son jugement fait, le médecin, le bon médecin essayait avec prudence une thérapeutique. Il restait prêt à révoquer, à modifier cette thérapeutique. Il en observait les effets non pas en mécanicien, mais en homme. Il en augmentait la puissance par l’influence morale qu’il était souvent en état et en droit d’exercer. Tel apparaissait le médecin modèle, dans la seconde moitié du XIXe siècle, pour prendre une époque encore proche de nous et qui fait partie de notre connaissance directe.

Les méthodes médicales ont, en beaucoup d’endroits, subi de grandes transformations. Tel médecin moderne exige dès l’abord une série de renseignements chiffrés dont je dis tout de suite qu’ils sont de grand prix. Le malade s’attarde entre les mains du radiologue, du cytologiste, du chimiste, de l’oculiste, de l’oto-rhino-laryngologiste, du neurologue… j’en passe et de la plus réelle importance. Les organes du malade sont éprouvés successivement par une foule de méthodes savantes qui fournissent chacune un dossier. L’ensemble des dossiers est, en définitive, examiné par le médecin ou le chirurgien traitant qui porte un diagnostic et institue un traitement. Ce traitement exige souvent l’intervention de plusieurs praticiens spécialistes habiles à manier une instrumentation délicate et d’une infinie variété.

Je le répète, c’est bien, c’est très bien. Si, demain, je devais faire soigner l’un des êtres qui me sont chers et dont j’ai la charge, je ne renoncerais à aucun des moyens susceptibles d’éclairer le diagnostic et d’affirmer le traitement. A cette évolution, la médecine acquiert beaucoup de certitudes. Elle s’éloigne de l’art et chemine vraiment vers la science. Elle va gagner quelque chose et perdre quelque chose. Certaines coutumes américaines peuvent, une fois encore, nous fournir des ilotes. Tout le monde a ouï parler de ces grands centres d’examens médicaux dans lesquels, avant de recevoir un oracle dactylographié, le malade chemine de laboratoire en laboratoire, comme une auto d’équipe en équipe, au fil de la chaîne. Nombre de médecins modernes ont, même en France, appliqué certains articles de la rationalisation. Ils interrogent le malade, par exemple, sans témoin, et, l’interrogatoire fini, reçoivent, par un toboggan, l’observation toute rédigée, toute dactylographiée. Ils dictent l’ordonnance à des appareils qui restituent immédiatement un texte impeccable. C’est très joli, convenons-en.

Ce que la médecine gagne à ce jeu, nous le voyons, nous le sentons, nous le savons tous. Et que perd-t-elle ?

Ce qu’elle perd est indéfinissable ou, pour mieux dire, ineffable. La médecine y perd son caractère magique. J’entends bien qu’à ce mot les médecins les plus respectables ne manqueront pas de protester. « Quoi ! diront-ils, Mais tout notre patient effort est justement de nous éloigner de la magie, de tuer le charlatan, de substituer, dans toutes nos pensées, dans toutes nos actions, la science à l’empirisme. Que si nous nous éloignons définitivement de la magie, il convient de nous réjouir. »

J’entends aussi les enthousiastes s’écrier : « La magie ! La Véritable magie ! C’est précisément notre magie de la science moderne. La mise en jeu, en œuvre, de tous les appareils surprenants, bien propres à frapper l’imagination du malade et à seconder, de ce fait, l’action des forces thérapeutiques ».

Soit ! Supprimons le mot magie et disons tout net : la médecine tend à perdre son caractère humain.

Tous les bons esprits se sont inquiétés de ce qu’on pouvait appeler, naguère encore, la décadence de la clinique. La clinique est, comme le mot l’indique, cette « science artistique » ou cet « art scientifique » dont le médecin doit faire preuve en abordant le lit du malade. C’est la connaissance de la difficulté quotidienne, l’expérience du malade encore plus que de la maladie. La clinique a fait là grandeur de tous les médecins illustres, d’Hippocrate à Trousseau. Tous les médecins reconnaissent que l’examen clinique a, de nos jours, beaucoup moins d’importance qu’autrefois, qu’une auscultation soigneuse donne des renseignements moins précis qu’une épreuve radiographique et que la réaction de Bordet-Wassermann rend superflus d’inquiétants interrogatoires. Cette décadence de la clinique est acceptée par tous ; elle est dans l’ordre actuel du monde. Elle va de pair avec divers phénomènes dont je me permettrai de dire un mot parce qu’ils ne sont pas hors de mon sujet, au contraire. Je veux parler du rôle de la grande presse et du développement de l’interpsychologie.

Le rôle de la grande presse dans l’évolution de la médecine est un phénomène dont Molière eût tiré les effets les plus réjouissants. Les articles de vulgarisation, d’une part, même faits par des gens instruits, et les écrits ou placards de la publicité, d’autre part, sont en train d’exalter l’incompétence, de généraliser la présomption et de propager l’esprit primaire le plus agressif et le plus malfaisant. Le sot qui, grâce à son journal, n’est sans idée ni sur les difficultés intérieures delà Chine ni sur la planète Mars, se trouve infiniment éclairé en ce qui touche les maladies et leur traitement. Il brasse, dans sa cervelle éblouie, il brasse, pêle-mêle, les axiomes de la publicité illustrée, les comptes rendus académiques et les affirmations du vulgarisateur hebdomadaire. Il apprend, en même temps, que le Nettoyol lave le rein comme avec une brosse, que la Voluptase rend la vigueur génésique aux cadavres, qu’un savant japonais a découvert des traces de manganèse assimilable dans la moustache des phoques blancs, que la banane crue contient un amidon non digestible. Il manie ces notions précaires comme un singe des substances explosives. Il parle à tout propos de vitamines et de rayons ultra-violets. Il entreprend, dans les trains de la banlieue, de véhéments débats sur la vaccination antituberculeuse aux îles Touamotou. Il donne à l’observateur effaré le spectacle de l’extravagance, de l’imbécillité audacieuse, impunie, triomphante.

