L’œuvre de George Orwell a eu la malchance de n’être connue que de manière parcellaire. Ses ouvrages les plus célèbres, Hommage à la Catalogne, La Ferme des animaux et 1984 ne sont que les parties d’un ensemble plus vaste et plus riche. Un aspect fondamental de son œuvre, très peu connu du public espagnol, est sa critique du machinisme et du progressisme. S’il est vrai qu’il n’a pas exposé sa pensée de manière systématique et définitive (excepté peut-être dans le premier livre que nous allons commenter), ses réflexions sur le sujet, dispersées dans toute son œuvre, sont d’une finesse remarquable. C’est de ces passages dont il est question dans cet article.
Le Quai de Wigan
Dans un ouvrage publié en Angleterre au mois de mars 1937 (alors qu’il combattait sur le front de Huesca), Le Quai de Wigan, Orwell décrit les conditions de vie des mineurs qu’il avait rencontrés une année auparavant au nord de l’Angleterre, où se sont maintenues les formes d’exploitation crues du XIXe siècle. Saisi par la misère des mineurs et de leurs familles, mais aussi par leur dignité et leur intégrité (qu’il nomma à partir de ce moment common decency), Orwell consacre la deuxième partie de son livre à analyser le mouvement socialiste, qui prétend en finir avec l’exploitation de l’homme par l’homme.
Dans un chapitre capital (le douzième), il étudie les raisons pour lesquelles le socialisme ne parvient pas à attirer et rassembler les masses qui devraient désirer l’abolition du travail salarié et de la société de classes. Sa conclusion est que les objectifs mêmes du socialisme, tels que les défendent ses hérauts officiels, rebutent les gens ordinaires :
« Le monde socialiste est toujours présenté comme un monde totalement mécanisé, strictement organisé, aussi étroitement tributaire de la machine que les civilisations antiques pouvaient l’être des esclaves. »
Cependant, la majorité de la classe ouvrière anglaise est loin d’être enthousiaste à l’égard du machinisme, même si la perspective de renoncer d’un jour à l’autre aux machines apparaît naïve :
« Le malheur, c’est que le socialisme, tel qu’il est généralement présenté, charrie avec lui l’idée d’un progrès mécanique conçu non pas comme une étape nécessaire mais comme une fin en soi – je dirais presque comme une nouvelle religion. »
(Cette attitude d’Orwell face au dogmatisme techniciste revient souvent, comme nous le verrons, dans ses écrits.)
A l’idée partagée par la majorité des socialistes, selon laquelle l’avènement du socialisme entraînera un développement de la machine sans aucune comparaison avec celui que connaissent les années 1930, Orwell oppose un sentiment largement partagé :
« On aurait sans doute du mal à trouver un être doué de pensée et de sensibilité qui ne se soit dit un jour ou l’autre, à la vue d’une chaise en tubes, que la machine est l’ennemie de la vie. »
Le socialisme dominant prétend presque faire de ces horreurs quelque chose de plaisant; les réactions de dégoût ou de rejet envers le machinisme doivent être réprimées (en notre for intérieur) si on veut être un bon socialiste. Les apologistes du monde des machines insistent toujours sur la quantité de « temps libre » dont nous disposerons grâce à l’économie de travail que nous garantira la mécanisation généralisée. Orwell se demande :
« Du temps libre pour quoi faire ? »
La réponse coule de source : pour vivre et penser comme ces apologistes, c’est-à-dire comme les habitants du Meilleur des mondes.
L’analyse d’Orwell atteint ici toute son acuité : dans un monde où les machines réalisent tout le travail « pénible » (à supposer que cela soit possible), il n’y a pas de place pour l’expression des meilleures qualités de l’homme. Celles-ci (inventivité, ténacité, coopération, imagination, sens du beau, goût pour le travail bien fait), se développent « face à une souffrance, une difficulté, un désastre ». Croire que les hommes amorphes des utopies mécaniques, à qui la vie est offerte, dédieront leur « temps libre » à l’art, comme l’imagine l’écrivain H.G. Wells (dont il sera question plus loin), c’est éluder un fait : la technique contribue à façonner un monde dans lequel se meuvent et agissent les hommes, et donc façonne ces hommes eux-mêmes [1]. Si la technique garantit leur survie et leur confort sans qu’ils aient à travailler, absolument rien ne les encouragera à donner du sens à leur activité, qu’elle se déroule durant le « temps libre » ou pas.
