Christine Bergé, A Tchernobyl, la fascination du désastre, 2011

26 avril, jour d’anniversaire funeste pour un lieu qui cherche à fuir les mémoires. Qui désire encore se souvenir ? La date exacte d’une catastrophe nucléaire est un euphémisme, car le temps concerné s’étire vers nous, pollue notre présent et pollue l’avenir. A l’heure où nous pressentons que Fukushima étendra aussi, comme une tache d’huile, le lieu du désastre pour des décennies incertaines, revenons vers Tchernobyl, où l’on observe un bien curieux usage des lieux : le tourisme du désastre.

 

La saison des frissons

Les premiers touristes aisés de la fin du XVIIIe siècle avaient déjà le béguin pour les vestiges, les lieux oubliés et les terres arides. L’attrait pour la beauté des ruines n’est pas nouveau. Mais nous avons franchi un cran de plus dans cette fascination. Éprouver le vertige factice d’un temps où l’humanité aura disparu fait aujourd’hui partie des comportements ordinaires. Chacun peut aller regarder sur Internet les vidéos de son choix, pour se faire le film de la fin du monde. L’effondrement total de nos civilisations appartient déjà à notre monde culturel, à portée de simulation. Le tourisme à Tchernobyl, débuté en secret, en temps de fraude, a fini par rejoindre cette banalisation : le voilà officiellement organisé, offert comme un sucre d’orge aux amateurs de l’extrême. Lire la suite »

Thierry Ribault, Contre la résilience, 2021

À Fukushima et ailleurs

deux interviews

 

La résilience entend nous préparer au pire sans jamais en élucider les causes

 

Alors que le projet de loi Climat et résilience est examiné à l’Assemblée nationale, le chercheur en sciences sociales Thierry Ribault se livre à une critique virulente de la « technologie du consentement » visant, selon lui, à rendre acceptable le désastre par tous.

 

Face à l’épidémie de Covid-19, au changement climatique ou au terrorisme, la société française est invitée à renforcer sa résilience. Dix ans après la catastrophe de Fukushima et l’adoption par le Japon d’un plan de « résilience nationale », l’Assemblée nationale examine le projet de loi Climat et résilience.

Chercheur en sciences sociales au CNRS, coauteur avec Nadine Ribault des Sanctuaires de l’abîme. Chronique du désastre de Fukushima (L’Encyclopédie des nuisances, 2012), Thierry Ribault vient de publier Contre la résilience. A Fukushima et ailleurs (éd. L’Echappée). Une critique radicale d’un concept qu’il décrit à la fois comme une idéologie de l’adaptation et une technologie du consentement qui vise à rendre acceptable le désastre en évitant de nous interroger sur ses causes. Lire la suite »

Sezin Topçu, Organiser l’irresponsabilité ?, 2014

La gestion (inter)nationale des dégâts d’un accident nucléaire comme régime discursif

 

Résumé

Cet article décortique le processus historique relatif à l’organisation internationale des responsabilités et à la gestion des dégâts en cas d’accident nucléaire. L’auteure montre que les dispositifs politico-juridiques sur lesquels se base le discours de « régime international de responsabilité civile », forgé depuis les années 1960, ont globalement visé, et visent encore, à maintenir un « fossé historique et spectaculaire » entre les dommages juridiquement pris en charge par les exploitants nucléaires et les dégâts réellement provoqués par l’accident nucléaire majeur. Elle argue qu’un tel « fossé » est constitutif même de l’industrie nucléaire, qu’il est une forme de gouvernement (des affaires économiques et de l’espace public) historiquement constituée, et que son maintien est une condition sine qua non de la survie même du secteur nucléaire. La notion de « responsabilité » dans le domaine nucléaire opère dans ce cadre avant tout en tant que régime discursif, en tant que moyen d’organiser autant de responsabilités que d’irresponsabilités, quelle que soit l’échelle géographique (nationale ou internationale) à laquelle elles se déploient. Lire la suite »

Sezin Topçu, Critique du nucléaire et gouvernement de l’opinion, 2011

Où en est-on en France de la critique du nucléaire ? Quels enseignements tirer de plus de 30 ans de contestation de cette technologie ? Quelles ont été les stratégies de « gouvernement de l’opinion » déployées par les industries de l’atome ? Et comment penser les nouvelles techniques rhétoriques et managériales que ces dernières promeuvent aujourd’hui avec pour mots d’ordre la « participation », la « transparence » et la « responsabilité » ? Contretemps s’entretient avec Sezin Topçu, qui vient de signer une thèse sur « L’agir contestataire à l’épreuve de l’atome ».

 

Fabien Locher : Dans votre thèse, vous avez proposé une histoire longue de la critique antinucléaire en France. Pouvez-vous en présenter ici les grandes lignes ?

