Renaud Garcia, Les acceptologues, 2022

Les « minorités de genre » au service de la fabrication des enfants

Résumé

Cet article est une analyse critique de l’influence grandissante du discours queer et trans (abusivement estampillé LGBT) autour de la reproduction artificielle de l’humain. Il montre qu’au-delà de la lutte pour de nouveaux droits et de la destruction revendiquée de la famille patriarcale, ces progressistes qui pensent mêler anticapitalisme et production machinale des enfants expriment surtout leur haine de la nature et leur hantise d’être nés (et non fabriqués). Néanmoins, en choisissant les solutions technologiques en laboratoire au lieu des pratiques symboliques (telles que l’adoption), ils dérivent curieusement vers la sociobiologie et l’eugénisme, rejetons théoriques de la science dans la modernité industrielle. Tout cela illustre enfin une des extravagances de l’époque : ceux qui, dans la lignée de Pierre Kropotkine ou Élisée Reclus, défendent à la fois la nature et l’humaine nature contre la dynamique destructrice du capitalisme technologique (qui cherche désormais à industrialiser les origines même de la vie), finissent par être tenus pour des alliés de l’extrême droite.

 

Cet article développe une thèse avancée dans la préface à la réédition de mon livre Le désert de la critique, selon laquelle les militants, politiciens et théoriciens de la déconstruction, notamment ceux qui se rassemblent – abusivement – sous l’étiquette LGBTTQQIAAP [1], seraient les « agents d’acceptabilité sociale » du parti technologiste : les partisans d’un monde intégralement bureaucratisé, en accélération constante, dirigé par la caste de l’avoir, du pouvoir et du savoir.

Dans les milieux rompus à la petite mécanique de la critique sociale de gauche et de gauche extrême, les théorisations queer et trans constituent désormais une niche éditoriale qui « tourne bien ». On a vu fleurir ainsi un communisme ou une écologie queer [2]. Des élus de partis de gauche, parfois candidats à l’élection présidentielle, se sont posés en défenseurs des LGBT et en partisans de l’extension de la Procréation médicalement assistée pour toutes les femmes, afin de détruire le système patriarcal. Des vedettes de la télévision et du cinéma (Nadège Beausson-Diagne, Adèle Haenel) n’ont pas manqué, lors de cérémonies de remises de prix, de glisser quelques mots de soutien aux luttes contre toutes les formes d’oppression et de discrimination. De la nouvelle vague des chanteurs français (Yseult, Mélissa Laveaux) aux séries diffusées sur Netflix, en passant par le film émouvant Petite fille (Sébastien Lifshitz), un nouveau type de revendications et des formes de politisation se font jour, agitant l’épouvantail de la réaction d’extrême droite, familialiste et transphobe, pour se consolider par opposition comme le camp du « progressisme ».

On ne se risquera pas à évoquer une déferlante ou une infiltration tous azimuts. S’en chargent fort bien des ministres pourfendeurs des dérives gauchistes à l’université, bientôt remplacés par ceux-là même qu’ils auraient stigmatisés la veille. Toujours est-il que, si minorité il y a, elle est suffisamment tapageuse pour avoir fait de son vocabulaire, de ses références et de ses causes un passage obligé pour ceux qui s’efforcent de critiquer l’existant. Passage obligé, faut-il préciser, que l’on reprenne les mots d’ordre et mots de passe LGBT ou que l’on cherche à les écarter comme autant d’écrans de fumée obstruant la compréhension de ce qui nous arrive, au premier chef à propos de la reproduction artificielle de l’humain.

Mais par quel bout prendre la chose ? Qu’est-ce qui explique qu’au-delà des revendications gays et lesbiennes, plus anciennes, la question transgenre et le « féminisme » queer aient acquis cette importance – ou plutôt cette « visibilité », puisque c’est à cela que semble désormais se résumer une lutte politique – dans les conflits politiques, y compris parmi ceux qui s’affublent du nom d’« écologistes » ? Entre la force des théories, le battage médiatique, les partenariats internationaux entretenant la propagande en faveur de la « lutte contre toutes les oppressions », la psychologie des militants, les intérêts industriels, une mutation culturelle et anthropologique, il m’est apparu impossible pour le moment d’établir un ordre de priorité. Après tout, en ces matières, peut-être la recherche du « déterminant en dernière instance » est-elle vaine. Dans certaines circonstances historiques, tout conspire, au sens où tout « respire ensemble ». Aussi ai-je choisi de présenter les réflexions qui suivent d’une façon peu usitée, en reprenant le principe de la Monadologie du philosophe Leibniz.

Dans le système de Leibniz, les « monades », autrement dit les éléments du monde, sont dites impénétrables à toute action extérieure, différentes chacune l’une de l’autre, « sans portes ni fenêtres ». Chaque monade offre ainsi une perspective unique sur la réalité. Pour autant, chacune contient aussi dans ses plis la réalité entière et toutes les autres perspectives. Elle est en quelque sorte un monde en petit, appelé à se développer. Si l’on s’en tient à cette analogie imparfaite, chacun des paragraphes suivants, dévoilant un aspect de la collusion entre le mouvement des « minorités de genre » et la fabrication des enfants (par PMA et GPA), se réfractera dans les autres paragraphes. Il éclairera le phénomène global sous un angle appelé à s’élargir par l’apport des autres perspectives. La mosaïque ainsi dessinée (en suivant les renvois marqués par le signe « cf. ») esquissera à mon sens un tableau plus fidèle de l’époque que toute recherche d’une causalité unique.

1.

Un jour de fin d’année dans mon lycée. Je choisis d’aborder le thème de la conscience par la question de l’identité. Par curiosité, je débute par le problème de l’identité de genre. Mes élèves ont une culture générale médiocre, celle que leur a donnée l’école 100 % numérique. Quant à leur acuité politique, ils seraient bien en peine de donner une définition acceptable du capitalisme ou de rattacher la formule « de chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins » à une quelconque philosophie sociale. Par contre, tous connaissent le « non-binaire » Arnaud Gauthier-Fawas, directeur des missions diplomatiques Ambassades pour l’égalité, en soutien des personnes LGBTQI2+, pour sa célèbre réplique « qui vous dit que je suis un homme ? » (cf. § 14), assénée au journaliste Daniel Schneidermann, sur le plateau de l’émission « Arrêt sur images ». La vidéo a « tourné » sur les réseaux sociaux depuis des années, elle relève désormais du bien connu. Je leur montre tout de même la séquence et nous essayons ensuite de comprendre ce que signifie la distinction entre « identité de genre » et « expression de genre » (cf. § 4).

