Michel Claessens, ITER : une dérive systémique, 2022

Comme tous les grands projets technologiques, le réacteur expérimental de fusion nucléaire ITER a atteint son point de non retour : trop d’argent a déjà été investi pour arrêter le projet, les difficultés se multiplient et nécessitent de plus en plus d’argent pour simplement pouvoir continuer. Dans ces conditions, la direction, prise entre ces injonctions contradictoires, cherche à renforcer son emprise sur « l’image » et gratte des bouts de chandelle sur la sécurité… Voici le témoignage de l’ancien directeur de la communication d’ITER Organization.

[Résumé par Celia Izoard, « Stress, peur, pression : le difficile quotidien des salariés du réacteur nucléaire ITER », site Reporterre, 2 mars 2022.]

 

Mesdames et Messieurs les députés européens, chers collègues,

Je vous remercie de m’avoir invité aujourd’hui comme lanceur d’alerte. Nous avons vu des photos impressionnantes du chantier ITER. Elles reflètent le meilleur de la science et de la technologie. On prépare l’énergie du futur.

La réalité du projet est très différente.

Aujourd’hui, les collègues que je rencontre à Cadarache et à Barcelone me parlent, en tête-à-tête, d’un stress insupportable et d’une peur omniprésente – peur de perdre son emploi, d’être déplacé ou de devoir exécuter un ordre contraire à l’intérêt du projet, peur aussi de parler et d’être reconnu. Il y a, dans ce projet de pointe, une « omerta », une loi du silence scientifique.

Ce que je vais vous dire est basé sur des faits, publications et témoignages de première main. J’ai tout rassemblé dans ce dossier. Si je parle aujourd’hui, c’est pour aider l’Union à reprendre le contrôle de ce projet et pour soutenir tous les collègues qui travaillent et ont travaillé pour ITER.

J’ai été directeur de la communication à ITER Organization de 2011 à 2015 et « ITER policy officer » à la Commission européenne de 2016 à 2021. Donc ITER, je connais de l’intérieur. Je suis convaincu qu’il s’agit d’un projet indispensable.

Mais en 40 ans de carrière, je n’ai jamais vécu ce que j’ai vécu à ITER. J’ai travaillé dans la recherche, dans l’industrie, dans les médias, j’ai été porte-parole de Commissaires européens. Donc, le stress, je connais.

Les collègues d’ITER soulignent un processus de décision défaillant, l’énorme dimension politique du projet et la volonté de la hiérarchie de « sauver la face » à tout prix. Au moment de leur recrutement, on leur a vendu un projet scientifique, ils ont découvert un management politique.

C’est aussi ce que j’ai vécu. Le 28 mars 2015, trois semaines après sa nomination, M. Bigot me convoque dans son bureau : « On ne se connaît pas, me dit-il, mais nous n’allons pas travailler ensemble. Cela n’a rien à voir avec vos compétences ». Il casse mon contrat illégalement et sans ménagement. L’entretien a duré 2 minutes. J’ai ensuite été détaché à Fusion for Energy mais ses dirigeants m’ont ignoré. J’ai alors été rappelé à Bruxelles.

Mais il y a beaucoup plus grave. Des dérives inacceptables concernent le personnel et la radioprotection.

Le personnel tout d’abord. Comment travailler sereinement dans un contexte marqué par la peur, avec licenciements abusifs, contrats modifiés illégalement, démissions en cascade, désinformation (sur les performances du réacteur et délais), et tentative de suicide à Cadarache (un Coréen père de 3 enfants) ?

La réalité est qu’ITER Organization a imposé une « gestion par la peur » qui a gagné tous les départements, les agences et même les organisations de la fusion. C’est une dérive de tout le système. La peur a pris le pas sur la science. Il n’est donc pas étonnant que les mêmes problèmes se posent à Barcelone. M. Bigot rejette volontiers la responsabilité des retards européens sur M. Schwemmer et M. Schwemmer aime se démarquer des décisions prises par M. Bigot. En réalité, tout est lié. La gestion du projet est collective. Dans l’EPB, l’Executive Project Board, ITER Organization prend les décisions avec les 7 agences domestiques. A peine nommé en 2015, M. Bigot disait :

« Je serai le Directeur-Général du projet ITER, pas seulement d’ITER Organization. »

La radioprotection ensuite. A cause d’erreurs dans la conception et la construction des murs des bâtiments nucléaires, la protection biologique sera de 30 % inférieure à celle nécessaire. L’ASN dit aussi dans sa lettre du 25 janvier 2022 :

« Les éléments transmis ne permettent pas de démontrer la maîtrise de la limitation de l’exposition aux rayonnements ionisants, enjeu majeur pour une installation de fusion nucléaire […] et pour les travailleurs dans les locaux attenants aux bâtiments nucléaires ».

Ne nous voilons pas la face. La situation est très grave.

— Savez-vous que l’assemblage du réacteur est interrompu ? Je cite encore l’ASN :

« Je vous engage à ne procéder à aucune action […] concernant les secteurs de la chambre à vide [endommagés]. Une revue de conception approfondie doit être réalisée avant que vous ne sollicitiez à nouveau l’autorisation d’assembler le tokamak. »

— Savez-vous qu’un jour de retard à ITER coûte 1 million d’euros ? C’est ce que la direction d’ITER avait l’habitude de dire il y a 5 ans.

— Savez-vous que la direction d’ITER a décidé de supprimer les systèmes de protection incendie dans les bâtiments nucléaires pour gagner du temps et que l’ASN n’a pas été informée ?

— Savez-vous que le responsable à ITER de l’assemblage du réacteur a démissionné parce qu’on lui imposait de faire de faux témoignages ?

