Émilie Bénard, Aux antipodes de la reproduction artificielle, 2022

la « naissance respectée »

Aurélien Berlan : Tu es sage-femme libérale. Est-ce que tu peux nous expliquer ton métier et la manière dont tu l’exerces aujourd’hui, par rapport à d’autres types de sages-femmes ?

Émilie Bénard : C’est le fait d’exercer dans un cabinet, seule ou en équipe, plutôt que dans des structures hospitalières. L’exercice de la sage-femme libérale recouvre des activités très variées. Je vais parler de moi puisqu’il y a des sages-femmes qui se sont spécialisées dans tel ou tel domaine. Me concernant, je travaille seule et j’apprécie justement de pouvoir pratiquer une grande partie des compétences de la sage-femme. Ma spécialité, si l’on peut dire, c’est que je pratique l’accompagnement global : je fais du suivi de grossesse, mais j’accompagne aussi les accouchements et les suites de couches, je fais les consultations pour le nourrisson, l’allaitement, mais également tout ce qui relève de la préparation à l’accouchement, la rééducation du périnée après l’accouchement, etc.

Cela fait que je suis les familles sur une période d’un an et demi à deux ans autour de la naissance. Je pratique aussi le suivi gynécologique de prévention, que les sages-femmes ont le droit de faire depuis quelques années : contraception, dépistages divers, petits soucis de la femme, consultations autour de la ménopause ou de la puberté. C’est assez vaste finalement. En matière d’accouchement, j’accompagne les femmes chez elles, mais aussi en « plateau technique », ce qui est un peu une particularité de ma pratique : c’est la possibilité, encore trop peu répandue, d’accompagner à la maternité les couples dont j’ai suivi la grossesse, afin de les aider à y accoucher – normalement, les sages-femmes libérales n’exercent pas en milieu hospitalier, il faut établir une convention pour cela, et tous les hôpitaux ne le permettent pas. Dans la plupart des cas, c’est un choix des parents qui souhaitent accoucher le plus naturellement possible, mais sont rassurés d’être en structure hospitalière, au cas où.

Aurélien Berlan : Et ce métier, tu l’as appris en France ?

Émilie Bénard : Non. J’ai été formée en Belgique. Pour expliquer pourquoi, il faut repartir de ce qui m’a poussée à devenir sage-femme. Ma décision a été prise après avoir eu deux enfants, mais dès ma première grossesse, j’ai découvert que l’univers autour de la naissance est très spécifique et cela m’a passionnée. Et ce qui m’a particulièrement interpellée, c’est que les conditions de la grossesse, de la naissance et de la petite enfance, c’est-à- dire de la périnatalité en général, ont une influence déterminante sur la santé future de chaque être humain, aussi bien physique que psychique. De nombreuses études passionnantes ont montré les liens entre certaines pathologies et les conditions de naissance, de grossesse ou de la petite enfance. Cela peut aller de certains problèmes dentaires, ce qui paraît quand même étonnant, jusqu’à des troubles psychiques, voire le suicide ou d’autres comportements autodestructeurs. Et donc, en considérant ces éléments et en extrapolant à l’échelle d’une civilisation, on peut se dire que prendre soin des conditions de la naissance va avoir une influence sur toute notre société, en améliorant la santé et l’équilibre de chaque personne. Car la naissance est un moment où se joue l’attachement à la mère, qui est très important pour le développement de l’estime de soi, et de tout un tas de petites choses qui peuvent paraître insignifiantes mais qui, au niveau psychique, ont un grand impact sur notre développement intérieur et aussi sur notre rapport à notre environnement ou, si l’on veut le dire autrement, notre attachement à la Terre-Mère ! Le fait de prendre soin de soi, c’est aussi prendre soin de son environnement. Donc, dans une perspective écologique, prendre soin des conditions de la naissance permet de se donner les chances de générer des humains qui auront un meilleur rapport à leur propre vie et prendront soin des autres et de la Terre. J’exagère un peu parce que je sais très bien que ce n’est pas le seul facteur, que c’est juste une petite goutte d’eau. Mais ce n’est pas négligeable, et il faut bien accompagner les femmes qui accouchent ! C’est Michel Odent qui m’a éveillée à toutes ces réflexions [1]. Et je me suis dit que devenir sage-femme était une manière d’offrir de bonnes conditions de naissance et de développement à plus de monde – et donc contribuer à changer le monde !

Aurélien Berlan : Pourquoi es-tu partie en Belgique ?