Le médecin prié de soigner un malade, le praticien chargé de soucis, se voit interrogé par des oisifs défiants et insidieux sur la dernière communication de M. X à l’Académie, sur les récentes méthodes allemandes, américaines ou soviétiques, sur la supériorité du vaccin CBJ sur le vaccin DKC.

Et, comble d’incohérence, intervient encore ce que les psychiatres ont appelé l’interpsychologie, c’est-à-dire-les réactions complexes du malade sur l’entourage et de l’entourage sur le malade, les facteurs moraux combinés qui font qu’un malade est d’autant plus mal soigné qu’il est moins pur, moins seul, plus riche , et plus connu.

Le praticien, irrité, songe en secret que la médecine vétérinaire est la seule médecine libre et efficace, à condition que la dame propriétaire du petit chien n’ait pas trop d’idées sur la médecine vétérinaire ; il maudit les vulgarisateurs et les publicistes, il se tourne résolument vers les appareils et se délivre sur eux d’une responsabilité vraiment trop confuse et trop lourde.

Je le répète, cet ensemble de conditions détermine une décadence de la clinique. Le médecin de famille, celui qui connaissait depuis des années toute l’histoire, tous les secrets, toutes les aventures d’un petit groupe, celui qui n’avait pas besoin d’improviser la confiance parce qu’il en jouissait depuis toujours, celui dont la seule présence apportait le calme et faisait présager la guérison, le médecin de famille est en train de disparaître et je ne peux pas dire que ce soit un bien.

Lié de tous côtés par la technique, le médecin moderne oublie, de gré ou de force, les traditions séculaires de la médecine, fondées sur l’influence personnelle ; il ne voit plus, ne touche plus, n’entend plus, ne respire plus ses malades. Il ne songe plus – et il est bien excusable – à l’action souveraine du contact, à l’imposition des mains. Il escompte les bons effets d’une magie scientifique encore bien loin de valoir, comme prestige, la magie tout court. Il est surpris de voir, parfois, reparaître son vieil ennemi, le magicien, le guérisseur, celui qui regarde le malade jusqu’au fond de l’âme, lui pose un doigt sur la joue et lui dit : « Levez-vous et marchez ! »

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Ce qui me paraît donc en jeu, dans l’évolution actuelle de la médecine prise comme exemple et plus généralement dans l’évolution du monde, c’est la vertu de sympathie, le sentiment de sympathie.

Pour donner à comprendre les épreuves de la sympathie, je vais me permettre de relater ici quelques souvenirs personnels. J’ai passé presque la moitié de la guerre dans une ambulance chirurgicale du 1er corps d’armée. Les années 1915 et 1916 ont été, pour cette chirurgie très spéciale qu’est la chirurgie de guerre, des années d’expérimentation, d’essais, de tâtonnement. Chose curieuse, les observations faites par le Service de santé pendant la guerre balkanique et la guerre russo-japonaise étaient restées de petit enseignement. Pendant les premières semaines et même les premiers mois de la guerre mondiale, le principal souci des praticiens, en France tout au moins, fut de lutter contre les dogmes de la chirurgie militaire officielle, de répudier ses erreurs, de faire triompher le bon sens, les saines pratiques, une large doctrine d’urgence et de salut. Ce premier succès acquis, les chirurgiens, à peu près libérés de disciplines absurdes, s’appliquèrent, avec beaucoup d’intelligence et de dévouement, aux questions que leur proposait une grande guerre moderne.

L’activité des formations chirurgicales était, nécessairement, irrégulière, discontinue, subordonnée à l’activité des opérations militaires. Pendant les batailles, après les coups de main, dans les périodes où notre secteur était agité, nous recevions un très grand nombre de blessés. Tous les hommes dont l’état pouvait s’accommoder d’un transport étant dirigés vers l’arrière, les blessés qui nous demeuraient réclamaient tous ou presque tous une prompte intervention. On a calculé qu’une équipe chirurgicale, même parfaitement entraînée, ne pouvait guère consacrer moins d’une heure de temps à chaque blessé grave. Nous formions un petit nombre d’équipes et faisions de notre mieux pour venir à bout d’une besogne surhumaine et trancher les problèmes posés par chaque blessure, par chaque homme, par chaque destinée. Et nous donnions, tous, notre effort en même temps, jusqu’à complète exhaustion.

Dans les périodes calmes, notre activité ressemblait beaucoup à celle d’un hôpital, d’un hôpital improvisé sans doute. Nous recevions un nombre variable, mais en général faible de blessés et nous les retenions assez pour mener beaucoup d’entre eux jusqu’au début de la convalescence. Pendant ces périodes méditatives, la chirurgie pouvait, presque à loisir, faire des expériences utiles, chercher des solutions nouvelles, cultiver ses techniques, étudier un meilleur emploi de ses moyens et de ses forces.

C’est pendant cette première phase de la guerre que j’ai vraiment découvert la sympathie, éprouvé ses ressorts et mesuré son empire.

J’avais, avant la guerre, et surtout pendant mes études médicales, ressenti souvent les effets profonds et bouleversants de la sympathie et j’avais fait, le plus souvent, effort pour y résister. Le jeune homme qui s’applique aux études médicales a bien des raisons de se roidir, de se défendre, de se forger, petit à petit et non sans douleur, cette cuirasse professionnelle à l’abri de laquelle doit travailler la charité véritable.