— Savez-vous que 3 employés ont été licenciés pour avoir refusé d’installer des pièces présentant un risque mortel pour le personnel de maintenance ?

— Savez-vous que deux scientifiques, experts mondiaux du béryllium ont récemment démissionné, constatant qu’ITER Organization refuse de prendre au sérieux les risques du béryllium, un métal très toxique utilisé à hauteur de 12 tonnes pour recouvrir le mur interne du tokamak ?

— Savez-vous que l’ASN a déclaré publiquement (9 février 2022) que les solutions proposées par ITER révèlent l’absence d’une « culture de sûreté » ?

— Savez-vous enfin que plusieurs collègues d’ITER et de l’ASN confient aujourd’hui que le réacteur ITER ne pourra sans doute jamais fonctionner en raison d’erreurs et de décisions irréversibles.

Je suis conscient de la gravité de ces affirmations. Que faire ? Deux propositions :

  1. Diligenter un audit indépendant et expert sur le fonctionnement actuel du projet et la gestion du personnel. Je dis « indépendant et expert » ce qui veut dire ne pas la confier aux experts de la fusion, qui vont évidemment apporter tout leur soutien à la direction actuelle. Il faudrait aussi que certaines personnes, certains experts puissent s’exprimer devant le Conseil ITER.
  2. Demander à la Commission européenne, principal financeur d’ITER (46 %), de peser de tout son poids pour mettre de l’ordre dans ITER. Il n’est pas acceptable qu’un projet qu’elle finance à hauteur de 18 milliards d’euros aille à l’encontre des lois et des règlements qu’elle applique elle-même et qu’elle a promus. Il faut une véritable gouvernance.
  3. Plus précisément :

a. La Commission européenne doit prendre l’initiative pour imposer qu’ITER Organization et F4E mettent en œuvre une gestion des ressources humaines digne de ce nom, y compris sans doute la création d’un syndicat. Cela veut dire aussi gérer les recrutements et les promotions de façon professionnelle. Car le vrai « fuel » de la fusion, ce sont les hommes et les femmes. Le projet doit être respectueux de son personnel, de son expertise et des cultures qui cohabitent dans cette vaste coopération scientifique internationale. C’est sa richesse, sa matière première. On ne pourra jamais réussir ITER si on ne réussit pas cela.

b. La Commission européenne doit prendre l’initiative pour imposer à ITER Organization de travailler en bonne entente avec l’ASN.

J’espère sincèrement que la sagesse ainsi que les plus hautes valeurs des Membres d’ITER et de l’Union européenne pourront passer avant toute chose.

Je vous remercie de votre attention.

Michel Claessens.

 

Discours au Parlement européen,
Commission du contrôle budgétaire,
le 28 février 2022.


 

Michel Claessens

ITER : rapport d’un lanceur d’alerte

Rapport préliminaire à la Commission européenne,
au Parlement européen, au Conseil ITER,
à l’OLAF et au Défenseur des Droits (France).

 

A Cadarache, l’Organisation ITER réduit au silence ou licencie ses employés qui parlent ouvertement et honnêtement des problèmes du réacteur et n’adoptent pas le discours officiel.

Je présente dans les pages suivantes plusieurs exemples des difficultés que rencontrent les employés d’ITER, sur la base de faits et d’informations publiques ainsi que grâce aux discussions que j’ai pu avoir avec mes anciens collègues, y compris plusieurs chefs de département. Celles-ci ne sont que la face émergée d’un iceberg qui reflète les multiples problèmes liés à la mauvaise gestion du projet ITER (International Thermonuclear Experimental Reactor). Les discussions et les échanges ont notamment confirmé les préoccupations de l’Autorité de Sûreté Nucléaire (ASN) et ont révélé des craintes sérieuses au sujet de la protection de l’environnement, un sujet explicitement couvert par la directive de l’UE sur les lanceurs d’alerte [1] et, plus généralement, l’avenir du projet.

L’Organisation ITER construit dans le Sud de la France, un réacteur expérimental, financé par 33 pays (Chine, Corée du Sud, Etats-Unis, Inde, Japon, Russie, Union européenne). Selon la direction d’ITER, la fusion nucléaire, qui alimente les étoiles et le Soleil, pourrait devenir d’ici la fin de ce siècle une source d’énergie commerciale, « sûre, propre et utilisant un combustible abondant ».

Il n’est jamais agréable de parler en termes négatifs d’un projet et d’une organisation dont on a été fier. Cependant, en mon âme et conscience, je ne peux rester silencieux face à des problèmes dont je sais qu’ils affectent ce projet international financé par de l’argent public (dont près de la moitié par l’Union européenne). Je veux aussi partager avec les scientifiques et les médiateurs de la science, particulièrement avec les plus jeunes, les leçons que j’ai tirées de cette expérience [2].

Vous allez sans doute penser que cette histoire ne possède qu’un intérêt anecdotique et vous avez raison.

Si j’ai attendu aujourd’hui pour parler de ces difficultés, et de mon histoire personnelle, c’est parce que la nouvelle directive européenne sur la protection des lanceurs d’alerte est entrée en vigueur. Retraité depuis peu, je me sens aussi plus en sécurité pour en parler. J’ai décidé de rendre cette histoire publique pour soutenir mes centaines de collègues dont la plupart gardent – et garderont – le silence par crainte de représailles.

Cette histoire montre les difficultés que l’on peut rencontrer aujourd’hui dans le domaine de la recherche et de la communication de la science. Elle montre de façon très concrète comment gestion, conflits de stratégies, attaques personnelles, relations publiques et pressions institutionnelles peuvent nuire à la communication scientifique.

