Bertrand Louart, Jean-Pierre Dupuy, un catastrophiste bien mal éclairé, 2011

Jean-Pierre Dupuy est aujourd’hui connu comme le penseur de la catastrophe. Cela n’empêche pas celui qui prétendit être dans les années 1970 un « critique radical de la société industrielle » avec Ivan Illich, dont il contribua à faire connaître les idées en France, d’être maintenant… pronucléaire !

Dans les années 1970, Dupuy a fait connaître, traduire et publier les ouvrages d’Ivan Illich. A l’époque, il dirige la collection Techno-critique aux éditions du Seuil, collection qui a pour ambition « d’esquisser des alternatives à la société industrielle », car

« les maux et frustrations dont souffre l’humanité ne sont pas dus simplement à des « bavures » ou à une planification défectueuse de la société, mais découlent inévitablement de caractéristiques intrinsèques du projet technique, qui amènent à prendre pour fin ce qui n’est que moyen. »

Il rédige alors l’annexe au livre d’Ivan Illich, Energie et équité, intitulée A la recherche du temps gagné où il démontre très précisément, par le calcul, le caractère contre-productif de l’automobile :

« Le français moyen consacrait plus de quatre heures par jour à sa voiture, soit qu’il se déplaçât d’un point à un autre dans son habitacle, soit qu’il la bichonnât de ses propres mains, soit, surtout, qu’il travaillât dans les usines et les bureaux afin d’obtenir les ressources nécessaires à son acquisition, à son usage et à son entretien. »

Il a refait les calculs 25 ans plus tard, et la situation s’est aggravée (1). La critique d’Illich de la société industrielle réside dans ce constat, que l’on peut généraliser à toutes les institutions (école, hôpitaux, etc.) : les moyens techniques mis en œuvre pour produire certains biens ou services à grande échelle ont pour conséquence paradoxale de rendre plus difficile l’acquisition de ces biens et services par le commun des mortels alors même que le but de cette production était de les rendre accessibles à tous. Dans le même temps, le recours à ces biens et services produits en masse devient obligatoire du fait de la disparition des conditions qui permettaient de s’en passer. La généralisation de l’automobile ou de l’école par exemple, rend obligatoire le recours à l’automobile ou à l’école du fait de la réorganisation de l’espace social qui augmente les distances (qu’il devient difficile de parcourir à pied ou en vélo) ou de la captation par l’institution scolaire des savoirs et compétences socialement reconnues comme valables par des diplômes et certificats (au détriment de ce que l’on peut apprendre par soi-même et qui perd toute valeur sociale).

C’est là une critique systémique de la marchandisation des biens et services effectuée à la fois par l’industrie et l’Etat qui dénonce la perte de l’autonomie individuelle et collective face aux professionnels, la dépossession des connaissances et savoir-faire qui permettaient autrefois aux gens de produire et d’agir de manière autonome, par eux-mêmes à travers leur vie quotidienne. L’intelligentsia de gauche, extrêmement progressiste – à l’époque comme encore aujourd’hui –, ne peut pas admettre cette critique de la société industrielle qui dénonce comme un processus d’aliénations la réussite même de la production industrielle : l’abondance des marchandises, des biens et des services n’est en réalité qu’une « abondance de la dépossession » (2).

En novembre 1974, Dupuy signe également dans la revue Esprit un article intitulé Pour une critique radicale de la société industrielle où il se fait le promoteur d’une critique « radicale, humaniste et rigoureuse » des outils, institutions et systèmes techniques :

«Il s’agit moins de convaincre quelques dirigeants éclairés que d’ébranler les fausses certitudes de la grande masse sur la rationalité du système. »

1974, c’est aussi l’année du lancement du programme français de construction intensif de centrales nucléaires, lancé par le Président de la République Valéry Giscard d’Estaing.

