Silvia Guerini, Un monde sans mères ?, 2022

Résumé

Dans cet article, les technologies de reproduction artificielle, de la procréation médicalement assistée à l’utérus artificiel (l’ectogenèse), en passant par les modifications génétiques, sont toutes considérées comme des aspects profondément interconnectés du même projet transhumaniste. Après avoir décrit ce projet, des origines aux derniers développements technologiques, l’article aborde les soutiens politiques à sa réalisation, ainsi que les stratégies de son acceptabilité sociale, et notamment l’influence des mouvements transféministes et LGBTQ. Dès lors que la bioéthique correspond à la ratification a posteriori des perfectionnements dans l’artificialisation de la reproduction, seule une opposition populaire permettra d’éviter l’instauration d’une société sans mères.

 

Le terme ectogenèse a été inventé dans les années 1920 par le généticien et biologiste John B. S. Haldane, pour désigner le développement d’un nouvel être en dehors du corps de la mère. Haldane considérait l’ectogenèse comme une « opportunité importante pour l’ingénierie sociale » [1] au sein d’une société eugénique où la séparation complète de la procréation et du sexe permettrait de libérer l’humanité « dans un sens entièrement nouveau. Actuellement, écrivait-il, le caractère national change lentement, selon des lois assez mal connues. Le problème de la politique est de lui trouver des institutions adaptées. À l’avenir, il sera peut-être possible, grâce à la reproduction sélective, de changer ce caractère aussi vite que les institutions » [2].

Haldane souhaitait comprendre l’origine de la vie afin de pouvoir diriger et contrôler son évolution. Son objectif était de synthétiser des êtres vivants dans les laboratoires de biochimie, une aspiration qui prend forme aujourd’hui dans les laboratoires de biologie synthétique et de génie génétique. Il pensait que l’ectogenèse rendrait possible une sélection eugénique grâce à laquelle seuls les meilleurs gamètes seraient utilisés pour la génération suivante. Cette sélection, elle aussi, est devenue une pratique courante dans le domaine de la procréation médicalement assistée (PMA).

Haldane et le biologiste britannique Julian Huxley ont fortement encouragé l’« eugénisme positif » pendant que, dans ces années-là – bien avant l’Allemagne nazie –, se développaient des programmes réglementés de stérilisation aux États-Unis, en Suède, au Danemark et en Finlande, largement financés par des associations philanthropiques telles que la Fondation Rockefeller. Huxley pensait que l’ectogenèse pouvait accélérer, faciliter et rendre plus flexible la sélection eugénique.

La pensée eugéniste est au fondement de l’ectogenèse et, plus généralement, de la recherche génétique et de la reproduction artificielle des êtres humains, et constitue l’une des pierres angulaires du transhumanisme. Dès ses origines, l’eugénisme s’est caractérisé par l’obsession de la création de la vie, telle que la formulait le biologiste américain Jacques Loeb (1859-1924) :

« Je voulais prendre la vie dans mes mains et jouer avec elle. […] Je voulais la manipuler dans mon laboratoire comme n’importe quelle autre réaction chimique – la commencer, l’arrêter, la varier, l’étudier sous toutes les conditions, la diriger à ma guise ! » [3]

Ce type de déclaration n’est pas seulement l’expression des souhaits délirants de chercheurs isolés, mais celle des principes transhumanistes actuels de contrôle et de domination du vivant.

Avec l’utérus artificiel, le laboratoire de la vie, devenu système, veut ignorer la réalité du corps de la femme et de la procréation, afin de mieux la transformer. Les avancées récentes de la recherche sur la création de l’utérus artificiel s’inscrivent dans cette perspective. La PMA, la sélection des embryons, les expériences sur les embryons, les modifications génétiques et l’utérus artificiel sont tous des aspects profondément interconnectés du même projet transhumaniste. Préserver ne serait-ce qu’un seul de ces aspects de ce projet implique de favoriser les progrès de sa réalisation qui, tôt ou tard, s’étendra à toutes les dimensions de nos existences et de la vie tout entière.

Depuis quelque temps, nous écrivons à propos de la resignification de la naissance, de la mère, de la femme, de ses effets sur les corps et de la profonde transformation ontologique et anthropologique de l’être humain qui en résulte [4]. Les progrès technoscientifiques s’accélèrent sans cesse et les barrières éthiques tombent les unes après les autres, nous rapprochant d’une nouvelle humanité neutre et modifiable à l’infini, au sein d’un monde posthumain et postnature. Un monde sans mères, parvenu à une expropriation définitive et totale du corps des femmes et de sa dimension procréative, à un contrôle définitif et total des processus de création de la vie, à une ingénierie du vivant et une domination sur l’évolution de l’espèce humaine elle-même.

L’utérus artificiel : des origines aux derniers développements

Les premières recherches sur l’utérus artificiel remontent à 1958, lorsqu’un groupe de chercheurs du Karolinka Institutet en Suède a mis au point une plateforme permettant le développement de fœtus humains prématurés. En Italie, dans les années 1980, Carlo Flamigni, l’un des principaux promoteurs de la fécondation in vitro (FIV) en Italie, était directeur de l’Institut d’obstétrique et de gynécologie cliniques de Bologne, président de la SIFES (Société italienne de fertilité et de stérilité et de médecine de la reproduction) et membre du Comité national de bioéthique. En 1987, Flamigni a été le premier, en Italie, à réaliser une expérience essayant de faire croître un embryon humain, implanté dans un utérus prélevé, en dehors du corps humain. En 1996, l’équipe de Yoshinori Kuwabara à l’université Juntendo, à Tokyo, a mis au point une technique appelée EUFI : extra-uterine fetal incubation (incubation fœtale extra-utérine) [5]. Les chercheurs ont extrait leurs fœtus du ventre de certaines chèvres, enfilé des cathéters dans les gros vaisseaux du cordon ombilical et fourni aux fœtus du sang oxygéné en les suspendant dans des incubateurs contenant du liquide amniotique artificiel chauffé à la température du corps. En 1997, à l’aide de cette technique, ils sont parvenus à maintenir en vie un fœtus caprin de 17 semaines durant 3 semaines, jusqu’à la fin de la période d’incubation [6].