Scientifique et journaliste de formation, j’ai travaillé dans plusieurs domaines de la science et de la technologie, principalement dans des organisations internationales. Pendant plus de vingt ans, j’ai mis mes compétences au service de l’Europe, dans la direction générale de la recherche de la Commission européenne. Avec mon équipe, nous avions pour ambition de montrer les bénéfices de la coopération transnationale et de rapprocher les citoyens d’une « Europe de la science ». De nombreux scientifiques m’ont dit apprécier ces activités qui, d’après eux, ont contribué à améliorer la visibilité et la crédibilité de la recherche européenne. Cerise sur le gâteau, en 2007, la Commission européenne a soutenu ma proposition de permettre aux coordinateurs de projets européens d’utiliser une partie de leur budget de recherche pour des actions de communication publique. Depuis lors, ces partenariats communiquent mieux leurs recherches et leurs résultats vers la société.

Aujourd’hui jeune retraité, je pose un regard critique – mais constructif – sur mes trente dernières années passées à communiquer la science. Mettre la connaissance scientifique et les progrès technologiques à la portée du public est une activité fascinante, d’abord pour soi-même. Il s’agit aussi d’une contribution à la société et à la science dans la mesure où les épistémologistes considèrent aujourd’hui les citoyens comme des acteurs de la recherche scientifique, notamment par les questions qu’ils posent, les idées qu’ils proposent et l’intérêt ou les soucis qu’ils expriment.

En janvier 2011, je remporte un concours de recrutement organisé par l’Organisation ITER. J’accepte immédiatement l’offre contractuelle qui m’est faite et arrive à Cadarache en avril 2011 comme directeur de la communication et des relations extérieures. J’étais fier de travailler pour ce projet emblématique et mettre mes connaissances professionnelles au service de la recherche sur la fusion nucléaire.

Je me souviens de ces années excitantes durant lesquelles j’ai eu cœur à communiquer ce projet complexe, à rétablir le lien entre le nucléaire et la société et à contribuer à la lutte contre le réchauffement climatique puisque la fusion est souvent présentée comme une source d’énergie zéro carbone. La direction d’ITER avait approuvé l’objectif que j’avais proposé d’atteindre une communication ouverte et transparente afin d’offrir au public une information de haute qualité et vulgarisée. J’étais à ITER comme un poisson dans l’eau.

Scientifique « généraliste » parlant cinq langues, j’ai accueilli à Cadarache des centaines de groupes de visiteurs qui, presque tous, ressortaient époustouflés : « Pourquoi ne communiquez-vous pas plus sur ce projet fantastique ? » Je les ai pris au mot et en ai tiré deux livres [Claessens, 2018, Claessens, 2020], qui ont été salués par la communauté scientifique, dont le physicien français Robert Aymar, considéré comme le père d’ITER et l’ancien sous-secrétaire d’Etat pour la science au département de l’énergie, le physicien américain Raymond Orbach. Les livres ont fait l’objet de critiques élogieuses, notamment dans le Courier du CERN [Rossi 2020].

Décisions du management

Mars 2015, le nouveau directeur général de l’Organisation ITER, le français Bernard Bigot, me convoque pour la première fois dans son bureau après plusieurs demandes de ma part : « On ne se connaît pas, me dit-il le 28 mars, mais nous n’allons pas travailler ensemble. Cela n’a rien à voir avec vos compétences ». Il casse mon contrat sans fondement [3] et sans ménagement, vingt-trois jours seulement après sa nomination.

J’avais anticipé la possibilité d’une telle décision. Quand un nouveau patron entre en fonction, il n’est pas rare qu’il ou elle souhaite venir accompagné(e) de certains de ses collaborateurs/collaboratrices pour changer le style et les priorités de gestion. Je me souviens avoir dit à mes collègues dès janvier 2015 que le nouveau directeur (qui n’était pas encore nommé à cette époque) pourrait décider de me remplacer.

Mais il y a trois autres raisons qui peuvent aussi justifier ce type de décision et qui ne sont pas liées directement à la gestion. La première est une incompatibilité professionnelle, par exemple si le nouveau directeur et le responsable de la communication sont en désaccord sur la stratégie à mettre en œuvre et la façon de présenter le projet au public et aux médias ou si les relations publiques voire le lobbying prennent le pas sur la communication scientifique. Une rupture de contrat peut également être liée à des problèmes personnels ou de graves mésententes entre les acteurs concernés. Enfin, cette décision peut être motivée pour des raisons purement politiques.

Mon contrat terminé, la Commission européenne me détache en juillet 2015 à l’agence « Fusion for Energy » de Barcelone, qui gère la participation de l’Union dans ITER. Mais ses dirigeants m’ignorent. Mes appels et mes emails restent sans réponse. Six mois plus tard, en mars 2016, le directeur général de l’énergie à la Commission me rappelle à Bruxelles comme « ITER policy officer ». Je découvre alors que je suis sur une voie de garage.

Après une carrière bien remplie, je passe des heures à attendre l’arrivée d’un courriel. Je tente, tant bien que mal, de continuer mon travail comme chargé de la gestion et de la communication du projet mais la direction d’ITER à Cadarache essaie de me réduire au silence et critique certains de mes articles et le fait que je réponde aux journalistes. Quand celle-ci constate que ses efforts restent vains, elle fait pression sur ma hiérarchie, qui me convoque à plusieurs reprises. En juin 2017, ma santé commence à décliner.

