Roger Belbéoch, Le travail, 1973

Le travail est la préoccupation majeure de tous, soit que l’on y consacre toute son énergie, comme la morale le voudrait, soit que l’on veuille y échapper, car c’est une activité fatigante et chiante. L’enfant, depuis quelques dizaines d’années, a été retiré du circuit productif, mais ce n’est pas pour autant qu’il reste étranger au travail. Toute l’éducation n’est finalement qu’un apprentissage à son rôle de futur producteur. La préoccupation dominante des parents, c’est de savoir quelle place il tiendra dans la production, sans se soucier beaucoup de l’état dans lequel il y arrivera. C’est donc par rapport au travail qu’il faut, pour nous, juger une société ou un projet de transformation sociale.

La première remarque qu’il faut faire, c’est sur les mots eux-mêmes. Dans toutes les sociétés qui nous sont proches, on dispose de mots nombreux pour désigner ce genre d’activité : faire, produire, travailler, construire, etc. Parfois on y ajoute le nom de l’objet transformé, mais ce n’est pas toujours nécessaire. C’est d’ailleurs de moins en moins nécessaire au fur et à mesure que nos sociétés se développent, l’activité seule semblant avoir un intérêt ou un sens. Au niveau du langage, déjà, la séparation est totale entre le travail, le travailleur et l’objet travaillé. Nous n’avons que très peu de mots désignant à la fois l’activité de transformation et l’objet transformé, et ces mots ont de plus tendance à disparaître du langage. La structure analytique de notre langage reflète et renforce la séparation du travail, elle nous maintient dans un mode de pensée où cette séparation est considérée (quand elle n’est pas tout simplement inconsciente) comme une donnée naturelle, presque biologique, du genre humain. Il nous est donc très difficile d’échapper à ce cadre et d’imaginer une société où cette séparation n’existerait pas. Pourtant, cette séparation n’a rien de naturel. Certaines sociétés ne l’ont pas adoptée comme fondement de leurs structures. On n’y trouve pas ces mots généraux qui désignent l’activité productrice indépendamment des objets produits. Leur langage reflète une vie où production et produits ne sont pas séparés. Bien sûr, ces sociétés sont dites primitives. Il ne s’agit pas de prendre telle ou telle tribu indienne ou africaine comme modèle social parfait. Il s’agit, quand on les évoque, de se rendre compte que les hommes ont créé un grand nombre de structures sociales très diverses. On n’est donc pas limité par des lois naturelles fondamentales.

Le travail, sous la forme que nous connaissons, est indispensable au « bon » fonctionnement de notre société. L’idéologie, quels qu’en soient ses aspects, tend à nous convaincre de la normalité de cette activité. Elle a de plus en plus de mal à remplir son rôle, car au fur et à mesure que notre société « améliore » et rationalise cette activité, la réaction normale des individus est de la rejeter. Pendant longtemps, on a essayé de convaincre les gens que le travail était le fondement de la vertu, de l’honnêteté, de la respectabilité, de l’équilibre. Il était et est de plus en plus impitoyablement séparé du plaisir. L’énorme désir que les enfants ont en eux de découvrir, de connaître, de s’intégrer par tous leurs sens aux objets qui les entourent, de lier leur activité utilitaire à la totalité de leur vie quotidienne, ce désir, il faut vite le casser. L’école s’en charge, si les parents ne l’ont pas déjà fait. Mais en ce moment les résultats ne sont pas très fameux et les déchets sont de plus en plus encombrants ; la société risque de manquer de poubelles pour y fourrer tous ses déséquilibrés. Cependant, la révolte, bien qu’elle soit de plus en plus violente, ne peut quand même pas se débarrasser facilement du cadre idéologique que pendant des siècles nous avons dû supporter. Elle est prête à s’adapter à l’illusion technocratique, pourvu que celle-ci y mette un peu de bonne volonté.

La jouissance que nous procure le travail dans toutes les sociétés industrielles ou qui aspirent à le devenir ne peut exister que par l’intermédiaire de l’argent. Le travailleur ne profite jamais directement de son travail, il ne peut profiter que des marchandises qu’il achète avec son argent. Plus la société se perfectionne, plus le circuit entre la jouissance et l’acte producteur est compliqué et incompréhensible. L’artisanat, avec son circuit court, tend à disparaître.