Dans les années à venir, de nombreux laboratoires du monde entier vont se consacrer à la recherche sur l’utérus artificiel. Voici quelques-uns des exemples les plus significatifs des recherches en cours.

En 2002, le Center for Reproductive Medecine (CRM) de l’université Cornell, à New York, a créé le premier utérus humain artificiel, réussissant à y développer un embryon pendant sept jours [7].

En 2003, en Australie, le laboratoire périnatal de la Women and Infants Research Foundation a développé un modèle d’utérus artificiel, Ex-Vivo Uterine Environment (EVE), destiné aux agneaux âgés de 106 jours, qui permet de garder en vie un plus grand nombre d’agneaux prématurés. Ces animaux ont été choisis pour reproduire le plus fidèlement possible les conditions de développement pulmonaire d’un enfant humain prématuré à la limite de la survie, c’est-à-dire à 21, 22 ou 23 semaines de gestation. Vingt-quatre semaines de gestation est la « limite de viabilité » actuelle : un bébé qui cesse de vivre à 24 semaines est considéré comme mort-né, à 23 semaines et 6 jours, il s’agit encore d’une fausse couche [8].

La même année, le CRM de l’université Cornell a réussi à faire croître un embryon de souris, depuis le moment de la conception jusqu’à presque la fin de la gestation, en utilisant du tissu utérin, issu de la bio-ingénierie, intégré à une structure extra-utérine [9].

En 2017, à l’hôpital pour enfants de Philadelphie, des agneaux ont été maintenus pendant 28 jours dans un biobag : un sac en plastique imitant l’utérus de la mère avec du liquide amniotique et des substituts de placenta [10]. Une vidéo, tournée avec un téléphone portable, montre un sac avec un agneau immergé dans un liquide jaunâtre, sa poitrine se soulevant et s’abaissant, une masse de tubes sortant d’une fente dans le sac au niveau de son abdomen, comme des veines pleines de sang. Une scène qui ne peut que troubler le regard. Mais dans la vidéo promotionnelle annonçant l’aboutissement de la recherche, tout cela est soustrait à la vue et à la conscience : ne reste que la vision d’un laboratoire stérile, de jeunes chercheurs souriants et des scènes déchirantes de bébés nés prématurément dans des unités de soins intensifs, avec une musique de fond rassurante. Il n’y a aucune trace des agneaux, des femelles inséminées artificiellement et césarisées, des agneaux retirés prématurément de l’utérus et placés dans un sac transparent, aucune trace de leur mise à mort pour étudier leurs organes, aucune trace des fèces, du sang, des membres déchirés, de la douleur, des souffles brisés. Le seul agneau qui apparaît est celui qui n’a pas été tué pour étudier son développement. Il apparaît sur une photographie, comme s’il posait en fixant l’objectif.

Les chercheurs de cet hôpital déclarent :

« En fin de compte, la majorité des grossesses qui présentent un risque de prématurité extrême seraient accouchées précocement dans notre système, plutôt que d’être accouchées prématurément sous respirateur. » [11]

En d’autres termes, les femmes qui risquent d’accoucher prématurément devront subir une césarienne préventive pour transférer leur enfant dans un utérus artificiel.

Dans la société de médecine cybernétique, la logique de la prévention répond aux paradigmes technoscientifiques et aux calculs algorithmiques dans lesquels les Big Tech prennent en charge la gestion de la santé dans toutes ses dimensions. Depuis le moment où nous venons au monde – nous disant aussi comment nous devrions venir au monde – jusqu’au moment où nous mourons ou, plutôt, nous devrions mourir. Chacun, en effet, est désormais considéré comme une charge pour les coûts de santé dans une logique d’optimisation des ressources et dans une perspective eugénique qui définit quelle vie a le plus de valeur ou lorsque le système médical alimente son besoin d’organes de corps encore vivants mais définis comme morts [12].

Cette gestion de la santé modifie notre relation avec notre propre corps et nous transforme en patients permanents. La prévention se déguise également en liberté de choix, car le tu peux devient un tu dois dans toutes les dimensions de notre vie.

« Il ne peut y avoir aucune forme de pouvoir qui soit indifférente au contrôle (à un degré ou à un autre) des corps. Par conséquent, “par définition”, il ne peut y avoir aucune forme de pouvoir qui ne soit pas liée à la dichotomie santé/maladie – si importante pour les corps. » [13]

En 2019, le projet d’utérus artificiel a été subventionné à hauteur de 2,9 millions d’euros afin de construire un prototype destiné à être utilisé dans les cliniques. Le financement provient du programme « Horizon 2020 » de l’Union européenne et cette somme est répartie entre les participants : l’université de technologie d’Eindhoven (Pays-Bas), l’hôpital universitaire d’Aix-la-Chapelle (Allemagne), Lifetec Group BV (Pays-Bas), Nemo Healthcare BV (Pays-Bas) et le Politecnico di Milano. Le projet, financé sur cinq ans, a débuté le 1er octobre 2019 et se terminera le 30 septembre 2024, mais il est prévu qu’une nouvelle demande soit soumise après l’expiration de la période de financement [14]. Grâce à ce financement, l’université d’Eindhoven développe un utérus artificiel qui entoure le bébé de fluides et lui fournit de l’oxygène et des nutriments par le biais du cordon ombilical. Ces derniers développements constituent un pas important vers la tentative de création d’un utérus artificiel, tout comme les expériences menées par des chercheurs israéliens de l’Institut Weizmann des sciences, où des embryons ont été cultivés hors de l’utérus pendant une durée record : des embryons de souris se sont développés dans l’utérus artificiel pendant 11 ou 12 jours, soit environ la moitié de la période de gestation naturelle de l’animal. Un embryon de souris, doté de cellules cardiaques palpitantes, d’une tête et d’un début de membres, vivant et grandissant dans un bocal en verre, voilà l’image fournie par la MIT Technology Review, la revue de vulgarisation scientifique du Massachusetts Institute of Technology (MIT) [15]. L’équivalent humain d’une souris de 12 jours serait un fœtus humain de 3 mois.