Les réactions, outrées ou compatissantes, sont immédiates. S’il est une mode « rebelle » dans la jeunesse et un sujet de « débat », ils se situent bien autour de ces enjeux (cf. § 6). Ailleurs, plusieurs collègues ont été pris à parti, en début d’année, par des élèves de 16 ou 17 ans leur intimant de les renommer afin de ne pas les « mégenrer ». Souvent pour le temps long de l’année, dans la perspective d’une transformation par thérapie hormonale, plus rarement sur un temps court, les prénoms étant appelés à changer fréquemment afin d’explorer la « variance de genre ». La « déconstruction » est dans l’air du temps (cf. § 11).

2.

Qu’est-ce que « déconstruire » ? Pour le propos qui nous occupe, c’est considérer que ce qui paraît originaire, en l’occurrence la bipartition genrée masculin/féminin, est toujours déjà le produit d’une construction sociale. Sans infliger au lecteur un nouveau rappel de l’histoire de la French Theory, il suffira de remonter au livre Trouble dans le genre (1990) de Judith Butler pour saisir comment fonctionne ce tour de prestidigitation.

Le genre, dit-elle, est toujours activé dans des conduites et un langage, puis incorporé comme une seconde nature (cf. § 11 ; 7). Il est « performé », au sens du philosophe anglais John Langshaw Austin, spécialiste des « actes de langage ». On connaît, parmi les exemples, celui du maire ou de l’ecclésiastique qui marie effectivement les futurs époux en leur disant « je vous déclare maris et femmes » (indice, au passage, pour Butler, de la dimension hétéronormative des analyses d’Austin – qui recourt pourtant à quantité d’autres exemples). Or, si les genres sont les produits d’actes performatifs, ils peuvent être librement subvertis, retournés et déstabilisés. Le genre devient un « artifice librement flottant », dont le Drag Queen est la figure emblématique, montrant combien les identités sont « fluides » et « parodiques » [3].

Mais la « déconstruction » opérée par Butler ne s’arrête pas là. À lire son ouvrage suivant, Ces corps qui comptent (1993), ce n’est pas seulement le genre qui est un construit social. La division des sexes elle-même, clé d’une organisation sociale oppressive pour les minorités de genre, relève pour Butler d’une idée sociale, sans rapport avec la réalité corporelle [4]. La vérité du corps réside dans le pouvoir. Nommer un nouveau-né « fille » ou « garçon », c’est donc produire son sexe en l’enfermant dans une norme. Le titre de l’ouvrage, Ces corps qui comptent, relève de l’escroquerie intellectuelle. La matérialité des corps est toujours seconde, résiduelle, chez Butler. Avec cette introduction au monde réellement renversé, où les représentations et les signes linguistiques créent le réel, on touche au roc philosophique : l’abandon du corps et, plus largement, de l’intégrité de l’organisme vivant relié à son milieu (cf. § 3 ; 16 ; 14).

3.

Green is the new brown : en octobre 2020, l’extrême droite tenait colloque à la maison de la Chimie, à Paris, sur le thème « La Nature comme socle ». Une théoricienne militante alerte sur le péril éco-fasciste [5], remugle du nazisme [6], où l’écologie sert à justifier un « ordre social immuable, régi par des hiérarchies “naturellesˮ entre les peuples et les sexes » (cf. § 17). Telle est notre époque : en raison de certaines collusions historiques indubitables, le concept de « nature » devient un point de butée. Ou un mot de passe. Défendez la « nature », vous voilà assigné à résidence à l’extrême droite.

Depuis John Stuart Mill et son traité La nature (1874), les philosophes ont appris à ne pas confondre naturel et habituel, afin de débusquer dans les références à la « nature » des choses l’argument conservateur établissant que « c’est comme ça ». Argument antinaturaliste qui fait logiquement de Mill un défenseur de l’émancipation des femmes, dans son traité De l’assujettissement des femmes (1869). Cela est vrai et juste, mais réducteur. Car depuis Spinoza peut-être, et plus sûrement les géographes et anarchistes Élisée Reclus et Pierre Kropotkine, se déploie la tradition d’un naturalisme critique qui tient dans les points suivants :

1) la position de principe selon laquelle l’homme n’est pas un « empire dans un empire » mais émerge de la nature ;

2) l’idée selon laquelle cet héritage naturel se manifeste sous la forme de besoins et de capacités intrinsèques qui appellent leur développement et leur satisfaction dans un cadre culturel et social approprié ;

3) la proposition conséquente selon laquelle la nature humaine ainsi considérée constitue une instance critique pour juger la société́ présente et défendre la liberté de tous (cf. § 8 ; 14).

Fasciste, cette position théorique ? Les mots, une fois encore, ont été vidés de leur sens, ce qui est le propre d’une société où règne le « faux sans réplique ».

4.

« En termes biologiques, affirmer que l’agencement sexuel d’un homme et d’une femme est nécessaire pour déclencher un processus de reproduction est aussi peu scientifique que l’ont été autrefois les affirmations selon lesquelles la reproduction ne pouvait avoir lieu qu’entre deux sujets partageant la même religion, la même couleur de peau ou le même statut social. » [7] (cf. § 7)

Entendons bien cette déclaration de Beatriz Preciado (à l’époque), devenue Paul Preciado, penseur le plus influent du « transféminisme », selon le journal Le Monde [8]. Quant à la reproduction, les membres de la « communauté » (qui, une nouvelle fois, n’en a en réalité que l’étiquette) LGBTQ… seraient des minorités discriminées, aux même titre que les Noirs américains privés de droits civiques, les Chicanos ou les Maghrébins contrôlés au faciès ou recalés à l’embauche, aux États-Unis et en France. Elles militent ainsi pour que leur « droit » à la réappropriation technologique de leur patrimoine génétique soit reconnu (cf. § 2 ; 7 ; 16).

Mais l’expression « minorité reproductive », comme la plupart des concepts-choc de Preciado, est insensée. C’est un peu comme si l’on disait, à l’image du coach néerlandais Émile Ratelband qui avait déposé en 2018 une demande en ce sens auprès du tribunal d’Arnhem, que les hommes de 69 ans sont des « minorités séductrices » sur le marché matrimonial, qui auraient alors le droit de rajeunir légalement s’ils se sentent jeunes et affûtés (cf. 1). En réalité, du point de vue reproductif, les LGBTQ… sont différents de fait, pas inégaux. Ce perpétuel passage du fait au droit masque, dans l’argumentaire de Preciado, les violences bien réelles, physiques et psychiques, infligées à de nombreuses mères porteuses [9] ou bien à des transexsuels MF (homme vers femme) désireux d’enfanter, attestant par exemple que leur gynécologue a vu « pousser » leurs ovaires [10].