Émilie Bénard : Quand j’étais enceinte, j’ai eu envie de faire attention aux conditions entourant la naissance de mon bébé. Ma propre mère avait accouché à domicile. Un peu naïvement, à l’époque, je croyais que cette pratique allait de soi. Mais en fait, je me suis rendu compte qu’elle n’était plus du tout courante. De fait, j’ai eu du mal à trouver une sage-femme qui pratique l’accouchement à domicile. Je me souviens d’avoir appelé des sages-femmes qui, quand je leur disais que je voulais accoucher à domicile, me riaient au nez et m’expliquaient que cela ne se faisait plus. Finalement, j’ai rencontré une sage-femme qui le faisait. Mais elle habitait à deux heures de chez moi. J’ai alors hésité, mais nous avons finalement décidé de louer un gîte pour accoucher à domicile, même si ce n’était pas notre domicile, avec cette sage-femme, ce qui était au fond plus compliqué que d’aller à l’hôpital du coin. Mais, pour moi, cette option n’était pas cohérente pour un événement qui me semblait tellement simple. C’est en ce sens que ma décision de devenir sage-femme a aussi une dimension politique. Compte tenu du manque de sages-femmes pratiquant l’accouchement à domicile, je me suis dit qu’il fallait s’y mettre ! C’est alors que j’ai décidé de partir en Belgique. Car en France, il faut faire la première année de médecine pour devenir sage-femme. Venant d’un cursus littéraire et mère de deux enfants, je ne me sentais vraiment pas de faire cette première année de médecine, très ardue scientifiquement. Ce qui ne pose pas forcément de problème quand on est motivé. Ce qui pose problème, par contre, c’est l’ambiance délétère qui règne en première année de médecine, à cause de la concurrence et du fameux numerus clausus qui poussent les candidats à se mettre des bâtons dans les roues, voire à être carrément malveillants les uns envers les autres en se cachant certaines informations ou certains documents. Je caricature un peu et tous les élèves ne le font pas, mais c’est quelque chose qui existe et c’est surprenant pour des personnes qui vont ensuite être médecins. Cette ambiance ne m’a pas donné envie. Or, à ce moment-là, en 2004, on manquait de sages-femmes en France, il en fallait au moins 3 000 de plus. Il était donc légitime, pour moi, d’aller me former ailleurs et de revenir après en France. Parce qu’en Belgique, l’accès aux études de sage-femme est plus souple. Au départ, il n’y avait même pas de sélection. Puis, à partir du moment où cette première année d’étude de médecine a été rendue obligatoire en France pour les futures sages-femmes, beaucoup de Françaises sont allées en Belgique et les Belges ont introduit une sélection, par tirage au sort. Pas de dossier, pas de lettre de motivation, pas de concours, pour avoir ensuite une formation équivalente, en quatre ans.

Aurélien Berlan : Outre la forte sélection et le climat de compétition qu’elle engendre, est-ce que le problème, dans la sélection à la française, ce n’est pas que les futures sages-femmes sont sélectionnées sur des critères très scientifiques qui ne sont pas forcément pertinents ? Car le métier de sage-femme requiert des qualités d’écoute, d’attention, de soin qui n’ont pas grand-chose à voir avec les aptitudes en mathématiques et en physique-chimie, même si des connaissances de ce type sont aussi essentielles.

Émilie Bénard : Tu as raison, ces critères de sélection ne semblent pas les plus pertinents quand on veut, comme moi, développer une approche physiologique de la naissance et plus généralement de la santé. Mais il faut rappeler qu’en France, cette évolution est liée à la volonté d’un certain nombre de sages-femmes, et notamment des instances dirigeantes de la profession, de mieux faire reconnaître leur métier. En passant par la première année de médecine, les sages-femmes ont fait reconnaître leurs compétences médicales, scientifiques, techniques.

Aurélien Berlan : C’est un peu paradoxal, parce que les sages-femmes, dans le système hospitalier français, se retrouvent finalement dans un rôle subordonné, puisqu’elles sont sous les ordres d’un obstétricien et parfois d’un anesthésiste-réanimateur.

Émilie Bénard : Oui, mais elles ont quand même un rôle autonome et une compétence médicale : la sage-femme a un droit de prescription, elle fait des diagnostics, des bilans de biologie, etc. Toutefois, cette pratique autonome est limitée à la «physiologie», par opposition à la pathologie. Or, au moment de l’accouchement, la limite entre les deux n’est pas toujours nette. Dès qu’intervient une situation pathologique, la sage-femme doit en référer à un médecin, puis, soit collaborer avec lui, soit lui renvoyer la patiente. Elle perd alors son autonomie et se retrouve dans un rôle subordonné. En pratique, les situations peuvent varier : dans certaines équipes, les sages- femmes restent très autonomes et les médecins peu interventionnistes, seulement en cas de problème. Mais dans d’autres équipes, les sages-femmes se retrouvent davantage dans des positions d’infirmières, au sens où les médecins vont leur donner des ordres et des directives, au lieu de respecter leur autonomie.

Aurélien Berlan : Pourquoi tes patientes viennent vers toi ? Qu’est-ce qui pousse aujourd’hui des femmes à ne pas passer par la voie classique de la naissance en maternité et à prendre le risque, certes minime aujourd’hui vu le suivi en amont, de l’accouchement à domicile ou physiologique ?

