Flocco et Guyonvarch, À quoi rêve la biologie de synthèse ?, 2019

Légitimations et critiques de l’« amélioration du vivant »

Résumé

La biologie de synthèse est une ingénierie du vivant, qu’il ne s’agit plus seulement de comprendre, mais de concevoir en le « redesignant » grâce à l’association de la génétique et de l’informatique. D’innombrables vertus sont soulignées par ses promoteurs : médecine personnalisée, solutions à la crise écologique, amélioration des capacités des êtres vivants. Or, ces innovations technoscientifiques sont socialement controversées car elles comportent en même temps des risques et des dangers potentiels qui pèsent sur la société présente et future : diffusion d’organismes génétiquement modifiés ; questions éthiques ; brevetabilité et conception réductionniste du vivant ; « bioterrorisme ». Face à ces problèmes cruciaux, de quelles manières les acteurs impliqués dans ce domaine légitiment-ils ces avancées ? À travers une variété de positionnements, ils sont informés des critiques adressées à la biologie de synthèse. En même temps, ils sont convaincus que rien ne peut entraver la « marche du progrès » et, de ce fait, ces critiques sont désamorcées, atténuées ou intégrées, via de multiples registres de justification, procédés rhétoriques contribuant à alimenter l’idéologie techniciste de notre temps.

 

Éponges dépolluant les océans, production de biocarburants, viande de synthèse : ces réalisations médiatisées comptent parmi les innovations déjà développées ou promises par la biologie de synthèse. Le principe de ce domaine scientifique pluridisciplinaire consiste à concevoir le vivant comme un Meccano, dont on peut comprendre le fonctionnement global, démontable « pièce par pièce », afin de le reconstituer selon une configuration voulue. La biologie de synthèse est une ingénierie du vivant, qu’il ne s’agit plus seulement de comprendre, mais de concevoir en le « redesignant » grâce à l’association de la génétique et de l’informatique. D’innombrables vertus sont soulignées par ses promoteurs, comme la médecine personnalisée, des solutions à la crise écologique, l’amélioration des capacités des êtres vivants. Or, ces innovations technoscientifiques sont socialement controversées car elles comportent des risques et des dangers potentiels qui pèsent sur la société présente et future : diffusion d’organismes génétiquement modifiés ; questions éthiques ; brevetabilité et conception réductionniste du vivant ; « bioterrorisme ».

Face à ces problèmes cruciaux, de quelles manières les acteurs impliqués dans ce domaine légitiment-ils ces avancées ? Certes, à travers une variété de positionnements, ils sont informés des critiques adressées à la biologie de synthèse, comme celles qui mettent en cause la volonté de maîtriser sans limite le vivant. En même temps, ils sont convaincus que rien ne peut entraver la « marche du progrès » et développent différents modes de neutralisation des critiques formulées à son encontre. Ne serait-ce pas l’œuvre du « bluff technologique » (Ellul, 2010) que de ne retenir que le versant positif du progrès technoscientifique alors que ses facettes positives et négatives sont inextricablement mêlées ? L’objet de cet article est de dégager les lignes rhétoriques principales portées par cet ensemble varié d’acteurs, contribuant à alimenter l’idéologie techniciste de notre temps [1].

Une présentation de cette ingénierie du vivant porteuse de promesses socialement controversées permet de resituer les intérêts que les acteurs du domaine lui accordent, s’accompagnant pour certains de l’expression de critiques plus ou moins affirmées. Toutefois, ces acteurs déploient différents registres de justification dans les témoignages, neutralisant les critiques, au nom d’« un progrès qu’on n’arrête pas ».

Promesses et controverses de la biologie de synthèse

Quelques éléments de cadrage définissent le secteur comme un domaine en émergence, peu structuré mais valorisé du fait des promesses qu’il suscite, au-delà des controverses couramment admises.

Une technoscience en émergence

La biologie de synthèse n’est pas une discipline nouvelle, et correspond davantage à un domaine technoscientifique (Hottois, 2006). Assimilable à une biotechnologie (OCDE, 2005), elle se situe au carrefour de la génétique, de la biologie, de l’informatique et des mathématiques, entre autres. Apparue à la fin des années 1990 aux États-Unis, où elle s’est solidement constituée, elle s’est ensuite diffusée de façon inégale en Europe, et émerge en France au début des années 2000.

La biologie de synthèse est porteuse d’innovations technoscientifiques inédites, tout en s’inscrivant dans la continuité de la révolution génomique amorcée à partir des années 1960, avec le développement des manipulations génétiques (Cameron, Bashor et Collins, 2014). À l’image des nanotechnologies (Lafontaine, 2010), elle fait l’objet de multiples définitions aux frontières floues et faisant apparaître différentes conceptions du vivant (Bensaude-Vincent et Benoit-Broaweys, 2011). Cela étant, au-delà de cette diversité, un rapport de la Commission européenne la définit comme « l’application de la science, de la technologie et de l’ingénierie pour faciliter et accélérer la conception, la fabrication et/ou la modification des matériaux génétiques dans les organismes vivants » (Raimbault, Cointet et Joly, 2016 : 1).

En France, la biologie de synthèse n’est pas aussi structurée qu’aux États-Unis. Sa pratique est diffuse et s’effectue principalement à travers des réseaux plus ou moins formels de chercheurs et d’étudiants dans des laboratoires pluridisciplinaires. En 2005, un centre de recherche parisien a vu le jour au sein duquel la biologie de synthèse a commencé à susciter l’intérêt d’étudiants et de chercheurs se réunissant sous la forme d’un « club scientifique ». En 2010, une autre institution importante du domaine, qui lui est cette fois entièrement dédiée, est créée dans un biocluster [2] de la région parisienne. La biologie de synthèse est également mobilisée par des ingénieurs dans des start-up, hébergées par des institutions de recherche, et concevant de multiples applications industrielles. Elle est également pratiquée par les étudiants de licence et de master qui participent chaque année à un concours international organisé par le Massachusetts Institute of Technology (MIT) [3], constituant un temps fort pour les acteurs du domaine. Outre la région parisienne, la biologie de synthèse est désormais pratiquée dans des laboratoires, des masters, des start-up et des bioclusters à Clermont-Ferrand, Strasbourg, Jouy-en-Josas ou encore à Toulouse.