Quant à la fascination pour la machinisation de l’humain ici exprimée, elle est centrale pour saisir, autant que possible, les sentences définitives de l’icône transféministe.

5.

À l’ombre des marches pour les droits, sous la sophistication des théories déconstructionnistes, loin des projecteurs du spectacle, se tient tout un complexe techno-médical : experts psychiatres, conseillers « aidants » auprès des familles, endocrinologues, obstétriciens, gynécologues, chirurgiens, généticiens, directeurs de centres de dons et de banques de gamètes. Ce n’est pas sans raison que Gena Corea, pionnière de la critique féministe de la PMA et de la GPA, avait choisi l’analogie avec le Projet Manhattan de construction de la bombe atomique américaine, pour rendre compte du déploiement des technologies de reproduction [11]. Il s’agit d’un système global dont l’avancée s’effectue depuis différentes spécialisations scientifiques, dans le but d’accumuler et de réinvestir le capital mis en circulation. Un enchevêtrement de volontés de puissance (cf. § 10 ; 17), qui ne peut voir dans les réfractaires encore attachés à la naissance naturelle (un pléonasme) qu’un obstacle à écraser.

6.

Cela n’a apparemment rien à voir, mais j’apprends en me documentant que Pap N’Diaye, nouveau Ministre de l’Éducation Nationale, est « alumnus Fullbright », du nom de cette bourse d’études sélective destinée aux étudiants, chercheurs ou enseignants français souhaitant effectuer une mobilité aux États-Unis avant de revenir dans leur pays en importer les recettes sociales et économiques. Tout comme Alice Coffin, députée EELV, apôtre de la PMA pour toustes, déçue par François Hollande, sans doute rassurée par Macron dont l’assemblée aux ordres a adopté la loi de bioéthique en 2021 ouvrant le droit aux techniques d’assistance médicale à la procréation, FIV comprise, à toute personne qui en fera la demande. Une élue « écoféministe » (cf. § 17), appelant dans son livre Le génie lesbien à se débarrasser une bonne fois des pères et du Père, au sens psychanalytique.

Les partenariats franco-américains sont efficaces, pour former les futurs managers politiques, hauts fonctionnaires, intellectuels, agents de la substitution du thème de la « diversité » à la question sociale. Sur ce point, le rapport Terra Nova « Gauche : quelle majorité pour 2012 » avait tout dit, en incitant la gauche à se faire inclusive, abandonnant les ouvriers pour privilégier l’ouverture aux différences. Ce qui permettait également de baliser le champ de la politique spectaculaire, en octroyant à l’extrême droite quelques parts sur le marché de la diversité. On ne sera donc pas surpris de voir dans la liste des anciens Young Leaders de la French-American Foundation (association d’amitié diplomatique et culturelle créée en 1975 à l’initiative de Gerald Ford et Valéry Giscard d’Estaing), outre Éric Fassin, traducteur et introducteur en France de Judith Butler (cf. § 11), et Emmanuel Macron, François Hollande lui-même (à l’époque où, à l’ENA, il se faisait nommer plaisamment « Jean-François Trans ») et Nicolas Dupont-Aignant (cf. § 16). Du capitalisme technologique, il n’est plus besoin de parler.

7.

C’est dans les mots que nous pensons. Or, la novlangue des droits et de la liberté, dans laquelle s’expriment les tenants de la reproduction artificielle de l’humain, orchestre des disparitions conceptuelles. Voyez plutôt : « projet » ; « gestatrice » ; « maternité de substitution gestationnelle » ; « utérus de substitution gestationnel » ; voire, pour les plus inventives, telles la théoricienne queer Sophie Lewis, « individu non-binaire enceint ». Jamais n’apparaît le mot « femme » [12]. Autant pour l’unité de la bannière LGBTQ…

En disciple de Donna Haraway, qui soutenait dans son Manifeste cyborg qu’« il n’y a rien dans le fait d’être une femme qui puisse créer un lien naturel entre les femmes », Sophie Lewis appelle à généraliser et communiser la gestation par autrui, dans le but de déconstruire la parenté en tant que système bisexué, résultat logique de la dénaturalisation du lien entre la mère et l’enfant (cf. § 2 ; 16) [13]. Il s’agit donc selon elle de modifier à terme le langage et les représentations du réel (cf. § 4). Autrement dit, ne plus parler de « femme » pour évoquer la grossesse. Tel est le sens de l’idéalisme linguistique (cf. § 2) : les mots feraient apparaître ou disparaître les choses, à loisir : la femme exploitée dont, comble de la domination patriarcale, l’utérus est loué, s’efface au profit de la « gestante travailleuse » luttant pour le droit de contractualiser librement son corps. Le préalable de cette opération de vaporisation du réel tient évidemment dans le principe selon lequel la nature n’existe pas.

8.

Colette Chiland (1928-2016) était psychiatre et psychanalyste, professeur d’université. Elle a collaboré, dans son travail de clinicienne, avec Robert Stoller (1925-1991), psychanalyste américain, spécialiste de l’identité sexuelle, qui a établi au cours de ses recherches la distinction entre sexe et genre. Colette Chiland a travaillé essentiellement avec des transsexuels, majoritairement MF (masculins vers féminins), un peu moins FM (féminins vers masculins) – ce qui représente déjà une expérience différente –, cherchant à se réassigner à l’autre sexe, ou ayant déjà subi une hormonothérapie. Elle a donc moins traité des transgenres, actifs dans le milieu militant, qui se disent davantage fluides et ne cherchent pas nécessairement de transformation physique.

Son expérience auprès des patients lui fait pointer avec gravité le « drame existentiel » qui les accable (cf. § 10). Elle rejoint même sur ce point la Judith Butler de Défaire le genre (2004), infléchissant sa réflexion du côté des vies vulnérables en prise aux abus de la médecine. La psychiatre en conclut ceci : on peut transformer un homme en femme sociale, et une femme en homme social. Mais assez souvent le transsexuel dénie la réalité biologique, en se voulant femme ou homme depuis la naissance. Les progrès techniques de la médecine et l’encouragement des médias ont donné l’illusion que c’était possible (cf. § 17). Pourtant :

« L’acceptation de la finitude est une condition de la sérénité, elle ne peut résulter que d’un cheminement individuel et volontaire. On pourrait travailler avec celui qui le demande à élucider pourquoi son sexe lui est inacceptable et à lever cette impossibilité de consentir à l’acceptation d’une réalité que l’on ne peut pas changer. L’offre médicale de conversion de sexe ne le pousse pas à cette demande, elle l’enferme dans son rêve. » [14]

Il pourrait s’ensuivre une réflexion profonde et digne sur la constitution de l’identité personnelle (cf. § 19), l’unité du psychisme, la corporéité entre corps objectif (la part de matière qui occupe une portion de l’étendue) et chair (le corps éprouvé du dedans par un vivant sensible), mais c’en est déjà trop pour les théoriciens et activistes queer.