Ce premier travail fait, la guerre me prit, à trente ans, assez libre, assez sûr de moi pour que jamais un mouvement du cœur ne fît dévier la main. Et puis la guerre, servitude suprême, nous apportait en retour une suprême franchise et, si je peux dire, une grande pureté. Nous étions seuls, loin des êtres chers, loin de la famille, du foyer. Notre travail était, en même temps, notre devoir et notre seule joie. Triste, noble, terrible joie ! Rien ne nous appelait hors des baraques où, pour nous, se consumaient nos heures, nos jours, les mois, les années. L’homme était là, devant nous, comme aujourd’hui, devant moi, la page blanche. Mais la page blanche ne me donne que ce que je lui livre. L’homme, le prochain, le semblable, le frère malheureux m’apportait et lui-même et moi-même et le inonde, un monde inconnu jusqu’alors, traversé de clartés magnifiques, d’éclairs déchirants, de cris et de soupirs.

Pourquoi se réserver, se défendre, alors même que, victimes et soigneurs, nous vivions en chœur sous l’aile du péril mortel ? L’heure était venue de la communion, de la totale sympathie, du don de l’homme à l’homme.

Pendant les jours et les nuits de ces années interminables, j’ai donc compris beaucoup de choses. Et d’abord que la sympathie est, à l’origine, un penchant physique, une exigence du corps, une vertu animale. Qu’on ne s’y trompe pas : c’est là toute sa grandeur, sa force féconde, sa pure beauté.

Un homme tousse. Il a reçu dans la poitrine un éclat d’obus. Il est là, couché sur le dos, immobile, attentif à son angoisse. Il tousse, d’instant en instant, et une écume rouge lui monte aux lèvres. Il respire mal. On entend le sang rouler avec un bruit d’orage dans cette poitrine ravagée. Le médecin est près du lit. Il a, je le suppose, épuisé les ressources du savoir. Il attend. Il ne peut plus faire autre chose. Il écoute cette respiration râlante, dramatique. Il songe à d’impossibles allégements. Et, de temps en temps, il tousse aussi. Il voudrait cracher. Il lui semble que, s’il crachait, il soulagerait un peu cette poitrine, cette poitrine étrangère dont il partage pourtant la souffrance. Finalement, le médecin se lève, ouvre la porte de la baraque, tousse et crache avec le sentiment d’aider un peu le pauvre compagnon, hors de la baraque, tombe une petite pluie froide. C’est une journée d’hiver. De lentes détonations se promènent, comme les nuages ardoisés, dans le ciel de plomb.

La nuit est venue. Le médecin dort sur sa couchette. Il dort ? Que non pas. Il a dormi, mais il vient de s’éveiller. Il se tourne sous ses couvertures. Il ne peut retrouver le repos. Ses membres sont tantôt pesants et gourds, tantôt agités de frissons. Il a chaud, il a froid. Il est mal. Oh ! Qu’il est mal ! Pourquoi donc ? Voilà. Ah ! Voilà… Cet artilleur, entré la veille, amputé d’urgence… Son pansement est traversé. Le médecin s’était bien promis de le revoir, ce pansement, avant de venir se coucher. A-t-il donc oublié ? L’artilleur doit être mal, dans son pansement mouillé. Le médecin comprend qu’il ne pourra plus retrouver le sommeil. Il s’habille à tâtons, cherche ses sabots, sa capote, sort en titubant et s’enfonce dans le noir. Voici la baraque. Elle flotte sur la boue comme une arche de misère. Une veilleuse à l’huile éclaire faiblement tous ces corps affalés. Des gémissements sourdent de l’ombre, semblables à des sources de douleur. Le médecin a réveillé l’infirmier, rassemblé ses instruments, fait allumer une lanterne. Il interroge du regard le blessé aux yeux grands ouverts. Et il refait le pansement, sans hâte. Il frotte d’alcool le dos meurtri, les membres mutilés. Il glisse une alèze propre, un peu de poudre, un coussin. Et il s’en va, il s’en retourne à travers la nuit. L’étoile d’une cigarette oscille dans les ténèbres. Le médecin sait bien qu’il va pouvoir enfin dormir.

La sympathie est une passion animale et même une passion égoïste; mais c’est notre meilleure chance de nous évader de l’égoïsme. L’intelligence regarde avec défiance, avec étonnement s’accomplir ce mystère de la chair. Elle rêve, à ce propos, aux temps fabuleux où cette puissance engendrait peut-être des miracles dont nous n’avons ni le souvenir, ni l’idée. Que l’intelligence rêve et se réserve ! Ce qu’on lui demande, à cette heure, c’est de ne pas gâter les choses, c’est de s’abstenir intelligemment.

L’intelligence est jalouse : elle comprend bien que la sympathie est un moyen et presque un instrument de connaissance. Ce monde, si proche de nous et pourtant si fermé, si lointain, cet homme, cette âme, si semblable sans doute à la nôtre et sûrement si différente de la nôtre, cet univers secret, l’intelligence contemple tout cela de loin, comme on contemple une terre inconnue du sommet d’une montagne. Elle sait bien que, malgré toutes ses ruses, ses artifices logiques, ses armes, ses méthodes, elle n’ira jamais là-bas, elle n’aura jamais accès à ce domaine étranger.

La sympathie n’a ni ruse ni méthode. Elle s’élance, elle s’envole, elle plane au-dessus de la douleur étrangère et soudain s’abat, soudain fond. Je dis bien fond, comme l’aigle, et fond aussi comme la cire qui se déforme, se modèle, s’imprime et s’incorpore.