Un contexte politique ambivalent

Le domaine fait l’objet en France d’un « programme en clair-obscur » (Aguiton-Angeli, 2015 : 51). Il bénéficie d’un discours politique favorable, à travers la rédaction de rapports ministériels qui encouragent vivement son développement (OCDE, 2005 ; MESR, 2011 ; OPECST, 2012). Toutefois, son institutionnalisation demeure encore timide compte tenu des budgets peu élevés qui lui sont alloués. La biologie de synthèse ne bénéficie pas directement de l’investissement public qui est prioritairement adressé au versant industriel du domaine. Ce n’est donc qu’après coup qu’elle profite de manière éparse de quelques retombées financières, les grands projets étant surtout soutenus au niveau européen.

Certains enquêtés ayant fréquenté des responsables politiques ont émis des hypothèses pour expliquer les réticences de la France à promouvoir concrètement la recherche en biologie de synthèse. Ils évoquent ses objectifs d’ingénierie du vivant et d’applications industrielles qui n’en feraient pas une « science noble » du point de vue du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), de même que sa dimension pluridisciplinaire qui ne permettrait pas clairement de l’identifier parmi les disciplines traditionnellement instituées. D’aucuns soulignent également les débats et la confusion qui régneraient autour de la question des organismes génétiquement modifiés (OGM). Ainsi, la biologie de synthèse pâtirait en quelque sorte aujourd’hui des multiples contestations dont les OGM ont été la cible, en étant assimilée à ces derniers avec une connotation négative. En outre, si la biologie de synthèse incarne le « gouvernement des risques », cela ne l’a pas empêchée de faire d’emblée l’objet de controverses, ce qui pourrait également avoir contribué à freiner son développement selon nos informateurs.

Ainsi, un groupe contestataire grenoblois appelé Pièces et Main d’œuvre (PMO) a particulièrement mené la fronde contre la biologie de synthèse sur son site Internet, la mettant en cause comme technique de manipulation du vivant, avec tous les risques qui pourraient y être associés. En avril 2013, une dizaine de militants de ce groupe ont perturbé le premier débat public organisé au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) par l’Observatoire de la biologie de synthèse – devenu inactif après cet événement. Cet observatoire créé en 2012 est composé de représentants d’associations, d’institutions de recherche et de l’industrie, de chercheurs en sciences sociales (Aguiton-Angeli, 2015). Les organisateurs affichaient là leur volonté de créer « un espace de débat ouvert et pluraliste, permettant l’échange d’informations, le partage de connaissances et l’expression de désaccords sur les enjeux multiples de ce domaine émergent » afin de favoriser une « discussion éclairée et constructive » (Meyer, 2013), rassemblant quelques dizaines de participants, chercheurs en biologie de synthèse et en sciences sociales, étudiants, et journalistes.

Or, les militants de PMO ayant troublé le débat défendaient l’idée selon laquelle toute forme de concertation est en réalité un « simulacre » ou une « mascarade », puisque les décisions ont été prises en d’autres lieux (comme des centres de recherche ou des entreprises qui ont déjà investi le domaine), que l‘opposition à un tel projet d’ingénierie du vivant n’est pas envisagée (en ce sens, le débat ne vise qu’à faire accepter les évolutions en cours), et que les invités à ce « débat » auraient été triés sur le volet. Par cette action, ce groupe entendait dénoncer une volonté d’orchestrer l’acceptation sociale [4] de la biologie de synthèse. Pour certains enquêtés, cette contestation – relativement isolée puisqu’elle est le fait d’une poignée d’individus – pourrait également avoir contribué à dissuader les pouvoirs publics de concrétiser la promotion de la biologie de synthèse en France.

Une diversité d’approches et d’acteurs

En dépit de ces incertitudes, la biologie de synthèse poursuit son développement en France, même si cela rend difficile une délimitation stricte de ses frontières. Notre enquête s’est concentrée sur deux de ses pôles importants en région parisienne au sein desquels coexiste une pluralité de conceptions. En raison de sa faible institutionnalisation, celle-ci ne bénéficie pas en effet d’une unité des pratiques, comme c’est le cas outre-Atlantique où prédomine l’approche dite par les « bio-briques » d’ADN. Ces dernières permettent de concevoir de nouvelles fonctionnalités du vivant en étant assemblées à l’image d’un jeu de construction (Aguiton-Angeli, 2015).

C’est pourquoi nous sommes allés à la rencontre de différents profils d’acteurs qui participent à des degrés variés à la biologie de synthèse, selon leurs statuts et leurs fonctions. Certains exploitent, à l’aide de la bio-informatique, d’immenses volumes de données drainés par la génomique [5]. D’autres s’inscrivent davantage dans la xénobiologie, une branche de la biologie de synthèse qui consiste à concevoir des micro-organismes synthétiques en modifiant les structures de l’ADN. D’autres encore sont un peu plus éloignés des pratiques de recherche, se positionnant davantage sur des activités industrielles, logistiques ou de communication. On trouve ainsi des enseignants-chercheurs en bio-informatique qui ont travaillé ou qui travaillent encore aujourd’hui sur la modélisation informatique des interactions entre des gènes et qui, de ce fait, passent le plus clair de leur temps à manipuler des ordinateurs ; un chercheur industriel qui encadre une équipe de techniciens et d’ingénieurs produisant un biocarburant, l’isobuthène, à partir d’un gène de synthèse ; un chercheur spécialisé en biologie des systèmes qui a fondé une start-up et dont l’activité consiste à travailler aussi bien à partir de modélisations informatiques que via des expérimentations habituelles en biologie, sur les paillasses de laboratoire ; une étudiante de master qui a suivi des cours de biologie de synthèse ; un jeune chercheur qui conçoit un langage informatique permettant d’élaborer des fonctions biologiques et qui, lui aussi, mène ses activités essentiellement en ayant recours à la programmation informatique ; un ingénieur responsable de l’utilisation des équipements nécessaires à la pratique de la biologie de synthèse ; des chargés de communication qui informent sur les activités de biologie de synthèse au sein d’un laboratoire et d’un pôle de biotechnologies.