Victime d’une opération d’intimidation dès 7 heures du matin, orchestrée par des activistes d’Act Up, Colette Chiland a également été traînée dans la boue par Libération et salie par le sociologue Sam Bourcier, écrivant dans sa trilogie Queer Zones qu’en passant des « images de Colette Chiland en train de baiser », « l’on assiste après moults vomis à des déshétérosexualisations et à des sorties de la pensée binaire durables et assez encourageantes » (cf. § 16) [15].

Verdict : le rappel élémentaire du réel du corps relève de la « transphobie moralo-mystique » pour les prisonniers de l’idéologie queer. Où « transphobe » signifie en réalité « tais-toi ! ». Il resterait alors à déterminer où se situent les vrais fascistes de notre temps (cf. § 3).

9.

À bas la GPA commerciale ! Tel est le cri anticapitaliste de Sophie Lewis (cf. § 18) :

« Concrètement, qu’est-ce que la gestation de substitution commerciale ? C’est un moyen par lequel le capitalisme exploite la grossesse avec plus d’efficacité pour des gains privés en utilisant, oui, des équipements techniques récents, mais aussi les “technologies” éculées d’un service émotionnel et charnel à sens unique – les sentiers battus du commerce inégal. » [16]

En d’autres termes, notre activiste et sociologue queer n’a rien contre un commerce équitable de la « maternité de substitution ». Dans la mesure où la dissociation entre gestation et maternité subvertit les normes familiales, elle est une conquête anti-patriarcale : une mère n’est pas qu’un ventre. Notre activiste oublie néanmoins qu’une telle dissociation ne peut exister que si une autre femme est un ventre pour la mère, ainsi délivrée par assistance technologique et contrat marchand d’une corvée exigée par la marâtre nature. Sophie Lewis a bien appris à l’école de la féministe radicale canadienne Shulamith Firestone, écrivant dans son Dialectic of sex en 1970 que faire un enfant était semblable à « chier une citrouille ».

Mais tout travail mérite juste salaire et conditions correctes. Le communisme queer milite ainsi pour un statut légal des « travailleuses gestationnelles ». C’est un problème, en effet, que le processus de fabrication du produit soit fragmenté à l’international, l’insémination se faisant par exemple dans un pays comme l’Inde, pendant que la gestation s’effectue au Kenya (cf. § 16), avant que la livraison du bébé ne s’effectue ailleurs encore. Lewis requiert une responsabilité collective tout au long de la chaîne de production de l’enfant (cf. § 13). Tout est à nous, contre les bourgeois qui s’approprient en toute légitimité les bébés.

Pour le reste, l’idée même de « parents contractuels » ne concerne pas des anticapitalistes de cette trempe. Après tout, bien qu’il puisse être le riche exploiteur d’une pauvre femme de couleur, il n’en demeure pas moins que le parent d’« intention » a « intensément désiré, planifié et financièrement investi » dans son enfant livré [17].

10.

Faisons une hypothèse spéculative : dès le plus jeune âge, des conseillers en réassignation de genre soumettent aux familles un diagnostic de transgenrisme et les orientent vers les thérapies hormonales. Avant douze ans, on administre à l’enfant des inhibiteurs de puberté, puis des hormones de l’autre sexe à partir de seize ans. Quels pourraient être les effets secondaires ? Stérilité, handicaps de certains enfants nés à la suite de transformations, pénis non érectiles et insensibilité au plaisir sexuel, entre autres (cf. § 8).

Dans ces conditions, que resterait-il pour assouvir le « désir d’enfant », sinon la procréation médicalement assistée, jusqu’à l’utérus artificiel (la solution progressiste du biologiste communiste et eugéniste John B.S. Haldane, en 1923, dans son Dédale ou la science de l’avenir) ? Où l’on voit comment se déploie un continuum technologique, depuis les conseils en thérapie hormonale jusqu’à la reproduction artificielle de l’humain. Logique d’auto-accroissement de la technique, comme Ellul l’avait vu dès 1954 dans La technique ou l’enjeu du siècle (cf. § 5 ; 17).

À vrai dire, un manuel américain destiné aux parents, intitulé The Transgender Child, s’engage tout à fait dans cette direction. Selon ses auteurs, Stephanie Brill (membre de la communauté butch/ trans) et Rachel Pepper, lorsqu’une petite fille de dix-huit mois prononce les mots « moi garçon », ou qu’un garçon de deux ans répète qu’il est une fille, ces réponses ne changeant pas durant quelques années, il est à peu près certain que les parents se trouvent en présence d’un transgenre (cf. § 16). Méfiez-vous si votre fils se met à préférer des slips ornés de fleurs, ou si, à partir de deux ans, il se met à refuser les jouets de garçons. Attention si votre fille d’un an déchire sa robe à coup de ciseaux lors de son anniversaire.

Les conseillers redoublent de précaution au moment d’évoquer le passage à la transformation pour les jeunes gens. Mais ils ne peuvent parler d’autre langage que celui des droits, pour foncer vers la délivrance par la technologie : une conquête serait le droit à un traitement médical pour tous, car pour beaucoup de transgenres il n’est pas d’option supplémentaire entre mener une vie décente après opération et ne pas continuer à vivre du tout [18].

La militante lesbienne Sheila Jeffreys, professeur de sciences politiques à l’université de Melbourne, dans un pays en pointe dans la défense des droits des transgenres, n’a guère de mal à démontrer que cette hâte à médicaliser les enfants comme des patients transgenres reconduit des clichés sexistes éculés tout en portant atteinte aux homosexuels, dont l’orientation sexuelle ne semble plus être une option rentable pour le système technicien. Et de se livrer à son tour à une hypothèse spéculative, en établissant un parallèle entre les législations eugénistes (cf. § 16) du début du XXe siècle qui ciblaient l’homosexualité comme une tare génétique et la nouvelle ingénierie sociale développée au nom du droit des transgenres à s’accorder avec leur identité ressentie [19].

11.