J’ai, par sympathie, connu des souffrances que je n’avais jamais éprouvées. La souffrance venue, si j’ose dire, en personne, je l’ai retrouvée et saluée comme une vieille camarade. Que je renaisse femme, dans un monde futur, et les douleurs de l’enfantement ne me surprendront pas.

C’est à tout cela que je songeais pendant les heures innombrables que je passais près des blessés, les écoutant souvent, leur parlant aussi parfois, m’efforçant, avec humilité, du plus profond de mon cœur, de penser leurs pensées, de souffrir leurs souffrances.

Au début de l’année 1917, je fus envoyé comme chef d’équipe dans une de ces formations nommées d’un mot barbare, autochirs, ce qui signifie, en bon français : ambulances chirurgicales automobiles.

J’ai, pendant deux ans, c’est-à-dire jusqu’à la fin de la guerre, pris part à la vie de cette ambulance et noté jour à jour les curieux effets de l’industrialisation de la guerre. Cette « autochir » était commandée par un chirurgien remarquable, homme de cœur qui compte au nombre de mes plus chers amis. La plupart de mes compagnons étaient d’excellents praticiens, ouverts, généreux. Plusieurs d’entre eux ont gardé dans mon affection une place d’honneur. L’évolution que nous avons suivie n’est pas notre œuvre, c’est l’œuvre d’une époque. Elle exprime à merveille la démarche et le triomphe de la technique. J’aimerais de la peindre librement, c’est-à-dire de reconnaître ses grands bienfaits, mais d’en dégager la signification profonde pour l’avenir du monde.

Les autochirs n’étaient pas des formations extrêmement agiles. On les a, non sans raison, comparées à l’artillerie lourde. En fait, parmi les organismes mobiles du Service de santé, elles représentaient bien le type de l’ambulance lourde. Créées, au commencement, pour amener à proximité des champs de bataille l’appareil d’une chirurgie parfaite, elles s’étaient appesanties dans la guerre de position, appesanties et d’ailleurs enrichies sans cesse. Elles disposaient, vers la fin du conflit, d’un arsenal chirurgical excellent et copieux. Elles transportaient non seulement cet arsenal mais encore le matériel nécessaire à la stérilisation des instruments et des pansements, des groupes électrogènes, des laboratoires, un service radiographique, des tentes et des baraques, tout un monde. Ambulance automobile ? Automobile, certes : quand nous nous déplacions, c’était au moyen de vingt-deux ou vingt-trois camions, sans compter les camionnettes et les cars pour le personnel. Cela nous donnait, sur la route, l’aspect et l’allure d’une énorme entreprise foraine, d’un cirque nomade. Aussi nous déplaçait-on rarement. A peine arrivés sur les lieux de notre exercice, le cirque déployait ses bagages. Il gardait son air forain, tout en revêtant son caractère véritable, son caractère industriel. Le cirque se faisait usine. Songez d’ailleurs aux grandes foires modernes : ce ne sont que ronronnements de dynamos, trépignements de moteurs, fulgurations électriques, chuintement de vapeur, cris de sirènes, grincement d’engrenages, vols de courroies, éclaboussements de cambouis. La joie et la douleur se mécanisent à peu près de la même façon. Cette comparaison de l’ambulance avec la kermesse revient dans tous mes livres de guerre. Et comment s’en délivrer ?

L’amélioration de la technique et l’enrichissement du matériel allaient de pair. L’autochir comportait quatre équipes régulières et disposait, aux grands jours, d’équipes de renfort. Assez vite, nous avions jugé défectueuse, peu conforme à l’économie industrielle, la méthode qui consistait à faire donner toutes les équipes, en même temps, jusqu’à l’épuisement parfait. Comme cela se pratique dans les mines et dans certaines branches de l’industrie métallurgique où le travail ne doit pas être interrompu, nous avions adopté le principe des relèves. Les forces chirurgicales de l’autochir étaient divisées en deux parts. Et, pour obvier aux inconvénients d’un travail constamment diurne ou nocturne, la journée elle-même était divisée en trois fractions de huit heures chacune. Ainsi telle équipe travaillait de midi à vingt heures, puis se retirait de vingt heures à quatre heures du matin, puis revenait au travail de quatre heures à midi, puis quittait le travail de midi à vingt heures. Je n’ose pas dire qu’ainsi nous pouvions travailler tantôt au soleil et tantôt aux lampes, car, dans cette extraordinaire usine, l’éclairage électrique venait presque toujours au secours du ciel.

Une sévère division du travail s’était imposée petit à petit. Pour donner toute sa mesure, le chirurgien ne pouvait procéder lui-même au triage et à la préparation des blessés. Deux équipes, spécialisées dans cette fonction, se relayaient donc, de huit heures en huit heures, dans un baraquement attenant au quartier opératoire. Elles classaient les blessés, éliminaient les inopérables, rasaient, lavaient, désinfectaient les autres et les passaient, munis d’une fiche et d’un diagnostic préalable, au service radiologique. Les médecins radiologues eux-mêmes formaient deux équipes et procédaient, comme les autres, par fractions de huit heures. Ils examinaient les blessés, dessinaient des radiogrammes ou même prenaient des épreuves et rédigeaient une fiche. Le blessé, nanti de tout ce dossier, parvenait à la salle d’opérations. Ce qu’était cette salle, ce qu’on y faisait, ce qu’on y voyait, je l’ai dit dans mes livres de guerre et je n’y reviendrai pas.