Conflits

Le problème est que je ne suis plus la « voix de son maître » : dans mes livres (dont la publication a été autorisée par la Commission européenne), j’ai toujours abordé les questions que pose ITER de façon ouverte et constructive – mais parfois critique – telles que le coût total de l’expérience, l’approvisionnement en combustible et la faisabilité économique de la fusion. Conséquence : le personnel à Cadarache a, encore aujourd’hui, instruction de ne pas mentionner mes livres et mes articles consacrés à ITER, comme une chargée de communication l’a récemment confirmé à la journaliste Celia Izoard au cours d’une visite du site [4]. En réalité, on ne veut pas me réduire au silence, on fait comme si je n’existais pas – ou plus.

En juillet 2021, une société basée à Bruxelles m’invite à organiser deux sessions sur ITER et la fusion en marge de la 76e Assemblée Générale des Nations unies qui se tint à New York du 14 au 30 septembre 2021. Malheureusement, le responsable du projet manager a dû annuler ces sessions parce que l’Organisation ITER a déclaré « refuser de participer dans toute activité ou événement dans lesquels je serais impliqué » [Krivit 2021].

Il est donc devenu clair pour moi que la façon dont je présente ITER (positive mais sans passer sous silence les problèmes et les inconnues) est incompatible avec le discours que l’Organisation ITER cherche à imposer dans les médias. Alors que la direction actuelle avance par exemple que « des centrales à fusion alimenteront le réseau dès 2040 » [ITER Organization 2017], je préfère me baser sur les faits et les informations scientifiques.

J’ai été puni et je suis toujours puni : l’Organisation ITER a refusé en juin 2021 que j’accompagne l’ancien Commissaire européen à la recherche, Philippe Busquin, pour visiter avec lui, à sa propre demande (il m’apprécie mes qualités de vulgarisateur scientifique), le site ITER. Et il y a deux semaines, l’Organisation m’a refusé l’accès au site pour accompagner un groupe d’étudiants et d’enseignants d’une école d’ingénieurs de Bruxelles (je leur ai organisé une visite combinée du CERN, CEA et ITER les 4-5 novembre 2021).

L’élément-clé est le fait qu’ITER est un projet politique. Il a été proposé par Ronald Reagan et Mikhaïl Gorbatchev en 1985 et, depuis, le projet est géré par des politiques et des représentants des gouvernements des sept membres, qui siègent au Conseil ITER, l’organe de décision le plus élevé. On peut même considérer ITER comme une « technologie politique », définie par Robert Bell comme une technologie développée et exposée pour des raisons politiques [Bell 1998].

Des stratégies de communication inconciliables

Avec le recul, je reconnais que mon approche d’ITER a été naïve. J’ai toujours défendu l’idée que la communication du projet doit être ouverte et honnête, notamment parce qu’ITER est financé par de l’argent public. Ce fut ma première « erreur ». Malgré des demandes répétées de la Commission européenne, de moi- même et d’autres personnes pour une communication précise et honnête, la haute direction actuelle d’ITER n’a pas répondu clairement à celles-ci. L’accord ITER, la base légale du projet, établit (article 3.1c) que « L’Organisation […] promeut la compréhension et l’acceptation de l’énergie de fusion par le public ». Mais la direction actuelle semble promouvoir davantage l’acceptation du projet (et donc de son financement) que la transparence et la compréhension du public.

Voyez vous-même. La page d’accueil du site ITER affirme en grand : « UNE ENERGIE INEPUISABLE » [5]. Un slogan malheureux et de toute évidence faux : rien, sur Terre, n’est inépuisable. Le tritium, l’un des combustibles de la réaction de fusion, n’est disponible sur Terre qu’en quantité très limitée (environ 30 kilos). Toujours selon le site, le coût du réacteur reste estimé à 22 milliards d’euros (le coût réel est au moins deux fois supérieur). Et pendant plusieurs années, l’Organisation a affirmé que le réacteur allait générer dix fois la puissance consommée (soit une puissance produite de 500 MW pour 50 MW de puissance de chauffage du plasma), alors que la puissance nette de la centrale sera sans doute proche de zéro, comme l’a montré le journaliste américain Steven B. Krivit [Krivit 2020]. Cette année (2021), la direction de l’Organisation ITER a envoyé un email à l’ensemble du personnel et des contractants leur interdisant de parler à Krivit.

Malgré quelques progrès réalisés en matière d’information (notamment grâce à Newsline, la newsletter hebdomadaire qui est un chef d’œuvre de vulgarisation), l’Organisation a publié un communiqué de presse le 28 juillet 2020 (depuis retiré du site), dans lequel elle affirmait erronément que « Si [ITER] fonctionnait en continu et était connecté au réseau, la centrale fournirait 200 MW de puissance électrique, suffisamment pour alimenter 200.000 foyers ». Il n’était pas mentionné le fait que le réacteur aura besoin de 300 MW électriques pour fonctionner. Depuis, l’Organisation ITER a supprimé ce communiqué mais l’original est encore consultable sur le site de l’Institut Max Planck [6].

Ce n’est que dans l’article publié le 27 octobre 2021 par le « Canard enchaîné » que l’Organisation ITER reconnaît pour la première fois qu’ « Il est évident [sic] que l’ensemble des systèmes de l’installation ITER consommeront plus d’énergie que le plasma n’en produira. » Cependant, lors d’une audition au Sénat qui, par coïncidence, eut lieu le même jour, le Directeur-Général déclare de façon surprenante : « C’est en 2035, si Dieu me prête vie, je verrai effectivement dix fois plus d’énergie que, effectivement, il n’en sera consommé » [7]. Quelques minutes plus tard, le Directeur-Général affirme que « in fine, actuellement, le rendement sera entre trois et cinq, 3 et 5. »