En 2002, Judith Butler a gagné le premier prix du Concours annuel de mauvaise écriture sponsorisé par la revue Philosophy and Literature. Je regrette de n’avoir connu ce fait lorsqu’un universitaire foucaldien m’a fustigé pour la hauteur avec laquelle je considérais les lecteurs de la théoricienne, puisque j’avais eu le malheur d’écrire qu’elle était illisible, y compris pour une majeure partie du public cultivé. Il faudra que ce brillant professeur s’attaque alors à Martha Nussbaum, qui n’est pas franchement une ennemie du constructivisme et qui, sans nier des aspects suggestifs dans l’œuvre de Butler, se demande elle aussi à qui sa philosophie peut bien s’adresser. Pas au public cultivé, ni aux chercheurs en philosophie. Trop lourde et riche en présupposés de lecture dans un cas, trop allusive et nébuleuse dans l’autre.

Il ne reste qu’une seule niche, celle de « jeunes théoriciennes féministes » soumises au ton oraculaire de la philosophe. Cela jette une certaine lumière sur la position sociale, la rigueur intellectuelle et les intérêts matériels des sectateurs et sectatrices de Judith Butler. La petite bourgeoisie avide de théorisation extrémiste s’inscrit en sociologie (cf. §1) et s’encanaille en prônant la subversion des normes et la prolifération des identités au sein du cadre inchangé du capitalisme technologique. Pendant ce temps, des femmes en chair et en os continuent, partout dans le monde, de subir des atteintes à leur humaine nature :

« Les performances parodiques sont certainement très agréables quand vous êtes une universitaire établie occupant un poste important dans une université libérale. Mais voici le point où la focalisation de Butler sur le symbolique et son dédain pour le côté matériel de la vie deviennent un aveuglement fatal. Pour des femmes affamées, illettrées, privées de leurs droits civiques, battues, violées, il n’est ni séduisant ni libérateur de rejouer, même parodiquement, les conditions de la famine, de l’illettrisme, de la privation des droits civiques, de la violence et du viol. Ces femmes sont plus intéressées par l’accès à la nourriture, à la scolarisation et par leur droit au vote et à l’intégrité de leurs corps. » [20]

12.

Selon ses thuriféraires, la reproduction artificielle de l’humain, notamment la GPA, ouvre des possibilités pour dénoncer les normes de genre. Parmi celles-ci, le lien maternel, considéré comme une illusion. Les critiques de la GPA soulignent au contraire la déshumanisation induite par la rupture de ce lien charnel établi entre le fœtus et la mère durant la grossesse. Pour une « féministe » déconstructionniste, considérer qu’une femme qui porte un enfant éprouve de fait des émotions de mère relève de l’« idéalisation-universalisation-naturalisation de la maternité » [21].

Dans la reproduction artificielle de l’humain, seul compte le « sang », autrement dit les gènes : soit les siens propres, soit ceux d’autres que soi, dûment sélectionnés après délibération sur le « projet parental ». L’organisme de la mère porteuse n’en est alors plus un. Il devient un simple « véhicule » pour l’action des gènes (cf. §16), pour citer le sociobiologiste Richard Dawkins, réductionniste fanatique pour qui la génétique des populations tient, en quelque sorte, la culture en laisse [22].

Vertigineux renversement de situation : quand vient le temps de la reproduction artificielle de l’humain, les partisans du constructivisme social se rallient à la vision la plus dure de l’hérédité, celle qui remonte à August Weismann (1834-1914), postulant l’indépendance du plasma germinal par rapport au cytoplasme. La lignée scientifique représentée par Weismann aboutit à la théorie chromosomique de l’hérédité, puis à la génétique des populations, visions machinales de l’être vivant qui, un peu partout en Europe dans la première moitié du XXe siècle, supportent des législations eugénistes.

Là contre, c’est par exemple tout le mérite d’un Pierre Kropotkine, théoricien anarchiste de l’entraide et naturaliste, que d’avoir insisté sur les rapports incessants entre l’organisme et le milieu. Contre les eugénistes de son époque, Kropotkine a eu l’intuition de ce que l’on appellera par la suite « plasticité phénotypique », au sein de la théorie épigénétique [23].

Or, l’épigénétique moderne montre que la mère qui porte l’enfant, tout comme une mère porteuse, ont une influence sur le devenir de l’enfant, indépendamment de l’information génétique contenue dans l’ADN (cf. § 3 ; 8 ; 19). Même si le matériau génétique ne provient pas de la mère porteuse, le séjour dans le ventre maternel a une conséquence directe sur la santé du nouveau-né [24].

Les législations contractuelles stipulant la nécessité de veiller au « bien-être » de l’enfant entrent ainsi en contradiction avec les liens affectifs prénataux que révèle une conception relationnelle du corps dans son milieu. Le symbolique se réduit au biologique.

13.

Contrat de location :

« La mère porteuse et son mari doivent s’engager à ne pas avoir de rapports sexuels avant le transfert de l’embryon jusqu’à ce que la grossesse soit confirmée, après quoi ils le peuvent à nouveau, mais uniquement dans le cadre de leur relation et si le médecin n’y voit pas d’objections. Pas de tabac, pas de tabagisme passif, pas d’alcool, de la caféine seulement une fois par jour, pas de jacuzzi, pas de viande ou de poisson cru.

À la demande du client, la mère porteuse doit se soumettre à des tests de dépistage de consommation de drogues et d’alcool. Pas de nouveau tatouage, pas de piercing, pas de Botox, pas de voyage à l’étranger, pas de déplacement hors de Californie après vingt semaines, pas de transport de charges lourdes (« y compris d’enfants »), pas de litière pour chat, pas d’autobronzant ou de salon de bronzage, pas de spray anti-moustiques. Il faut également éviter les laques pour cheveux et les vernis à ongles.

La mère porteuse doit tenir la cliente régulièrement informée de la grossesse en cours, lui envoyer des courriels, l’appeler, la rencontrer, lui envoyer des photos. Les tests génétiques prénataux et le diagnostic prénatal vont de soi. La réduction embryonnaire et l’avortement ne sont pas obligatoires à moins que le médecin ne les juge indispensables. » [25]

On ne fera pas l’injure aux théoriciennes communistes queer de revenir en Languedoc au XIIIe siècle, chez Pierre de Jean Olivi dans son Traité des contrats, pour établir que le document ci-dessus représente bel et bien une pièce centrale de rapports sociaux capitalistes (cf. § 9 ; 15) : la codification d’une relation marchande, indépendamment de son contenu.

14.

En Espagne, une proposition de loi sur l’identité de genre queer stipule le « droit à l’autodétermination de l’identité sexuelle et de l’expression de genre (cf. § 1) dans le respect de l’autonomie et de la liberté de chaque personne d’être et de manifester quel est son sexe ressenti et quelles sont les pratiques à réaliser sur son corps » (proposition de loi 122/ 000191 du 2 mars 2018 sur la protection juridique des personnes trans et le droit à l’autodétermination de l’identité sexuelle et de l’expression de genre).