C’est à certaines règles techniques seulement que je veux en venir. Souvent le chirurgien disposait de deux tables. Pendant qu’il opérait sur une des tables, avec son assistant et ses infirmiers ordinaires, un second blessé était attaché sur l’autre table et respirait les premières bouffées d’anesthésique. D’une table à l’autre, le chirurgien changeait de gants, se lavait les mains, prenait connaissance des radiogrammes, des dossiers. Dans les grandes bousculades, il avait à peine le temps de poser au blessé nouvellement apporté quelques questions sommaires. Parfois il s’en remettait à l’examen des équipes préparatoires. Il arrivait qu’au moment de la relève un homme portant plusieurs blessures graves et demandant cinq ou six interventions distinctes n’eût encore subi qu’une ou deux d’entre elles. Exceptionnellement, l’homme passait à l’équipe de relève, surtout quand les interventions à faire pouvaient encore demander une heure de travail ou davantage et déterminer un trouble du rythme laborieux.

Relevé, le chirurgien disposait de huit heures, tantôt de jour, tantôt de nuit et tantôt mi-partie. La division du travail étant poussée très loin, le chirurgien ne pouvait panser lui-même les opérés intransportables demeurés sur place. Des équipes de pansement, comprenant médecins et infirmiers, travaillaient tout le jour dans les baraquements et signalaient au chirurgien certaines particularités notables des blessures. Le chirurgien, sur ses huit heures de repos, prenait d’abord le temps d’une visite soigneuse. Il examinait les blessés qu’il avait opérés, étudiait leur feuille de température, surveillait leurs appareils, conférait de toutes questions avec les médecins des équipes de pansement. S’il y avait lieu à quelque opération complémentaire, ou, comme disent les gens de métier, itérative, c’était pendant ces heures de relève qu’il y devait procéder. Il faisait alors porter le blessé dans une salle libre et mandait son personnel d’assistants. Tous ses soins accomplis, le chirurgien n’avait plus, en attendant l’heure de la reprise, qu’à se nourrir, à se reposer, à se laver. Vingt minutes avant l’heure, il se faisait réveiller et se préparait à reprendre place dans la ronde, comme les athlètes dans les épreuves à relais. Pendant les huit heures de l’épreuve, le chirurgien se faisait parfois démasquer et s’abreuvait longuement, car la température de là salle était celle de la boulangerie ou de l’étuve.

Ainsi réglé, ainsi mécanisé, le travail pouvait se poursuivre pendant des semaines et des mois. L’autochir, mise en batterie dans les secteurs actifs, se comportait comme une machine à grand débit. C’était bien une usine et, pour emprunter le langage des économistes modernes, une usine au travail rationalisé. Je le répète, dans cette organisation, nous suivions le rythme général d’une guerre « industrielle ». Ce que je veux ajouter tout de suite, c’est que nous faisions beaucoup de très bonne besogne. En 1915, un inspecteur apprenait qu’au milieu d’une offensive, des équipes pouvaient manger et dormir, aurait poussé des cris, prononcé des sanctions, mis tout le monde en ligne. En 1918 le service de santé laissait chaque formation d’élite régler son travail par elle-même et tenait compte non seulement du débit, mais aussi de la résistance. On savait, après quatre années, que la guerre était en même temps une épreuve de force et une épreuve de fond. Nous faisions donc beaucoup de besogne excellente. Notre instrumentation ne laissait guère à désirer, nos méthodes gagnaient chaque jour en audace, en certitude. Nous opérions plus de blessés et nous les opérions mieux.

Et pourtant, que je me reporte à cette phase de la guerre et je comprends aussitôt comment toute clarté me fut alors donnée sur les excès du monde futur.

Le climat du machinisme n’est pas le climat de la sympathie. Je vais me permettre ici de recopier quelques lignes d’un livre où j’ai consigné mes souvenirs.

« Nu sous ma blouse, au moment de pénétrer dans l’étuve éblouissante, je me sentais, parfois, un peu comparable à ces athlètes sportifs qui s’évertuent dans des épreuves d’endurance. Cette image encore trop humaine tendait du reste à s’évanouir. Une machine, je le répète, une machine sans âme, chauffée à point, réglée pour marcher longtemps et pour abattre beaucoup de besogne. Pitié fraternelle, assistance affectueuse, communion dans la souffrance. Ah ! comme nous étions loin de tout cela. J’opérais, de mieux en mieux et de plus en plus vite, des hommes qui demeuraient, pour moi, des inconnus et dont je ne savais même pas toujours la nationalité. »

Ne parlez pas de fatigue, d’endurcissement. Que le temps me fût donné, que cette discipline machinale se relâchât une minute, et je me sentais redevenir un homme de chair entre des hommes de chair. La sympathie ressaisissait son empire. Mais, bientôt, j’entendais siffler la vapeur, vibrer les dynamos, crépiter les étincelles électriques et, tout aussitôt, l’automate chassait l’humaniste.

Et cette expérience terrible, décevante, il m’était donné de la faire dans un moment où l’amitié me comblait, où la plupart de mes compagnons, hommes d’élite, hommes de cœur, m’inspiraient par leur caractère et leur conduite de l’admiration et de la gratitude. A voir se dépenser tant de vertus humaines, magnifiques, je n’en présageais qu’avec plus d’horreur le futur triomphe de l’automatisme.

Au début de, notre entretien, je vous ai, paraphrasant J. R. Bloch parlé de « la machine qui est en nous ». Certes, la machine est en nous, l’automatisme est en nous et dans notre âme et dans notre corps. Nous avons fait l’automate non pas à notre image, mais à l’image d’une partie de nous-mêmes. Et la créature (c’est le jeu éternel) nous refait, nous repétrit, nous remodèle, à son tour et, cette fois, à son image. La contagion de la machine est le plus grand péril du monde futur. C’est ce que j’ai compris les dernières années de la guerre, années pendant lesquelles j’ai donné, chaque jour, aux hommes, des soins intelligents, exacts, efficaces, sans leur donner toujours, faute de loisir, quelque chose d’inappréciable et d’indéfinissable, une parcelle de moi-même, une étincelle de ma propre vie. Après la démission de l’homme, c’est l’appauvrissement et la diminution de l’homme qu’il nous faut redouter, prévoir.