Émilie Bénard : Il y a des profils très différents. Il y a d’abord un grand nombre de femmes qui ont déjà eu un ou plusieurs enfants en maternité : elles l’ont parfois très mal vécu, ou ont des choses à redire sur la manière dont ça s’est passé. Certes, en fin de compte, tout le monde va bien, mais parfois, elles ont eu le sentiment qu’on leur a forcé la main pour accepter une péridurale, ou elles n’ont pas compris, sur le moment, pourquoi les médecins ont recouru aux forceps ou à une ventouse. Elles se posent alors la question de savoir s’il n’est pas possible de vivre un aussi beau moment autrement. Parfois, elles apprennent que la position qui leur a été imposée pour l’accouchement a pu provoquer les problèmes qu’elles ont rencontrés et qui ont conduit à l’emploi des forceps. Et après coup, certaines se disent qu’elles sentaient que cette position ne leur convenait pas et elles découvrent que l’on peut faire autrement. Elles se demandent alors : pourquoi on ne me l’a pas dit ? C’est ainsi qu’elles en viennent à chercher des sages-femmes pour les accompagner différemment.

Aurélien Berlan : Est-ce qu’il y a aussi des personnes hostiles ou méfiantes envers la médecine conventionnelle ?

Émilie Bénard : Oui, c’est le profil de certaines femmes qui viennent pour une première grossesse et sont dans une posture de refus du milieu hospitalier en général, voire du monde médical. Mais ce n’est pas si fréquent finalement, et il est rare que ce soit vraiment la raison principale qui les conduise vers moi. Et d’ailleurs, malheureusement, c’est souvent pour les plus durement positionnées « anti » que l’accouchement ne va pas se passer de la manière la plus fluide et se terminera à l’hôpital. De manière plus mesurée, beaucoup de femmes ont un peu cette méfiance, se sont déjà renseignées et savent que, à l’hôpital, un certain nombre d’actes plus ou moins imposés peuvent finalement compliquer l’accouchement. Mais parmi les femmes qui viennent me voir pour un premier bébé, la plupart ont juste envie de vivre les choses naturellement : pour elles, la grossesse n’est pas une maladie, les femmes accouchent depuis toujours, cela fait partie de leur santé, et ce moment si beau doit être vécu le plus simplement possible, dans l’intimité du foyer.

Aurélien Berlan : Comment expliquer le fait que, alors que l’accouchement à domicile pourrait permettre à la Sécurité sociale de faire des économies, rien ne soit fait pour développer cette pratique en France, alors qu’elle est très courante dans d’autres pays, comme les Pays-Bas ? Pourquoi est-elle tant contrecarrée en France ?

Émilie Bénard : Oui, c’est un paradoxe, mais il ne se situe pas au niveau de la Sécurité sociale, qui n’est pas du tout opposée à l’accouchement à domicile, justement parce qu’il est moins onéreux. Cela tient d’abord au fait que l’accouchement à domicile est une pratique minoritaire. Or, pour pouvoir revendiquer quelque chose devant les institutions, il faut atteindre une certaine « masse critique », sinon on ne pèse rien. C’est ce que tente de faire actuellement un mouvement initié par des sages-femmes et des parents : mobiliser plus largement pour défendre les naissances alternatives. Cela tient ensuite à la culture médicale française. Dans d’autres pays, en Hollande ou en Angleterre, par exemple, les soins sont organisés complètement différemment, de sorte que l’accouchement à domicile est inclus dans l’offre de soins, et que ce sont les mêmes équipes de sages-femmes qui vont travailler à l’hôpital ou à domicile. Les parents ont alors le choix. Certes, il y a sûrement dans ces pays des médecins qui sont critiques ou sceptiques face à l’accouchement à domicile, mais comme cette possibilité est intégrée dans le système de santé, on ne lui met pas des bâtons dans les roues comme en France, où il y a des problèmes assurantiels, des problèmes de remboursement, etc. Cela tient enfin, en France, à la prégnance d’une culture médicale qui est assez patriarcale et paternaliste : le médecin est un peu tout-puissant, c’est lui qui sait et il a toujours le dernier mot, quitte à faire la sourde oreille aux revendications des patients. Dans notre pays, les obstétriciens sont, dans leur grande majorité, hostiles à l’accouchement à domicile sur des bases un peu fallacieuses, parce qu’il y a quand même beaucoup d’études montrant que, pratiqué de manière raisonnable, quand tout se présente bien, il y a très peu de risques. En fait, la méconnaissance de ce qu’est un accouchement physiologique est renforcée par un refus d’en entendre parler. Plus généralement, il y a, en France, une fermeture fondamentale face aux médecines alternatives, qui sont mal vues : décriées comme du charlatanisme, des pratiques de sorcières ou de sectes. J’ai du mal à l’expliquer, mais c’est très présent. En Belgique, où j’ai été formée, même s’il y a des médecins qui sont contre l’accouchement à domicile, le système de santé fait que cette possibilité existe : elle est remboursée par la Sécurité sociale et les sages-femmes peuvent être assurées. En France, on a l’impression que les portes sont fermées et qu’il faut donc les forcer.

Aurélien Berlan : C’est peut-être lié à l’importance en France de la culture cartésienne, c’est-à-dire d’une culture scientifique particulièrement intransigeante. Mais ne retrouve-t-on pas la même problématique dans d’autres pays, comme les États-Unis ?