Mon corps, mon choix. Mais ai-je un corps ou suis-je mon corps ? Le mouvement transidentitaire considère le corps comme une surface objective sur laquelle il serait possible de réaliser des « pratiques » en fonction de l’identité ressentie (réassignation de genre/ désassignation) (cf. § 2). Le tout sans se soucier apparemment d’éventuelles répercussions psychiques, comme si l’esprit et le corps étaient dissociés (cf. § 8). Dualisme métaphysique qui rappelle les plus anciennes traditions gnostiques et perdure jusque dans les visions cyberpunk contemporaines du transhumanisme, pour qui la matière est le mal et le corps de la pure « viande » [26].

La formule « mon corps, mon choix » devient le prétexte à un retournement, inscrit dans le Droit et le discours, de la matérialité sensible de notre être, donnée par la naissance. Le questionnement radical sur le miracle de la naissance montre qu’elle n’est pas simplement venue d’un être dans le monde, posé là comme une portion d’étendue, que l’on pourrait laisser en place ou ôter de l’espace extérieur, mais bien venue à soi d’une chair qui s’éprouve dans la vie. Dès le premier souffle, avant même de saisir l’extériorité du monde, se trouve une vie enveloppée en elle-même, donnée à elle-même et sentante (cf. § 2). Naître nous dote ainsi de deux corps, pour le dire avec les mots du philosophe Michel Henry :

« Le corps mondain n’est possible qu’une fois présupposée une chair d’ores et déjà révélée à soi-même comme chair vivante dans l’autorévélation pathétique de la vie. » [27]

En résumé, si nous sommes nos corps (au sens de la « chair »), c’est en tant qu’êtres nés, issus de la vie vivante. Un être planifié, issu de matrices organiques louées comme des choses ou d’une machine elle-même (dans le cas de l’ectogénèse), ne viendrait donc pas dans la vie, mais dans un milieu technicisé. La réification propre au « projet parental », qui utilise le corps comme une propriété privée, ne peut engendrer que les rouages d’une grande Machine (cf. § 15 ; 18).

15.

On ne peut rien contre le désir d’enfant. Chacun, chacune, ou quelque autre personne qui ne se reconnaîtrait pas dans la binarité de genre, a le droit de désirer un enfant. Par conséquent, il faut mettre en œuvre les conditions juridiques d’un droit à l’enfant, idéalement pour quiconque. Dans le cas contraire, il s’agirait donc d’une discrimination. Que répondre à cet argument massue, car émouvant, du « désir d’enfant » ? De quelque côté qu’on aborde le problème, il confronte les « progressistes » à la contradiction.

Défini comme une puissance de l’être humain, qui le meut vers des buts, le désir est souvent tissé de représentations culturelles, d’anticipations imaginaires, de significations sociales cristallisées. En tant qu’il relève de la représentation, il pourrait se rapprocher de la volonté et du projet, au sens de la projection existentielle dans le futur. Dès lors, si mon projet détermine le droit (c’est bien ce que semblent entériner les notions de « projet parental » et de « parents d’intention »), alors les montages normatifs par lesquels la vie collective se soutient se réduisent à la puissance de ma volonté. Une réduction en plein accord avec l’individualisme néo-libéral (cf. § 9 ; 13), critiqué, jusqu’à preuve du contraire, par la gauche déconstructionniste.

Mais le désir relève aussi d’un fond vital, pulsionnel, affectif, qui soulève émotionnellement l’individu qui en fait l’expérience. Bref, le désir relève pour une bonne part de notre nature. Sinon, pourquoi souligner qu’il faut comprendre (au sens de compatir) la souffrance de qui désire des enfants sans être en mesure d’en concevoir ? Dès lors, si l’on justifie un droit à partir du désir, on tombe dans le « sophisme naturaliste », ce raisonnement trompeur qui, de ce qui est par nature, infère ce qui devrait être dans le champ moral et juridique [28].

Autrement dit, ce n’est pas parce qu’un désir est puissant qu’il est systématiquement juste de le traduire en un droit. Pour un constructiviste conséquent (cf. § 16), comme devrait l’être le partisan de la PMA et de la GPA, l’argument qui, du désir fait dériver un droit, devrait donc être irrecevable.

16.

Il faut dynamiter l’ordre moral, s’émanciper une bonne fois de la bête immonde (cf. § 8) : famille, je vous hais ! Le transféminisme présente son combat en faveur des technologies de reproduction comme le prélude d’une révolution des mœurs, libérées du poids de la famille nucléaire et de son entité autoritaire, le père (cf. § 2 ; 4 ; 6). Le terrain du spectacle fait le reste pour accréditer cette cause. Voyez plutôt : Marine Le Pen n’est pas hostile à la PMA, donc aux banques de gamètes, aux laboratoires spécialisés dans le séquençage génétique des embryons, aux plateformes d’enregistrement des données génomiques, grassement financés par l’État. L’essentiel est qu’elle se déroule « avec père ».

Dans ces conditions, les progressistes ont la partie belle pour dénoncer la crispation sur une forme familiale « traditionnelle » où les enfants sont le fruit de l’union d’un « papa » et d’une « maman ».

Il est trop facile d’aligner les exemples issus de l’anthropologie culturelle pour déconstruire le modèle « familialiste » : chez les Nuer du Soudan, une femme stérile est considérée comme un homme ; son prestige peut lui faire épouser une femme qui sera fécondée par un ami ou un voisin, mais ce dernier ne sera que le géniteur de l’enfant. C’est la femme stérile qui en sera le père social et juridique ; si un homme meurt sans héritiers mâles, il est bien vu qu’il soit quand même marié, comme un fantôme, avec une femme qui sera engrossée par un frère ou un des proches du défunt issu du même lignage. À Hawaï, la condition d’adolescent peut se prolonger jusqu’à vingt ou vingt-cinq ans, en attendant, selon certaines dispositions de succession foncière, de prendre la place de l’occupant en titre d’une maisonnée. En attendant, hommes et femmes folâtrent librement, mais tous les enfants nés de ces relations seront soumis à l’infanticide. Lorsqu’ils prendront enfin possession d’un foyer, ils auront des enfants adoptifs procréés par d’autres qu’eux [29]. Etc.

Mais, précisément, ces peuples « premiers » honorent la dimension symbolique de la condition humaine en ne superposant pas le père ou la mère et le géniteur ou la génitrice, puis en pratiquant l’adoption (cf. § 10 ; 16). Il ne leur serait jamais venu à l’idée de programmer leur progéniture comme n’importe quel autre produit industriel, et d’en étaler le processus de fabrication en diverses étapes techniques. Cela, n’en déplaise au transféminisme « décolonial » (cf. § 9), n’est devenu pensable que dans le cadre de la rationalité industrielle consolidée en Europe aux XVIIe et XVIIIe siècles (Pays-Bas, Angleterre), puis exportée aux Etats-Unis [30].