Dans une publication parue dans Nature, le groupe de recherche israélien décrit une série d’expériences au cours desquelles il a ajouté des toxines, des colorants, des virus et des cellules humaines à des embryons de souris en développement, afin d’en étudier les conséquences [16]. Les chercheurs travaillent maintenant à l’adaptation de la procédure afin que des souris puissent être développées entièrement in vitro, dans le but d’appliquer cette technologie à des embryons humains. Le docteur Jacob Hanna, chef du groupe de recherche qui fait pression pour que les laboratoires de recherche puissent procéder à des expériences sur des embryons humains, en les cultivant dans un utérus artificiel pendant 40 jours avant de les tuer, déclare :

« J’espère que cela permettra aux scientifiques de cultiver des embryons humains jusqu’à la cinquième semaine. […] Je serais favorable à ce qu’on les cultive jusqu’au quarantième jour et qu’on les élimine ensuite. » [17]

Pour rendre ces expériences plus acceptables, il propose de modifier les embryons humains afin de limiter leur potentiel de développement complet, allant jusqu’à avancer la possibilité de provoquer des mutations génétiques empêchant le cœur de battre. Pourtant, lorsque nous sommes en présence d’un cœur, nous n’avons plus affaire à un embryon, mais à un fœtus de quatre semaines. Les chercheurs continuent de parler d’embryons, mais leurs déclarations et leurs recherches montrent que leur intention est de développer des fœtus de quatre et cinq semaines pour leurs expériences.

William Hurlbut, médecin et bioéthicien à l’université de Stanford, s’enthousiasme pour les « applications pratiques inattendues » de la croissance d’embryons humains, car « des organes primitifs, tels que des cellules de foie ou de pancréas, obtenus à partir d’embryons humains âgés de trois mois au maximum, pourraient être cultivés et utilisés dans la médecine de transplantation ». Ses propos sont significatifs : « La frontière scientifique passe des molécules et des tubes à essai aux organismes vivants » [18]. Cette frontière est également franchie en Chine, où une équipe de chercheurs a récemment mis au point un système d’intelligence artificielle permettant de surveiller le développement d’embryons humains dans un utérus artificiel. Selon ces chercheurs, cette technologie permettrait aux fœtus humains de se développer de manière plus sûre que dans l’utérus d’une femme [19].

La question n’est pourtant pas d’établir jusqu’à quel moment du développement de l’embryon ou du fœtus la recherche doit être autorisée, mais d’interdire l’utilisation de la matière vivante, qu’elle soit humaine ou animale, qu’il s’agisse de cellules fécondées dans les premiers stades du développement embryonnaire, de fœtus humains ou animaux, d’autres animaux ou même simplement de nos propres gamètes. Notre corps et celui des autres animaux ne sont pas de simples objets dont on peut extraire du matériel pour la recherche. L’être vivant, à tous les stades de son développement, ne devrait donc pas être ravalé au rang d’un moyen d’expérimentation. C’est pourquoi nous affirmons son indisponibilité à l’invasion technoscientifique.

Créer l’acceptation sociale

Il faudra encore quelques années avant de parvenir à une ectogenèse complète, mais l’utérus artificiel est déjà une réalité et ce n’est qu’une question de temps : la première étape sera l’ectogenèse partielle pour les bébés prématurés, tandis que, d’une part, il sera possible de maintenir en vie de plus en plus de bébés prématurés et, d’autre part, il sera possible de prolonger de plus en plus la vie des embryons hors de l’utérus, jusqu’à ce que ces deux côtés se rejoignent.

Arthur L. Caplan, alors directeur du Center for Bioethics de l’université de Pennsylvanie, déclarait déjà au milieu des années 1990 :

« Dans 30 ans, nous aurons résolu le problème du développement des poumons ; la néonatologie sera en mesure de sauver des fœtus de 15 et 16 semaines. Il y aura de nombreux tests génétiques faciles à réaliser qui prédiront les risques de maladies à déclenchement tardif, mais aussi les attitudes, les traits comportementaux et les traits de personnalité. Il n’y aura pas d’utérus artificiel disponible, mais il y aura de nombreux prototypes et les femmes qui ne peuvent pas mener une grossesse s’inscriront pour utiliser les prototypes dans des protocoles expérimentaux […] et certains s’opposeront en disant que c’est inutile et contre-nature. […] Soixante ans plus tard, l’utérus artificiel total sera là. C’est technologiquement inévitable. » [20]

Il est important de noter que la rhétorique visant à faire approuver la recherche sur l’utérus artificiel, et qui commence à créer un consensus social sur son adoption, est basée sur des motifs médicaux, toujours le point de départ et la justification des progrès technoscientifiques, en particulier dans le domaine des sciences de la vie. L’utérus artificiel peut être utilisé pour les femmes qui ne peuvent pas tomber enceintes, qui n’ont pas d’utérus développé, qui souffrent d’endométriose ou qui ont reçu un diagnostic de cancer. Ce sont exactement les mêmes raisons qui justifient aujourd’hui l’ouverture de la PMA pour certains cas spécifiques. La différence substantielle est que l’utérus artificiel suscite encore une réaction d’indignation et de rejet, même de la part de ceux qui soutiennent, pour les mêmes raisons, l’accès aux techniques de fécondation assistée. Celles-ci ne provoquent pas la même réaction, car elles sont déjà entrées dans la normalité, comme ce sera le cas de l’utérus artificiel un jour.

La possibilité de sauver un bébé prématuré comporte le risque d’imaginer le retrait d’autres bébés de l’utérus de la mère, si celle-ci est jugée inapte à mener sa grossesse à terme. Dans le cas où certaines mères ne sont pas considérées comme fiables pour s’occuper de leur enfant, pourquoi leur faire confiance pour mener à bien la grossesse alors qu’un incubateur « intelligent » pourrait le faire à leur place ?

S’il devenait normal de choisir entre l’ectogenèse et la grossesse naturelle, notre conception du naturel serait également transformée. L’utilisation de son propre corps serait considérée comme un signe d’infériorité sociale et de pauvreté. Une mère naturelle serait considérée comme potentiellement irresponsable, comme une mère qui choisit actuellement d’accoucher à la maison, refusant l’hospitalisation et la médicalisation de la naissance, ou comme l’est, selon les chercheurs transhumanistes, une femme de 37 ans ou plus qui désire un enfant sans s’en remettre aux cliniques de fécondation assistée. L’accouchement naturel lui-même deviendrait d’abord irresponsable, puis criminel. Aujourd’hui, il est déjà normal de confier la procréation à des techniciens, et les chercheurs transhumanistes, comme les bioéthiciens, ont déjà redéfini les techniques de reproduction artificielle comme une responsabilité parentale [21].