Le temps passe (et nous passons avec lui)…

En 2002, Dupuy publie le livre qui l’a fait le plus connaître de nos jours, Pour un catastrophisme éclairé, quand l’impossible est certain. Cet ouvrage a pour point de départ une communication sur les « nouveaux risques » faite en mars 2001 devant le Commissariat général du Plan, organisée par le ministère de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement et la direction de la prévision du ministère de l’Economie, des Finances et de l’Industrie. S’agissait-il ici « de convaincre quelques dirigeants éclairés » ? Toujours est-il que Dupuy transforme sa communication en cours pour ses étudiants de l’université de Stanford, aux Etats-Unis. S’agissait-il là « d’ébranler les fausses certitudes de la grande masse sur la rationalité du système » ? On ne sait.

Toujours est-il que là-dessus arrive le 11 septembre 2001, les attentats contre les tours du Centre du Commerce Mondial (World Trade Center) de New York. Dupuy, dans sa préface, commente :

« La catastrophe inouïe a surgi. Le pire est arrivé. Les catastrophes qui faisaient l’objet de ma réflexion étaient de celles qu’entraînent l’extension démesurée du pouvoir des hommes sur le monde. Celle du 11 septembre a rendu manifeste la violence extrême qu’ils peuvent exercer les uns sur les autres. » (3)

Dupuy transforme sa communication et ses cours en un livre, publié aux éditions du Seuil au début de l’année 2002.

Si l’on excepte quelques considérations sur la stratégie militaire MAD (4) liée à l’existence de la Bombe atomique, il n’y est quasiment pas fait mention de l’industrie nucléaire et pas du tout des catastrophes diverses et variées qu’elle a engendrées en un demi-siècle d’existence.

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En 2006, Dupuy publie Retour de Tchernobyl, journal d’un homme en colère (éd. du Seuil) suite à un « unique et rapide séjour dans la zone des trente kilomètres » (p. 15) qui entoure la centrale. Dupuy découvre donc, avec 20 ans de retard, la plus grande catastrophe industrielle de cette époque, ainsi que les mensonges des institutions internationales qui tentent d’en minimiser le bilan.

Mieux vaut tard que jamais ! Dupuy est scandalisé, outré, par les procédés des technocrates qui dissimulent la réalité à coups de raisonnements fallacieux, d’études biaisées, de culpabilisation des victimes et d’intimidation des critiques. Il n’a pas peur, il est en colère :

« Le Commissariat à l’énergie atomique a confié à des sociologues la tâche d’analyser ce qui fait que les gens ont peur du nucléaire. Je crois urgent de réaliser une étude anthropologique sur ce qui fait que les technocrates n’en ont pas peur. » (p. 125)

En février 2007, un entretien avec J.P. Dupuy est réalisé par des collaborateurs de la revue Esprit, intitulé D’Ivan Illich aux nanotechnologies. Prévenir la catastrophe ? Devant ce qu’il présente dramatiquement comme « la priorité absolue de la menace climatique » (5), il défend les travaux du polytechnicien Henri Prévôt :

« D’une rigueur exemplaire, ils montrent que la France peut s’engager sur un programme de division par trois des émissions de gaz à effet de serre dans les 30 ou 40 ans qui viennent, qu’elle a intérêt à le faire même si elle agit seule, et cela sans dépenses excessives ni bouleversement des modes de vie. »

«Il est à noter que la démarche de Prévôt se veut complètement détachée de toute considération morale ou éthique. Elle n’est guidée que par la rationalité instrumentale et l’efficacité : nous voulons survivre ? Voici les moyens nécessaires. Prévôt dénonce la confusion des genres que, selon lui, pratiquent les mouvements écologistes. Ceux-ci condamneraient la manière dont nous vivons au nom d’une morale qui leur est propre, et tenteraient d’imposer ce jugement à tous leurs concitoyens en prenant prétexte de ce que ce mode de vie nous mène droit au désastre. Réfutant cette dernière affirmation, Prévôt pointe une certaine mauvaise foi écologiste. […] Ce que la dénonciation de Prévôt illustre, c’est que nous ne voulons pas de la survie à n’importe quel prix, en particulier au prix du renoncement à des valeurs fondamentales telles que l’autonomie morale. C’est donc bien qu’on ne peut séparer les dimensions techniques de la survie de la question éthique. » [sic !]