Il existe deux aspects de la solitude. Comme la langue selon Socrate, la solitude est le meilleur des biens et la pire des disgrâces. Nourriture des âmes saines, la solitude est le poison des âmes souffrantes, j’ai, pendant les deux dernières années de la guerre, compris que le suprême péril du machinisme c’est de tuer la sympathie et d’élever autour des êtres une muraille de solitude.

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Nulle misère n’est sans compensation. La compensation que je vais m’efforcer de vous découvrir est bien étonnante, bien troublante.

Ce grand besoin de sympathie, qui est le fond de notre nature, il ne veut pas mourir dans la geôle ; il cherche des issues, il ne désespère pas de se manifester encore.

Si l’on vous proposait demain un serviteur mécanique, une sorte de robot, pour employer le mot lancé vers l’avenir par Karel Capek, vous auriez peut-être d’abord un grand soupir de soulagement. « Enfin, diriez-vous ! Un appareil impersonnel qui va nous délivrer d’une présence étrangère, d’une volonté rétive, d’un témoin indiscret… » Je suis sûr que, bientôt, vous souffririez de ne pouvoir ni louer, ni morigéner cette machine et que vous finiriez, en fait, par la louer, la flatter, la gourmander, peut-être la battre. A compter de ce moment, vous auriez admis la mécanique dans votre sympathie.

C’est précisément ce qui est en train de se produire pour l’humanité tout entière.

Je devisais, un jour, avec un aviateur, pendant la guerre, et lui posais diverses questions sur la vie de son appareil. Cet homme, avec beaucoup de finesse et de simplicité, m’expliqua les modifications de sa sensibilité, comment cette sensibilité s’étendait à la totalité de son avion, percevait les altérations, les influences extérieures, s’attachait, d’une façon quasi interne et organique, au rythme du moteur, au jeu de toutes les parties mobiles, à la résistance des organes immobiles, aux frictions des unes sur les autres.

Cette confidence n’était pas pour me surprendre ; le médecin qui saisît Un stylet, le promeneur qui joue avec une canne savent que la sensibilité se trouve aussitôt reportée à l’extrémité de l’instrument et parfois même notablement exacerbée, spécialisée. On sent mieux le contact d’un os dénudé avec un stylet de métal qu’avec un doigt de chair.

Cette aptitude émouvante de l’homme à porter sa sympathie jusque sur des êtres inanimés nous annonce, je veux bien le reconnaître, d’extraordinaires transformations de notre vie ! Ce que, dès maintenant, on peut percevoir, étudier, ce sont les prodromes physiologiques et pathologiques d’une telle évolution.

Si nous vivons dans l’ignorance de nos organes, c’est que nous sommes en bonne santé. A compter du moment où les organes nous donnent quelque souci, la maladie commence, que la cause d’un tel souci soit réelle ou imaginaire. Les maladies imaginaires sont des maladies mentales auxquelles nous cherchons par erreur un substratum anatomique. L’inquiétude, en nous déterminée par un trouble réel ou imaginaire de nos organes et de leurs fonctions, se nourrit de notre expérience personnelle ou extérieure, de notre savoir, de nos lectures, des moindres propos. Nous évaluons la douleur à venir, les infirmités passagères ou permanentes qui peuvent résulter de notre mal, le péril peut-être mortel auquel il nous expose. Notre supputation est parfois en deçà de la réalité future, parfois terriblement dépassée par cette réalité. La maladie évolue. Nous assistons à notre guérison ou à l’aggravation de notre état.

Il semble bien que l’adjonction de mécaniques innombrables à notre organisme ait, d’ores et déjà, pour effet d’étendre le territoire de notre inquiétude, l’empire de notre joie, de nos souffrances et, par conséquent de notre santé, de nos maladies.

J’ai, dans un ouvrage récent, peint Grégoire, le nouveau malade imaginaire, ses tourments, ses angoisses. Le sujet mérite qu’on y revienne. Le mal de Grégoire n’est pas uniquement imaginaire. Grégoire est un homme complet, aux sens déliés, à l’intelligence vive. Il souffre parfois de son corps, comme tout le monde. Il souffre aussi de ses machines. II a de l’expérience. Il se représente fort bien la somme d’ennuis, de peines, de dépenses que signifie tel ou tel désordre mécanique et, comme Grégoire est un esprit agile, il prend prétexte du plus léger symptôme pour imaginer toutes sortes de maux dont certains deviendront peut-être parfaitement réels.

Pour conjurer ces maux, Grégoire s’adresse au bon médecin des mécaniques. Parce qu’il est très sensible et très intelligent, Grégoire est aussi très exigeant. Il importune sans doute un peu le médecin des mécaniques. Il veut tout comprendre, il voudrait tout prévoir, tout prévenir. Si l’on met ici et là quelques gouttes de graisse, Grégoire en est physiquement soulagé. Que lui jettent la pierre ceux qui n’ont jamais pris un cachet dès la première pensée d’une grippe illusoire. Grégoire n’est pas ridicule : il sauve la sympathie mourante. Il réhabilite en quelque mesure l’homme moderne.

On m’a dit que ce Grégoire était un être exceptionnel, le type de l’homme de quarante-cinq à cinquante ans, très cultivé mais ombrageux, trop attentif, irritable. On m’a dit que les préoccupations de Grégoire ne rencontraient sûrement pas d’écho dans le peuple sain, naïf, par exemple chez les robustes petits gars qui conduisent un camion tout le jour et n’auscultent guère leurs mécaniques de fer, car ils ont bien d’autres chiens à fouetter.