La propagande est en marche. En 2019, l’Institut Goethe affirme dans le court article « Utérus artificiel: une perspective positive » :

« Les utérus artificiels sont en train de devenir une réalité, mais nous ne devons pas en avoir peur. L’image de l’utérus artificiel évoque les scénarios dystopiques de science-fiction. Pensez aux usines d’élevage du Brave New World ou à la batterie humaine de Matrix. Nous associons la technologie au totalitarisme et à tout ce qui est inhumain et contre-nature. Mais à notre époque, les utérus artificiels pourraient sauver la vie d’enfants. » [22]

Lorsque les essais de l’utérus artificiel passeront des animaux aux humains, ils prendront un fœtus de 21 semaines n’ayant pratiquement aucune chance de survivre dans une couveuse. Et qui ne voudrait pas sauver ce fœtus s’il y avait la possibilité technologique de le faire ?

Ce que naître veut dire

Un être vivant émerge du corps de la mère : c’est la naissance, spontanée ou par césarienne. Avec l’utérus artificiel, naître ne signifiera plus être projeté dans le monde ou retiré (du ventre maternel) vers le monde, mais être extrait pour être inséré dans un support technologique. Il y aura encore séparation d’avec le corps de la mère, mais plus de naissance. L’utérus artificiel poursuit ainsi le processus de resignification de la naissance, qui a débuté avec le développement des techniques de reproduction artificielle. Retracer l’origine du processus de fragmentation et d’artificialisation de la procréation est utile pour saisir comment on parvient à l’utérus artificiel.

Il faut comprendre que, dès la première étape de l’insémination intra-utérine, le point final inévitable est l’artificialisation totale de la procréation et l’élimination de la mère. Dès le début des techniques de reproduction artificielle, l’objectif était le contrôle et la gestion du processus de procréation à tous les stades du développement. Un contrôle et une gestion qui, dans l’environnement du laboratoire, ne peuvent qu’alimenter la volonté d’intervenir dans ce processus et de le manipuler dans le but d’une optimisation continue.

Dès l’émergence des techniques de reproduction artificielle, l’eugénisme était présent, sous la forme de la sélection de certaines caractéristiques et de certains critères pour définir les meilleurs gamètes et le meilleur embryon. Rappelons qu’il n’y a pas de PMA sans sélection des gamètes et sélection des embryons grâce au diagnostic préimplantatoire (DPI). Lorsque les technoscientifiques pénètrent dans le processus de procréation, ils veulent fixer les caractéristiques de chacun de ses éléments, les choisir, les modifier et en déterminer le résultat final. L’environnement du laboratoire transforme le processus de naissance en une opération technique : l’embryon devient un produit à sélectionner, à améliorer, à rejeter ou à transformer. L’environnement de laboratoire et la reproduction artificielle bouleversent notre façon de venir au monde [23].

Dans le domaine des sciences du vivant et de la génomique, le désir de savoir n’est jamais neutre ; l’objectif est toujours d’intervenir dans les processus vivants, de les modifier, de les redessiner et de les artificialiser. Concernant le décodage de l’ADN, l’objectif est de synthétiser la « vie » dans les laboratoires de biologie synthétique. Dans le cas de la technologie de génie génétique CRISPR-Cas9, la finalité est de pouvoir intervenir dans la lignée germinale humaine. Le biologiste Richard Dawkins a déclaré en 2006 :

« Dans les années 1920 et 1930, les scientifiques de gauche et de droite n’auraient pas trouvé l’idée de bébés sur mesure particulièrement dangereuse, même s’ils n’auraient évidemment pas utilisé cette expression. Aujourd’hui, je soupçonne que l’idée est trop dangereuse pour être discutée confortablement, et ma conjecture est qu’Adolf Hitler est responsable de ce changement. […] Je me demande si, quelques 60 ans après la mort d’Hitler, nous ne pourrions pas au moins nous risquer à demander quelle est la différence morale entre sélectionner le talent musical et contraindre un enfant à prendre des leçons de musique. Ou pourquoi il est acceptable d’entraîner des coureurs rapides et des sauteurs en hauteur, mais pas de les élever. Je peux penser à certaines réponses, et elles sont bonnes, qui finiraient probablement par me convaincre. Mais le moment n’est-il pas venu de ne plus avoir peur de poser la question ? » [24]

Embryons « synthétiques », chimères, modifications génétiques : toutes les limites sont franchies

À la suite des embryons de souris synthétiques développés en 2017 au Royaume-Uni et l’année suivante aux Pays-Bas, actuellement deux centres de recherche, l’un à l’université Monash de Melbourne et l’autre au Southwestern Medical Center de l’université du Texas, ont développé en laboratoire des embryons humains non pas à partir d’ovules et de spermatozoïdes, mais à partir de cellules souches ou cutanées reprogrammées [25]. Ces embryons humains, selon les chercheurs, pourraient devenir des laboratoires vivants pour étudier les problèmes de fertilité et les premiers stades du développement humain, les maladies congénitales, les conséquences des substances toxiques et des virus, et les altérations génétiques responsables des échecs récurrents des techniques de PMA. La chimère jamais développée contenant le plus de cellules humaines est l’embryon souris-homme de 2020, qui contenait jusqu’à 4 % de cellules humaines [26]. Dernièrement, des recherches menées par l’institut américain Salk et réalisées en collaboration avec des chercheurs chinois et espagnols ont permis de mettre au point les premiers embryons de chimères homme-singe : des cellules souches humaines ont été transférées dans des embryons de singe [27].

Jusqu’à récemment, une convention obligeait les chercheurs à maintenir les embryons en vie pendant un maximum de 14 jours, jusqu’à l’apparition de la différenciation des cellules destinées à donner naissance au cerveau et à la colonne vertébrale. L’International Society for Stem Cell Research (ISSCR) est la plus grande organisation internationale pour la recherche sur les cellules souches et l’organisme de réglementation dans ce domaine de recherche, ses règles étant utilisées par les universités, les organismes de recherche et les revues scientifiques. L’ISSCR, comme prévu, a mis à jour ses lignes directrices concernant la recherche sur les cellules souches, en supprimant la limite de 14 jours. Ce changement, selon l’ISSCR, reflète les nouvelles avancées de la recherche, notamment les modèles d’embryons basés sur les cellules souches, les études sur les embryons humains, les chimères, les organoïdes, l’édition du génome et l’ectogenèse [28].