« Le plan Prévôt rend nécessaire un recours important au nucléaire civil. C’est un bel exemple de conflit possible entre l’exigence de survie et l’exigence sur les valeurs. Car la manière dont la catastrophe de Tchernobyl a été gérée par la technocratie nucléaire mondiale fait largement douter que l’on puisse assurer la sûreté de cette forme d’énergie par des moyens qui soient compatibles avec les principes de base d’une société ouverte, démocratique et juste. S’il s’avérait que l’opacité, la dissimulation et le mensonge sont les conditions nécessaires de cette sûreté, l’équation énergétique et environnementale serait sans solution, à moins que l’humanité use de sa liberté de choisir un autre mode d’accomplissement que le développement matériel. » (souligné par nous)

Notre docteur es catastrophe semble donc tout ignorer de l’histoire de l’industrie nucléaire du pays le plus nucléarisé au monde, dans lequel il vit pourtant. Combien l’opacité, la dissimulation et le mensonge ont été les conditions nécessaires pour imposer et développer cette industrie depuis 1974, Dupuy ne semble nullement s’en être avisé depuis tout ce temps. L’existence même du mouvement antinucléaire et de la critique qu’il a développée contre cette industrie démesurée et mortifère semble lui avoir totalement échappé : il lui reste donc (au moins) 33 ans de retard à rattraper cette fois !

En 2007, se poser encore la question de savoir si l’on peut vivre libre à l’ombre d’une centrale nucléaire relève-t-il d’une naïveté abyssale ou d’une « mauvaise foi » technocratique ? Celui qui prétendait, dans les années 1970, être un « critique radical de la société industrielle », semble ainsi avoir oublié d’analyser la racine même du système industriel : la production de l’énergie qui fait tourner les machines et met en mouvement les hommes et les marchandises. L’industrie nucléaire ayant l’ambition de fournir cette énergie en abondance et, sinon pour rien, du moins pour pas grand-chose (6), afin de faire tourner ad vitam aeternam tout le reste du système, il est un peu dommage d’être passé à côté !

On se demande aussi où est passée la critique des faux besoins engendrée par une société qui pousse à la consommation et au gaspillage effréné des ressources. Dupuy signale que Prévôt pense qu’en réalité «nous souffrons de trop de pétrole ! », et même peut-on ajouter d’une manière plus générale de trop d’énergie à trop bas prix. La question que se pose actuellement le technocrate Prévôt n’est donc pas tellement « nous voulons survivre ? », mais bien plutôt «comment faire pour qu’un tel système de production puisse continuer à tourner ? » Ce qui n’est pas tout à fait le même problème…

Et quant à se demander, quatre décennies plus tard, si peut-être, il serait temps, éventuellement, que « l’humanité use de sa liberté de choisir un autre mode d’accomplissement que le développement matériel », voilà qui est du plus haut comique, ma foi ! D’autres critiques de la société industrielle – que connaît pourtant Dupuy – n’avaient pas attendu aussi longtemps pour non pas seulement se poser la question, mais surtout pour y répondre…

Et, au fait, où est passée la « colère » de notre homme ? Il lui a donc fallu à peine un an pour qu’elle s’éteigne et disparaisse, en mettant de côté « toute considération morale ou éthique » et cela grâce à «la rationalité instrumentale et l’efficacité » de son collègue polytechnicien… Ça va, ça vient…

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Survient le 11 mars 2011 ou suite, à un séisme de magnitude 9 et à un tsunami qui a ravagé la côte nord-ouest du Japon, la centrale nucléaire de Fukushima voit trois de ses réacteurs entrer en fusion. Ce ne sera que quelques mois plus tard que cet accident sera classé au même niveau que Tchernobyl. Dans Le Monde du 20 mars 2011, Dupuy signe une tribune intitulée Une catastrophe monstre. Il se garde bien de réaffirmer son attachement au nucléaire, mais en profite pour donner des leçons aux anti-nucléaires :