Des concrétisations modestes, des promesses nombreuses

La commercialisation des produits issus de la biologie de synthèse demeure relativement réduite. En 2015, un think tank américain recensait 116 produits commercialisés ou en passe de l’être à l’échelle internationale, dont deux seulement en France (Woodrow Wilson Center, 2015). Comme le recense un site gouvernemental français (Pavel, 2016), l’application emblématique est l’artémisinine, un médicament permettant de soigner la malaria, et jusque-là extrait d’une plante. Désormais, les techniques de la biologie de synthèse permettent d’obtenir l’acide artémisinique en laboratoire et à moindre coût. Elles ont également contribué à la mise au point d’un outil de diagnostic du sida et de l’hépatite. Au-delà de ces réalisations, ce sont surtout les promesses de la biologie de synthèse qui attirent l’attention, dans la santé, l’énergie, les matériaux, l’environnement ou encore l’agriculture. Ainsi, elle ouvrirait la voie à une médecine dite personnalisée, en concevant des médicaments « sur mesure ». En cancérologie, elle augure la création de « capteurs » détectant à un stade précoce la survenue de cancers. Dans le domaine des énergies, elle promet d’augmenter les rendements de la production de bioéthanol, un alcool obtenu grâce à la fermentation des sucres présents dans la matière végétale et utilisé comme carburant pour véhicule. La biologie de synthèse envisage également d’isoler les gènes de certains insectes afin de produire artificiellement certaines de leurs caractéristiques pour en faire de nouveaux matériaux légers et résistants – la soie de l’araignée ou la carapace du scarabée. Dans l’optique de préserver l’environnement, elle permettrait de développer des outils détectant des substances toxiques, des métaux lourds ou des explosifs. Enfin, l’agriculture se verrait aussi considérablement bouleversée par la culture de plantes qui s’adapteraient au changement climatique ou par le remplacement de pesticides chimiques traditionnels par des substances biologiques modifiées, de façon qu’elles se dégradent d’elles-mêmes (Pavel, 2016).

Ces promesses ne vont pas sans rappeler les évolutions qu’entrevoyaient déjà au lendemain de la Seconde Guerre mondiale les penseurs critiques des sciences et des techniques. Ainsi, la biologie de synthèse s’inscrit dans la continuité d’un « human engineering » (Anders, 2002 : 53), soucieux non seulement d’interpréter le corps, mais également de le transformer afin de remédier à la « construction défectueuse » de l’homme (ibid. : 47). Quant à ses abondantes promesses, elles illustrent la multiplication de techniques conçues pour résoudre des problèmes eux-mêmes engendrés par des techniques précédentes, que ce soit dans le domaine de la médecine (Illich, 2003) ou dans la société en général (Ellul, 2010).

Gouverner les risques d’un domaine controversé

L’une des particularités de la biologie de synthèse est d’incarner le « gouvernement des risques » (Callon, Lascoumes et Barthe, 2001 ; Boudia, 2010 ; Aguiton-Angeli, 2015). Alors qu’elle est relativement récente, et que ses promesses l’emportent sur ses réalisations, les instances politiques en font la promotion tout en soulignant ses conséquences sociales (MESR, 2011 ; OPECST, 2012).

Différents types de risques associés à la biologie de synthèse sont couramment pointés (Bensaude-Vincent et Benoit-Browaeys, 2011). Celui dit de « biosécurité » renvoie d’abord aux conséquences accidentelles des manipulations génétiques. Le risque de biohacking désigne ensuite les pratiques informelles et individuelles de la biologie de synthèse, dont certaines ne sont pas encadrées par des institutions, comme la « biologie de garage ». Le risque de « biosûreté » incarne ensuite la crainte que des transformations génétiques soient réalisées à des fins terroristes, en répandant par exemple un virus extrêmement dangereux au sein de la population. Sur le plan économique, les innombrables applications potentielles de la biologie de synthèse soulèvent la question de l’accroissement de la marchandisation du vivant, via sa brevetabilité [6] (Boyle, 2003). Enfin, une dernière catégorie de risques concerne les possibilités de modifications du vivant que projette la biologie de synthèse, et celles du brouillage de plus en plus poussé des frontières entre le naturel et l’artificiel.

Ces préoccupations sociales ont fait l’objet de mises en débat (Aguiton-Angeli, 2015). Elles sont apparues aussi bien dans les discours des promoteurs, pour montrer que la biologie de synthèse était en mesure de surmonter de tels effets, que dans des prises de position de groupes militants, pour s’y opposer radicalement, comme l’organisation non gouvernementale (ONG) canadienne ETC Group ou le groupe grenoblois PMO. Ce faisant, comment les principaux acteurs de la biologie de synthèse, au fait de ces critiques extérieures, se positionnent-ils face à ces promesses et ces controverses ?

Des doutes et des critiques dans un concert de légitimations

Tous les acteurs rencontrés témoignent des raisons à l’origine de leur goût pour la biologie synthétique, de leurs convictions vis-à-vis de ce qu’elle peut produire et du projet de société qu’elle induit, quand bien même sont exprimés spontanément des doutes envers plusieurs aspects.

Une myriade d’intérêts

Interrogés sur les raisons du choix de la biologie de synthèse et sur ce qui les anime dans la poursuite de leur investissement, les chercheurs décrivent leurs intérêts ou leurs espoirs, en légitimant en même temps leurs activités. Ils vont au-delà des critiques formulées à l’encontre de la biologie de synthèse, explicitement évoquées dans leurs témoignages. Ceux-ci sont divers et d’intensité variable, les enquêtés n’ayant pas tous le même rapport avec la biologie de synthèse. Leurs définitions en sont d’emblée hétérogènes et leurs pratiques ne se recoupent pas, à l’instar des chercheurs en nanotechnologies interrogés par Céline Lafontaine (2010). De plus, leurs raisons sont parfois le fruit d’une reconstruction a posteriori car certains précisent qu’ils se sont aussi retrouvés là « par opportunité » ou pour des « enjeux de carrière ».

Il y a d’abord un intérêt pour les applications industrielles attendues, soulignant les vertus écologiques escomptées de nouveaux matériaux biodégradables. Les chercheurs aiment également à rappeler la sécurité qui caractérise le haut niveau de confinement des expérimentations menées en biologie de synthèse, afin de la distinguer des OGM diffusés dans l’environnement, ou pour souligner son efficacité dans la lutte contre des usages malintentionnés. Ils valorisent par ailleurs toutes les promesses portées par la biologie de synthèse – dans la santé, l’environnement ou l’agroalimentaire. Logiquement, les individus témoignant en ce sens sont, outre les industriels, proches des instituts pour qui l’ingénierie est centrale – des postdoctorants dans des agences de recherche très axées sur les applications, des doctorants travaillant en entreprise, ou des chercheurs dans des laboratoires d’ingénierie de la biologie.