Émilie Bénard : C’est vrai. Je ne dis pas que ces entraves sont spécifiques à la France, mais comme je travaille en France, je m’interroge sur ce à quoi je suis quotidiennement confrontée. D’autres pays sont dans le même cas : en Hongrie, par exemple, l’accouchement à domicile est interdit et les sages- femmes encourent des peines de prison. C’est même pire qu’en France ! Mais si on peut expliquer la spécificité française par sa culture scientifique, il y a alors un paradoxe. Car on a beau donner des preuves scientifiques, brandir des études documentées et chiffrées, les choses ne bougent pas. Au motif que ces études n’ont pas été faites en France…

Aurélien Berlan : Manifestement, on est face à un blocage idéologique, un blocage mental collectif. En même temps, on a l’impression que les cas de la France, des États-Unis ou du Brésil, qui sont allés particulièrement loin dans la médicalisation à outrance et l’artificialisation de l’accouchement (en faisant entrer cet acte dans ce que Geneviève Pruvost appelle le « paradigme médical de soins standardisé et hyper-outillé » [2]), ne sont que la version particulièrement caricaturale d’une histoire plus générale, universelle presque : la mise au monde, qui se faisait entre femmes et sages-femmes, dans laquelle les femmes avaient le premier rôle, a été prise en main par des hommes qui ont relégué les femmes au second plan. L’historienne féministe Silvia Federici relie ce basculement à la chasse aux sorcières qui a eu lieu au début des Temps modernes [3]. Est-ce bien à ce moment-là que l’obstétrique moderne est née ?

Émilie Bénard : N’étant pas historienne, je ne peux te répondre précisément, mais en gros, je crois que ce que tu décris est juste. Pendant longtemps, les femmes accouchaient essentiellement entre femmes, avec des sages-femmes, des accoucheuses ou ce qu’on appelait des matrones. Elles n’avaient pas du tout de formation professionnelle, mais disposaient d’un savoir empirique, transmis de femme à femme, qui avait une certaine valeur. Peu à peu, cette absence de formation professionnelle et de savoir scientifique a nuit à l’image de cette pratique. Mais il y a d’autres facteurs. À la même époque, on dit que Louis XIV a voulu assister à la naissance de l’un de ses enfants et a demandé à ce qu’on allonge sa femme, afin qu’il puisse mieux observer. Pour la naissance de ses enfants, il avait fait appel à un médecin de la cour, mais il n’y avait pas vraiment d’obstétriciens à cette époque. C’est à partir de là que cette spécialité médicale serait apparue, pour ensuite se développer. Bien sûr, les médecins avaient auparavant une activité obstétricale, et ils ont d’ailleurs inventé certains outils, comme les forceps ou d’autres beaucoup plus barbares pour des situations vraiment catastrophiques où il fallait sortir un bébé décédé. Alors, certainement parce que, malheureusement, les hommes ne font pas l’expérience corporelle de l’accouchement, et parce qu’il y avait cette culture médicale patriarcale selon laquelle le médecin est le savant et la femme l’ignorante, les premiers obstétriciens se sont mis à imposer aux femmes certaines choses qui rendent service aux médecins, mais pas forcément aux femmes.

Typiquement, la position d’accouchement allongée, qui facilite le travail du médecin mais complique celui de la parturiente. Spontanément, les parturientes se mettent dans la position qui leur convient selon les différentes étapes de l’accouchement – et selon leur propre physiologie : à genoux, à quatre pattes, accroupie, debout ou allongée aussi. Mais toutes les femmes n’ont pas besoin de s’allonger au moment de la mise au monde. Or, avec l’entrée en scène des obstétriciens, on a demandé aux femmes de s’allonger pour mieux observer la mise au monde du bébé et éventuellement venir l’aider par des manœuvres. Bien sûr, ce développement est parfois bénéfique et salutaire, conduisant à l’invention de manœuvres pour des naissances difficiles, quand par exemple les épaules coincent dans le bassin ou quand le bébé se présente par le siège. Elles ont constitué des progrès et il est bon de les apprendre dans les écoles aujourd’hui. Mais ces progrès ont été aussi réalisés au détriment des femmes et de tout ce qui va bien dans le processus d’accouchement. Car petit à petit, pour éviter des problèmes, on a fixé des normes d’accouchement : il faut mettre la femme dans telle position, l’accouchement ne doit pas durer plus de tant de temps, il faut que la femme pousse de telle manière, etc. Plus le progrès médical et technique s’est développé, plus on a imposé aux femmes une manière standard d’accoucher : dès que commence le travail, hop ! on les met sur des rails prédéfinis. D’où l’ambivalence des progrès de l’obstétrique. D’un côté, c’est génial de pouvoir faire des césariennes sans risque, d’écouter le cœur du bébé pendant le travail, de se rendre compte si tout va bien, de pratiquer des échographies pendant la grossesse pour connaître la position du bébé, de prendre la tension des mamans, et, grâce à tout cela, d’éviter des catastrophes. Mais, d’un autre côté, l’application systématique des normes doit être questionnée, car elle induit certains problèmes, en surmédicalisant tous les accouchements et en imposant à certaines femmes tout un tas d’actes qui peuvent être inutiles, voire parfois carrément néfastes. Michel Odent parle de l’effet nocebo des consultations prénatales par exemple : en multipliant les examens au cours de la grossesse, sans rassurer les femmes sur le sens de ces examens et de leurs résultats, on en vient à les mettre dans un état d’anxiété qui les fait douter de leurs capacités et peut provoquer certains problèmes.