« On doit moins redouter les mauvaises intentions que les entreprises qui, comme l’Agence internationale pour l’énergie atomique (AIEA), se donnent pour mission d’assurer « la paix, la santé et la prospérité dans le monde entier ». Les anti-nucléaires, qui se croient tenus pour mener leur combat de dépeindre leurs ennemis de la façon la plus noire, ne comprennent pas qu’ils affaiblissent ainsi leur critique. Il est beaucoup plus grave que les opérateurs des méga-machines qui nous menacent soient des gens compétents et honnêtes. Ils ne peuvent comprendre qu’on s’en prenne à eux. »

Ces anti-nucléaires, quel manque de tact et de finesse, tout de même ! Cette leçon assénée au passage ressemble un peu trop au très chrétien « pardonnez-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font ». C’est une espèce d’argument qui revient souvent chez Dupuy (7). Le paragraphe d’avant, il écrivait :

« [les catastrophes technologiques et industrielles], les hommes en sont de toute évidence responsables mais […] c’est parce qu’ils veulent faire le bien qu’ils produisent le mal. Ivan Illich appelait contre-productivité ce retournement tragique. Il affirmait que les plus grandes menaces viennent aujourd’hui moins des méchants que des industriels du bien. »

Lorsque l’on connaît un peu le rôle de l’AIEA et d’autres institutions nucléaristes dans la négation du risque nucléaire, on a du mal à croire qu’« ils ne savent pas ce qu’ils font » : que certains bureaucrates veuillent s’aveugler sur les conséquences de leurs actes est une chose, mais tous savent au moins qu’ils servent une divinité tyrannique et cruelle, le Nucléaire, qui exigera toujours plus de victimes et de sacrifices ; et c’est précisément parce qu’ils savent au moins cela – même s’ils en ignorent les modalités précises – qu’ils sont des négationnistes du risque nucléaire.

Assurément, les nucléaristes ne veulent de « mal » à personne, ils préféreraient que leur industrie soit vraiment propre, économique et fournisse de l’énergie en abondance, comme le prétend leur propagande depuis le début. Mais ce n’est pas possible, on ne peut pas tout avoir pour rien en ce bas monde. C’est pourquoi ils mentent au public et se mentent à eux-mêmes ; c’est pourquoi ils sont en guerre avec la réalité et la vérité qui ne se plient pas à leur volonté de maîtrise et possession totales. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, une ambition et une soif de toute-puissance qui reposent sur une approche et une connaissance abstraite du monde, de la nature et des hommes : en théorie, la connaissance scientifique de la nature, les lois de la physique, peuvent leur conférer cette puissance ; en pratique, ces ambitions démesurées et infantiles, cet hybris engendre sa Némésis (8), c’est-à-dire des contradictions qui pour être surmontées demandent à leur tour toujours plus de puissance, etc.

Cette dialectique très concrète, qui fait que l’action humaine rencontre des limites liées à ses propres conséquences – que toute action engendre une réaction du milieu et au-delà que toute activité étant nécessairement située, elle a des conséquences « secondaires », inattendues et imprévisibles – nos technocrates nucléaristes l’ignorent ; l’abstraction conceptuelle de l’approche scientifique – qui isole les objets de leur contexte, les sépare des relations vivantes dans lesquelles ils sont nécessairement inclus – les en protège. « Ce qui manque à ces messieurs, c’est la dialectique » disait Marx. En l’occurrence, elle ne leur manque pas : ils n’en veulent absolument pas !

Quoiqu’il en soit, en insistant sur cet argument de l’innocence et de la bienveillance supposée des responsables des catastrophes, on ne saisit donc pas très bien où Dupuy veut en venir, sinon qu’on a le vague sentiment qu’il cherche ainsi à disculper ses collègues technocrates et peut-être lui-même avec au passage. Dupuy se contente de nous mettre devant un troublant paradoxe. Que faudrait-il en conclure ? On ne sait. Pourtant, Dupuy évoque là un problème certes fort important, trop important même pour que l’on se permette de le soulever à moitié, sans y répondre.