Pour comble, l’imposition d’une « avancée » technologique est sans rapport avec ses avantages éventuels : par exemple, l’arrivée massive de la voiture en Angleterre, dont Orwell fut témoin, provoqua un nombre considérable d’accidents de la route. Cela dit, la voiture promet un plus grand confort, et sa conduite était à l’époque de plus en plus facile : une des caractéristiques de la technique est de ne pas s’arrêter sur une « amélioration » donnée (vraie ou supposée), mais de rechercher de nouveaux changements qui augmentent le confort de manière permanente.
« Se vouer à l’idéal de l’efficacité mécanique, c’est se vouer à un idéal de mollesse. Mais pareil idéal n’a rien qui puisse susciter l’enthousiasme. »
Tout progrès implique une dégénérescence, puisque chaque être humain renonce à son autonomie pour ne pas faire d’efforts [2], et pourtant l’autonomie est une condition essentielle à la liberté.
En bonne logique, l’étape suivante du raisonnement consiste à s’interroger sur la nature du travail, de ce travail dont sont censées nous libérer les machines.
« Est-ce travailler que remuer la terre, scier du bois, planter des arbres, abattre des arbres, monter à cheval, chasser, pêcher, nourrir la basse-cour, jouer du piano, prendre des photographies, construire une maison, faire la cuisine, semer, garnir des chapeaux, réparer des motocyclettes ? »
Beaucoup accompliraient ces tâches avec plaisir dans leur temps libre.
« D’où la fausseté de l’antithèse entre le travail conçu comme un ensemble de corvées assommantes et le non-travail vu comme activité désirable. »
L’être humain a besoin de faire des efforts quand il n’est pas absorbé par une activité basique (manger, dormir, copuler) :
« Car l’homme n’est pas, comme semblent le croire les hédonistes vulgaires, une sorte d’estomac monté sur pattes. »
Dans un monde où les machines prendraient en charge les tâches les plus pénibles, les hommes voudraient aussitôt que l’on invente les machines adéquates pour accomplir le travail le plus agréable… y compris l’art. Le travail créatif (les hobbies) des sociétés industrielles modernes repose sur un usage constant du machinisme, au moins pour disposer des outils et des matières premières que l’on envisage d’utiliser. En bref : l’utilisation industrielle de la machine a entraîné un appauvrissement de toutes les activités humaines qu’elle a supplantées.
« Mais, dira-t-on : Pourquoi ne pas conserver la machine et le travail créateur ? »
Pour Orwell, cette idée est absurde :
« Suivant un principe rarement perçu alors qu’il est sans cesse à l’œuvre : du moment que la machine est là, on se trouve contraint de s’en servir. Personne ne va tirer l’eau au puits quand il suffit d’ouvrir un robinet. […] Dans un monde où tout pourrait être fait par les machines, tout serait fait par des machines. »
Par conséquent, la machine ne fait pas que faciliter ou rendre superflu le travail physique, elle frustre le besoin d’effort et de création de l’homme. Orwell se rend bien compte (soixante ans avant Internet !) que, selon la définition machiniste, l’être humain idéal est un « cerveau enfermé dans un bocal ».
Les dégâts de l’industrialisation ne s’arrêtent pas là. Orwell s’était rendu compte que beaucoup de gens préféraient les pommes toutes identiques (et insipides) provenant des États-Unis aux pommes irrégulières (et savoureuses) qu’offrent les pommiers anglais. Pour triompher, la mécanisation doit mettre au pas le bon goût, car sinon ses produits seraient rejetés.
« Dans un monde en bonne santé, il n’y aurait pas de demande pour les boîtes de conserves, l’aspirine, les gramophones, les chaises en tubes, les mitrailleuses, les journaux quotidiens, les téléphones, les automobiles, etc. »
Mais la machine fonctionne bel et bien, et est bien installée [3]. Ce n’est assurément pas un monde sain, celui qui rend désirables puis vitaux ces produits-là.