Bien que ces directives n’aient pas force de loi, elles sont très influentes. Elles sont suivies au niveau international et auront des répercussions dans le monde entier. Les modifications législatives ultérieures s’adapteront aux développements technoscientifiques: la pression augmentera, dans des pays clés tels que le Royaume-Uni et les États-Unis, pour modifier ou abolir au niveau législatif également la « règle des 14 jours ».

Cette règle était jusque-là considérée comme impossible à enfreindre, car les embryons ne pouvaient être maintenus en vie plus de 11 ou 12 jours pour des raisons techniques. Mais depuis que deux groupes de recherche chinois ont annoncé qu’ils avaient cultivé des embryons de primates in vitro pendant 20 jours, de nouvelles perspectives sont ouvertes. L’ISSCR a désormais supprimé toutes les restrictions, permettant effectivement aux êtres humains à naître, quel que soit leur stade de développement, de faire l’objet d’expériences et de manipulations. Le chercheur Hanna, qui dirige le groupe de recherche sur l’utérus artificiel mentionné plus haut, n’attendait qu’une chose, que cette limite soit franchie : « Une fois les directives mises à jour, je pourrai poursuivre l’expérience » [29]. Et il peut, à présent, cultiver des embryons humains dans son incubateur.

En 2019, un groupe international de scientifiques a signé un moratoire de cinq ans sur la technologie d’édition génétique appliquée aux gamètes et aux embryons humains destinés à être implantés. Ce moratoire, comme d’autres dans le domaine du développement des biotechnologies, n’est pas une condamnation de la modification génétique des humains (et encore moins des autres animaux et des plantes) : cela reviendrait à condamner leurs propres recherches et leur vision du monde. Il ne s’agit pas non plus d’une condamnation de l’édition génétique sur les lignées germinales, qui entraînerait une modification génétique héréditaire, mais de rendre possible son application sous certaines conditions de transparence, de sécurité et de partage international. Ce moratoire est une pause pour établir un cadre réglementaire international et, surtout, pour créer une acceptation sociale, car entre-temps la recherche continue et ses méthodes se perfectionnent.

« Ce que nous demandons, c’est un moratoire, pas une interdiction : il ne s’agit pas d’une tentative de freiner la recherche scientifique. […] L’édition de gènes est sans aucun doute une grande promesse pour la médecine du futur, l’évolution naturelle de la thérapie génique actuelle, mais il y a encore du travail à faire pour l’affiner en matière de sécurité et d’efficacité. »

Explique Luigi Naldini, pionnier international dans le domaine de la thérapie génique et directeur de l’Institut Téléthon San Raffaele pour la thérapie génique [30].

Naldini ne sort pas de la rhétorique transhumaniste habituelle, il s’intéresse au débat public et observe attentivement les implications des nouveaux développements scientifiques. Aujourd’hui, nous le retrouvons comme membre du groupe de travail de 45 chercheurs internationaux formé par l’ISSCR pour réviser les directives qui ont supprimé la limite de 14 jours.

Nouvelle loi française de bioéthique : la voie est libre pour les enfants génétiquement modifiés

La nouvelle loi française relative à la bioéthique [31], entrée en vigueur au début du mois de juillet 2021, a ouvert l’accès aux techniques de PMA à toutes les femmes, qu’elles soient en couple avec un autre homme, en couple avec une autre femme ou seules. Elle rend indistincte la maternité fondée sur le lien gestationnel et l’accouchement, et celle établie sur la base d’une simple déclaration de volonté. Par ailleurs, l’établissement de la filiation peut se faire sans filiation paternelle. Ce qui pemet la conception d’un embryon avec des gamètes mâles et femelles provenant exclusivement d’un don, autorisant ainsi le double don de gamètes. Ainsi que la cryoconservation d’ovocytes sans raison médicale ou pour des maladies spécifiques, et la FIV avec trois parents (sperme, ovules et ADN mitochondrial d’une autre femme). Enfin, elle ouvre le biomarché des gamètes [32].

Au fil des années, les différentes lois de bioéthique ont peu à peu favorisé la recherche sur les embryons. Cette nouvelle loi permet, pour la première fois, la recherche sur les embryons humains sans avoir besoin de dérogations, et la durée de développement des embryons pourra atteindre 21 jours. Elle rend possible la recherche sur les cellules souches embryonnaires humaines, permet la création de gamètes artificiels, d’embryons chimériques humains-animaux pouvant être implantés dans des animaux et d’embryons humains génétiquement modifiés à des fins de recherche… avec, à l’horizon, la fabrication d’enfants génétiquement modifiés, la transition des OGM aux BGM (bébés génétiquement modifiés).

Cette nouvelle loi sur la bioéthique est donc une loi profondément eugénique : elle permet de franchir la barrière des espèces, de choisir d’implanter des embryons pour les « utiliser » comme « médicament » pour un frère ou une sœur plus âgés et de les modifier à l’aide de la technique CRISPR-Cas9, faisant de l’être humain un organisme à modifier génétiquement. Sur le papier, cette loi interdit l’implantation et la gestation d’embryons génétiquement modifiés, mais elle autorise les premiers pas vers la création génétique d’enfants selon les souhaits des parents-clients. Depuis quelque temps, il est possible, pour un couple sans problème de fertilité et sans risque de transmettre une maladie génétique, de se rendre dans une clinique de procréation assistée aux États-Unis dans le seul but de choisir le sexe et les autres caractéristiques du futur garçon ou de la future fille. Pour procéder à des modifications génétiques, la première étape sera, comme toujours, d’ordre médical, mais celle-ci est ensuite appelée à s’estomper.