Dupuy nous dit que les dirigeants sont de par leur position « responsables » du système dont ils assurent le bon fonctionnement, mais ne pourraient pas être considérés comme « coupables » des maux que produit ce bon fonctionnement. Outre le fait que l’on a déjà entendu cela quelque part (9), et même un peu trop souvent (10), ce qui est exact, c’est que dans des systèmes techniques démesurés tels que ceux que nous connaissons – en gros depuis le début de l’ère nucléaire, comme de par hasard – les « responsables » ne sont que le relais des nécessités économiques et techniques de systèmes démesurés, qui dépassent toute maîtrise humaine du fait de leur complexité et de leurs ramifications. Là, le pouvoir politique s’efface de plus en plus devant celui des technocrates qui connaissent mieux que personne les exigences de la machine qu’il s’agit de faire tourner sans heurt. Quelque soit sa place dans la hiérarchie, dans ces systèmes, l’être humain est réduit à n’être plus qu’un rouage.

Devant cela, la première chose à faire – il me semble – est de ne pas se comporter soi-même comme un rouage ; par exemple en s’identifiant aux intérêts de ce système, comme le fait Dupuy. Ensuite, de ne pas reconduire les conditions qui font que des êtres humains sont obligés de se comporter en machines au service de méga-machines. Et donc, s’opposer au nucléaire et au monde qui le produit, plutôt que de s’en faire le promoteur.

A 70 ans, Dupuy craint-il encore de se retrouver au chômage ?

Car Dupuy, malgré la « catastrophe monstre » reste bel et bien nucléariste. Dans l’émission de France Culture « Répliques » animée par Alain Finkielkraut du 18 juin 2011 (11), lorsque ce dernier lui présente que « le nucléaire serait plutôt une solution parce qu’il n’émet pas de gaz à effet de serre », il déclare au passage, en évoquant le « printemps du nucléaire » qui bourgeonnait avant Fukushima :

« Et moi, je ne suis pas un anti-nucléaire ».

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Dans son interview par la revue Esprit en 2007, se faire l’apôtre du nucléaire n’empêchait nullement Dupuy de déclarer ensuite :

«Anders parle d’ « aveuglement face à l’apocalypse ». L’une de ses dimensions principales est le « décalage » (Diskrepanz) entre notre capacité de produire, de fabriquer, de réaliser, de créer (herstellen) et notre capacité, ou plutôt notre incapacité, à nous représenter, à concevoir, à imaginer (vorstellen) les produits et les effets de nos fabrications. Si le savoir se réduit au savoir-faire, surenchérit Arendt, alors c’est la pensée qui est sacrifiée, et les pires horreurs deviennent possibles. »

Comment qualifier ce mélange de lucidité et d’inconscience, cette volonté tenace et persistante de ne pas tenir compte de ce que l’on prétend tout de même savoir mieux que les autres ? Bref, comment Dupuy a t’il appris à aimer le nucléaire et à ne plus s’en faire ?

Le caractère contre-productif de l’énergie nucléaire ne réside certainement pas seulement là où Dupuy veut le voir. Car qu’est-ce que l’énergie, sinon ce qui nous donne un pouvoir sur la matière, la capacité à transformer le monde ? L’énergie nucléaire concentre la puissance entre quelques mains, renforce le pouvoir de la caste des technocrates sur la société, et au-delà conforte le fait que le système industriel pourra toujours s’assurer la prépondérance dans toutes les activités par rapport aux activités autonomes des individus associés entre eux et avec la nature. C’était bien là le fond de la critique d’Illich sur la société industrielle :

« Ces miracles utilitaires, œuvres de la science, sont antidémocratiques moins par le mauvais usage que l’on peut en faire ou même par leurs résultats pratiques que par leur forme et leurs fins premières. Ceux qui se révoltaient contre le système avaient raison ; non pas de se dire que les machines réduiraient le nombre des ouvriers ; mais de se dire que les machines réduiraient le nombre des patrons. Plus de rouages veut dire moins de leviers de commande, moins de leviers de commande veut dire moins d’hommes. La machinerie de la science doit être individualiste et solitaire. Le spécialiste apparaît et, d’un seul coup, c’en est presque fait de la démocratie. » (12)