À l’opposé des applications, un second ensemble d’intérêts est d’ordre conceptuel : la biologie de synthèse est une façon de poser des questions intellectuellement stimulantes, complexes et inédites – touchant au domaine le plus difficile qui soit : la vie. Ainsi, pour certains bio-informaticiens, elle permet de créer « un nouveau langage » grâce à l’informatique, pouvant servir « n’importe quelles applications biologiques », dans une optique d’« heuristique entre les disciplines ». D’autres évoquent « des potentialités illimitées », constituant de précieuses sources d’inspiration. C’est précisément cette distance au réel qui constitue pour eux un moteur. Ils font alors référence à l’aspect « fondamental » des sciences. Ces témoignages sont majoritairement le fait de chercheurs académiques, particulièrement en bioi-nformatique, qui conçoivent leur contribution comme un apport conceptuel assez éloigné des applications industrielles.

Une troisième source d’intérêts, commune à tous les témoignages, quels que soient les parcours et les activités, est d’ordre ludique et tournée vers l’attrait de la nouveauté. La « curiosité », le « fun », le « bling bling », le « sexy » et le « glamour », l’aspect « excitant » à l’idée de « transgresser une barrière de sécurité » pour explorer des espaces jusque-là inédits sont des occurrences répandues. Au-delà d’un effet de mode, quelque chose fascine aussi bien les chercheurs, les industriels que les acteurs plus périphériques du domaine : « On a fait fabriquer à des bactéries du bêta-carotène qui est un pigment orange, la bactérie l’exprime et devient orange, c’est rigolo, ça fait de la magie », nous confie une chercheuse en thèse. À ce titre, il est toujours fait mention du concours IGEM déjà évoqué qui met en concurrence des centaines d’équipes à travers le monde, d’étudiants en licence ou en master devant proposer des projets relevant de la biologie de synthèse. IGEM consiste à concevoir, financer et réaliser un projet ambitieux en six mois, par une équipe composée de « jeunes hypercréatifs et supermotivés » (selon les mots d’une des personnes interrogées). Ce concours offre ainsi la possibilité d’un « apprentissage en accéléré du monde de la recherche », une véritable immersion « hyperformatrice » et vise à l’obtention d’une ou plusieurs « des centaines de médailles distribuées » à l’issue du concours. Cette compétition est souvent considérée comme le « cœur de la biologie de synthèse », un « formidable tremplin » et un « aspirateur à bons élèves ». Elle permet de « stimuler l’imaginaire, de co-construire », « c’est vraiment une aventure » [7]. Chaque équipe présente son projet et contribue également à faire croître la réserve de « bio-briques » disponibles, véritables Lego du vivant.

À rebours des horizons révolutionnaires et inédits de la biologie de synthèse, une quatrième forme d’intérêts est exprimée par ceux qui ont à cœur de dépassionner cette ardeur. On retrouve ici des acteurs sensibles à la communication vers le public, au regard interdisciplinaire sur le domaine. C’est également l’avis de ceux qui ont quitté ou projettent de quitter le domaine car leurs doutes entravent maintenant la poursuite de leurs activités. Ces acteurs sont issus de formations plus généralistes en sciences expérimentales, et souvent plus avancés dans leur carrière, pour laquelle la biologie de synthèse n’a été qu’une étape. Pour eux, elle recèle certes différents intérêts, mais ne peut pas tout et c’est tant mieux. Ils estiment que « la politique doit trancher, et non la science », lorsque certaines applications font débat ; au-delà des discours « publicitaires et marketing », ces chercheurs se disent conscients des limites de la science et de leur pouvoir.

Une dernière source d’intérêt qui pousse les chercheurs à investir ce domaine se situe sur un plan différent. Ce n’est plus seulement la biologie de synthèse en elle-même qui les stimule, mais la préoccupation sociale qui accompagne son développement. L’utilité et la valeur attribuées à leurs travaux résident alors essentiellement dans le défi qui consiste à vulgariser des innovations technoscientifiques complexes, afin « d’ancrer la biologie de synthèse dans la société ». Les chercheurs mettent alors en avant l’importance qu’il y a à lier sciences expérimentales et sciences humaines, et à développer une communication autour de leurs activités. Ceci est exprimé par des acteurs chargés de la communication sur le domaine, par les étudiants en thèse sensibilisés à ces questions lors de leur formation, ainsi que par des chercheurs œuvrant dans des laboratoires ayant misé de façon importante sur la valorisation des liens « sciences/citoyens ». L’apport des sciences humaines à leur pratique est alors souligné, ainsi que la présentation de leurs activités auprès du public et la diffusion de leurs travaux sous une forme accessible, sans se cantonner aux cercles académiques et scientifiques.

Tous font état de l‘une ou de plusieurs de ces formes d’intérêts, et l’expriment en soulignant simultanément le bien-fondé de leurs activités, pour répondre aux risques inhérents à leur domaine de recherche qu’ils relatent explicitement. Mais pour certains, cela s’accompagne tout de même de l’expression spontanée de doutes, voire de critiques (sans que nous les y invitions) à l’égard du monde qu’ils contribuent à faire émerger.

Des doutes et des critiques à l’égard des « dérives »

Ici aussi, l’ampleur et le contenu des critiques diffèrent selon le rapport entretenu avec la biologie synthétique. Plus les acteurs œuvrent au cœur du domaine, moins les aspects critiques sont présents, même s’ils ne sont jamais totalement absents. Directement impliqués dans la promotion du domaine, ils appartiennent à des structures spécifiques et ont eu des parcours mêlant recherche et ingénierie. Pour ceux qui se situent plus à distance, les doutes touchent à des aspects fondamentaux, jusqu’à la rupture volontaire avec le domaine pour deux d’entre eux, et sa perspective pour quelques autres. C’est le cas des étudiants et doctorants rencontrés, à la fois motivés mais enclins à la perplexité. C’est aussi le fait d’acteurs engagés dans des missions de coordination technique ou de communication, et dont le rôle consiste précisément à mener une réflexion critique, ainsi que celui de chercheurs, à l’origine éloignés des sciences du vivant, mais qui s’en sont rapprochés lors du développement de la biologie de synthèse. Les trois formes évoquées témoignent des capacités réflexives de ces acteurs en même temps que de la focalisation de leurs questionnements sur de possibles détournements de la biologie de synthèse à des fins dans lesquelles ils ne se reconnaissent pas, bien plus que d’une contestation du domaine en tant que tel.