Souvenez-vous de l’ouverture progressive des lois nationales de différents pays européens sur le DPI, qui sont passées de l’interdiction aux exceptions pour éviter la transmission de maladies génétiques graves, de pathologies à déclenchement probable, et même de défauts comme le strabisme, ou de la loi 40 en Italie, qui interdisait initialement la fécondation hétérologue, le DPI et la cryoconservation des embryons [33]. Mais ces restrictions ont progressivement pris fin: avec l’ouverture de l’accès aux techniques de FIV aux couples fertiles porteurs de pathologies génétiques héréditaires, et la légitimité du DPI qui en découle – les premiers pas vers l’extension de la FIV à tous –,  avec la fécondation hétérologue et la possibilité d’utiliser à la fois un donneur de sperme et une donneuse d’ovules, avec la possibilité de transférer les gamètes des couples accédant aux cliniques de FIV à d’autres couples pour une fécondation hétérologue, et avec la possibilité de cryoconserver les embryons surnuméraires.

De fait, la récente loi française relative à la bioéthique rend légale la modification du génome humain. Comme le Nuffield Council on Bioethics britannique l’avait déjà précisé en 2018 : « Modifier l’ADN d’un embryon pour influencer les caractéristiques d’une future personne (modification génétique héréditaire) pourrait être moralement admissible » [34]. Lors du Sommet international sur l’édition du génome humain en décembre 2015, le président de la conférence, David Baltimore, s’était fait l’écho des mots de Julian Huxley :

« Au fil des ans, l’impensable est devenu concevable. Nous sommes à l’aube d’une nouvelle ère dans l’histoire de l’humanité. » [35]

Eric Lander a annoncé la concrétisation du projet du génome humain par ces mots significatifs :

« Le projet du génome humain représente l’une des réalisations les plus remarquables de l’histoire de la science. Son aboutissement, ce mois-ci, marque le début d’une nouvelle ère dans la recherche biomédicale. » [36]

Il commentait ainsi la possibilité de guider l’évolution humaine en déchiffrant l’ADN humain et en utilisant la technologie d’édition génique CRISPR mRNA (en fait, seulement une partie de l’ADN, étant donné que seule une partie de celui-ci a été déchiffrée [37]). De manière éloquente, en janvier 2021, Eric Lander a été nommé par Joe Biden directeur de la politique scientifique et technologique à la Maison-Blanche.

Transféminisme et mouvement LGBTQ : faux droits et nouvelles expropriations

Depuis les années 1970, la reproduction humaine artificielle, comme expression de la liberté, a également fait son chemin dans les milieux féministes. Shulamith Firestone, par exemple, voyait dans l’utérus artificiel un moyen de libérer les femmes de la « tyrannie biologique » et de la « barbarie » de la grossesse [38]. En 1971, le manifeste du Front de libération gay britannique déclarait que l’ectogenèse aurait le potentiel d’émanciper à la fois les hommes et les femmes, en effaçant les distinctions qui leur sont imposées par la nature [39].

En 1997, dans un article du magazine LGBT The Advocate, le neuro-scientifique homosexuel Simon LeVay avait des mots très précis à propos de la gestation interspécifique ou de la xénogreffe :

« Bien sûr, je vois le clonage comme un avantage pour les gays […] et la xénogreffe (donner naissance à un fœtus humain à partir d’une espèce différente) pourrait également être un avantage énorme, en particulier pour les couples d’hommes gays, qui doivent actuellement payer 40 000 dollars ou plus pour avoir un bébé d’une mère porteuse humaine. L’idée vous séduit, mais pourquoi ? Je choisirais facilement l’utérus d’un porc sobre, non drogué et non fumeur plutôt qu’un environnement naturel normal. » [40]

Faire naître des bébés à partir de porcs – qui ne fument pas, ne boivent pas et ne se droguent pas et sont donc « plus sains » que les femmes enceintes – après leur avoir implanté des embryons humains.

L’expérience militante de Resistenze al nanomondo nous fait penser que les utérus artificiels seront réclamés par le transféminisme et une part significative du mouvement LGBTQ+ comme un droit pour les hommes célibataires, les homosexuels, les personnes « trans » MTF (« male-to-female »). Aujourd’hui, ils revendiquent la PMA pour tous et la subrogation de maternité.

Dénonçons les faux droits. Avoir un enfant ne peut être revendiqué comme un droit, ni pour un couple hétérosexuel, ni pour un couple homosexuel, ni pour une femme ou un homme seul. Il ne peut y avoir de droit à avoir un enfant. La capacité de générer ne peut être revendiquée comme un nouveau droit pour les hommes qui s’identifient comme des femmes. La procréation ne peut jamais leur appartenir. Les enfants et la procréation ne peuvent être vendus sur le marché biotechnologique des désirs, ni être appropriés par le système technoscientifique et transhumaniste. La différence sexuelle et la longue histoire de domination du corps des femmes par ceux qui n’ont pas et ne pourront jamais avoir ce pouvoir sont basées sur le pouvoir de donner la vie.

Un nouveau projet de recherche, intitulé « A Rat Model of Male Pregnancy » (« Modèle de grossesse masculine chez le rat »), a été lancé en Chine. À quoi bon prendre un rat mâle et un rat femelle, les attacher chirurgicalement comme des jumeaux siamois – parabiose –, connecter les deux systèmes circulatoires pour faire passer le sang de la femelle dans le mâle, castrer le mâle, transplanter un utérus dans son corps, féconder artificiellement la femelle, insérer également des embryons dans l’utérus du rat mâle et mener les deux grossesses jusqu’à la double césarienne ? Cela sert à tester la possibilité de la grossesse chez l’homme. Leur document de recherche indique :

« Pour la première fois, nous avons construit un modèle animal d’un mammifère avec une grossesse masculine. […] Notre recherche révèle la possibilité d’un développement embryonnaire normal chez les mammifères mâles et pourrait avoir un impact profond sur la recherche en biologie de la reproduction. » [41]

Si j’appelais à la défense des droits des animaux, les soutiens afflueraient, mais je crains que ce ne soit pas le cas en dénonçant cette nouvelle expropriation de la dimension de la naissance destinée à donner le jour à un être humain. Les intérêts et les revendications du mouvement LGBTQ+ et du transféminisme en matière de reproduction convergent avec ceux du système technoscientifique et transhumaniste qui veut franchir l’une des dernières étapes pour s’emparer du processus de naissance et parachever son contrôle sur le vivant.

Opposez-vous, maintenant !