L’adoption est une éventualité, certes coûteuse en protocoles (mais sans doute pas davantage que pour la PMA et la GPA, sans compter qu’elle épargne l’intégrité physique des femmes), qui reste très peu abordée dans les débats autour de l’industrie procréative. D’où un énième renversement pour les chantres du progrès des mœurs. En minorant la solution de l’adoption, c’est encore un désir teinté d’eugénisme qui se manifeste : celui d’obtenir un enfant de son sang ou, à défaut, si l’on recourt à des gamètes étrangers, de contrôler le processus de production en feignant de croire qu’il s’il ne s’agirait pas, en définitive, d’une forme dégradée d’adoption (cf. § 10 ; 12) [31]. Dans les deux cas, une même volonté de puissance par la technoscience, qui constitue le front principal à dénoncer, par-delà la polarisation médiatique extrême-droite réactionnaire / gauche transgressive.

17.

Au principe de la cosmogonie hésiodique est la parthénogenèse : Gaïa extirpe d’elle-même, vierge de toute semence, Ouranos et Pontos. Dans un autre mythe, l’enfant d’Hermès et d’Aphrodite, Hermaphrodite, subit l’étreinte de la nymphe Salmacis pour ne plus former avec elle qu’un seul être bisexué. Quant à Platon, il présente dans Le Banquet son mythe de l’androgyne. Les ancêtres de l’espèce humaine étaient de trois genres : mâle, femelle, androgyne, chacun d’eux étant double, doté de quatre mains, quatre pieds, deux visages et deux sexes, dont un sexe mâle et un sexe femelle pour l’androgyne. Cela avant l’assaut d’hybris de ces créatures prodigieuses, châtiées d’un sectionnement (sexus) par Zeus, impliquant la nécessité d’un accouplement pour perpétuer l’espèce.

Bref, du plus profond des mythes se manifeste, pour ainsi dire, l’imaginaire trans, jusqu’aux traditions carnavalesques avec leur éloge du déguisement, leur goût pour le monstrueux et l’ambiguïté sexuelle (« je suis un monstre qui vous parle », annonce Preciado dans son dernier ouvrage). Voyez ce chef-d’œuvre du maniérisme qu’est la Vieille femme grotesque, de Quentin Metsys, entre 1525 et 1530.

Mais avec la technologie vient la tentation du passage à la limite. Ce que les mythes déplaçaient dans le ciel poétique, la technologie cherche à le réaliser sur terre, dans une promesse de délivrance des limites de la condition humaine. Ainsi, la technologie n’est pas simple résultante d’une théorisation scientifique ; pas plus qu’elle ne se réduit à prolonger l’organisme humain. Sa genèse est tout autant existentielle ou métaphysique : elle s’enracine dans les rêves de l’humanité, dans notre aspiration à la démesure (cf. § 5).

Dès lors se pose, à propos des technologies procréatives, la question de la désymbolisation. Descendues dans le réel, les transcendances rêvées prennent l’aspect de leurres. La délivrance illusoire d’une contrainte de notre condition humaine, la division sexuée, débouche sur une dépendance intégrale aux dispositifs techniques (cf. § 8 ; 10) [32]. La mère matière, origine de toutes les formes naturelles (comme la partie de l’arbre qui donne naissance aux rejetons), devient une matière-matériau au service du « vir faber prométhéen » : le principe mâle qui travaille la matière pour en extraire, à satiété, du machinal. Une obsession viriliste (cf. § 3 ; 6).

18.

Une communiste queer au-dessus de tout soupçon, au sujet de l’élevage indifférencié des enfants fabriqués :

« Si les bébés étaient universellement pensés comme découlant de la responsabilité́ de chacun·e et de toutes et tous indifféremment, “n’appartenant” à personne, la gestation ne générerait aucun profit Pourrait-on encore parler de GS [gestation pour autrui] dans cette situation ? La question ne serait-elle pas tout simplement : comment appréhender au mieux la production de bébés vers une prise en compte de besoins et de désirs collectifs ? […] De manière à la fois terrifiante et exaltante, cela murmure la promesse d’un monde commun reproductif partagé. » [33]

L’écrivain manosquin qui a inventé la critique anti-industrielle en France tout en traînant une réputation injuste de « collabo », au sujet du totalitarisme technicien de son époque, en Allemagne comme en Russie :

« Après la maternité du haras, la maternité chirurgicale donnera à l’enfant sa deuxième naissance ; sa naissance logique. Il était né pour l’univers, il naîtra pour la technique. Il ne restera pas de monstrueuse dualité en lui. Il sera techniquement la forme formée de l’usine à laquelle il devra appartenir. Il y a des spécialistes industriels, il sera un spécialiste organique. La technique ne courra plus le danger d’être discutée par le malheur. Le malheur venait du désaccord entre la chair naturelle et la technique. La chair sera mise chirurgicalement d’accord. Elle n’aura plus d’autre bonheur que cet accord. […]

Les transformations dans la chair s’exécuteront sur des enfants frais, tout de suite après la naissance. La mortalité sera sans doute de quinze pour cent au moment de l’opération et de vingt pour cent en plus par la suite, mais le système du haras, supérieur à celui de la famille (cf. §16), fournira une matière première suffisamment abondante dont on pourra encore accélérer la production en usant de fécondations artificielles en série (cf. § 14). » [34]

19.

Peu importe d’où l’on vient, l’important est de savoir où l’on va (cf. § 3 ; 8 ; 12 ; 16 ; 18). Ainsi parle le « progressiste ». Suiveur « juste milieu » de l’accélération technologique, il se référera aux études qui « prouvent » qu’une venue au monde par PMA et GPA ne cause en moyenne pas plus de tort à la maturation des enfants qu’une naissance par voie naturelle. Au-delà de ce positivisme à courte vue, c’est la trajectoire dessinée par la normalisation de la reproduction artificielle qui importe : celle d’un technotope où, en lieu et place d’origines (historiques et personnelles), les enfants auront des fondements (abstraits, relevant de processus techniques standardisés et de bidouillages sur le génome).

Du point de vue des droits de l’enfant, l’industrie procréative dépersonnalise et déshumanise. Un produit n’a ni passé ni mémoire, il doit par contre trouver des débouchés pour circuler et être consommé. Or, sans « souvenance », c’est-à-dire sans surgissement du passé, toujours en réserve d’éclairer le présent, il n’est pas d’avenir possible. Pour les simples humains, nés et non pas fabriqués, c’est en sachant d’où l’on vient que l’on s’oriente vraiment quelque part [35].