Leurs critiques portent d’abord sur un aspect non spécifique au domaine mais accentué par sa nature d’ingénierie : les enjeux économiques. Ils évoquent alors les « politiques agressives des boîtes » qui provoquent en amont une pression sur les laboratoires de recherche. L’esprit de concurrence qui règne dans ce milieu et la démarche conquérante, voire offensive, de certaines de ses personnalités sont aussi parfois déplorés, « carrément à l’opposé de l’image que je me fais du chercheur ». Tels sont pour eux les effets de la valorisation marchande des sciences (Lave, Mirowski et Randalls, 2010). Ce premier ensemble est sans doute le plus répandu et le plus commun aux différents profils.

Un deuxième ensemble de critiques concerne la manipulation du vivant. Cette critique ne fait pas la majorité. Il s’agit de se demander, pour eux, si la biologie de synthèse n’est pas « un univers sulfureux » et de reconnaître que ses dangers potentiels « ne sont pas fantasmagoriques ». Les tenants de ces critiques fustigent ainsi certaines figures médiatiques qui incarnent avec outrance ces dangers – comme le biotechnologiste américain Craig Venter et sa volonté de « faire du pognon avec des brevets » ou de « jouer aux apprentis sorciers » sans se soucier des retombées. Le transhumanisme [8] est souvent évoqué comme un prolongement non souhaitable de la biologie synthétique, et inquiète. Certains reconnaissent des hésitations au moment de se lancer dans ce nouveau domaine de recherche, leurs activités universitaires étant jusque-là éloignées des applications industrielles et de l’ingénierie : fallait-il contribuer au domaine ou bien y renoncer car recelant trop de risques, et servant des finalités discutables ? Dans la puissance de ces biotechnologies résideraient autant de potentialités que de risques :

« Alors en informatique, on a un énorme problème. On ne peut spécifier que ce qu’on veut. On ne peut pas spécifier ce qu’on ne veut pas […], alors on cherche à limiter les “effets de bords”. » (Étienne, 39 ans, chercheur en bio-informatique)

Lorsque ces effets non désirés sont conceptuels et perturbent leurs modélisations informatiques, passe encore, mais lorsque cela renvoie à une diffusion non maîtrisée d’un vivant modifié, la question se pose à eux avec une acuité inédite. Dans la même veine, le concours IGEM consacrerait une « évolution du domaine dans un sens trop biotechnologique », comme s’en explique ce chercheur décidé à le quitter prochainement :

« IGEM est aussi une machine à manipuler l’opinion, pour la rassurer sur le fait que les OGM, ce n’est pas dangereux. Alors que tu poses des problèmes bioéthiques fondamentaux. IGEM les pose, ok, mais pas comme un vieux qui se pose des questions fondamentales de science ! » (Eddy, 56 ans, chercheur en bio-informatique)

Pour ces chercheurs, le vivant doit être une source d’inspiration mais la recherche de sa modification génétique n’est pas un but en soi, à systématiser et à rationaliser toujours plus, or c’est ainsi qu’ils perçoivent le développement à venir de ce domaine.

Enfin, les critiques portent sur la responsabilité politique des chercheurs. Certains se disent inquiets à l’idée qu’on ne peut pas totalement prévoir les conséquences de ce qu’ils font. Servent-elles le bien ou le mal ? Ils évoquent des « cas de conscience » puisque avec les mêmes procédés, d’autres chercheurs avancent dans des directions qu’ils récusent :

« Mais là, tout d’un coup, on fait des organismes, des bactéries Escherichia coli qui sentent la banane, ok c’est fun. Sauf que dans le même temps, un type reconstruit le virus de la grippe espagnole. » (André, 55 ans, chercheur en bio-informatique, ayant quitté le domaine)

Il y a une forme de banalisation des utilisations malveillantes, s’inquiètent-ils. D’autres revendiquent en revanche une irresponsabilité assumée des scientifiques, « parce que leur rôle est de dépasser en permanence les limites », contrebalancée par des « règles strictes qui contrôlent leur travail ». La perplexité exprimée concerne également la nature de l’information qui circule entre la recherche et la population : où se situent les lieux « où se poseraient vraiment des questions de conscience et de choix de société » ? Remarquons tout de même que ces formes de critiques appuyées ne sont pas majoritaires, et sont souvent exprimées par les mêmes qui se révèlent sceptiques vis-à-vis d’un « vivant augmenté ». En outre, ces éléments peuvent apparaître incidemment en cours d’entretien, en coexistant avec l’évocation de diverses formes d’intérêts. Les doutes exprimés, hors cas d’exception, ne tarissent donc pas pour autant les sources d’intérêts des personnes interrogées.

Doutes et critiques sont présents dans leurs témoignages. Ils ne concernent pas la biologie de synthèse en tant que telle, mais davantage des aspects qualifiés de dérives possibles ou de figures repoussoirs ou caricaturales qui entacheraient l’image de ce domaine émergent. C’est sans doute pourquoi ces critiques et ces doutes ne limitent finalement pas l’expression de ces intérêts variés que ces acteurs perçoivent dans la biologie de synthèse et ne les remettent en cause qu’exceptionnellement, entraînant alors l’abandon du domaine [9]. Ainsi, même s’ils n’ont pas forcément de réponses aux questions qu’ils soulèvent eux-mêmes, pour la majorité d’entre eux, ils continuent. C’est que différentes représentations l’emportent donc, au-delà de ces doutes et critiques, alimentant d’autant leurs visions de l’avancée des innovations technoscientifiques dans nos sociétés.