Problèmes Personnels

Seconde erreur, j’ai sous-estimé la nature politique du projet, et notamment le fait que la haute direction actuelle d’ITER méprise l’éthique scientifique. Ceci explique la désinformation du public et les dérives de la gestion du projet que confirment les données disponibles et les discussions que j’ai pu avoir avec mes anciens collègues : des dizaines de licenciements abusifs dont certains ont déjà été sanctionnés par le Tribunal de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) à Genève (qui a contraint l’Organisation à payer d’importantes indemnités à plusieurs ex-employés [8]), contrats modifiés illégalement (description du job, grade, etc.), démissions en cascade, désinformation à tous les étages (performances du réacteur), manipulations de données révélées par des sources internes (notamment pour réduire les retards apparents), charge de travail inégalement répartie parmi le personnel (dont deux membres sont décédés de crise cardiaque au cours des six derniers mois) et dérapages budgétaires de milliards d’euros à charge des citoyens des pays membres d’ITER. Entre autres personnes, une directrice américaine et la cheffe du personnel ont été virées du jour au lendemain, comme on peut voir dans certains films, et ont été accompagnées à leur voiture par la sécurité sans avoir eu le temps de transmettre correctement les dossiers en cours à leurs collègues. Cette dernière a cependant gagné son procès devant le Tribunal de l’OIT.

Début 2021, un suicide a lieu dans l’agence de Barcelone pour des « raisons professionnelles » d’après le rapport d’un syndicat de la Commission européenne [Vlandas 2021]. Et une tentative de suicide se produisit à ITER le 12 octobre 2021, aussi pour des raisons professionnelles (un Coréen père de trois enfants, victime de stress). « Cela aurait pu être toi », conclut mon épouse.

Tout récemment, une responsable de département et expert nucléaire mondialement reconnue (mais qui souhaite rester anonyme par crainte de représailles) apprend qu’elle a été virée en consultant distraitement la liste mensuelle des collègues en partance de l’Organisation. Son contrat a été cassé quelques jours après avoir accordé une interview à une journaliste française durant laquelle elle a reconnu avoir été induite en erreur au sujet de la puissance réelle du réacteur [9].

Rien de nouveau sous le soleil d’ITER : dans le privé comme dans le public, on peut être sanctionné pour compétence. Des acteurs différents mais une même histoire : l’Organisation ITER a licencié des personnes qui, parlant honnêtement du projet, entrent en conflit avec les instructions de la direction.

D’après les employés d’ITER auxquels j’ai pu parler, la haute direction a établi une équipe toute dévouée qui n’apparaît pas dans les organigrammes mais qui est capable, grâce au soutien dont elle bénéficie au plus haut niveau, d’aller si nécessaire à l’encontre de la hiérarchie officielle. Selon ceux-ci, cette pratique non seulement dévalorise les contributions du personnel mais également instille un climat d’incertitude et de peur dans toute l’organisation. Ils craignent maintenant que les défaillances dans la gestion du projet entraînent des erreurs techniques dans l’assemblage et le fonctionnement du réacteur.

Des discussions que j’ai eues avec mes anciens collègues, il apparaît aussi que certaines décisions prises par l’Organisation ITER sont susceptibles d’affecter la protection de l’environnement, les obligations de l’article 14 du Traité ITER et, partant, l’avenir du projet. L’ASN a publié le 2 juillet 2021 un rapport faisant suite à la découverte de falsification de certificats de qualifications de soudeurs et a pointé à cette occasion des retards inacceptables « en matière d’accès et de transmission de documents aux inspecteurs de l’ASN » [10], c’est-à-dire obstruction au travail d’agents assermentés de l’Etat. L’ASN a récemment demandé à l’Organisation ITER de fournir plus d’information sur les volumes et le stockage des déchets tritiés [11], soulignant les retards importants dans la conception de l’installation de stockage des déchets tritiés, à savoir l’Installation Nucléaire de Base dénommée « Intermed ». D’autres problèmes sérieux sont encore à souligner, comme la soudure des deux secteurs de l’enceinte à vide qui sont sur le site mais qui sont arrivés endommagés. Malgré le fait que ces deux secteurs ne peuvent être soudés en l’état, l’Organisation ITER a décidé d’installer les deux secteurs dans la fosse (pour atteindre le jalon fixé) alors que la réparation y sera très difficile sinon impossible. Récemment, l’Organisation ITER a décidé de supprimer l’installation de tous les systèmes de protection incendie dans les bâtiments nucléaires (à l’exception de quelques salles) pour gagner du temps, et ceci sans en informer l’ASN.

Deux autres problèmes importants ont été découverts récemment. Le premier concerne la radioprotection et les murs de protection biologique et notamment le « bioshield » de trois mètres d’épaisseur qui entoure le tokamak et protège les travailleurs ainsi que l’environnement. A cause d’erreurs dans la conception et la construction des murs, la protection biologique effective sera de 30% inférieure à celle projetée. L’ASN a demandé d’installer des modules de protection supplémentaire mais l’Organisation ITER a refusé de les suivre et a proposé une solution alternative. Le 10 décembre, l’ASN va rendre publique sa décision qui sera probablement un désaveu de l’approche suivie par l’Organisation ITER.