Orwell n’ignore pas les origines historiques du machinisme. Cela fait quelques siècles que l’individu occidental ne peut s’empêcher d’appliquer son inventivité à améliorer tout ce qui l’entoure. Dans un système capitaliste, le critère fondamental qui détermine l’implantation d’un changement technique est sa rentabilité ; la conséquence logique de ceci est évidente : l’industrialisation est devenue folle. C’est ainsi que l’on rencontre des personnes, pas forcément mal intentionnées ni cupides, prêtes à mettre leur créativité au service de l’industrie militaire, par exemple. En dépit de nombreuses objections, le progrès est déjà en route :
« La mécanisation du monde tend à se développer d’une manière en quelque sorte automatique, indépendamment de notre volonté. »
Si l’on garde à l’esprit ces considérations, on voit bien en quoi le socialisme (c’est ainsi qu’Orwell désigne le mouvement qui aspire à l’abolition de la société de classes) pose problème : les personnes qui rejettent la civilisation de la machine sont les mêmes qui identifient le mot « socialisme » à l’URSS et à la frénésie industrielle des bolcheviques, et, de fait, nombre de socialistes admettent volontiers cette association. Orwell refuse de revenir au passé, idéalisé ou pas, ce n’est selon lui ni possible ni souhaitable. Sceptique vis-à-vis de la croyance en la « nécessité historique » (qui n’a pas empêché l’ascension de Hitler), il admet la difficulté de trouver une solution aux dilemmes de la société machinique : d’un côté, le désir idiot de retourner aux temps des Étrusques ou du féodalisme; de l’autre, l’instauration à marche forcée d’un « monde sûr pour petits hommes grassouillets ». Même si Orwell ne propose aucune solution pour ce problème (et en serait incapable), son mérite est d’avoir su, dans le Quai de Wigan, le poser en des termes corrects, ce qui constitue un premier pas vers sa résolution.
Le monde moderne
Les remarques sur l’industrialisation et ses conséquences ne se limitent pas au Quai de Wigan. Dans une note autobiographique pour une sélection d’auteurs du XXe siècle, Orwell écrit:
« J’aime la cuisine et la bière anglaise, les vins rouges français, les vins blancs espagnols, le thé indien, le tabac fort, le chauffage au charbon, l’éclairage aux bougies et les fauteuils confortables. Je déteste les grandes villes, le bruit, les voitures, la radio, les nourritures en conserve, le chauffage central et le mobilier “moderne”. »
Il voyait bien que cette société managériale était faite pour un type d’individus qui n’avait rien à voir avec le vieux monde (et il ne faisait pas du tout référence aux privilèges de la noblesse), et parlait d’
« une civilisation où les enfants grandissent avec une connaissance intime des magnétos et une totale ignorance de la Bible. A cette civilisation appartiennent les gens qui se sentent parfaitement à l’aise dans le monde moderne, et qui en sont les véritables acteurs – les techniciens et les ouvriers hautement qualifiés, les pilotes et leurs machines, les spécialistes de la radio, les producteurs de film, les journalistes de la presse populaire et les chimistes de l’industrie. »
C’est le monde des technocrates préconisé par James Burnham.
Orwell voit de nouveau dans la voiture la preuve de l’irrationalité du monde moderne : le 25 juillet 1940, pendant les bombardements de la Luftwaffe, il écrit dans son journal :
« Le nombre des victimes, des morts plus exactement, des raids aériens pour le mois dernier s’élève à trois cent quarante environ. Si c’est vrai, c’est nettement moins que le chiffre des victimes des accidents de la route pour la même période de temps. »
Six ans plus tard, il relève l’inutilité des campagnes de prévention routière; en effet, loin d’obéir à un plan quelconque, le tracé des routes était l’œuvre de gouvernements qui n’ont fait qu’adapter les villes aux exigences croissantes de l’automobile. Le seul moyen de corriger ces erreurs consisterait soit à refaire entièrement toutes les routes (tâche matériellement impossible), soit à réduire de manière drastique la vitesse automobile, chose difficile à accepter dans une société industrielle, où les salariés doivent se déplacer vite pour aller travailler ou dépenser leur salaire. Orwell ajoute :
« Quel conducteur est-il prêt à se traîner à vingt kilomètres à l’heure alors qu’il sait que son moteur lui permet de rouler à quatre-vingt ? »
Techniques modernes de domination
On sait l’importance accordée par Orwell aux techniques modernes de domination et de contrôle des masses dans le très célèbre 1984, qui est en quelque sorte une synthèse de ses réflexions sur la technique [4]. Ainsi, la prise en compte des seuls « progrès » mécaniques permet de différencier les sociétés de classes qui se succèdent au cours de l’histoire [5].