Au nom du progrès : des critiques présentes… mais désamorcées

En effet, lorsque les acteurs de la biologie de synthèse sont interrogés explicitement sur les controverses provoquées par les technosciences, les témoignages recueillis offrent une vision de la manière dont se manifeste une idéologie techniciste, c’est-à-dire cet ensemble de représentations qui consacrent une croyance dans le bien-fondé des innovations technoscientifiques et le caractère naturel et indiscutable du progrès. À travers ces représentations se déploient différents registres de justifications (Boltanski et Thévenot, 1991) qui conduisent à neutraliser les contestations, ce qui est décrit par Jacques Ellul (2010) comme le cœur du « bluff technologique ». De cette manière, les doutes exprimés spontanément d’une part, ou l’évocation des critiques externes d’autre part, s’évaporent bon an mal an, pour laisser place à ce qui est à leurs yeux l’essentiel – à savoir leur contribution à la marche des progrès en cours. Quatre arguments sont repérables dans leurs discours [10].

« On a toujours fait de la modification du vivant »

Une forme courante de désamorçage des arguments contestataires consiste à insister tantôt sur la continuité pour décrire ces innovations technoscientifiques (« Des OGM, il y en a déjà partout et les gens ne le savent même pas ») et tantôt sur la rupture (« La biologie de synthèse, c’est vraiment révolutionnaire »). En outre, les personnes interrogées déplorent que des exemples toujours plus extrêmes soient utilisés pour discréditer la biologie de synthèse. Tout serait essentiellement question de limites et de dosage, sans qu’il n’y ait de rupture réelle avec ce qui se faisait auparavant. Les témoignages semblent employer l’argument de la continuité pour rassurer, banaliser certaines innovations face à un public réticent, et ne mettre en avant qu’une différence de degré et non de nature entre le passé et les innovations actuelles, tandis que l’idée de rupture est avancée pour valoriser les apports essentiels du domaine face à un public conquis. Donner à voir de la continuité plutôt que de la rupture revient à placer sur le même plan les objets techniques de la société préindustrielle et le mouvement d’innovations technologiques de l’après-Seconde Guerre mondiale – et à les légitimer par leur caractère supposé naturel.

« Tout dépend de ce qu’on en fait »

C’est le mode de neutralisation de la critique le plus répandu. La plupart des enquêtés estiment qu’il y aura toujours des applications malveillantes, citant fréquemment Einstein et la bombe atomique. L’essentiel du problème résiderait dans la question des usages, tout en ne renonçant jamais « à faire évoluer la science ». En ce sens, les contestations émises à l’encontre de la biologie de synthèse rateraient leur cible, car tout dépendrait « de qui s’empare de la technologie ». Le coupable souvent dénoncé est l’industrie, et non les scientifiques qui conçoivent de « bons » OGM pour « faire le bien ». Cet argument s’accompagne souvent du rappel de l’appartenance académique de la plupart des chercheurs, pour se mettre à distance des applications ultérieures de leurs recherches. D’autres s’approprient ces critiques pour en faire précisément le moteur de leur investissement : ils conçoivent des dispositifs qui garantissent la sûreté et la qualité environnementale de ce qui est produit. Or, Jacques Ellul soulevait la difficulté épineuse de choisir ou de changer l’usage de telles ou telles techniques, étant donné que nos sociétés se caractérisent justement par l’existence d’un système technicien, devenu le milieu naturel des êtres humains (Ellul, 2004). On retrouve de fait dans les témoignages l’idée que si des conséquences positives sont attendues, cela pourrait justifier des aspects négatifs à juguler. À cela près qu’au-delà d’un « seuil critique » du développement industriel, Ivan Illich souligne dès les années 1970 que les conséquences nocives l’emportent sur les positives : ne réfléchir qu’en termes d’usages en disjoignant conséquences positives et négatives d’une innovation, se révèle alors une impasse (Illich, 2004).

« La marche naturelle du progrès »

Si certains se disent perplexes, ils n’envisagent en aucun cas la possibilité de renoncer ou de remettre en cause la « marche du progrès » et des innovations – du moment que la possibilité technique existe. C’est le propre de l’idéologie technoscientifique (Bensaude-Vincent, 2009 ; Raynaud, 2015a et b) qui est décelé dans tous les témoignages, même de ceux qui manifestent le plus de doutes, comme ce chercheur :

« Si on regarde l’histoire des luddites, fallait-il résister contre le machinisme industriel ? Peut-être que les changements sont toujours convulsifs, il y a toujours des gens qui sont contre… Dans l’industrie nucléaire aussi, on a des craintes, ça ne veut pas dire qu’il ne faut pas en faire. » (André, 55 ans, chercheur en bio-informatique)

D’autant que les enquêtés font souvent référence aux prédictions technoscientifiques du futurologue Raymond Kurzweil ou bien à l’inexorable progression de la puissance de calcul informatique incarnée par la loi de Moore :

On avance malgré tout, et le rythme s’accélère, il faut rester dans le coup, sinon t’es mort, si tu ne romps pas les barrières, si tu n’es pas en avance conceptuellement, tu es out (Eddy, 56 ans, chercheur en bio-informatique).

Ces représentations s’accompagnent en outre d’une justification des risques (par exemple nucléaires), considérés comme incontournables, présente dans les témoignages moins empreints de critiques :

« Nous vivons tous avec des risques, alors voilà, on vit avec et on finit par s’adapter. » (Étienne, 39 ans, chercheur en bio-informatique)

Ils remarquent eux-mêmes que ces progrès technologiques génèrent de nouveaux problèmes, mais ces derniers ne seraient pas de leur ressort, faisant ainsi un « pas de côté » par rapport à la question des conséquences.

Il y a de ce fait peu de place pour une analyse technocritique, assez rapidement assimilée à une posture rétrograde ou technophobe. Le choix serait très restreint comme le dit spontanément un des rares chercheurs évoquant la non-neutralité des progrès technologiques :

« L’idéologie du progrès est prégnante. Elle n’est jamais remise en cause, enfin, c’est toujours « le nucléaire ou la caverne », comme disent ceux qui sont pronucléaires, c’est impressionnant, c’est le degré zéro de la réflexion politique. » (Laurent, 38 ans, chercheur en bio-informatique ayant quitté le domaine)

La recherche de perfectibilité humaine serait tout entière tournée vers l’adaptation des hommes à un monde qu’on aurait renoncé à changer politiquement (Le Dévédec, 2015). Les chercheurs expriment bien le credo de la technoscience, selon lequel théorie et technique opératoire sont indissociables, induisant le primat de la seconde sur la première (Raynaud, 2015a). Autrement dit, il s’agit d’affirmer que tout ce qui est techniquement possible doit être tenté :

« Moi-même, au départ, j’étais un peu effrayée, mais on ne peut pas non plus… brimer tous les chercheurs qui ont une capacité intellectuelle intéressante… parce que la majorité des gens n’est pas capable de comprendre ce qu’ils font. » (Camille, 28 ans, doctorante, diplômée d’un master de biologie de synthèse)

La marche du progrès technoscientifique et ce vaste mouvement de rationalisation et de maîtrise du monde et de la nature produisent certes des inquiétudes, mais sont présentés comme des données naturelles incontournables.