Enfin, il y a un problème avec le rejet de certaines substances, en particulier l’iode-131, un isotope radioactif qui constitue un risque important de contamination environnementale en cas d’explosion nucléaire ou d’accident nucléaire grave, comme ceux de Tchernobyl et de Fukushima. En 2019, un groupe de travail interne de l’Organisation ITER avait conclu que de l’iode-131 allait être produit dans le tokamak (à cause de traces d’uranium-235 dans les feuilles de béryllium qui couvriront les murs qui, sous l’impact des neutrons vont fissionner et libérer de l’iode-131). D’après les simulations techniques du groupe, le pire des accidents envisageables pourrait libérer au moins dix fois plus d’iode-131 qu’un réacteur de fission à eau pressurisée (PWR, pressurised water reactor). Il est possible que les conclusions du groupe soient fausses, car ils ont notamment pris pour le coefficient de diffusion de l’iode-131 la valeur de celui du radon). Mais si ces conclusions devaient être confirmées, celles-ci pourraient hypothéquer l’avenir du projet car l’ASN demandera sans doute une nouvelle demande d’autorisation de création d’une installation nucléaire de base. Un groupe d’experts indépendants devrait rapidement être mis en place pour clarifier ce sujet.

De façon non surprenante, les retards du projet sont déjà immenses – les premières expériences étaient prévues en 2016 – aujourd’hui officiellement en 2025 et plus que probablement en 2031. Pour limiter les vagues, le Conseil ITER devrait se contenter d’annoncer lors de sa réunion du mois de novembre 2021 un retard supplémentaire d’un an (2026 au lieu de 2025). Le coût total de la construction d’ITER est estimé aujourd’hui à 41 milliards d’euros, près de dix fois plus que le montant initial.

De telles pratiques sont inacceptables dans un projet financé sur des fonds publics. La seule explication que j’ai trouvée est qu’ITER est fondé sur une hypothèse politique – le fait que la fusion sera bientôt une source d’énergie commerciale, sûre et propre. En France et dans l’Union européenne, où l’énergie nucléaire est un sujet sensible et stratégique, ITER fait partie de la raison d’Etat et les dirigeants espèrent que la fusion va réconcilier leurs électeurs avec celle-ci. Ceci, dès lors, justifie les moyens : critiquer ITER est, pour certains hauts fonctionnaires, une attitude incivique. Et de fait, personne ne se plaint. Les membres ITER font tout pour éviter d’envoyer des messages négatifs à leurs gouvernements respectifs et le personnel ainsi que les contractants redoutent de perdre leur emploi (les employés de l’Organisation ITER n’ont pas droit aux allocations de chômage françaises).

Trois messages

En guise de conclusion, je voudrais partager avec les lecteurs, et particulièrement avec les plus jeunes, trois messages.

Le premier est que, dans certaines organisations, la communication scientifique n’est jamais loin des relations publiques et même du lobbying. Les responsables utilisent les outils de la communication scientifique pour diffuser des messages politiques et justifier leur gestion. Cependant, comme je l’expliquais dans un article précédent [Claessens 2014], les organisations de recherche ont la responsabilité de contribuer au développement d’une véritable culture de la communication scientifique.

Deuxième message : la politique de l’autruche n’est jamais une bonne idée. Le 28 mars 2015, j’aurais dû immédiatement attaquer en justice l’Organisation ITER et ne pas espérer une solution honnête. La science et la technologie sont aujourd’hui des domaines très compétitifs, et de plus en plus proches de la politique. Ceci peut inciter certains managers à avoir des comportements ou prendre des décisions en désaccord avec leur parcours professionnel ou avec l’intégrité que l’on attend des scientifiques. Notre vigilance est donc essentielle. Une meilleure surveillance par la société et la presse est nécessaire.

C’est pourquoi j’ai décidé de raconter cette histoire même si je crains que l’Organisation ITER n’utilise son pouvoir politique et ses ressources financières pratiquement « inépuisables » pour me réduire au silence. Thomas Jefferson disait que « la dissidence est la plus haute forme de patriotisme ». J’espère sincèrement que la sagesse ainsi que les plus hautes valeurs des Membres d’ITER et de l’Union européenne pourront passer avant toute chose. J’espère aussi que le public et les représentants des parties apprécieront mes efforts pour faire en sorte que les activités du projet soient à la hauteur de la confiance et des financements apportés par le public et les gouvernements des pays impliqués.

Dernier message enfin : même si je ne suis pas sûr que l’énergie de fusion contribue un jour à lutter contre le changement climatique, je reste convaincu qu’ITER est un projet utile, malgré d’évidentes difficultés de gestion. Les 33 pays qui travaillent et construisent ensemble ce réacteur de fusion expérimental offrent au monde un fantastique message d’espoir, pacifique et scientifique. Pouvons-nous accomplir cet exploit sans compromettre notre humanité et notre dignité ?

Michel Claessens,
Vinon-sur-Verdon, le 2 novembre 2021.
Version mise à jour le 21 février 2022.

 

Références

Bell, Robert. 1998. Les Péchés capitaux de la haute technologie. Paris: Seuil.

Claessens, Michel. (22 September 2014). “Research institutions: neither doing science communication nor promoting ‘public’ relations”, Journal of Science Communication, https://doi.org/10.2232372.13030303

Claessens, Michel. 2018. ITER, étoile de la science – Petite histoire d’un projet scientifique titanesque. Plouharnel: Editions du Menhir

Claessens, Michel. 2020. ITER, The Giant Fusion Reactor. Switzerland: Springer

ITER Organization (6 December 2017). “World’s most complex machine is 50 percent completed”, https://www.iter.org/doc/www/content/com/Lists/list items/Attachments/75 9/2017 12 Fifty Percent.pdf

Krivit, Steven B. (6 October 2017). The ITER Power Amplification Myth, http://news.newenergytimes.net/2017/10/06/the-iter-power-amplification-myth/

Krivit, Steven B. (10 octobre 2020). “How the Zero-Watt ITER Reactor Was Misleadingly Sold as a 500 Megawatt Reactor”, New Energy Times, http://news.newenergytimes.net/2020/10/10/iter-the-zero- megawatt-nuclear-fusion-reactor/