Cette question du pouvoir constitue l’angle mort de la critique d’Illich, qui en bon prêtre qu’il était, s’en remettait à la bienveillance de l’autorité – ce qui n’enlève rien à la pertinence de ses analyses, mais en montre les limites. C’est également l’angle mort de la critique de Dupuy, mais pour de toutes autres raisons : il est lui-même issu de cette caste des technocrates et fait autorité en matière de critique officiel de la société industrielle (13). Dans son livre Retour de Tchernobyl, il s’en explique :

« Je comprends pourquoi, même lorsqu’ils sont compétents, honnêtes et dévoués au bien commun, certains technocrates me donnent l’impression qu’ils sont des êtres humains incomplets, ennuyeux et stupides. C’est qu’ils ne connaissent pas la peur et ne le savent même pas. Ou plutôt, ils ont tellement peur de la peur, de la peur des autres et de leur propre peur, qu’ils n’ont jamais cherché à la comprendre, ni a y voir une donnée indépassable de la condition humaine.

Je dois à l’honnêteté de préciser que je pense et parle ainsi contre moi-même. J’ai reçu la formation que la plupart des technocrates dont je parle, et j’ai passé ma vie à tenter de m’en déprendre. L’Ecole des Mines, le Corps des Mines, un début de carrière dans la haute fonction publique : les rails étaient tout tracés qui auraient dû me mener presque inéluctablement là ou se trouvent ceux qui détiennent aujourd’hui en France le pouvoir que confère la maîtrise de la technique. Il a fallu un déraillement pour que je sorte de la voie.

C’est à un corpsard des Mines que nous devons la plaisanterie suivante : la différence entre un corpsard des Mines et un TGV, c’est que le second s’arrête lorsqu’il à déraillé […]. Je ne me suis pas arrêté dans mon dévoiement, qui m’a fait passer de la rébellion à la philosophie. »

A la philosophie et aussi à quelques confortables postes, ne l’oublions pas. L’analyse des technocrates que fait Dupuy me semble assez juste, mais elle reste au niveau du simple constat, purement descriptif et ne remonte par à la cause même, aux ressorts de ce qui les rends si présomptueux. La peur, l’inquiétude, le doute sont des sentiments inconnus aux technocrates. Pourquoi sinon parce qu’ils vivent et ne conçoivent toute chose que de manière abstraite, à partir des théories liées à leur connaissances scientifiques ?

L’engagement de Dupuy en faveur du nucléaire a-t-il d’autre cause ? Son interview de 2007 nous en donne explicitement les raisons : il a envisagé le problème d’un point de vue purement technique, évacuant comme « considérations morales ou éthiques » les aspects biologiques, sociaux et politiques indissolublement liés à cette industrie – comme à toute forme de production d’ailleurs. Pour lui, l’économie et la technique sont des sphères séparées, indépendantes des autres « problématiques » ; il n’a pas tord, c’est ainsi que le capitalisme fonctionne depuis deux siècles, en faisant en sorte que le mode de production et de distribution des biens et services relève du seul mécanisme aveugle et impersonnel du Marché autorégulateur…

Dupuy est pourtant loin d’être stupide, au contraire, c’est certainement l’intellectuel en faveur du système le plus intelligent que nous ayons actuellement. Il y a beaucoup de choses à apprendre à la lecture de ses ouvrages, dont certains nous font pénétrer au cœur de la cybernétique et de son histoire (14). Mais la manière dont Dupuy aborde les choses est parfois très particulière : il me semble qu’il est fasciné par les paradoxes qu’engendre le développement technoscientifique (15) ; paradoxes qu’il voit comme d’intéressants problèmes de logique à résoudre… ou pas ! Les drames humains, la destruction des conditions de la vie, sont pour lui des « effets secondaires » de ces paradoxes, non des contradictions mortelles qui inciteraient à remettre en question, de manière vraiment radicale, le système qui les engendre.

Je persiste à penser, en effet, qu’à partir du moment où l’on imagine – et même depuis un moment constate – que des catastrophes technologiques peuvent se produire, le problème n’est pas tant de les prévenir en perfectionnant les dispositifs de prévention et de sécurité que de les empêcher en supprimant, à la racine, les causes qui les engendrent, c’est-à-dire en refusant ces technologies elles-mêmes qui ne servent à rien d’autre qu’à renforcer notre dépendance et aliénation.