Aurélien Berlan : Ce qui justifie l’obstétrique moderne et l’accouchement en maternité, aux yeux de la plupart des gens, c’est le nombre ahurissant de femmes qui décédaient de leurs couches autrefois, comparé à aujourd’hui. Mais en même temps, la standardisation de la naissance, notamment la systématisation de la position allongée sur le dos, provoque beaucoup de problèmes physiologiques.

Émilie Bénard : Ou plutôt mécaniques, des problèmes de mécanique obstétricale, pour employer des termes précis. Pour schématiser, le problème principal que pose cette position, c’est que notre bassin est très bien conçu, au niveau des dimensions et de la forme, pour laisser passer un bébé : il est un poil plus grand que la tête de la plupart des nouveau-nés. Mais le sacrum, la partie arrondie au bas du dos, souvent décrit comme un petit toboggan sur lequel le bébé va se lancer pour sortir, perd en mobilité et en souplesse quand la femme est allongée sur le dos. Le bébé ne peut alors pas vraiment glisser sur le toboggan et doit être aidé, par exemple avec des forceps. En outre, si la femme est positionnée ainsi sur le dos, ce n’est pas seulement parce que cela rend service au médecin, mais aussi en raison de la péridurale qui est, en soi, une bonne invention, un bon outil qui peut rendre des services importants, mais qui devrait vraiment rester un choix, une option dans les cas où elle paraît vraiment nécessaire et utile. Le problème vient du fait qu’elle est utilisée de manière quasiment systématique, en tout cas proposée de manière systématique, de sorte que beaucoup de femmes accouchent avec le bas du corps endormi et ne peuvent plus bouger convenablement pour trouver les positions adéquates permettant d’accompagner la progression du bébé. Elles ont besoin que leurs jambes soient soutenues par des étriers et sont forcément allongées sur le dos, et on retrouve ce problème de blocage du sacrum. Il y en a d’autres. À cause de la péridurale, les muscles du bassin et du périnée sont relâchés et, parfois, la tête du bébé va se positionner un peu de travers, ce qui l’oblige à lutter pour sortir et, en cas de ralentissements de son rythme cardiaque, implique de pratiquer une césarienne en urgence. Bien des césariennes sont dues à des actes médicaux en amont, qui conduisent à des problèmes mécaniques ou physiologiques aboutissant à des situations d’urgence.

Aurélien Berlan : Est-ce que cela peut expliquer que dans certaines maternités en France, aux États-Unis ou au Brésil, à la pointe dans la médicalisation et la standardisation et parfois décrites comme des « accouchoirs » ou des maternités-usines, il y a jusqu’à 80 % de césariennes ?

Émilie Bénard : Oui et non. Oui, certains actes médicaux peuvent en appeler d’autres pour résoudre les problèmes qu’ils provoquent et on peut se retrouver face à une cascade d’actes aboutissant à augmenter les césariennes. C’est la iatrogénicité des actes médicaux : les actes médicaux eux-mêmes provoquent des problèmes médicaux. Dans la médecine en général et en particulier dans l’accouchement, tous nos actes doivent être questionnés à l’aune du principeprimum non nocere («premièrement, ne pas nuire») : quelles conséquences peuvent-ils avoir? Et ces conséquences peuvent-elles en avoir d’autres ? Quand on sait que l’accouchement est d’abord un processus physiologique involontaire qu’il convient de ne pas perturber pour qu’il se passe au mieux, que les hormones de l’accouchement demandent des conditions simples mais subtiles pour être sécrétées de manière optimale, nous pouvons nous interroger sur tout : le fait de rompre ou pas la poche des eaux, d’imposer telle ou telle position, de laisser le monitoring en continu, mais aussi le bruit que nous pouvons faire autour de la femme qui accouche, les mots que nous allons prononcer, les gestes que nous allons avoir, le type d’éclairage… Un médecin qui a longtemps travaillé à l’Organisation mondiale de la santé, Marsden Wagner, disait : « Une sage-femme est un soignant qui a de bonnes mains… mais qui doit savoir s’asseoir dessus. » Je trouve que c’est très vrai ! Nous devons parfois faire attention à ne pas « justifier notre présence » en multipliant les actes…

Mais la technique n’est pas la seule cause expliquant de tels taux de césariennes. Ils sont aussi liés à une autre manière de voir l’accouchement : il ne s’agit plus d’un processus naturel qu’on devrait laisser se dérouler en le perturbant le moins possible, mais d’un acte technique, un acte chirurgical même. Au Brésil, par exemple, on a transmis aux femmes l’idée que leur vagin n’est pas fait pour accoucher et que la césarienne est bien moins risquée, plus confortable, moins aléatoire. Vous prenez rendez-vous tel jour, l’opération dure une heure, le bébé est là, vous l’avez dans les bras et c’est très bien. L’accouchement devient ainsi un acte artificiel que l’on va programmer sans même essayer de le laisser se dérouler spontanément.