Dans un article de 1939, en référence à l’État dit soviétique, il écrit :
« Dans le passé, chaque tyrannie finissait, un jour ou l’autre, par être renversée, ou du moins combattue, parce qu’ainsi le voulait la “nature humaine”, éprise comme il se doit de liberté. Mais rien ne nous garantit que cette “nature humaine” soit immuable. Il se pourrait tout autant que l’on parvienne à créer une race d’hommes n’aspirant pas à la liberté, comme on pourrait créer une race de vaches sans cornes. L’Inquisition a échoué, mais l’Inquisition n’avait pas à disposition les moyens qui sont ceux de l’État moderne. […] le conditionnement des masses est une science créée au cours des vingt dernières années, et nous ne savons pas encore jusqu’où iront ses progrès. »
Mais il n’est pas plus tendre avec les démocraties occidentales :
« Au stade de développement industriel qui est aujourd’hui le nôtre, le droit à la propriété privée signifie le droit d’exploiter et de torturer ses semblables. »
Dans sa recension du livre Nous Autres, de Zamiatine, il aborde la question des effets de la centralisation technique dans les nouveaux États modernes, lorsqu’il est question d’étendre leur contrôle.
L’apparition de la bombe atomique confirme la thèse d’Orwell. En 1945, l’humanité est entrée dans une ère qu’elle n’a pas encore quittée : il est matériellement possible d’anéantir la vie humaine sur la planète. Revisitant l’histoire des armes, Orwell remarque que l’époque de la démocratie bourgeoise coïncide avec celle du mousquet et du fusil ; il n’existait pas alors d’arme dont la possession puisse faire basculer radicalement le rapport de forces. La violence était alors bien loin d’être l’apanage de l’État, et les théoriciens de la démocratie considéraient la révolte contre l’oppression comme un droit fondamental [6]. Dans cette nouvelle ère, les États peuvent entretenir une tension de guerre froide permanente (aujourd’hui guerre contre le terrorisme international) pour s’assurer de la soumission de leurs populations.
Cependant, ce serait une erreur de penser qu’aux yeux d’Orwell la menace totalitaire ne pouvait venir que des États (même si c’est le cas dans 1984). Preuve en est l’article « Les lieux de loisirs » (Tribune, 11 janvier 1946), dans lequel il analyse les divertissements qui sont offerts par le marché à tous ceux, et ils sont nombreux, dont la vie a été séparée entre des moments de travail et des moments de loisirs. Son article débute par une énumération des promesses de relaxation que font miroiter les lieux touristiques habituels, sortes de Xanadû [7] en carton-pâte construits à l’attention des producteurs de plus-value épuisés, qui pourront à cette occasion se prendre pour Citizen Kane. Dans ces endroits qui offrent la possibilité de « se détendre, se reposer, jouer au poker, boire et faire l’amour dans un même lieu », Orwell observe quelques habitudes curieuses de la vie moderne, innocentes en apparence. Il vaut la peine d’en citer un ample passage :
« La musique […] est l’ingrédient le plus important. Son rôle est d’empêcher toute pensée ou conversation, et d’interdire à tous les sons naturels, tels que le chant des oiseaux ou le sifflement du vent, de venir frapper vos oreilles. La radio est déjà utilisée consciemment à cette fin par une quantité innombrable de gens. Dans un très grand nombre de foyers anglais, elle n’est littéralement jamais éteinte, tout au plus change-t-on de temps à autre de fréquence pour bien s’assurer qu’elle ne diffuse que de la musique légère. Je connais des gens qui laissent la radio allumée pendant tout le repas et qui continuent de parler en même temps juste assez fort pour que les voix et la musique se neutralisent. S’ils se comportent ainsi, c’est pour une raison précise. La musique empêche la conversation de devenir sérieuse ou simplement cohérente, cependant que le bavardage empêche d’écouter attentivement la musique et tient ainsi à bonne distance cette chose redoutable qu’est la pensée. […] On peut difficilement s’empêcher de penser qu’avec les plus typiques de ces lieux de loisirs modernes le but inconsciemment poursuivi est un retour à l’état fœtal […].
N’y a-t-il pas quelque chose de sentimental et d’obscurantiste à préférer ici et là quelques îlots de vie sauvage au lieu de couvrir toute la surface de la Terre d’un réseau d’Autobahnen éclairé par une lumière artificielle ?