Krivit, Steven B. (9 September 2021). Organizers Cancel Fusion Session for United Nations General Assembly Science Summit, http://news.newenergytimes.net/2021/09/09/organizers-cancel-fusion-session-for-united-nations-general-assembly-science-summit/

Max Planck Institute (28 July 2020). Press release: Start of ITER Assembly paves the way for fusion energy era, https://www.ipp.mpg.de/4891427/ITER-PR-July-22-2020.pdf

Rossi, L. (23 March 2020). A unique exercise in scientific diplomacy, CERN Courier. https://cerncourier.com/a/a-unique-exercise-in-scientific-diplomacy/

Vlandas, G. (7 May 2021). Open Letter to the Director of Fusion for Energy, https://u4unity.eu/document3/F4E openletter 20210517.pdf

 

 

Mise à jour du 15 février 2022

1. Au sujet de la protection biologique

Le 8 décembre, l’IRSN (Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire) a rendu son avis à l’ASN [12], qui est un désaveu de l’approche suivie par l’Organisation ITER :

« S’agissant du caractère suffisant des dispositions de protection contre les rayonnements ionisants […], l’IRSN estime que leur niveau de développement ne permet pas, à ce stade, de conclure quant à leur faisabilité technique, à leur efficacité ou à l’impact sur la sûreté des solutions actuellement retenues. »

L’IRSN estime en particulier que l’exposition du public et des travailleurs à ces rayonnements a été sous-estimée. Lors d’une réunion exceptionnelle du comité de pilotage ASN/IRSN/ITER Organization le 5 janvier 2022, l’ASN a annoncé qu’aucune activité d’assemblage du réacteur ne serait désormais plus autorisée, ce qui pourrait signifier l’arrêt du projet. Plus précisément, les deux secteurs de la chambre à vide ne peuvent être installés dans la fosse du tokamak en l’état.

2. Une accusation très grave

Le 1er décembre 2021, je reçois d’une source « bienveillante » un échange d’emails entre un ex-collègue d’ITER et un employé de l’organisation, le premier écrivant au second au sujet du présent rapport (qui a commencé à circuler) et faisant une accusation très grave :

« Voici ce document explosif écrit par l’ancien directeur à la Com d’ITER. Il dénonce des pratiques managériales assez dures, aussi bien sur les aspects humains que sur les choix scientifiques, qui peuvent, si cela s’avère exact, mettre en danger le projet. Bonne lecture, et merci de détruire cet email une fois que tu en a pris connaissance :

— les problèmes techniques sont traités, “secteurs de l’enceinte à vide par exemple qui ne pourront pas être soudés” car descendus dans le pit dans un secteur complet (enceinte à vide et écrans thermiques avec 2 bobines toroïdales) pour tenir le planning (?)

— la gestion du personnel

— les vagues de nombreux licenciements (dont j’ai fait les frais…par ce que nous n’acceptions pas (groupe de 3 personnes) d’installer des pièces sans être testées qui présentaient des risques mortels pour le personnel de maintenance

— les problèmes avec l’ASN (autorité de sureté nucléaire)

— les faux documents d’assurance qualité

etc.

Malheureusement il y a longtemps que nous nous battions pour corriger ces anomalies… mais l’ordre était “on verra plus tard… on avance”. La fusion n’est plus prioritaire apparemment ! … ????? C’est triste. »

3. L’iode-131

Il y a un problème avec le rejet de certaines substances, en particulier l’iode-131, un isotope radioactif qui constitue un risque important de contamination environnementale en cas d’explosion nucléaire ou d’accident nucléaire grave, comme ceux de Tchernobyl et de Fukushima. En 2019, un groupe de travail interne de l’Organisation ITER avait conclu que de l’iode-131 allait être produit dans le tokamak (à cause de traces d’uranium-235 dans les feuilles de béryllium qui couvriront les murs qui, sous l’impact des neutrons vont fissionner et libérer de l’iode-131). D’après les simulations techniques du groupe, le pire des accidents envisageables pourrait libérer au moins dix fois plus d’iode-131 qu’un réacteur de fission à eau pressurisée (PWR, pressurised water reactor). Il est possible que les conclusions du groupe soient fausses, car ils ont notamment pris pour le coefficient de diffusion de l’iode-131 la valeur de celui du radon). Mais si ces conclusions devaient être confirmées, celles-ci pourraient hypothéquer l’avenir du projet car l’ASN demandera sans doute une nouvelle demande d’autorisation de création d’une installation nucléaire de base. Un groupe d’experts indépendants devrait rapidement être mis en place pour clarifier ce sujet.

4. Le béryllium et la mauvaise gestion d’ITER

Deux scientifiques, connus pour être les meilleurs experts du béryllium au monde, ont récemment démissionné de l’Organisation ITER à cause d’un désaccord profond sur les intentions de la direction d’ITER au sujet de la protection des travailleurs à l’égard des risques du béryllium. Ils ont conclu à une « négligence intentionnelle » dans la mesure où l’Organisation ne souhaite pas prendre les mesures nécessaires pour assurer la sûreté et protéger la vie de ses travailleurs.

Le béryllium est un métal léger connu pour être très toxique pour l’homme, la poussière de béryllium créant des lésions dans les poumons, ce qui cause la sensibilisation au béryllium et la bérylliose chronique (Chronic Beryllium Disease, CBD), qui est incurable.

A ITER, une fiche couche de béryllium couvrira les 440 modules (ou briques) qui composeront le mur interne du tokamak. Au total, ITER contiendra environ 12 tonnes de béryllium, réparti sur une surface de 610 m2.