Cette remarque fera sourire les médecins. Je suis un fidèle adepte de Schopenhauer : je crois qu’un certain niveau de culture détermine un certain niveau de soucis et de souffrances ; mais l’intensité de la douleur n’est pas forcément fonction de sa complexité. Le peuple des campagnes donne, comme le peuple des villes, des neurasthéniques, des anxieux, des phobiques, des persécutés, des mythomanes, des délirants, des aliénés de toute espèce. Il y a, parmi les hommes cultivés, des caractères placides et insouciants. Il y a, chez les illettrés, des agités et des inquiets. J’ai vécu longtemps, aux armées, dans l’intimité de ces gens que l’on dit simples parce que nous ne prenons pas toujours la peine de les comprendre ; la plupart d’entre eux m’ont paru beaucoup plus mystérieux, quant à la variété, au jeu, à l’enchaînement de leurs états d’âme, que tel ou tel illustre romancier, spécialiste de psychologies délicates et de passions rares.

Argan n’est pas un type exceptionnel de bourgeois riche et oisif. Il est de toute humanité : les médecins le savent.

Il y a lieu de croire que le nouvel Argan ne va pas tarder à solliciter la compassion et l’assistance des médecins. Il est temps de créer une branche nouvelle de la pathologie humaine, qui pourra comporter, par la suite, une longue série d’entités nosologiques. Je propose de nommer tous les troubles de ce groupe d’un nom générique : trouble de mécanopathie. Le mot est bon, intelligible au prix d’une définition succincte. Il est fait de deux racines grecques normalement coaptées. Il n’est pas dépourvu d’antécédents. Il y a, je pense, une bonne vingtaine d’années, des psychiatres, ayant observé des malades qui, présentant des phénomènes douloureux, attribuaient obstinément ces phénomènes à la présence d’animaux – imaginaires, cela va sans dire – logés dans tel ou tel organe, les psychiatres, dis-je, inventèrent une expression excellente : délires de zoopathie interne. Je ne sais si ces nouvelles maladies ont fait une belle carrière ; mais il est temps pour les médecins d’étudier les troubles et délires de mécanopathie.

J’ai parlé d’une définition. Je vous propose celle-ci : on appellera donc accidents ou troubles de mécanopathie, chez l’homme, les accidents ou troubles liés à des lésions réelles ou imaginaires, apparentes ou cachées de ces machines qu’il nous faut désormais considérer comme les annexes de notre organisme essentiel.

Je ne reviendrai pas sur le mal de Grégoire que j’ai bien assez longuement décrit ailleurs. Je préfère attirer votre attention sur certains développements inévitables de la médecine. Malgré la spécialisation presque infinie qui règne dans les sciences médicales, malgré les difficultés d’une liaison parfaite entre les différents spécialistes, la liaison se fait quand même et c’est heureux. Que de fois le dentiste, ayant inspecté la bouche de son patient, prononce : « Je vais écrire à votre médecin et le prier de faire pratiquer une analyse des urines. » Parfois même, c’est un serviteur plus lointain des sciences médicales qui prend sur soi d’avertir le thérapeute, c’est le masseur ou le professeur de gymnastique. Il faut, dès maintenant, envisager une relation régulière entre le médecin et, par exemple, le garagiste. J’imagine très bien le médecin moderne disant au malade, après avoir achevé l’interrogatoire et l’examen : « Quel est le numéro de téléphone de votre garagiste ? Je vais lui téléphoner tout de suite. Vous avez sûrement, à l’origine de tout cela, des troubles de la carburation. Je vais le prier d’essayer un gicleur de trois ou quatre numéros au-dessus de celui que vous avez maintenant. Évitez les routes pavées ou faites modifier vos amortisseurs. » J’imagine encore le médecin moderne commençant ainsi son ordonnance : « Suppression complète du téléphone pendant quinze jours. Le poste de TSF de la maison sera soigneusement débranché… »

Je pense, d’autre part, que le garagiste instruit ou, comme on dirait aujourd’hui, qualifié, ne manquera pas d’entrer dans le jeu et de prendre part à certaines cures. Je vois très bien M. Crocqfer, maître mécanicien dont j’ai déjà fait le portrait, remettre la voiture d’un de ses clients avec des réflexions telles : « Monsieur, d’accord avec votre médecin, j’ai remplacé les axes d’essieu par des blocs caoutchoutés. Nous avons en outre décidé d’augmenter de 50 centigrammes la dose quotidienne de bromure que vous prenez le soir. »

Il suffit. Ne multiplions pas des exemples qui vous paraissent burlesques aujourd’hui, qui, demain, seront les faits monotones de la médecine nouvelle. Retenons que le machinisme nous crée, dès maintenant, une anatomie de seconde zone et que, pour nombre de sujets, la perte de certains appareils usuels représente, d’ores et déjà, l’équivalent d’une mutilation, réparable sans doute, mais grave sinon mortelle.

Dans une étude sur la crise industrielle aux États-Unis, M. Marcel Chaminade, étudiant ce qu’il appelle la catastrophe agricole écrit ceci :

« On assiste à ce phénomène extraordinaire de paysans qui remisent dans les hangars leur matériel perfectionné, leurs batteuses et tracteurs automobiles et qui les laissent rouiller pour ressortir leurs vieilles charrues et employer à nouveau des chevaux de labour, parce que les chevaux mangent au moins du blé et font faire des économies d’essence. »

Seul un esprit faux pourrait se réjouir d’une si curieuse misère. Ces incohérences scandaleuses, comme les destructions volontaires de nourriture, donnent à mesurer le désordre d’une civilisation qui a perdu tout sens moral.