Si une telle question peut être posée, c’est simplement parce que l’homme, occupé à explorer le monde physique, a négligé de s’explorer lui-même. Une bonne part de ce que nous appelons plaisir n’est rien d’autre qu’un effort pour détruire la conscience. Si l’on commençait par demander : Qu’est-ce que l’homme ? Quels sont ses besoins ? Comment peut-il le mieux s’exprimer ? On s’apercevrait que le fait de pouvoir éviter le travail et vivre toute sa vie à la lumière électrique et au son de la musique en boîte n’est pas une raison suffisante pour le faire. L’homme a besoin de chaleur, de vie sociale, de loisirs, de confort et de sécurité : il a aussi besoin de solitude, de travail créatif et du sens du merveilleux. S’il en prenait conscience, il pourrait utiliser avec discernement les produits de la science et de l’industrie, en leur appliquant à tous le même critère : cela me rend-il plus humain ou moins humain ? Il comprendrait alors que le bonheur suprême ne réside pas dans le fait de pouvoir tout à la fois et dans un même lieu se détendre, se reposer, jouer au poker, boire et faire l’amour. Et l’horreur instinctive que ressent tout individu sensible devant la mécanisation progressive de la vie ne serait pas considérée comme un archaïsme sentimental, mais comme une réaction pleinement justifiée. Car l’homme ne reste humain qu’en ménageant dans sa vie une large place à la simplicité, alors que la plupart des inventions modernes – notamment le cinéma, la radio et l’avion – tendent à affaiblir sa conscience, à émousser sa curiosité et, de manière générale, à le faire régresser vers l’animalité. » [8]
H.G.Wells et l’utopie scientifique
La première occurrence dans l’œuvre d’Orwell d’une réflexion sur la nature du progrès se trouve dans la recension d’un livre publiée en 1936 et dans laquelle il écrit :
« Il n’en reste pas moins regrettable que la notion même de mal du pays soit en voie d’être abolie par la civilisation de la machine, qui conduit à l’uniformisation croissante du globe. »
Au printemps de l’année 1944, dans sa chronique à Tribune, il dit que « l’abolition de la distance », et la « disparition des frontières », maintes fois proclamées par les progressistes, ne sont que des slogans creux. Les frontières n’ont jamais été aussi impénétrables qu’au temps des avions et des tanks. Par ailleurs, les émissions de radio ont ouvert les foyers aux messages nationalistes des gouvernements.
La critique de l’optimisme scientiste menée par Orwell atteint son point culminant dans les pages dédiées à H. G. Wells. Mentor de la génération d’Orwell (qui se demande si le critiquer n’équivaut pas à une sorte de parricide), Wells avait contribué plus qu’aucun autre auteur de fiction à diffuser l’idéologie du progrès dans le monde anglo-saxon. Dans ses romans, dont le personnage principal est souvent un « homme de science », la raison et la science peuvent tout prévoir et tout résoudre. Wells était partisan d’un super-Etat mondial dirigé par des savants et qui assure à tous les êtres humains le nécessaire pour couvrir leurs besoins essentiels – utopie qui, de fait, a été reprise presque telle quelle par les actuels idéologues du changement technologique infini : Wells est sans aucun doute le meilleur représentant de la fausse conscience des scientifiques modernes dont on estime tant le travail ; la triste réalité de la vie quotidienne, elle, suscite de nos jours bien moins d’enthousiasme [9].
Pour Orwell, les idées de Wells n’ont absolument rien à voir avec la réalité : « L’histoire selon Wells consiste en une longue suite de victoires remportées par l’homme scientifique sur l’homme romantique ». Wells est incapable d’admettre le fait que l’acier, la physique, l’avion, et autres progrès techniques ont été mis au service de la destruction, que leur conception ait été entourée de bonnes intentions ou pas. Du reste, si faute il y a, il faudrait la rejeter sur la fatalité, et non pas sur des scientifiques qui ont conçu des inventions que les gens n’ont malheureusement pas su utiliser comme ils le devaient. Mais la contribution la plus importante de Wells est l’idée selon laquelle le règne des machines pourrait être un bien en soi.