Aurélien Berlan : Là, le facteur explicatif serait d’ordre culturel : les convictions plus ou moins partagées entre les patientes et le personnel hospitalier. Mais n’y a-t-il pas aussi un facteur économique ? On sait que plus une pratique est outillée, plus elle implique des investissements importants qu’il va falloir rentabiliser en utilisant le plus possible ces outils. Est-ce que la médicalisation de l’accouchement et l’outillage qu’elle implique ne poussent pas à accélérer le « débit » de femmes qui accouchent dans les hôpitaux, pour rentabiliser les équipements médicaux et donc limiter les frais, quitte à faire plus de césariennes ?

Émilie Bénard : Il y a un peu de ça, en tout cas au Brésil. La mise au monde y est devenue une activité lucrative et certains médecins se sont rendu compte qu’il était beaucoup plus intéressant, du point de vue économique, de programmer des accouchements par césarienne dans des blocs opératoires high-tech que de faire face aux aléas de l’accouchement physiologique. Et puis cette pratique est rentrée dans les mœurs. On a pu observer cet aspect économique en France, mais on en est revenu, heureusement. À un moment donné, la tarification à l’acte a pu inciter les médecins à pratiquer certains actes car ils étaient payés, contrairement à d’autres : par exemple la suture de l’épisiotomie, qui poussait à multiplier les épisiotomies. Cela a été supprimé depuis quelques années. J’espère qu’il n’y a pas eu trop de médecins qui ont réfléchi comme ça, mais il ne fait pas de doute qu’un tel système de tarification induit des effets pervers. Par contre, la logique économique actuelle dans les hôpitaux encourage à limiter ou supprimer tout ce qui prend du temps. Tout ce qui est humain prend du temps. Les moyens humains coûtent chers, ce qui favorise le recours croissant aux moyens techniques. Dans certaines maternités, toutes les femmes sont monitorées en permanence et une seule sage-femme dans la salle de garde suit sur son écran les monitorings des quatre salles d’accouchement. On fait des économies ainsi. Il ne s’agit donc pas tant de faire tourner l’outillage que d’outiller pour moins dépenser en embauchant moins de personnel.

Aurélien Berlan : Aujourd’hui, certaines féministes parlent de violence obstétricale. Est-ce de là que ça vient ?

Émilie Bénard : Oui, tout ce contexte de standardisation des accouchements et de recherche d’économie de personnel vont conduire certaines femmes à ressentir certains actes comme des violences. Dans un premier temps, je pense qu’il ne s’agit pas forcément de violences, simplement d’un manque d’attention. Et puis, petit à petit, insidieusement, survient une absence de bienveillance, voire une forme de maltraitance au sens où les patientes se sentent abandonnées, ont l’impression qu’on leur force la main, qu’on ne leur donne pas toutes les explications ou qu’on n’écoute pas leurs souhaits. Certaines se plaignent même de violences physiques, sous la forme d’appuis sur le ventre, d’épisiotomies ou de sutures extrêmement mal vécues, accompagnées de propos blessants. Ces dysfonctionnements se répètent suffisamment souvent pour signaler un problème de société. Mais bien sûr, les médecins et le personnel soignant en général n’aiment pas trop entendre ce genre de plainte, parce que pour eux, c’est la routine, c’est leur métier. Il y a un peu un côté usine : la femme arrive, on lui prend la tension, on la met sous monitoring, puis sous perfusion, puis sous péridurale et ainsi de suite. Et du coup, les soignants oublient que pour le couple, c’est un moment extraordinaire, un moment de la vie où l’on est extrêmement sensible, touché par tout ce qui nous arrive et où, finalement, si l’on n’y prête pas attention en tant que soignant, on tombe vite dans la maltraitance, dans un travail à la chaîne qui peut être nocif à long terme pour celles qui le subissent.

Aurélien Berlan : Dès qu’on est dans le soin et le rapport au vivant, on est face à des personnes particulières qui ont des exigences propres, par exemple en matière de temporalité. Or, malmener un être vivant, c’est souvent le presser, ne pas prendre le temps qu’il faut, qu’il lui faut, pour l’accompagner dans ce que l’on veut lui faire faire. Et parmi les violences obstétricales, on entend souvent des cas de femmes à qui on a imposé le déclenchement de la mise au monde. C’est sans doute souvent pour de bonnes raisons – des raisons médicales qui tiennent à la santé de la femme et du bébé. Mais certaines apprennent après coup, par les sages-femmes présentes, que c’était pour d’autres raisons, liées à l’emploi du temps de l’obstétricien par exemple. Que sont ces pratiques de déclenchement des accouchements ?