Sezin Topçu : Je me suis intéressée à la trajectoire du mouvement antinucléaire français depuis les années 1970 pour comprendre comment il s’est transformé, affaibli puis renouvelé au cours du temps, et ce dont il est désormais porteur – étant donné que le problème nucléaire ne cesse de se poser, à divers niveaux, qu’il s’agisse d’accidents, de déchets, de prolifération ou de destruction des écosystèmes. Lire la suite »

Thierry Ribault, Tchernobyl, les archives du malheur, 2020

À propos du livre Manual for Survival – A Chernobyl guide to the future

 

Alors que la catastrophe de Tchernobyl a commencé il y a 34 ans, qu’un feu de forêt incontrôlé menace le confinement de ses anciennes installations et que le discours officiel sur le contrôle de la situation rappelle les plus belles heures de l’URSS, nous publions cette recension de l’important ouvrage de Kate Brown, Manual for Survival – A Chernobyl guide to the future par Thierry Ribault. Il s’agit ici de contribuer à « une meilleure compréhension des processus de production d’ignorance en situation de catastrophe industrielle et sanitaire ».

 

Au printemps 2019, Kate Brown, historienne et membre du programme de recherche Science, Technologie et Société du Massachusetts Institute of Technology (MIT), a fait paraître Manual for Survival – A Chernobyl guide to the future [1]. Si ce volumineux ouvrage de référence a déjà fait l’objet d’une édition espagnole, en France, en revanche, il reste non seulement non traduit, mais aussi privé de tout compte rendu dans les revues scientifiques ou les médias. Seule la page Wikipédia en français de l’auteur en rend brièvement compte, avec toutefois cette singularité surprenante : alors que la version anglaise de cette page mentionne l’ensemble des critiques suscitées par l’ouvrage, dont de nombreuses appréciations positives, les auteurs de la version française ont opéré un tri sélectif aboutissant à faire figurer exclusivement les critiques émanant de ses détracteurs. Lire la suite »

Thierry Ribault, «Osons» le zéro Hulot pour le zéro nucléaire, 2015

Faut-il s’en prendre par priorité à ses ennemis où à ses « alliés objectifs » dont on suppose qu’ils « pourraient faire beaucoup mieux » ? Mon choix personnel est clair : à ses ennemis, et c’est un reproche que je ferais à la gauche en général, d’avoir toujours préféré l’entre-déchirement à la lutte ciblée au bon endroit. Le débat sur les questions soulevées ici est cependant essentiel, c’est pourquoi je publie ce billet, mais seulement parce que je sais que d’autres viendront remettre en question, non pas les faits – qui sont avérés – mais l’approche, qui pourrait être plus consensuelle. Lire la suite »

Cédric de Queiros, Histoire d’une catastrophe industrielle d’une nouvelle nature, 2012

Préface à la nouvelle édition du livre de Roger et Bella Belbéoch, Tchernobyl, une catastrophe, 1993, aux éditions La Lenteur, mai 2012.

Le livre que nous choisissons de rééditer aujourd’hui est incontestablement la meilleure étude historique sur la catastrophe nucléaire de Tchernobyl et ses conséquences. Paru dans la revue L’Intranquille en 1992, puis l’année d’après dans une version augmentée aux éditions Allia, il était devenu introuvable depuis de nombreuses années [1].

Maintenant que la « marmite du diable » s’est remise à déborder à Fukushima, il nous a semblé que l’exposé détaillé du précédent, en quelque sorte canonique, de Tchernobyl, serait des plus utiles pour ceux qui veulent comprendre ce qui se passe au Japon, puis s’efforcer de faire quelque chose de ce qu’ils auront compris.

Les chances de voir réapparaître, suite à cette nouvelle catastrophe, une opposition antinucléaire un tant soit peu conséquente (tant qualitativement que quantitativement) sont malheureusement très faibles – on sait depuis Tchernobyl à quel point la prétendue « pédagogie des catastrophes » est une illusion. Mais si Tchernobyl avait à peine ébranlé la passivité dans nos pays, ce peu de réactions paraît encore beaucoup en comparaison de l’atterrante indifférence qu’a suscitée, particulièrement en France, la catastrophe de Fukushima.

Il n’est pas excessif de dire que l’industrie nucléaire est une espèce de concentré de notre époque, un résumé ou une caricature de ses tendances de fond, de sa nature profonde, visible ailleurs en moins concentré (nous parlerons ici de l’électricité nucléaire, mais la chose est vraie également du nucléaire militaire : la signification de ce dernier fut d’ailleurs perçue longtemps avant celle de « l’atome civil »).

Et ce qui résume, ce qui concentre le plus parfaitement la nature de l’industrie nucléaire, c’est bien sûr la catastrophe nucléaire, et comment elle trouve sa place dans une société (comment elle transforme cette dernière, et comment elle est gérée par elle). Celle de Tchernobyl était sans doute la plus grave de toutes avant Fukushima. Elle est aussi, notamment grâce à ce livre, parfaitement « documentée ». Nous pouvons donc – nous devons – y étudier le hideux visage de notre époque. Lire la suite »

Cédric de Queiros, Discussion de la mise en service annoncée de deux nouveaux réacteurs à la centrale nucléaire de Chooz, 1997

Pour moi le véritable danger réside surtout dans le pessimisme noir des Européens. Une sorte d’ivresse du pessimisme, un peu suicidaire, sévit chez nous. […] Cela dit, une telle situation ne se prolongera sans doute pas. Au bout d’un certain temps, la nécessité où le besoin de consommer finissent par s’imposer.