« Les hommes de pensée nés vers le début de ce siècle sont, en un sens, l’œuvre de Wells. […] Nos esprits, et par conséquent le monde physique, seraient sensiblement différents si Wells n’avait pas existé. »
La critique d’Orwell ne s’arrête pas à Wells. Il fustige également le credo scientiste de son ami le poète anarchiste Herbert Read, à l’aide d’un argument simple : les progrès scientifiques qu’applaudit Read (l’avion par exemple) requièrent une centralisation industrielle qui n’est possible qu’au sein d’une société hiérarchisée, ce qui semble contredire l’idéal anarchiste. A ce propos, Read ne semble pas plus disposé à admettre que la civilisation de la machine a dégradé en grande partie le goût des gens pour les choses raffinées comme, par exemple, sa propre poésie. Enfin, dans sa recension de l’essai d’Oscar Wilde intitulé L’Ame de l’homme sous le socialisme, Orwell reproche à l’auteur irlandais de construire une utopie reposant sur le travail mécanisé esclave et péchant par son manque de réalisme.
Orwell ne limite pas ses attaques à l’idéal scientiste. Il sait bien que la science a contribué à de nombreuses occasions à renverser des idoles et détruire des dogmes au service de la domination, mais il réalise aussi que la science, avant d’être une méthode pour porter un jugement critique sur la réalité, est un ensemble de faits, données et formules destinées à être maniés pour dominer la nature, comme il l’expose dans son article « La bombe atomique et vous ».
L’Âge d’or
Constatant les dégâts causés par l’industrialisation au détriment de la vie et de la sensibilité humaine sous toutes leurs formes, Orwell ne nourrit pas pour autant de regrets envers un supposé Age d’or des temps lointains. Il taxe systématiquement de solution de facilité la nostalgie de certaines personnes sensibles horrifiées par l’industrie pour un passé qui n’a jamais existé, ou dont nous savons si peu qu’il peut s’adapter à tous nos fantasmes. C’est le cas de D. H. Lawrence et W. B. Beats. Cependant, il connut en 1939 une société en retard par rapport à l’Europe, celle des Berbères du Maroc, qui l’impressionna au point d’écrire à Humphry House :
« L’idée me vint que nous avions, peut-être, mille ans d’avance sur ces gens, mais que nous n’étions pas mieux lotis, et somme toute peut-être moins bien. Nous leurs sommes inférieurs physiquement et nous sommes, à l’évidence, moins heureux qu’eux. »
Quoi qu’il en soit, Orwell est conscient que certains des poètes qu’il critique sont encore assez sensibles pour percevoir les merveilles de ce monde. Il rejette l’idée selon laquelle le sentiment de recueillement devant la nature est une invention de poètes ou un atavisme [10].
« [On croit que] notre époque est celle des machines et que détester les machines, ou même souhaiter en limiter la domination, est une attitude passéiste, réactionnaire et vaguement ridicule. A l’appui de cette idée, on affirme souvent que l’amour de la nature est une marotte de citadins, de gens qui n’ont aucune idée de ce qu’est réellement la nature. Ceux qui ont vraiment affaire à la terre, nous dit- on, ne l’aiment pas, et ne manifestent pas le moindre intérêt pour les oiseaux ni pour les fleurs, si ce n’est d’un point de vue strictement utilitaire. Pour aimer la campagne, il faut vivre en ville et se contenter d’une promenade occasionnelle en fin de semaine, pendant la belle saison.
Cette idée est facile à réfuter. La littérature médiévale, par exemple, y compris les ballades populaires, déborde d’un enthousiasme presque géorgique pour la nature, et l’art des peuples de paysans, tels que les Chinois ou les Japonais, a pour thème de prédilection les arbres, les fleurs, les rivières et les montagnes. »
Orwell à son tour salue l’arrivée du printemps [11]. Il trouve même une conséquence positive à la guerre :
« Le fait qu’en raison des évacuations des centaines de milliers d’enfants nés à la ville grandissent aujourd’hui à la campagne pourrait faciliter le retour à un mode de vie agricole. »
Voici, très sommairement exposé, un des aspects les plus méconnus de l’œuvre de George Orwell. C’est un aperçu de la manière dont un esprit lucide a perçu le progrès du machinisme, en débarrassant sa vision des prismes idéologiques. Si nous donnons tant d’importance à Orwell, ce n’est pas pour recourir à un argument d’autorité, mais parce que nous considérons que c’est un des témoins les plus fiables de l’imposition souvent brutale du mode industriel de production. Malgré des erreurs dans ses prévisions, comme le fait de nier le caractère prémonitoire du Meilleur des mondes d’Huxley (qui est sans doute un roman sur cette fin de siècle, comme l’affirme un personnage du cynique Houellebecq dans Les Particules élémentaires), il a révélé avec clairvoyance l’importance décisive des perpétuels changements techniques dans le maintien de l’ordre existant, ainsi que la marche aveugle et frénétique de la société industrielle vers une insensibilité complète.