La jouissance est toujours différée. Le présent a de moins en moins d’intérêt, seul le futur compte. La vie est de plus en plus tronçonnée en instants dont le seul lien est l’argent. Dans cette société jouir plus veut dire travailler plus, c’est-à-dire se faire chier encore plus dans le présent, pour jouir plus tard, mais ce plus tard ne peut exister. Dans ces conditions, la réaction normale et saine est de refuser tout travail, au profit de jouissances immédiates, qui excluent tout effort producteur. C’est la marginalisation totale ou partielle vis-à-vis du travail. Plus d’effort producteur. Tout d’abord, il faut remarquer que ce n’est pas une attitude nouvelle. C’est finalement la mentalité des rentiers qui, réduisant leurs besoins, économisaient au maximum afin de passer une partie de leur vie sans travailler.

La marginalisation partielle vis-à-vis du travail s’accompagne généralement d’une idéologie qui développe la croyance que, dans notre société (industrielle), on pourrait vivre en travaillant beaucoup moins, en réduisant massivement le gâchis et supprimant les activités non nécessaires (gadgets militaires ou non). Certains imaginent que les machines fonctionneraient sans intervention humaine sous le contrôle d’ordinateurs, mais c’est une vision ultra technocratique du monde qui fait écho à ces scientifiques qui, comme des camelots sans bagout, réclament quelques sous supplémentaires en promettant de montrer ce qu’ils savent faire. C’est le programme de tous les partis politiques de gauche : développer sans contrainte la technique (ils prendront quelques précautions pour ne pas détruire l’environnement, ils sont modernes et connaissent les problèmes écologiques !) et réduire le temps de travail.

Ces conceptions partent du principe que tout travail, tout effort producteur est chiant (notre nature est satisfaite), qu’on ne peut produire ce dont on a besoin que d’une façon industrielle (les fondements de notre société sont maintenus). L’équilibre est merveilleux. Comme on ne peut supprimer complètement le travail, on le réduira, on essaiera même de le rendre un peu moins chiant par des techniques de rotation des tâches. Mais on gardera l’essentiel de la structure industrielle actuelle, mieux, on la développera sans entraves (il n’y aura plus de lutte de classes). Ceci suppose que le mal ne vient pas du travail (industriel) lui-même, mais de son organisation et de sa finalité (les armements, c’est mauvais ; les minoteries, les ordinateurs, le téléphone, ça peut être bon). Et si notre mal provenait du travail (industriel) lui-même ? Dans ce cas, les révolutions que l’on nous propose mettraient fin à la période d’incubation de notre maladie ; on peut être sûr alors, qu’après ces révolutions, notre maladie se développerait d’une façon foudroyante. Il y aurait de beaux jours pour des guérisseurs en tous genres !

Finalement, ce qui est chiant dans notre travail, ce n’est pas l’effort physique ou intellectuel qu’il implique, mais nos relations avec cet effort. Lorsqu’on en tire une jouissance immédiate, sans que l’argent y soit mêlé, s’il est intimement lié à nos autres jouissances par tous nos sens, si on utilise ce qu’on produit au fur et à mesure, on ne dit pas que l’on travaille. Si ce que l’on produit n’est pas directement absorbé par notre vie, mais échangé au cours de relations sociales directes et agréables, alors l’échange n’a rien à voir avec l’achat ou la vente de marchandises dans un magasin (où seul l’argent a de l’importance). La solution radicale à nos maux, ce n’est donc pas la réduction de la durée de travail, mais son changement. Ce changement ne peut s’envisager dans une société fondée sur la technique industrielle quelle qu’en soit la forme, car elle implique toujours une division des activités (qu’on pousse ou non cette division jusqu’à l’absurde peut lui donner divers aspects sans changer fondamentalement les conséquences). Dans tous les cas, la division du travail et sa séparation de la vie nécessitent des moyens de mesure de l’activité productrice (l’argent est le plus simple) qui ne sont pas les jouissances que le producteur tire des produits, ce qui sépare inexorablement le producteur de ses produits, les hommes des objets.

