Jean-Baptiste Fressoz, La peur du train, symbole apocryphe du refus du progrès, 2012

Tout le monde connaît ou croit connaître l’histoire fameuse de nos ancêtres qui auraient eu peur des trains. Celle-ci ne manque jamais d’être rapportée afin de discréditer les peurs irrationnelles que susciterait la science. En 2004, en pleine controverse autour des OGM, le PDG d’une start-up de biotechnologies expliquait dans les colonnes du Monde que « les innombrables articles écrits pour faire peur à l’opinion publique pourraient alimenter un bêtisier du même niveau que ce qu’on a pu écrire au moment de l’apparition du chemin de fer ». L’année précédente, le philosophe des sciences Dominique Lecourt dénonçait les « biocatastrophistes » en se référant aux craintes irrationnelles suscitées par les premiers chemins de fer : « En 1835, les membres de l’académie de médecine de Lyon demandèrent solennellement : ne risquerons-nous pas des atteintes à la rétine et des troubles de la respiration à grande vitesse, les femmes enceintes ballottées ne vont-elles pas faire des fausses couches1 ? » L’histoire permet de ridiculiser les anxiétés par une sorte de récurrence technophile : tout comme les craintes passées nous semblent absurdes, les craintes actuelles sembleront ridicules à nos descendants. L’importance qu’a pris cet argument mérite que l’on s’y arrête.

Il s’agit en fait d’un mythe. En 1863, Louis Figuier, le grand vulgarisateur des sciences du XIXe siècle, fait le compte rendu d’un mémoire de l’hygiéniste Pietra Santa sur les conséquences sanitaires des chemins de fer2. Il profite de l’occasion pour composer un petit bêtisier médical. Il mentionne, sans donner de référence, des accusations proférées par de doctes médecins : les chemins de fer fatigueraient la vue, causeraient des avortements et des troubles nerveux. Il est vrai que les médecins des années 1850 s’interrogeaient sur les chemins de fer. On trouve dans les manuels d’obstétrique de brefs passages sur les dangers des longs voyages (en voiture ou en train) et des trépidations pour les femmes proches du terme de leur grossesse3. L’influence du chemin de fer sur la vue est plus mystérieuse. Pietra Santa conseille en effet aux lecteurs de reposer régulièrement leur vue, mais cela n’a rien de spécifique aux chemins de fer. Quelles que soient les sources de Figuier, on ne trouve en tout cas nulle trace du rapport de l’académie de médecine de Lyon mentionné par Dominique Lecourt, institution qui, d’ailleurs, n’existe pas.

La construction du mythe se poursuit en Allemagne. En 1889, Heinrich von Treitschke mentionne, sans donner de références, un rapport de 1835 (même date que le pseudo-rapport lyonnais) du collège médical de Bavière qui conseille d’interdire les chemins de fer car leur vitesse faramineuse pourrait causer un « delirium furiosum » aux passagers. Cette anecdote connaît un succès extraordinaire. On la retrouve dans une histoire des chemins de fer en 1912, dans Mein Kampf en 1922 (où Hitler s’en sert pour ridiculiser les experts), puis dans différents travaux historiques des années 1960-1980 sur la révolution industrielle, à chaque fois mentionnée à propos des « résistances au progrès ». Bien entendu, le rapport bavarois n’existe pas plus que le rapport lyonnais4.

En France, embellie par l’imagination de Treitschke, l’histoire prospère. En 1906, dans la préface de sa Bibliographie des chemins de fer, de Villedeuil ajoute, parmi les conséquences médicales présumées du voyage en train, la danse de Saint-Guy produite par les trépidations. Il évoque aussi la cécité en utilisant un terme médical vieilli : les chemins de fer « enflammeraient la rétine » à cause de la succession fugace des images, toujours sans donner de référence, malgré les 826 pages que compte ce recueil bibliographique5 ! En 1957, un article de L’Express, à l’occasion des 120 ans de l’inauguration de la ligne Paris-Saint-Germain, explique que, dans les années 1840, des « pythies sinistres » annonçaient que les chemins de fer « provoqueraient des maladies nerveuses, voire l’épilepsie et la danse de Saint-Guy », qu’ils « enflammeraient la rétine et feraient avorter les femmes enceintes ». L’auteur ajoute : « Ce ne sont pas là les marmonnements de rebouteux, mais des prophéties communiquées publiquement à l’académie de médecine6. » L’histoire est par la suite reprise dans des livres de vulgarisation et des manuels d’histoire du supérieur. Elle entre dans la culture commune7.

Notons pour conclure qu’en 1860, alors que se cristallisait la rumeur d’une crainte liant folie et chemins de fer, la médecine et les tribunaux commençaient à étudier (et indemniser) les traumatismes nerveux causés par les accidents ferroviaires, ce qui n’avait rien à voir avec la danse de Saint-Guy8. En fait, les innombrables plaintes, procès et pétitions ne s’opposaient pas aux chemins de fer mais aux accidents qu’ils provoquaient et aux compagnies soupçonnées de faire des économies au détriment de la sécurité des voyageurs. La sécurité actuelle des systèmes ferroviaires est l’heureuse héritière de ces contestations.

Extrait de l’introduction de

Jean-Baptiste Fressoz, L’apocalypse joyeuse, une histoire du risque technologique, éd. Du Seuil, 2012.


Notes :

1. Dominique Lecourt, «Faut-il jeter le clonage avec le fantôme d’un bébé clone ? », Chronic’art, 10, 2003.

2. Louis Figuier, « L’hygiène et les chemins de fer », L’Année scientifique et industrielle, Paris, Hachette, 1863, p. 389-396.

3. Amédée Dechambre, Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, Paris, Masson, 1886, vol. 47, article « Grossesse ».

4. Bernward Joerges, « Expertise lost : an early case of technology assess- ment », Social Studies of Science, 24, 1994, p. 96-104.

5. Pierre Charles de Villedeuil, Bibliographie des chemins de fer, Paris, Librairie générale, 1906, p. 46.

6. Georges Ketman, « Ce jour-là », L’Express, 23 août 1957.

7. André Philip, Histoire des faits économiques et sociaux de 1800 à nos jours, Paris, Aubier, 1963, p. 94 (réédité en 2000 par Dalloz) ; Simone de Beauvoir, La Vieillesse, Paris, Gallimard, 1970, vol. 2, p. 416 ; Henri Vincenot, La Vie quotidienne dans les chemins de fer au XDf, Paris, Hachette, 1975, p. 13.

8. Wolfgang Schivelbuch, The Railway Journey. The Industrialisation of Space and Time, University of California Press, 1986, p. 134-149 ; Ralph Harrington, « The railway journey and the neuroses of modernity », Wrigley et Revill (dir.), Pathology of Travels, Amsterdam, Rodopi, 2000, p. 229-259.

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