D’après les deux experts, la direction d’ITER tarde à mettre en œuvre le plan de gestion et de contrôle du béryllium (BMCP, Beryllium Management and Control Program). Le protocole actuel pour la fabrication, manipulation et installation des modules risque d’induire, d’après les experts, « une contamination inacceptable des travailleurs ». Un document de l’Organisation ITER mentionne 450 travailleurs du béryllium à ITER pour toute la durée du projet mais les experts estiment que ce nombre est volontairement sous-estimé.

La littérature scientifique montre que la bérylliose chronique peut apparaître à des expositions bien inférieures à la limite tolérée (0.2 μg/m3). A ITER, ce risque peut concerner un travailleur sur cinq. En conséquence, les risques professionnels du béryllium à ITER doivent être considérés comme égaux voire supérieurs aux risques professionnels des radionucléides pour des niveaux qui sont ceux des limites d’exposition. Le rapport conclut : « Il y a potentiellement plus d’une centaine de cas [de bérylliose chronique] si les risques ne sont pas effectivement contrôlés. » Le rapport propose huit recommandations, telles que « utiliser du tungstène pour la deuxième série de briques du premier mur après 15 000 impulsions » et recruter « des experts en béryllium et confier au responsable [en charge du BMCP] une position d’autorité afin d’évaluer précisément les risques et diriger la conception des contrôles. »

L’une des deux scientifiques a été invité à faire une présentation sur les risques du béryllium à la direction d’ITER. Son supérieur était en désaccord avec le projet de présentation et a voulu la faire lui-même. Les deux scientifiques ont démissionné peu après, arguant que l’Organisation ITER minimise les risques du béryllium.

5. Problèmes de gestion

À propos de la gestion d’ITER, l’un des deux experts m’a expliqué :

« Il y a de nombreuses pratiques de mauvaise gestion chez ITER. […] J’ai été vraiment surprise d’apprendre qu’ils n’ont pas de formation sur le harcèlement sexuel ou les préjugés sexistes. Mon manager était connu pour avoir dit des choses comme « les femmes n’ont pas vraiment leur place sur un chantier de construction », « regardons les courbes de Sarah » pour une collègue ingénieure lors d’une présentation et nous appelant « les agentes de sécurité ». Il y a un manager nommé E., qui fait tout le temps des blagues sexuelles en français aux collègues françaises. Une ingénieure a refusé de travailler pour lui. Désormais, son contrat ne sera pas renouvelé même si son travail a été exemplaire. »

« J’ai vu de nombreuses tactiques de distraction ou de détournement, la nomination de gestionnaires à des postes dont ils n’avaient aucune expérience, des récompenses données à de physiciens de la fusion par des nominations comme chef de division sans expérience appropriée, la fixation de limites de coûts irréalistes pour des conceptions de bâtiments très importants, la conception de politiques alternatives sans utiliser les experts techniques pour éviter de suivre celles qui sont en cours d’application et la liste est longue. Une personne normale est juste contrainte à sombrer dans le désespoir ! »

 

A PROPOS DE L’AUTEUR Scientifique et journaliste, ex-directeur de la communication à ITER et ex-fonctionnaire européen, Michel Claessens vient de publier The Science and the Politics of Covid-19, Springer, 2021, et Covid-19, science et politique, Les 3 Colonnes, 2021.

 


[1] Directive (UE) 2019/1937 du Parlement Européen et du Conseil sur la protection des personnes qui signalent des violations du droit de l’Union, Journal officiel de l’Union européenne, 26 novembre 2019. < https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:32019L1937&from=FR >

[2] Article 46 de la directive européenne : « Les lanceurs d’alerte sont, en particulier, des sources importantes pour les journalistes d’investigation. Le fait d’offrir une protection efficace des lanceurs d’alerte contre les représailles accroît la sécurité juridique pour les lanceurs d’alerte potentiels et encourage ainsi le lancement d’alertes via les médias. À cet égard, la protection des lanceurs d’alerte en tant que sources journalistiques est cruciale pour préserver le rôle de «sentinelle» du journalisme d’investigation dans les sociétés démocratiques. »

[3] Aucune des quatre raisons pour rupture de contrat mentionnées à l’article 6.3. des statuts du personnel de l’Organisation ITER ne s’appliquait à mon cas : […] suppression du poste budgétaire […] changement dans la nature ou les fonctions du poste […] insuffisance professionnelle du membre du personnel […] inaptitude médicale du membre du personnel […].

[4] Celia Izoard, « ITER les promesses polluantes de la fusion nucléaire », site Reporterre, juin 2021.

[5] < https://www.iter.org/fr/accueil >

[6] < https://www.ipp.mpg.de/4891427/ITER-PR-July-22-2020.pdf >

[7] < https://twitter.com/i/broadcasts/1mnGedMaoqYKX >

[8] Voir par exemple le jugement du 26 juin 2018 : < https://www.ilo.org/dyn/triblex/triblexmain.fullText?p_lang=fr&p_judgment_no=3990&p_language_code=FR >

[9] A la demande de ma collègue, je ne mentionne pas la référence de cet article pour préserver son anonymat.

[10] < https://www.asn.fr/recherche?filter_year%5bfrom%5d=2021&filter_year%5bto%5d=2021&search_content_type=letter&search_content_subtype=letter_inb&nuclear_installation_name%5b%5d=Iter&search_text=INSSN-MRS-2021-0650 >

[11] Avis no 2021-AV-0379 de l’Autorité de sûreté nucléaire du 11 mai 2021, < https://www.actu-environnement.com/media/pdf/news-37664-avis-asn-dechets-sans-filiere.pdf >

[12] < https://www.irsn.fr/FR/expertise/avis/2021/Documents/decembre/Avis-IRSN-2021-00195.pdf >

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