« Débattre oui, mais sans bloquer »

Pour ces différents acteurs, souvent, les craintes émises par la société civile ou les sciences humaines sont injustifiées car elles relèveraient essentiellement d’une forme d’ignorance ou de peur irrationnelle :

« Les scientifiques en ont plus que marre qu’on leur rappelle sans arrêt les OGM, pour les empêcher d’avancer. Les gens sont très naïfs car la nature fait sans arrêt des OGM et du coup, les scientifiques disent, mais sans trop dire non plus… ne pas effrayer la population tout en faisant ce qu’on veut. » (Sandie, 30 ans, doctorante)

D’autres sont plus nuancés :

« Les gens craignent par ignorance, mais les torts sont partagés, ça vient des deux côtés. » (Brad, 45 ans, ingénieur de recherche)

Dans tous les cas, les difficultés sont imputées au « manque de communication » mais également à une certaine propension « à ne voir que les côtés négatifs des choses ». Selon les personnes interrogées, ces peurs ne peuvent nullement être le prétexte pour freiner leur créativité scientifique. Certaines font tout de même preuve d’une autocritique relative à la survenue de ces incompréhensions :

« Les scientifiques aiment bien être les seuls à comprendre ce qu’ils font ; je trouve méprisant qu’on ne demande pas leur avis aux gens au prétexte qu’ils ne vont pas être d’accord. » (Camille, 28 ans, doctorante, diplômée d’un master de biologie de synthèse)

À ce titre, ils insistent sur la nécessité de créer un espace de discussion entre sciences et citoyens. C’est pourquoi les promoteurs de la biologie de synthèse se sont donné pour tâche d’intégrer d’emblée ces considérations à leur domaine. Certains en appellent ainsi à des « médiateurs scientifiques », évoquent des « controverses apaisées », ou revendiquent une « science citoyenne et participative », dans une perspective pédagogique et ludique.

Pour autant, ces éléments d’autocritique ne signifient pas la reconnaissance d’une réelle opposition :

« Ok pour douter, avoir peur et l’exprimer, c’est normal… mais pas d’accord du tout pour que des individus [référence ici à PMO] empêchent qu’un débat public se tienne ! » (André, 55 ans, chercheur en bio-informatique, ayant quitté le domaine).

En outre, les préoccupations éthiques se donnent à voir sous des formes assez peu claires : « Vous avez toujours un tiret “éthique” dans les dossiers sur la bio de synthèse ! », ou : « J’ai eu des modules d’éthique dans mon cursus », mais on sait peu de chose de la manière dont les chercheurs en tiennent compte. Ce qu’ils nous confirment à plusieurs reprises : « Après, au niveau de tout ce qui est juridique, etc., c’est le flou artistique total. » Une vision assez restreinte de l’éthique transparaît finalement dans la plupart des discours. La place dévolue à la société y est ambivalente : d’un côté, les questions politiques ne devraient pas être confiées aux chercheurs, d’un autre côté, le développement accéléré des biotechnologies prend acte d’une trajectoire technologique qui n’a pas fait véritablement l’objet d’un choix social et politique.

*

Si l’on ne peut attendre de la technoscience qu’elle s’autorégule, en appeler à des médiations politiques extérieures serait-il une solution suffisante ? Il nous semble que non. C’est plutôt à sa repolitisation qu’il conviendrait de s’atteler, en prenant appui sur trois directions de mise en débats des technosciences : le progrès scientifique, loin d’être neutre, est une catégorie sociohistorique construite qui peut et doit être interrogée en tant que telle, afin de mettre un terme à sa naturalisation ; cette mise en discussion ne devrait pas occulter la possibilité de renoncer à certaines innovations, même lorsqu’elles sont technologiquement possibles, sur la base de principes politiques et du vivre ensemble qui leur deviendraient supérieurs ; enfin, les idées de finitude, d’imperfection et de fragilité inhérentes à la vie humaine et à celle de l’ensemble des êtres vivants devraient remettre en cause le projet des technosciences actuelles cherchant à optimiser, à rationaliser et à maîtriser toujours plus la vie, au risque d’en détruire le sel.

Gaëtan Flocco est sociologue au Centre Pierre-Naville (université d’Évry / Paris-Saclay). Ses recherches ont jusqu’à présent porté sur les formes de résistance et de consentement des cadres de grandes entreprises industrielles. Il a publié en 2015 Des dominants très dominés. Pourquoi les cadres acceptent leur servitude (Raisons d’Agir). Dernièrement, il a décidé avec Mélanie Guyonvarch de consacrer une réflexion aux domaines scientifiques et techniques, compte tenu de la place que leur accordent nos sociétés aujourd’hui et des mutations dont ils font l’objet. Ils mènent ensemble actuellement une enquête sur le travail et les représentations des acteurs (chercheurs, ingénieurs, entrepreneurs, etc.) en biologie de synthèse.

Mélanie Guyonvarch est sociologue au Centre Pierre-Naville (université d’Évry / Paris-Saclay). Ses recherches ont jusqu’à présent porté sur les pratiques et la rhétorique de banalisation des licenciements dans le secteur pharmaceutique. Elle a publié en 2017 Performants… et licenciés. Enquête sur la banalisation du licenciement (Presses universitaires de Rennes). Dernièrement, elle a décidé avec Gaëtan Flocco de consacrer une réflexion aux domaines scientifiques et techniques, compte tenu de la place que leur accordent nos sociétés aujourd’hui et des mutations dont ils font l’objet. Ils mènent ensemble actuellement une enquête sur le travail et les représentations des acteurs (chercheurs, ingénieurs, entrepreneurs, etc.) en biologie de synthèse.

 

Gaëtan Flocco et Mélanie Guyonvarch, « À quoi rêve la biologie de synthèse ? », Socio, 12 | 2019.