Il est vrai qu’avec une telle perspective, il est difficile de devenir un philosophe appointé par l’Etat (16). De ce point de vue, ce que Dupuy nous montre, c’est que l’on ne sort pas de polytechnique innocemment !

Bertrand Louart

Chroniqueur à Radio Zinzine.

(Série de quatre articles parus dans L’Ire des Chênaies, hebdomadaire de Radio Zinzine, en novembre 2011)

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Notes :

1. J.P. Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé, éd. du Seuil, 2002, p. 36.

2. Guy Debord, La société du spectacle, 1967.

3. Pour un catastrophisme éclairé, p. 10.

4. Mutual Assured Destruction : destruction mutuelle assurée… en cas de conflit avec des armes atomiques.

5. Il va même jusqu’a évoquer le risque de « chaos climatique ». Voir notre brochure Polémiques climatiques, 32 p. (disponible sur demande à prix libre).

6. Voir notre article ITER ou la fabrique d’absolu, 12 p. (disponible sur demande à prix libre).

7. Dans son interview par la revue Esprit en 2007, il précisait également :

« Nous avons plus à craindre aujourd’hui les industriels du bien que les méchants. Cette thèse illichienne sur la déconnexion du mal par rapport aux intentions de ceux qui le commettent doit être rapprochée des analyses d’Anders et d’Arendt méditant sur Auschwitz et Hiroshima. Le scandale qui n’a pas fini de bouleverser les catégories qui nous servent encore à juger le monde, c’est qu’un mal immense puisse être causé par une absence de malignité ; qu’une responsabilité monstrueuse puisse aller de pair avec une absence d’intentions mauvaises. »

Voilà une plaisante manière d’innocenter quelques pourritures.

Eichmann, dont Arendt a minutieusement analysé la personnalité lors de son procès (voir Eichmann à Jérusalem), savait fort bien ce qu’il faisait en organisant les transports de Juifs vers les camps de concentration. Qu’il ait préféré se dissimuler à lui-même sa responsabilité en se concentrant sur le problème technique et administratif de cet acte n’enlève rien à la monstruosité et à l’horreur de cet acte dont il connaissait parfaitement la finalité.

Il en est de même des dirigeants militaires alliés et américains qui ont organisé les bombardements incendiaires des villes allemandes et japonaises durant la seconde guerre mondiale avant de lancer finalement les bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki : la volonté d’écraser, de dominer par la terreur est évidente ; elle sera encore mise en œuvre dans les guerres qui suivront (voir Roger Godement, Science, technologie, armement, 1997).

Howard Zinn, dans un petit ouvrage très éclairant sur ces questions (il a été lui-même pilote de bombardier durant la guerre sur le front européen ; cf. La bombe, de l’inutilité des bombardements aériens, éd. Lux, 2011) expose l’absurdité de ces bombardements, prétendument réalisés pour pousser les civils à se révolter contre leur gouvernement :

« Est-ce le « fanatisme technologique » ou un accès de cruauté de la part de ceux qui avaient poursuivit une « noble cause » qui a poussé l’Etat major américain à ordonner, au dernier jour de la guerre, le 14 août 1945, soit cinq jours après l’anéantissement de Nagasaki, un raid d’un millier d’avions sur plusieurs villes japonaises ? Le dernier avion n’était même pas rentré de mission que Trumann annonçait la fin de la guerre.

En ce 14 août, l’écrivain japonais Oda Makoto se trouvait à Osaka, l’une des villes bombardées, alors qu’il était petit garçon. Une fois le ciel dégagé, il est allé marcher dans les rues de la ville. Au milieu des corps, il a trouvé des tracts américains, rédigés en japonais et largués avec les bombes, qui disaient : « Votre gouvernement a capitulé, la guerre est finie ». »

Voilà qui n’est pas sans évoquer la définition du totalitarisme par Georges Orwell : une botte écrasant indéfiniment un visage.