Des lecteurs frivoles – certains sont illustres – se sont imaginé qu’en écrivant les livres parfois railleurs et paradoxaux que j’ai consacrés à ces graves questions, je proposais – ô sacrilège ! – un arrêt du progrès et peut-être même un retour en arrière.

C’est précisément pour condamner de folles et dramatiques régressions que j’ai pris parti dans la querelle. Qui parle de s’opposer au machinisme, de répudier la machine, de protester contre la machine ? Mon devoir est de juger la sottise et de m’opposer à ses empiétements.

Que, dans la bousculade présente, le sage souhaite une restauration de la sérénité, du calme, du stable, c’est somme toute bien naturel. Nous avons vu, pendant un demi-siècle, assez de choses paraître et disparaître pour souhaiter reposer notre regard et notre esprit dans la contemplation de quelque objet permanent qui soit quand même plus proche de notre nature que l’Alpe ou l’Océan.

Il serait d’ailleurs bien aventuré de croire que les sociétés humaines qui, pendant vingt siècles, avaient trouvé leur équilibre dans une sorte d’inertie, vont maintenant le trouver dans une sorte de mouvement. Ne nous hâtons pas de juger indéfinie dans le temps l’ère de transformation qui est la nôtre. Bien des symptômes donnent à penser que l’humanité, dans ses œuvres et ses mœurs, traverse en ce moment une période comparable, en quelque mesure, à ce que les biologistes appellent aujourd’hui les mutations.

Alors que l’évolution des espèces éclate au regard, les biologistes demeuraient, hier encore, troublés de ne pouvoir pas la déterminer de façon expérimentale et, plus généralement, d’en voir les effets évidents sans en observer la marche et le mécanisme. Même avec le jeu des siècles de siècles, comment se produisait donc cette désespérante évolution dont nous ne pouvions surprendre sur le vif le plus petit épisode ? Les chercheurs modernes ont donné réponse à cette inquiétude en expliquant assez adroitement que l’évolution n’est pas, comme on le croyait jusqu’ici, lente et continue, mais brusque et discontinue. Telle espèce sort, de loin en loin, de la léthargie, traverse une période d’affolement, au cours de laquelle sa morphologie et sa physiologie se trouvent plus ou moins modifiées, puis retombe, pour des siècles à l’équilibre, à la sérénité anatomique.

Charles Nicolle poursuit, en ce moment, des travaux qui semblent devoir confirmer, pour les microbes, ce qui fut entrevu pour les animaux et les plantes.

Ces idées nouvelles, bien propres à infirmer le vieil adage : la nature ne fait pas de sauts, ne sauraient surprendre un esprit attentif. L’homme qui se regarde vivre et qui regarde ses semblables sent que presque tous les phénomènes, dans l’ordre physiologique et psychologique, procèdent par bonds, par voltes et secousses. La vieillesse vient jour à jour sans doute, mais elle se manifeste par brusques degrés. L’homme reste assez semblable à soi-même pendant un où deux lustres puis, en trois mois, il vieillit de cinq ou dix ans. Variation brusque.

Je propose de considérer comme les effets d’une variation brusque, les surprenantes modifications survenues depuis cinquante ans, dans les mœurs, les comportements, la civilisation de l’espèce humaine.

Rien ne nous permet de croire que cette période d’affolement – c’est un mot des botanistes – va se prolonger pendant des millénaires. L’homme saura peut-être s’organiser sur ses nouvelles positions.

Il serait d’ailleurs naïf de s’inquiéter à l’idée d’un stationnement, d’un arrêt dans ce que tant de gens appellent « le progrès » en salivant d’enthousiasme : l’âme, un moment distraite par le prestidigitateur scientifique, ne manquera pas de prendre sa revanche ailleurs. Nous ne connaissons pas les limites de notre domaine, de nos pouvoirs. A la variation brusque dans l’ordre scientifique peut succéder une transformation dans l’ordre métaphysique, par exemple.

Il n’est pas dans les coutumes d’une humanité mûre et prudente de s’abandonner aux événements sans réfléchir, c’est-à-dire sans réagir. Le danger, pour l’espèce, n’est pas d’aller où elle va, c’est d’y aller les yeux fermés, les jambes folles, la cervelle ivre.

Il m’est arrivé, dans le cours de cet essai, d’opposer l’humaniste à l’automate. J’y reviens, pour ma conclusion. Il est bon que l’on ait donné ce nom d’humanités ou lettres humaines à l’étude patiente d’un certain nombre de connaissances qui ne semblent pas susceptibles d’application pratique immédiate et qui sont, plus qu’à la science, consacrées à la sagesse.

Je pense qu’un long stage dans l’humanisme, une fréquentation assidue et prolongée des grands esprits, une application généreuse à toutes sortes de notions gratuites, c’est, pour l’homme du XXe siècle, la seule chance de tempérer heureusement la fureur d’une mécanisation excessive. La lutte est désormais entre l’humaniste et l’automate.

Seule une culture humaine, humaniste, individualiste peut permettre à l’homme de dominer ses conquêtes, de n’en être pas la dupe et la victime. C’est dans un humanisme et dans un individualisme harmonieux que gît le secret d’une discipline grâce à laquelle, demain, l’homme pourra trouver son nouvel équilibre et vivre en bonne intelligence avec ses créatures.

Georges Duhamel

Article publié dans La Revue de Paris, 1933.

Georges Duhamel (1884-1966), est un médecin, écrivain et poète français. Connu pour son récit de voyage aux USA, Scènes de la vie future (1930) qui fut un grand succès de librairie.

Le texte ci-dessus préfigure un de ses ouvrages suivant L’Humaniste et l’Automate (1933).

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