C’est pourquoi il est urgent de démasquer les véritables objectifs de la recherche transhumaniste et eugéniste, promue comme une aide pour les femmes et les hommes souffrant de troubles de la reproduction, pour éviter la transmission de maladies génétiques et pour permettre aux lesbiennes, aux homosexuels et aux transsexuels d’accéder aux techniques de fécondation médicalement assistée.

C’est le désir d’avoir un enfant, ou plutôt le droit d’avoir un enfant, qui sert de prétexte pour rendre possible l’expropriation et l’artificialisation de la reproduction, son asservissement aux plans et aux procédés des scientifiques eugénistes et transhumanistes. La reproduction artificielle est ainsi vouée à devenir la nouvelle norme et la façon normale de venir au monde. Elle sert de prétexte pour reproposer l’eugénisme à travers d’autres langages et d’autres rhétoriques que ceux employés dans le passé, pour un contrôle et une gestion de tous les processus vivants, pour un contrôle de l’évolution même de l’espèce humaine, pour un monde posthumain et postnature.

Dans les années 1980, les féministes radicales du réseau FINRRAGE [42] et les Allemandes du groupe Rote Zora avaient une profonde compréhension des implications de l’émergence et des progrès des techniques de reproduction artificielle. Pour Gena Corea, membre du FINRRAGE, c’était l’équivalent biologique du projet Manhattan [43]. À la même époque, Jacques Ellul et Bernard Charbonneau écrivaient sur la « fabrication de l’homme par l’homme », l’« eugénisme scientifique», l’« homme-machine » [44].

Nous, et quelques autres, écrivons sur ces processus, sur le développement des technosciences et du transhumanisme depuis plus de 20 ans, alors qu’ils demeuraient dans l’ombre. Mais, malgré les avertissements que nous avons lancés depuis, nous n’imaginions pas une telle poussée et une telle accélération des recherches sur l’utérus artificiel. Que c’était cela, l’objectif initial. Les eugénistes et les transhumanistes ont toujours œuvré de sorte que « ce qui est maintenant inconcevable puisse au moins devenir concevable » [45], selon les mots de Julian Huxley.

Aujourd’hui, nous devons nous opposer à ce qui est déjà là. S’opposer à la PMA est essentiel pour arrêter cette course folle vers un monde sans mères. Dans le cas contraire, l’avenir plus ou moins proche nous confrontera, sans préparation, à l’utérus artificiel. Négliger de s’opposer aujourd’hui à toutes les techniques de reproduction artificielle, sans exception, par peur de ne pas faire consensus, continuer à défendre et à revendiquer comme un droit la possibilité d’accéder aux techniques de PMA dans certaines circonstances, ne pas comprendre la centralité de la reproduction artificielle et donc de l’emprise du système technoscientifique sur la naissance, ne fait que renforcer son orientation et ouvrir encore plus facilement et rapidement la voie à son artificialisation complète.

S’opposer aujourd’hui à la mère porteuse et à l’utérus artificiel, tout en acceptant la PMA, serait une grave erreur. L’extension de la PMA pour tous et toutes précède et favorise l’avènement de l’ectogenèse. Ne pas essayer d’arrêter ce processus, ne pas comprendre que la seule façon de le faire est d’être, sans exception, contre toute PMA, ne fait qu’accélérer le processus qui mènera à l’utérus artificiel.

Et on ne peut aujourd’hui s’opposer à l’utérus artificiel sans comprendre quand ce processus a commencé, sans s’opposer aux laboratoires où l’on expérimente sur les corps et sur l’ensemble du vivant, sans s’opposer à ce monde de la recherche, aux comités de bioéthique, aux moratoires. Sans s’opposer à la religion transhumaniste, qui veut utiliser les processus vivants et tous les corps, non seulement comme un réservoir de matière première, mais pour les redéfinir, les neutraliser et les transformer irrémédiablement. Une transformation de l’être humain et de l’ensemble du vivant dans un monde artificiel, cybernétique et machiné, qui sera redéfini et donc perçu comme naturel et comme le seul monde possible et imaginable.

Créons des alliances en mettant au centre de la lutte l’indisponibilité des corps et du vivant, pour une autre vision du monde [46].

Silvia Guerini est membre de Resistenze al nanomonde (www.resistenzealnanomondo.org) et l’une des fondatrices du FINAARGIT. Ce texte a d’abord été publié en juin 2021 dans L’Urlo della Terra, n° 9. Il a été mis à jour en mars 2022 pour ce dossier d’Écologie & Politique.

Traduit de l’italien par Jacques Luzi

 

 

Article publié dans la revue
Ecologie & politique n°65,
« Les enfants de la Machine »,
novembre 2022.

 


[1] J. Kleeman, Sex Robots and Vegan Meat. Adventures at the Frontier of Birth, Food, Sex and Death, Picador, Londres, 2020, p. 205.

[2] J. B. S. Haldane, « Dédale ou la science de l’avenir », dans J. B. S. Haldane et B. Russell, Dédale & Icare, Allia, Paris, 2015, p. 52.

[3] Cité par P. J. Pauly, Controlling Life. Jacques Loeb and the Engineering Ideal in Biology, Oxford University Press, Oxford, 1987, p. 102, en italique dans le texte.

[4] « Nous » désigne le collectif Resistenze al nanomondo : <www.resistenzealnanomondo.org>.

[5] E. Zhan Wei, « 1996 : First Artificial Womb Experimented», Next Nature, 2 août 2017, <nextnature.net/story/2017/1996-extrauterine-fetal-incubation>.

[6] C. Arthur, « The Future Is Born from a Womb Made of Plastic», Independent, 17 juillet 1997.

[7] M. Abecassis, « Artificial Wombs. The Third Era of Human Reproduction and the Likely Impact on French and US Law », Hastings Women’s Law Journal, vol. 27, n° 1, 2016, p. 3-27.

[8] Women and Infants Research Foundation, « Artificial Womb EVE Therapy», <wirf.com.au/Our-Research/Case-Studies/Artificial-womb-EVE-Therapy>; Y. Miura et al., « Ex-Vivo Uterine Environment (EVE) Therapy Induced Limited Fetal Inflammation in a Premature Lamb Model», PLoS One, vol. 10, n° 10, 2015, art. e0140701.

[9] H.-C. Liu, Z. He, C.-L. Chen et Z. Rosenwaks, « Ability of Three-Dimensional (3D) Engineered Endometrial Tissue to Support Mouse Gastrulation in Vitro », Fertility and Sterility, vol. 80, suppl. 3, 1er septembre 2003.