Émilie Bénard : Le déclenchement de l’accouchement consiste à donner certains produits, des prostaglandines (précurseurs hormonaux) ou de l’ocytocine synthétique, l’hormone qui déclenche les contractions, le début du travail, pour aboutir à la naissance. Ce déclenchement est parfois légitime. À l’heure actuelle, on estime que le terme normal d’une grossesse est à 41 semaines d’aménorrhée et qu’au-delà, on ne peut attendre plus d’une semaine, car le bébé risque d’avoir des problèmes liés à l’involution placentaire, pouvant aller jusqu’à la mort fœtale. C’est discutable, mais il y a un consensus large là-dessus. Le problème est que certains médecins ne vont pas attendre plus de trois ou quatre jours pour déclencher, alors que le bébé en question peut avoir une temporalité différente et serait peut- être né naturellement le cinquième jour après terme. S’il est pertinent de se donner une limite, pourquoi la raccourcir arbitrairement ? Mais le cas le plus grave est celui que tu évoques. Et ce n’est pas un mythe. Quand j’ai commencé à exercer mon métier après mes études, je travaillais dans une maternité et, des fois, les sages-femmes me disaient le matin qu’il y avait un déclenchement prévu. Et quand je demandais le motif du déclenchement, elles me répondaient : « Oh, un déclenchement pour fraise. » Parce qu’elles savaient très bien que tel médecin voulait déclencher par commodités personnelles, parce que le week-end arrivait ou qu’il était tard. Donc, il trouvait une «bonne raison » pour justifier le déclenchement. Certains médecins le disent d’ailleurs textuellement : « Si vous présentez bien les choses à la femme, elle accepte tout ce que vous lui dites de faire. » Et parfois, ils engueulent les sages-femmes en leur demandant : « Mais pourquoi avec vous, les parturientes ne veulent pas ceci ou cela, alors qu’avec moi elles acceptent ? Il suffit d’insister sur les risques, comme je vous l’ai déjà dit… »

Aurélien Berlan : Cette remarque est atterrante parce que, dans tout soin qui se respecte, il y a non seulement une attention aux spécificités de la personne, mais aussi un accompagnement psychologique. C’est particulièrement le cas dans la mise au monde. Les femmes qui accouchent à domicile attendent de leur sage-femme qu’elle les soutienne, leur donne confiance et force dans un moment très délicat. Or, non seulement, dans la naissance standardisée et outillée en maternité, cette dimension psychologique est assez peu présente, mais, parfois, elle est mobilisée pour extorquer le consentement de certaines patientes.

Émilie Bénard : Tu as tout à fait raison. L’accouchement est un moment de la vie où la psychologie joue un rôle important. D’une manière générale, on sait en médecine que l’esprit et le corps sont liés et interagissent. En particulier au moment de la grossesse et pendant l’accouchement, donner et redonner confiance à la femme dans ses capacités, dans son corps et même dans son bébé, va être déterminant pour l’aider à passer des caps et permettre que tout se passe bien. Et si tu fais l’inverse, si, par exemple, tu lui fais peur, tu peux carrément causer des blocages physiologiques, au niveau hormonal : on a montré que des hormones interviennent, comme l’adrénaline, qui contrecarrent l’hormone de l’accouchement, l’ocytocine, jusqu’à provoquer l’arrêt des contractions. Ensuite, tous les actes s’enchaînent les uns après les autres : mise sous perfusion, hormone de synthèse, etc. Mais cet effet psychologique, bien que connu, est rarement considéré. Ce qui est revendiqué par les sages-femmes aujourd’hui, c’est le principe « Une femme, une sage-femme », c’est-à-dire la possibilité de s’occuper d une seule personne à la fois ou plutôt d’un seul accouchement – car le père est souvent là et il faut aussi l’accompagner. Alors, accompagner deux accouchements en parallèle, c’est faisable et tu peux être attentionné envers tout le monde. Mais plus, ça devient compliqué. Or, dans l’organisation des soins en maternité, c’est rarement le cas et l’offre d’un accompagnement personnel, ajusté et attentionné en pâtit.

Aurélien Berlan : En France, il y a une bataille pour défendre la naissance alternative et respectée qui s’est accélérée depuis 20 ans, du fait que depuis 2003, une loi oblige aux sages-femmes voulant pratiquer l’accouchement à domicile de contracter des assurances qui sont hors de prix, de l’ordre de 22 000 euros par an, avec 45 000 euros d’amende en cas de non-respect. En Suisse, cette même assurance coûte 250 euros par an, et 500 euros en Grande-Bretagne. C’est donc clairement une mesure prohibitive. Qu’est-ce qui est fait aujourd’hui pour faire évoluer les choses ? Parce qu’une telle législation peut provoquer aussi la tentation, pour certaines sages-femmes, de ne pas être assurées.