 

Annexe

Cette enquête, qui ne résulte pas d’une commande institutionnelle, porte sur un panel diversifié d’acteurs évoluant – ou ayant évolué – au sein du domaine technoscientifique de la biologie de synthèse. L’échantillon n’inclut pas les décideurs économiques et les acteurs publics et politiques, même si l’analyse tient compte de certaines évolutions contextuelles récentes. L’enquête a pour double objectif d’étudier d’une part, des aspects relatifs au travail, aux technologies mobilisées, aux aspects organisationnels, aux applications, et d’autre part, les dimensions plus subjectives de ce domaine et du sens que ses acteurs lui confèrent. Ainsi, l’un des objectifs des entretiens semi-directifs consistait à aborder avec les enquêtés les idéaux et les espoirs qu’ils placent dans la biologie de synthèse, de même qu’à les confronter aux différents risques et problèmes régulièrement soulevés à propos du domaine, afin de récolter leurs réactions. Les entretiens étaient la plupart du temps conduits à deux, d’une durée comprise entre une heure et deux heures trente, souvent au sein même des établissements auxquels appartiennent les personnes interrogées, dans une salle de réunion ou dans leurs bureaux personnels, parfois dans un lieu plus neutre comme une terrasse de café. La première phase de cette enquête s’appuie sur 17 témoignages dont 13 hommes et 4 femmes, à des stades différents de leurs carrières : 8 chercheurs universitaires dont 6 sont encore en activité dans le domaine ; 1 ingénieur de recherche ; 1 chercheur dans une start-up de biotechnologie ; 4 chargés de communication ; 3 chercheurs-étudiants en thèse. Ces acteurs évoluent au sein de différentes institutions : laboratoires universitaires de bio-informatique, de biophysique, de biologie de synthèse ainsi qu’un laboratoire interdisciplinaire d’étude du vivant. L’enquête se fonde aussi sur 12 observations de lieux d’expérimentation, de rencontres scientifiques et/ou de débats publics portant sur des innovations scientifiques et techniques. Un autre matériau d’enquête est constitué de documents présentant le domaine d’activité et sa valorisation par divers instituts (biocluster, laboratoires de recherche, entreprises, experts, associations, gouvernement).

Nous remercions vivement Fabrice Colomb pour sa relecture circonstanciée de l’article.

 

 

Bibliographie

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[1] La méthode est présentée en annexe.

[2] Un biocluster est « un groupement géographique d’entreprises, de laboratoires et de formations dans le domaine des biotechnologies » (Vallier, 2018 : 1).

[3] Ce concours international, appelé IGEM (International Genetically Engineered Machine Competition), a été créé en 2003 et se déroule chaque année à Boston. Il voit s’affronter des équipes d’étudiants autour de la création de produits innovants grâce aux techniques de la biologie de synthèse.

[4] L’acceptation sociale « signifie que la consultation et même le débat public peuvent être des stratégies pour faire face au manque de confiance – pour ne pas dire la méfiance ou l’hostilité – du public envers les sciences et les techniques. En intégrant les valeurs des usagers et consommateurs dans le développement des produits, on augmente les chances de les faire accepter » (Bensaude-Vincent, 2009 : 187).

[5] Cette approche donne lieu à la biologie des systèmes, dont certains de nos enquêtés se réclament. Il s’agit du versant analytique et académique de la biologie de synthèse, celui qui vise à comprendre le fonctionnement d’ensemble des systèmes biologiques. Ce n’est qu’à partir de cette compréhension liminaire que la biologie de synthèse peut envisager par la suite la conception et la production de systèmes inédits.

[6] La brevetabilité du vivant signifie « la possibilité d’une appropriation d’êtres naturels et de brevet sur le vivant » (Bensaude-Vincent, 2009 : 139), de sorte que toute utilisation de ces organismes (dans une perspective agricole, industrielle ou scientifique) doit donner lieu à un paiement au propriétaire de ceux-ci.

[7] Conjointement, plusieurs aspects moins dorés sont évoqués, tels que la « manne financière énorme » que représentent les fondations pourvoyeuses de fonds, à l’instar de la Fondation Liliane Bettencourt qui apporte son soutien financier à certains centres de recherche où se pratique la biologie de synthèse ; on évoque aussi des « équipes de jeunes pilotées par des équipes de recherche qui n’envoient que des étudiants top sur des projets déjà en cours pour rafler des médailles et faire briller leur institut » ; ou encore une compétition « regardée de près par les industriels » ; on avance également la triche ou le soupçon de triche entre équipes animées par la concurrence, et l’idée de « faire bosser des jeunes à moindre frais et ensuite, leur voler les bonnes idées ».

[8] Le transhumanisme est un mouvement intellectuel issu de la cyberculture américaine des années 1980, aujourd’hui regroupé autour de l’association Humanity+. Il promeut l’amélioration de la condition humaine à travers les nouvelles technologies pour parvenir à un humain augmenté, sur le plan de ses performances tant physiques, intellectuelles, qu’émotionnelles (Le Dévédec, 2015). Les thèmes de prédilection de ce mouvement renvoient à la santé parfaite, au prolongement de la vie et à la fusion homme-machine.

[9] Malgré la spontanéité de ces critiques, qui ont pu étonner au premier abord les enquêteurs, il faut souligner que la situation d’entretien a pu encourager certains à mettre l’accent sur des enjeux éthiques ou des questionnements plus réflexifs vis-à-vis de leurs recherches. De telles considérations critiques paraissent moins s’exprimer en public, lors des différents débats et réunions publiques auxquels nous avons assisté, que dans le cadre plus confidentiel de l’entretien sociologique. Par exemple, au cours du débat perturbé par le groupe PMO au CNAM en 2013 (Meyer, 2013 ; Aguiton-Angeli, 2015), les différents représentants de la biologie de synthèse, directement confrontés à sa mise en cause radicale, ont surtout exposé des arguments visant à défendre le domaine plutôt qu’à engager un questionnement critique à son propos.

[10] Une cinquième forme ici non développée consiste pour une partie des acteurs à ne pas se prononcer sur ces aspects, affirmant qu’ils ne sont « pas les mieux placés pour répondre à ces questions », ce qui peut en partie être considéré comme une façon de dissiper les points litigieux.

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