Les techniques douces, si elles sont intéressantes, ce n’est pas parce qu’elles ne polluent pas, mais parce qu’elles peuvent être à l’échelle des connaissances, du savoir-faire, des possibilités d’un individu ou d’un petit groupe d’individus liés par des rapports sociaux sympathiques. Si une technologie, dite douce, nécessite l’arrivée de spécialistes pour monter l’installation ou en améliorer le rendement par des moyens que la communauté n’a pu concevoir, si ces spécialistes disparaissent une fois que l’installation fonctionne, alors elle n’a pas plus d’intérêt qu’un filtre placé sur une cheminée d’usine pour éviter de submerger de poussières les populations du voisinage. On peut facilement imaginer que notre société industrielle, arrivée à épuisement de ses ressources en énergie (pétrole, charbon, uranium, etc.) installe de gigantesques usines de gaz de paille (ou d’énergie solaire), améliore le rendement de ces usines par des développements de plus en plus complexes, après des études de plus en plus morcelées. Si l’agrobiologie se contente de produire de la nourriture sans épuiser le sol et sans détruire l’environnement (le cadre touristique est une compensation nécessaire pour éviter un déséquilibre trop brutal dans notre vie de cons), elle sera vite absorbée par notre société. Les hommes travailleront à la chaîne dans des usines de produits biologiques, au lieu de travailler à la chaîne dans des usines de produits chimiques. La biologie (ou le biologique) n’a rien de miraculeux. Conçue de cette façon, elle est le prolongement de l’attitude scientifique et technique qui, ayant épuisé les charmes de la physique et de la chimie, est prête à s’adapter pour écumer d’autres domaines. La vie pourrait être plus « saine » mais tout aussi chiante.

L’essentiel, c’est de concilier les désirs de l’individu avec l’effort qu’il doit faire pour obtenir les matières nécessaires à sa vie. Cultiver d’une autre façon, sans changer les rapports de l’individu avec la terre, ne change finalement pas grand-chose à nos difficultés. De tout temps et dans toutes les sociétés (même dans la nôtre) les hommes ont essayé d’avoir des rapports de type non productif avec les produits qu’ils fabriquent ou les outils qu’ils utilisent. Mais ce genre de rapports est un frein pour la productivité, moteur essentiel de toute société technique. Si l’ouvrier mécanicien vérifie le fini de sa pièce au toucher, développant ainsi des relations sensuelles immédiates (sans intermédiaire) avec la matière, il perd du temps (et prend de mauvaises habitudes). On lui collera un engin de mesure : la finition apparaîtra sous la forme d’un nombre avec lequel, quelle que soit son imagination, il n’aura aucune relation concrète. Si le paysan cherche par le toucher, l’odorat, le goût (il ne faut pas oublier que nos sens sont aussi de puissants moyens d’analyse) à évaluer la qualité de sa terre, il devra s’attendre à une productivité moindre que s’il confie cette opération à un laboratoire d’analyse. Mais, par l’analyse chimique (ou biologique), il restera totalement étranger à la terre et aux végétaux qu’elle produit. Quand un paysan parlait autrefois de « sa » terre, cela ne signifiait pas uniquement un rapport de propriété privée. Maintenant, au lieu d’aller aux champs, il va travailler. Il est devenu étranger à sa terre, c’est un travailleur comme les autres.

Ce sont les relations sensuelles qui mettent les hommes dans un rapport harmonieux avec les objets et les êtres qui les entourent. Ce n’est que par ces relations que nous pouvons comprendre le monde extérieur, c’est-à-dire prendre conscience de la nécessité de certaines interactions entre les objets (et les êtres) de ce monde. Les « explications » scientifiques que l’on peut nous donner n’expliquent rien, car elles sont abstraites et ne sont pas perçues par la totalité de notre corps. Les lois scientifiques ne peuvent être qu’admises mais jamais comprises, elles n’ont qu’une valeur opérationnelle entre des objets (ou des êtres) qui nous échappent, la nécessité des interactions qu’elles veulent traduire ne s’imprime pas d’une façon sensorielle dans notre corps. Dès que cette compréhension des objets et des êtres se fait par nos sens, notre attitude vis-à-vis d’eux change complètement, nous devenons respectueux envers eux. Il ne s’agit évidemment pas d’un sentiment de soumission aux objets, aux autres, mais la reconnaissance, par nos sens, des propriétés propres d’un objet ou d’un être. Comment peut-on espérer respecter les autres, ne pas être avec eux dans de permanents rapports-de compétition ou de productivité, si l’on n’a pas de ces rapports de respect et d’adaptation avec tes objets qui nous entourent.