Rappelons aussi que cette guerre avait débuté avec Guernica, le bombardement d’un village espagnol par l’aviation allemande qui avait alors suscité l’indignation unanime du « monde libre » et qu’elle se termine par la destruction délibérée de villes entières, à une échelle et avec des moyens incommensurables, par ce même « monde libre » quelque peu transformé entre-temps par l’expérience. Il n’y a peut-être pas là de « malignité » au sens strict, mais bel et bien des « intentions mauvaises », un mépris pour la vie et une volonté de nuire par tous les moyens possibles, et cela jusqu’au détriment des valeurs que l’on prétendait défendre.

Dupuy ne nous fera pas croire que l’on fait des guerres « propres » et « justes », que l’on fait la guerre sans haine de l’ennemi, sans au bout d’un moment, le rabaisser et le mépriser – et sans se rendre soi-même bas et méprisable, par la même occasion, comme l’illustre la Seconde guerre mondiale ou plus récemment la guerre en Irak.

[NdA: Cette note n’a pas pu figurer dans le texte publié, faute d’espace]

8. Némésis est la déesse symbolisant la vengeance divine chez les Grecs anciens, elle punit l’hybris, l’ambition et orgueil des mortels présomptueux. A propos de l’hybris, le philosophe grec Héraclite déclarait : « La démesure, il faut l’éteindre plus que l’incendie » (Fragment 43) – on a vu à Tchernobyl et Fukushima les difficultés rencontrées pour refroidir les cœurs en fusion…

9. « Je suis responsable, mais pas coupable », Georgina Dufoix dans l’affaire du sang contaminé.

10. « La Science est bénéfique en elle-même, c’est seulement l’utilisation qu’en font les hommes qui est parfois mauvaise », credo scientiste.

11. Intitulée Faut-il être catastrophiste ? L’autre invité était Bruno Tertrais, auteur de L’apocalypse n’est pas pour demain. Pour en finir avec le catastrophisme (éd. Denoël, 2011), qui nous dit en somme que « tout va bien, tout va très bien, madame la marquise… » (air connu). Dupuy n’a donc pas peur de se retrouver en compagnie d’un escroc et d’un confusionniste…

12. G.-K. Chesterton, Le monde comme il ne va pas, 1924.

13. Avec la publication de sa tribune dans Le Monde, on apprend que Dupuy, entre d’innombrables autres titres et fonctions, est aussi « président du comité d’éthique et de déontologie de la Haute Autorité de sûreté nucléaire ». On espère que depuis 2007, notre « expert » s’est un peu renseigné sur l’industrie nucléaire et son histoire…

14. Voir J.P. Dupuy, Aux origines des sciences cognitives, éd. La Découverte, 1994 ; ouvrage ou l’auteur ne semble pas s’être aperçu que la cybernétique était l’avant dernier avatar du scientisme. Dupuy est le fondateur du CREA (Centre de recherche en épistémologie appliquée) qui est un repaire de cybernéticiens, comme par exemple ce Jean-Michel Besnier, promoteur du post- et transhumanisme…

15. Par exemple, Dupuy est fasciné par les nanotechnologies et semble croire aveuglément de nombreuses déclarations de leurs promoteurs.

16. Ironie de l’édition, l’article de Dupuy Une catastrophe monstre, est publié sur la même page qu’un article de Nicolas Truong intitulé Penser la déraison du monde, qui est un vibrant éloge de l’Encyclopédie des Nuisances ou Dictionnaire de la déraison dans les arts, les sciences et les métiers, et de son directeur récemment disparu, Jaime Semprun (1947-2010) :

« Adversaire de La nucléarisation du monde (1980), Jaime Semprun bataillait toutefois contre le prêt-à-penser écologique. Et notamment contre ce « catastrophisme d’État » qui envahit les discours politiques et les salles de cinéma (Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable, avec René Riesel, 2008). Un catastrophisme qui aurait pour effet de préparer les consciences à la « gestion citoyenne de la poubelle planétaire » et à « l’administration du désastre » qui affecte aussi bien la nature que la culture. »

Cet hommage, par contraste, dénonçait donc les compromissions, la lâcheté et le rôle véritable du pseudo « critique radical de la société industrielle » Dupuy.

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