[10] E. Partridge et al., « An Extra-Uterine System to Physiologically Support the Extreme Premature Lamb », Nature Communications, n°8, 25 avril 2017, art. 15112.

[11] Cités par J. Kleeman, op. cit., p. 200.

[12] Pour approfondir, cf. <antipredazione.org>.

[13] Revue Sarajevo (Grèce), n° 152-153, <www.sarajevomag.net>, cité dans « Dialogo tra Resistenze al nanomondo e Sarajevo », <www.resistenzealnanomondo.org>.

[14] <https://ec.europa.eu/info/index_fr&gt;.

[15] A. Regalado, « A Mouse Embryo Has Been Grown in an Artificial Womb – Humans Could Be Next », MIT Technology Review, 17 mars 2021.

[16] A. Aguilera-Castrejon et al., « Ex Utero Mouse Embryogenesis from Pre-Gastrulation to Late Organogenesis », Nature n°593, 17 mars 2021.

[17] Cité par A. Regalado, art. cité.

[18] Ibidem.

[19] S. Chen, « Chinese Scientists Create AI Nanny to Look after Embryos in Artificial Womb», South China Morning Post, 31 janvier 2022.

[20]  M. Abecassis, art. cité, p. 7. Cf. aussi P. Klass, « The Artificial Womb Is Born», The New York Times, 29 septembre 1996.

[21] S. Guerini, « La nascita: la posta in cui si gioca come verremo al mondo. A che punto siamo oggi », novembre 2020, <www.resistenzealnanomondo.org>.

[22]  D. L. Qin, « Utero artificiale: una prospettiva positiva », décembre 2019, <www.goethe.de/ins/it/it/kul/leb/mvm/21834392.html> (dans la rubrique « Indéniablement.… posthumain »).

[23] S. Guerini, « La riproduzione artificiale dell’umano: la strada del transumanesimo», dans PMA Procreazione medicalmente assistita. Dalla riproduzione artificiale animale alla riproduzione artificiale umana, Novalogos, Anzio-Lavinio, 2020.

[24]  W. J. Smith, « How Predictable : Richard Dawkins Support Eugenics », First Things, 21 novembre 2006.

[25] ANSA, « Ottenuto il primo embrione artificiale, per studiare molte malattie », ANSA, 2 mars 2017, et E. Buson, « Primi embrioni umani ‘sintetici’ da cellule modificate », ANSA, 24 mars 2021, <www.ansa.it>.

[26]  Z. Hu et al., « Transient Inhibition of mTOR in Human Pluripotent Stem Cells Enables Robust Formation of Mouse-Human Chimeric Embryose », Science Advances, vol. 6, n°20, 2020, art. aaz0298.

[27] T. Tan et al., « Chimeric Contribution of Human Extended Pluripotent Stem Cells to Monkey Embryos Ex Vivo », Cell, vol. 184, n°8, 2021, art. 2020-2032.e14.

[28]  ISSCR, « Guidelines for Stem Cell Research and Clinical Translation », 2022, <www.isscr.org/guidelines>.

[29] A. Regalado, art. cité.

[30] OMAR, « L’appello degli scienziati su Nature: stop alla sperimentazione clinica dell’editing genetico su gameti ed embrioni umani », OMAR, 13 mars 2019, <www.osservatoriomalattierare.it>.

[31]  S. Guerini, « Considerazioni intorno alla nuova legge francese di bioetica. È aperta la strada alla riproduzione artificiale dell’umano. Contro l’eugenetica e l’antropocidio riaffermiamo con forza l’indisponibilità dei corpi e del vivente », <www.resistenzealnanomondo.org> ; Pièces et main d’œuvre, « Alertez les bébés ! Objections aux progrès de l’eugénisme et de l’artificialisation de l’espèce humaine », Service compris, Seyssinet-Pariset, 2020.

[32]  <www.senat.fr/encommission/textes/2019-2020/63.html#AMELI_SUB_4__Article_1>.

[33] En 2007, la Haute Autorité britannique a autorisé le recours au DPI pour éviter la naissance d’un enfant atteint de strabisme.

[34]  Nuffield Council on Bioethics, Genome Editing and Human Reproduction. Social and Ethical Issues. Short Guide, Nuffield Council on Bioethics, Londres, 2018, p.vii.

[35] E. Yong, « What Can You Actually Do With Your Fancy Gene-Editing Technology ? », The Atlantic, 2 décembre 2015.

[36]  « International Consortium Completes Human Genome Project », ScienceBlog, 16 avril 2003, <scienceblog.com>.

[37] En 2001, une équipe internationale de chercheurs a annoncé, par l’entremise de Francis Collins (responsable du projet du génome humain financé par des fonds publics) et Craig Venter (scientifique entrepreneurial et fondateur de Celera Genomics) une mise à jour du projet du génome humain. Ce décodage supplémentaire a été rendu possible par les progrès de la technologie de séquençage.

[38] S. Firestone, The Dialectic of Sex. The Case for Feminist Revolution, William Morrow and Company, New York, 1970.

[39] Gay Liberation Front, Manifesto, Gay Liberation Information Service, Londres, 1979 [1971], <sourcebooks.fordham.edu/pwh/glf-london.asp>.

[40] S. LeVay, « Genetically Gay? », The Advocate, 7 mai 1997.

[41] R. Zhang et Y. Liu, « A Rat Model of Male Pregnancy », BioRxiv, 19 juin 2021, <www.biorxiv.org>.

[42] Feminist International Network of Resistance to Reproductive and Genetic Engineering, <www.finrrage.org>

[43] G. Corea, « Le projet Manhattan de reproduction », Les Cahiers du Grif, n° 36, 1987, p. 133-146.

[44] Pièces et main d’œuvre, « Ellul & Charbonneau contre la fabrication de l’homme-machine », 28 novembre 2019, <www.piecesetmaindoeuvre.com>.

[45] J. Huxley, L’Unesco : ses buts et sa philosophie, Commission préparatoire de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture, Londres, 1946, p. 23.

[46] FINAARGIT : Réseau international féministe contre toute reproduction artificielle, l’idéologie du genre et le transhumanisme, <finaargit.org>.

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