Les amis de Ludd
Article publié initialement en espagnol dans
Les amis de Ludd.
Bulletin d’information anti-industriel n°6, décembre 2003.
Traduction issue de
Les amis de Ludd. Bulletin d’information anti-industriel,
tome 2, numéros cinq et six,
publié aux éditions La Lenteur, 2009.
[1] En 1939 Orwell écrivait: « Il [Dickens] se serait certainement refusé à admettre que les qualités morales des hommes sont déterminées par le niveau de leur développement technique » (Charles Dickens).
[2] Orwell est sur ce point clairvoyant. Sans parler du spectacle lamentable de ces adolescents qui utilisent l’ascenseur pour monter au premier étage – ou en descendre – ou les escalators pour sortir des stations de métro qui en possèdent, nous pouvons penser à la considérable économie de mémoire que permet l’utilisation du téléphone portable pour conserver les numéros de téléphone. Ces mêmes utilisateurs seront-ils disposés à sacrifier une minute pour mémoriser un poème ?
[3] « Nous sommes tous étroitement tributaires de la machine, et si les machines s’arrêtaient brusquement, la plupart d’entre nous mourraient. Vous pouvez avoir en exécration la civilisation machiniste, et vous avez sans doute raison, mais dans l’état actuel des choses il ne saurait être question de l’accepter ou de la rejeter. Elle est là et on ne peut la critiquer que du dedans, parce que nous sommes tous dedans. »
[4] Pedro Lain Entralgo, qu’on ne peut certes suspecter de sympathies révolutionnaires, l’observait déjà dans son prologue à l’édition espagnole de 1970.
[5] La brochure George Orwell devant ses calomniateurs commence très justement par ces mots : « Parmi tant d’aimables caractéristiques, le XXe siècle aura eu celle d’inaugurer l’ère de la falsification à grande échelle. »
[6] À la différence des citoyennistes d’aujourd’hui, soit dit en passant.
[7] Centre commercial gigantesque sis dans la banlieue de Madrid [NdT].
[8] Un raisonnement dont la validité est toujours actuelle : il suffit pour s’en convaincre de tendre l’oreille à l’abasourdissement volontaire de l’horror silentis, cette horror vacui moderne équipée électroniquement de walkmans et d’une perfusion musicale permanente dans les gares, foyers, ascenseurs, supermarchés, bus…
[9] « Le sujet des récits de Wells est en premier lieu la découverte scientifique […]. Son « message » fondamental, pour employer un mot que je n’aime pas, est que la science peut guérir tous les maux dont souffre l’humanité, mais que l’homme est encore trop aveugle pour prendre la pleine mesure de ses pouvoirs. […] Il parle de voyages sur la Lune ou au fond des mers, mais il parle aussi des petits boutiquiers menacés par la faillite qui se battent pour tenir leur rang au milieu des effrayants snobismes des villes de province. Ce qui fait la liaison entre ces deux thèmes, c’est la foi de Wells en la Science. Ce qu’il nous dit et nous répète, c’est que ce petit commerçant serait tiré d’affaire si seulement il pouvait acquérir une mentalité scientifique. Naturellement, Wells pense que cela se réalisera, qui plus est dans un futur vraisemblablement très proche. Quelques millions de livres de plus pour la recherche scientifique, encore quelques générations éduquées selon les principes de la Science, encore quelques superstitions mises au rancart, et le tour sera joué. »
[10] Un exemple parfait et imbécile de ce verbiage moderne se trouve dans la digression « chlorophylle et crottin », dans le roman de Mario Vargas Llosa intitulé Les Cahiers de don Rigoberto.
[11] « Le beau temps printanier est enfin là, et il y a des jonquilles partout. A chaque nouvel hiver, j’ai de plus en plus de peine à croire que le printemps reviendra un jour » (Lettre à Arthur Kœstler, 31 mars 1946).