Peter Praet, chef économiste à la Société Générale de Banque.

Le Vif/L’Express, 24 février 1997.

Il y a quelques mois, on annonçait dans l’indifférence générale que la centrale nucléaire de Chooz, située dans une petite enclave française des Ardennes belges, allait finalement être enrichie prochainement de un, puis deux nouveaux réacteurs – « 1 450 mégawatts, un record mondial » (Le Soir du 16 septembre 1996) – qui accroîtront encore notablement l’environnement nucléaire des habitants de la Belgique, et incidemment leur usage et dépendance d’une énergie de telle origine – « A l’heure actuelle, quelques 55% de l’électricité consommée en Belgique est d’origine nucléaire ». Un peu plus tard, on apprenait de la presse qu’une anomalie s’était déclarée « après que le réacteur ait été poussé jusqu’à 30% de sa puissance » (Imagine, décembre 1996), obligeant à retarder une nouvelle fois la mise en service des réacteurs, sensée maintenant avoir lieu au printemps 1997.

Cette ouverture n’est en somme qu’une mauvaise nouvelle un peu lointaine, parmi tant d’autres aux conséquences pour nous plus immédiates, dont nous sommes contraints de nous inquiéter. Mais cette centrale de plus, à la frontière des deux pays les plus nucléarisés au monde, me décide et me donne l’occasion de discuter une fois de plus de l’industrie nucléaire et du monde qu’elle implique, en étudiant un peu précisément ce qu’on daigne nous en dire aujourd’hui.

Et le peu d’espoir qu’il y a de pouvoir aider directement à la construction d’une quelconque opposition à cette occasion ne m’en dissuade pas.Lire la suite »

Bertrand Louart, Jean-Marc Jancovici, l’écolocrate nucléariste, 2012

Dans la série “pourritures nucléaristes”…

Jean-Marc Jancovici est le modèle de l’écolocrate prêt à tout pour «sauver la planète», c’est-à-dire pour repeindre en vert (virant sur le kaki) les entreprises, l’industrie, le marché… sans oublier, bien sûr, le nucléaire.

Jean-Marc Jancovici (né en 1962) est sorti de Polytechnique et de l’Ecole Normale Supérieure (ENS) Télécom de Paris. Il s’est fait connaître au cours des années 2000 par ses ouvrages à destination du grand public sur les problèmes de l’énergie et du changement climatique [1]. A ce titre, il est devenu membre du “comité de veille écologique” de la fondation Nicolas Hulot et il a participé à l’élaboration du “Pacte écologique” signé par les candidats à la présidence de la république en 2007.

Un journaliste de Libération nous présente ses idées à partir de son dernier ouvrage intitulé Changer le monde, tout un programme ! [2] :

Vous n’avez pas tout à fait en tête le tableau ? Jancovici se fait un plaisir de vous le rappeler : nos modes de production et de consommation vont inévitablement provoquer l’effondrement de notre système shooté au toujours-plus-d’énergie-pour-tous. Une longue période décroissance et de chaos s’ensuivra dans un monde fragmenté et conflictuel. Diable! L’auteur traîne pourtant derrière lui une solide réputation de sérieux, à cent lieues des talibans verts ou des millénaristes. [3]

Pour un journaliste hyper-progressiste, comprendre que l’on ne peut avoir une croissance économique infinie dans un monde aux ressources limitées, c’est forcément la preuve que l’on est un illuminé, un fanatique, etc. Il lui faut donc l’autorisation d’un expert patenté pour commencer à prendre au sérieux ce simple constat.Lire la suite »

Alison Katz, Les dossiers enterrés de Tchernobyl, 2008

Connaîtra-t-on un jour l’impact sanitaire des activités nucléaires, civiles ou militaires ? Depuis un demi-siècle, des concentrations délétères de matières radioactives s’accumulent dans l’air, la terre et l’eau, à la suite des tirs atomiques et des incidents survenus dans les centrales. Or des études sérieuses concernant les conséquences des radiations sur la santé sont occultées – en particulier par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), la référence internationale dans ce domaine.

Un mensonge de plus

En juin 2007, M. Gregory Hartl, porte-parole de l’OMS de la division du Développement durable et de la Santé environnementale a prétendu que les actes de la conférence internationale des Nations Unies sur la catastrophe de Tchernobyl, tenue du 20 au 23 novembre 1995 à Genève, avaient été publiés. Ils ne l’ont jamais été ; pas plus que les actes de la conférence de Kiev en 2001. Interrogée un peu plus tard par des journalistes, l’OMS a réitéré le mensonge, ne fournissant comme références que des résumés des présentations pour la conférence de Kiev et une sélection très restrictive de 12 articles sur les centaines proposés à la conférence de Genève. Lire la suite »