Émilie Bénard : Ce n’est pas qu’une tentation, c’est une réalité. En tant que sage-femme, je peux m’assurer pour toute ma pratique. Par contre, je ne peux pas être assurée pour accompagner des accouchements à domicile. Quand je l’ai demandé, on m’a proposé des tarifs de cet ordre. Donc, à l’heure actuelle, je ne suis pas assurée pour cette pratique – ni à ma connaissance aucune de mes collègues françaises. Malgré tout, je le fais parce que j’estime qu’il s’agit, de nos jours, d’un choix raisonnable d’accoucher chez soi. On n’est plus comme à l’époque de nos grands-mères, où les moyens pour dépister des problèmes éventuels étaient rares. Aujourd’hui, on a de nombreux moyens pour anticiper les problématiques qui peuvent être attendues à l’accouchement. Nous savons même, au travers de plusieurs études, qu’accoucher chez soi ne comporte pas plus de risque qu’accoucher en maternité, voire que pour les grossesses à bas risque, ça se passe souvent mieux, qu’il y a des meilleurs résultats pour les femmes et les bébés. Donc, il y a un certain nombre de femmes et de sages-femmes qui se battent pour que ce soit mieux reconnu, au sein de l’ADAD [Association de défense de l’accouchement à domicile], qui est une association de parents, et de l’APAAD [Association professionnelle de l’accouchement accompagné à domicile], qui est une association de professionnels. L’ADAD essaie de monter des antennes dans tous les départements pour faire des actions communes et synchronisées. Quant aux sages-femmes, elles essaient juste de faire connaître et reconnaître leurs pratiques, pour démystifier leur image de « sorcières » auprès des médecins et des politiques. C’est un travail de longue haleine qui passe notamment par le fait de recueillir nos statistiques annuelles et de les faire analyser, d’écrire des articles dans les journaux, des lettres aux députés, etc.

Aurélien Berlan : Est-ce que certaines pratiques typiques des sages-femmes libérales ne contribuent pas à associer encore leur métier à l’image de la sorcière – devenue ambiguë parce que la sorcière est plutôt vue positivement désormais, du moins chez les féministes ? Par exemple, le fait de pratiquer le toucher externe et pas seulement l’échographie, ou de recourir à l’herboristerie et pas seulement à la pharmacopée scientifique moderne, vraiment chimique, est-ce que ça ne contribue pas à associer l’accouchement à domicile à une pratique moyenâgeuse et donc dangereuse ?

Émilie Bénard : Tu as raison en partie, mais pour autant, il ne faut pas abandonner ces pratiques. Au contraire, elles sont vraiment intéressantes et j’espère qu’un jour on pourra les transmettre aux sages-femmes hospitalières. Par rapport au terme de « sorcière », il faut reconnaître qu’il y a des consœurs qui aiment bien se revendiquer sorcière, ou se considérer comme des sorcières pourchassées et persécutées. Moi, je pense qu’on a peut-être un savoir de sorcière, mais qu’on est aussi des sages-femmes, comme toutes les autres sages-femmes, avec une formation médicale. On sait faire les mêmes diagnostics, les mêmes manœuvres et les mêmes soins que les autres, mais on a en plus d’autres cartes dans notre jeu. Donc, on peut parler le langage médical de nos confrères et consœurs et décrire notre pratique dans ce langage commun, ce qui permet une reconnaissance mutuelle : « En fait, vous écoutez aussi le cœur du bébé ? Même si vous utilisez des petites granules, des herbes et d’autres médecines douces, vous êtes aussi de vraies sages-femmes ? » Moi, en tout cas, je suis davantage dans cette démarche avec mes partenaires : parler leur langage, partir de bases communes, sans occulter mes pratiques par ailleurs, plutôt que de revendiquer ne jamais faire d’échographie, ce qui n’est pas défendable aujourd’hui et nous discrédite. Dans la mesure où l’on est minoritaires et marginalisées, c’est à nous de faire un pas vers les autres pour mieux se faire connaître, et faire comprendre que l’accouchement à domicile, pour les grossesses à bas risque, est aussi sécuritaire que l’hôpital. Voire plus, au sens où la sécurité affective de la femme est également respectée.

Aurélien Berlan : Cela peut même être une expérience positive, qui permet aux femmes de prendre conscience de leur puissance, de leur autonomie et de capacités dont elles n’étaient pas conscientes, bien loin des clichés sur la femme « fragile ».

Émilie Bénard : Tout à fait. Vivre l’accouchement naturellement, sans assistance médicale, ce qui est le cas pour 80 à 90 % des accouchements à domicile, fait effectivement prendre conscience de ce que l’on est capable de faire soi-même. Ce qui se passe dans notre corps à ce moment-là est quelque chose d’extrêmement puissant. Quand on le vit pleinement, on en prend conscience, et ça donne une fierté et une assise incroyables. L’accouchement est une épreuve intense, certes, mais une épreuve qui nous révèle cette force incroyable que nous possédons toutes en tant que femmes.

Propos recueillis par Aurélien Berlan

 

Article publié dans
la revue Ecologie et Politique n°65,
Les enfants de la machine
novembre 2022.

 


[1] Obstétricien français, inlassable avocat de la naissance respectée, auteur d’une quinzaine d’ouvrages (dont Genèse de l’homme écologique, EPI, 1979). Directeur de la maternité de Pithiviers de 1962 à 1985, il y développe des manières d’accoucher « comme à la maison » pour limiter le nombre de césariennes.

[2] G. Pruvost, « Postface : Naissance respectée et polyphonie (éco)féministe », dans A. Apfel, Donner naissance. Doulas, sages-femmes et justice reproductive, Cambourakis, Paris, 2017, p. 182.

[3] Cf. S. Federici, Caliban et la sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive, Senonevero/ Entremonde, Marseille/Genève, 2017.

Laisser un commentaire