L’essentiel, ce n’est donc pas de réduire l’effort, mais d’introduire cet effort dans notre vie sensuelle et psychologique, sans intermédiaire abstrait, que ce soit l’argent (ou tout autre moyen de mesure de l’activité productrice), les nombres ou des engins dont les mécanismes sont trop complexes pour être appréhendés par les sens d’une seule personne. Ce qui fait l’attrait du vélo, c’est la simplicité extraordinaire de sa conception. Chacun sent très simplement par ses muscles la stabilité de cet engin. La mathématique qui « expliquerait » cette stabilité et la facilité de la conduite est affreusement compliquée, mais tout le monde s’en fout (sauf les mathématiciens) car un vélo, c’est directement compréhensible.

La technique a sa dynamique propre (par l’intermédiaire de ses techniciens). Si l’on accepte une technologie très complexe, nécessitant un long apprentissage spécialisé pour n’en acquérir qu’une faible partie, il n’est pas imaginable qu’elle puisse être contrôlée par l’ensemble de la société, en dehors de rapports hiérarchiques qui réagiront fortement sur l’ensemble des rapports sociaux. Elle ne pourra donc pas se développer en correspondance étroite avec les désirs de tous.

Il ne s’agit pas de prohiber totalement la technique et de revenir à une vie naturelle dans les cavernes. Mais il faut que les rapports des hommes avec la technique changent. Il faut une technologie sans technologues, sans savoir spécialisé. Une technique ne devrait être développée que si elle est ressentie par la totalité de la communauté avec laquelle elle est en rapport comme une nécessité vitale. Ceci n’est possible, évidemment, que si tous les individus de la communauté peuvent en contrôler tous les aspects. Tous ceux qui participent à l’abrutissement quotidien et massif des individus, tous ceux qui détruisent ce qu’il y a de vivace chez les enfants pour les réduire à l’état d’animaux domestiques, ceux qui n’ont rien d’autre à transmettre que des réflexes conditionnés, tous ces gens veulent nous faire croire que les hommes ne peuvent vivre que parce que certaines personnes éclairées et savantes ont pris en charge la horde de crétins et de débiles incapables que nous sommes.

Nos sociétés semblent avoir renoncé à certaines structures sociales non hiérarchisées au profit d’un développement rapide et sans possibilité de contrôle de la technologie qui, au fur et à mesure qu’elle leur apportait certaines facilités, les conduisait de plus en plus à renoncer à des relations sociales et à une vie collective libres. Mais il a fallu bien longtemps pour extirper la nostalgie de ces relations avec les matériaux et les êtres vivants. On trouve encore parfois (de plus en plus rarement) un geste, une attitude qui rappellent ces relations. Mais ces gestes seraient hautement subversifs s’ils devenaient conscients. Il faut les vider de tout sens, en les dirigeant sur des activités séparées de la vie quotidienne : les loisirs, le bricolage, le militantisme. Cela permet de maintenir chez nous le minimum d’équilibre nécessaire à la vie, mais cela ne présente aucun danger pour les structures sociales. Si après l’usine ou le bureau, ils plantent des fleurs, ce sera avec des gants, car la terre, c’est sale ; s’ils fabriquent un meuble, ils recouvriront avec mépris le bois d’un affreux plastique. Si l’organisation sociale rend leur vie impossible, ils trouveront de la place dans les partis politiques, les syndicats, les groupes organisés les plus divers, ils pourront s’y agiter, mais le seul espoir qu’on leur laissera c’est de remplacer un jour les maîtres qui les font chier. Qu’il ne nous vienne surtout pas le désir de vivre une vie complète, intégrée à tout ce qui nous entoure, de trouver les gestes de respect envers les autres. Nous casserions toutes les machines sauf celles que nous pourrions respecter, c’est-à-dire comprendre. Il n’y aurait plus de robots mécaniques, électroniques ou humains à notre disposition ; l’effort serait probablement plus grand mais nous ne serions plus obligés de travailler.

Il est difficile d’aborder cette question du travail, car nous sommes tellement imprégnés de la mystique du travail que nous courons le risque de faire réapparaître, sous une peau neuve, dans notre révolte, la vieille idéologie. C’est peut-être ce qui vient de m’arriver en écrivant ce papier sous prétexte de dénoncer l’illusion technocratique, la tentation de faire revivre, sous une forme plus neuve, la vertu de l’effort. Méfiance.

Roger Belbéoch (1928-2011).
Physicien anti-nucléaire.

 

Article publié dans la revue Survivre… et Vivre n°16,
printemps-été 1973, p. 16–22.

Publicité

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s