20.

Si, comme cela devrait être le cas, les écologistes défendent la nature et, indissociablement, l’humain comme être libre à l’intérieur des contraintes naturelles ; si, par ailleurs, ils acceptent un matérialisme organique et vitaliste, alors ils doivent dénoncer de toutes leurs forces la reproduction artificielle de l’humain, et critiquer ses agents d’acceptabilité sociale.

Renaud Garcia enseigne la philosophie aux lycéens marseillais
et participe au collectif Ecran total, contre la numérisation de nos vies ;
ainsi qu’à L’Inventaire, revue de critique sociale et culturelle.
Derniers ouvrages parus : Le désert de la critique (L’Echappée, 2021),
et Notre bibliothèque verte (Service compris, 2022).

 

Article publié dans
la revue Ecologie et Politique n°65,
Les enfants de la machine
novembre 2022.

 


[1] Pour citer une nomenclature américaine déjà datée : lesbian ; gay ; bisexual ; transgender ; transexual ; queer ; questioning ; intersex ; asexual ; allies ; pansexuals.

[2] C. Lecerf Maulpoix, Écologies déviantes. Voyage en terres queers, Cambourakis, 2021. Repris aussitôt dans le journal officiel de la technocratie, Le Monde, par C. Folliot : « “Ecologies déviantesˮ : périple dans l’activisme climatique queer », 19 novembre 2021.

[3] J. Butler, Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, La Découverte, Paris, 2005, p. 261.

[4] J. Butler, Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du « sexe », Amsterdam, Paris, 2009.

[5] Lise Benoît, « Green is the new brown : poussée “ écologique” à l’extrême droite », revue Terrestres, 2 novembre 2020.

[6] Pour aborder avec davantage de circonspection la notion d’ « écofascisme » et évaluer le contenu réel de l’idéologie nazie, dont la régression « écologique » masque le culte moderniste de la technologie, on se reportera à Jeffrey Herf, Le Modernisme réactionnaire : haine de la raison et culte de la technologie aux sources du nazisme [1984], Montreuil, L’échappée, 2018.

[7] Libération, 28-29 septembre 2013.

[8] Z. Dryef, « Paul B. Preciado, la révolution du genre », Le Monde, 25 juin 2021. [Rappelons que Preciado a enfin trouvé la « liberté » auprès de l’entreprise de luxe Gucci® en novembre 2020 en participant au Gucci Fest, une série de courts métrages ayant pour but d’explorer « les possibilités de la mode dans l’environnement des corps non normatifs et des sexualités dissidentes » ; NdE]

[9] Droits souillés par une destruction préalable, que G. Corea appelle « Junk Liberty » dans sa déclaration devant le Comité judiciaire de l’Assemblée de Californie le 5 avril 1988. Voir A.-L. Stoica-Deram et M.-J. Devillers. Ventre à louer. Une critique féministe de la GPA, L’Échappée, Montreuil, 2022, p. 23-25.

[10] Faits issus de la clinique de patients transexuels, rapportés par C. Chiland, Changer de sexe, illusion et réalité, Odile Jacob, Paris, 2016 (2011).

[11] G. Corea, « Le projet Manhattan de reproduction », Les Cahiers du Grif n°36, De la parenté à l’eugénisme, 1987, p. 133-146.

[12] L. Venegas, « Comment la novlangue élimine symboliquement les femmes », Ventres à louer, op.cit., p. 215-222.

[13] D. Haraway, Manifeste cyborg et autres essais, Exils, Paris, 2007, p. 39. Puis S. Lewis, Full Surrogacy Now: Feminism Against Family, Verso, London, 2019.

[14] C. Chiland, Changer de sexe, illusion et réalité, op.cit., p. 275.

[15] H. Hazera, « Une trans à “Libé”, c’était hier », Libération, 17 octobre 2013. Puis S. Bourcier, cité par F. Ollier, L’homme artefact. Indistinction des sexes et fabrication des enfants, Alboussière, QS? Éditions, Alboussière, 2019, p. 90.

[16] S. Lewis, Full Surrogacy Now: Feminism Against Family, op.cit., p. 17-18.

[17] Ibidem, p. 117.

[18] L. St John, « Interview: Stephanie Brill and Rachel Pepper », 20 janvier 2010, lambdaliterary.org.

[19] S. Jeffreys, Gender Hurts. A feminist Analysis of the Politics of Transgenderism, Routledge, London, 2014, p. 123-141.

[20] M. Nussbaum, « Le professeur de parodie », Raisons politiques, 2003/4, n°12, p. 124-147 (p. 141 pour la citation).

[21] J. Falquet, préface à S. Federici, Aux frontières du corps, Divergences, Paris, 2020, p. 16.

[22] R. Dawkins, Le gène égoïste, Odile Jacob, Paris, 2003.

[23] R. Garcia, De Darwin à Lamarck. Kropotkine biologiste,

[24] E. M. Bachinger, « Il n’y a pas de droit à l’enfant », Ventres à louer, op.cit., p. 270.

[25] Ibidem, p. 264.

[26] Voir par exemple le roman fondateur du mouvement cyberpunk, de W. Gibson, Neuromancien (1984).

[27] M. Henry, Incarnation. Une philosophie de la chair, Seuil, Paris, 2000, p. 195.

[28] G. E. Moore, Principia Ethica, Paris, PUF, 1998.

[29] Exemples tirés de M. Sahlins, Critique de la sociobiologie, Gallimard, Paris, 1980.

[30] Lire à ce sujet, par Tomjo & Pièces et main d’œuvre, la série d’études Bleue comme une orange, <piecesetmaindœuvre.com>.

[31] Ainsi que le fait remarquer A. Jappe, qui évoque, au sujet de cette éviction du symbolique, la mise en œuvre d’une zoologie médicalement assistée : « Le droit à l’oncle », Sous le soleil noir du capital, Albi, Crise & Critique, Albi, 2021, p. 427-436 (p. 433 pour la citation).

[32] C’est la thèse du philosophe J. Brun dans Le rêve et la machine. Technique et existence, La Table ronde, Paris, 1992. Voir notamment le chapitre IV, « Matière et féminité ».

[33] S. Lewis, Full Surrogacy Now: Feminism Against Family, op.cit., p. 168.

[34] J. Giono, Le poids du ciel, Gallimard, Paris, 1938, p. 198-199.

[35] « Souvenance » : de l’allemand « Eingedenken », concept de W. Benjamin présenté notamment dans la thèse XV de son essai Sur le concept d’histoire (1940).

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