Le lecteur innocent et beaucoup de mathématiciens confirmés seront probablement surpris de trouver dans mon livre quelques allusions très appuyées à des sujets extra-mathématiques et particulièrement aux relations entre science et armement. Cela ne se fait pas : la Science est politiquement neutre [1], même lorsque quelqu’un la laisse par mégarde tomber sur Hiroshima. Ce n’est pas non plus au programme : le métier du mathématicien est de fournir à ses étudiants ou lecteurs, sans commentaires, des instruments dont ceux-ci feront plus tard, pour le meilleur et pour le pire, l’usage qui leur conviendra.
Il me paraît plus honnête de violer ces misérables et beaucoup trop commodes tabous et de mettre en garde les innocents qui se lancent en aveugles dans des carrières dont ils ignorent tout. En raison de ses catastrophiques conséquences passées ou potentielles, la question des rapports entre science, technologie et armement concerne tous ceux qui se lancent dans les sciences ou les techniques ou les pratiquent. Elle est gouvernée depuis un demi-siècle par l’existence d’organismes officiels et d’entreprises privées dont la fonction est la transformation systématique du progrès scientifique et technique en progrès militaire dans la limite, souvent élastique, des capacités économiques des pays concernés.
Il serait impossible de discuter ce sujet, encore moins d’en faire l’histoire d’une façon un tant soit peu systématique, dans le cadre d’un traité de mathématiques, sauf à y ajouter des volumes supplémentaires. On peut toutefois, en quelques dizaines de pages, en donner une idée et, en particulier, montrer que la question et le sujet existent. Dans une France où les discussions sur les relations entre Science et Défense [2] sont dominées depuis des décennies par un épais “consensus”, la chose à dire à la jeunesse est que l’une, des formes de la liberté, intellectuelle, est de ne pas se laisser dominer par les idées dominantes.
Je me suis donc décidé à écrire un texte où l’on trouvera d’une part une discussion sur le thème “mathématiques pures versus mathématiques appliquées” inspirée (il vaudrait mieux dire provoquée) par les récents mémoires de Laurent Schwartz [3], d’autre part des considérations diverses et forcément schématiques ou partielles sur le problème général ; je me suis limité essentiellement à quelques questions relatives à la période postérieure à 1945. Je n’ai pas craint de mentionner bon nombre de références bibliographiques importantes – il y en a cent fois plus – qui permettront à ceux qui le désirent de compléter, de vérifier ou de discuter ce texte. Je n’ai pas le naïf espoir qu’un étudiant de vingt ans qui apprend les mathématiques pourrait se plonger dans cet océan de littérature [4] ; ce ne serait même pas un très bon service à lui rendre que de l’y encourager. Mais ce texte trouvera peut-être des lecteurs moins jeunes n’ayant plus d’examens à subir ou de concours à réussir.
Pour ne pas encombrer l’entrée de ce livre par un discours non mathématique, j’ai préféré le rejeter à la fin du volume II. Il y sera à sa place puisqu’il part des idées divergentes de Fourier et de Jacobi sur les mathématiques.
Les nombreuses citations et références en anglais que l’on trouvera dans ce livre, et particulièrement dans le texte qui termine le volume II, ont pour but d’encourager le lecteur à utiliser une langue absolument indispensable si l’on veut s’instruire ou s’informer dans quelque domaine que ce soit. Pour des raisons démographiques évidentes, le français ne couvre qu’une faible proportion de la littérature occidentale, et pas plus de 3 % (technologie) à 7 % (mathématiques) dans les sciences au plan mondial. Lire l’anglais courant décuple les sources d’information et, en particulier, donne souvent accès à des ouvrages rarement traduits en français et dont le niveau de qualité n’existe pas en France parce que les productions françaises ne peuvent évidemment pas être de niveau maximum dans tous les micro-domaines de l’activité intellectuelle. Lorsque j’ai commencé à faire des mathématiques sérieusement à un âge où les langues étaient le cadet de mes soucis, j’ai dû lire non seulement de l’anglais, mais aussi et au moins autant de l’allemand et même du russe, langues que j’ignorais ; elles sont moins indispensables aujourd’hui qu’il y a un demi-siècle puisque l’usage de l’anglais se répand partout non seulement en raison de la prépondérance de l’Amérique, mais aussi en raison de la simplicité de l’anglais comparé à l’allemand, au russe depuis longtemps traduit en anglais, au japonais, etc. Mes lectures dans le secteur “science et défense” sont en anglais à 95 % même lorsqu’elles ne sont pas dues à des auteurs anglophones ; dans ce secteur, le domaine français commence à peine à naître (Dominique Pestre, Pierre Mounier-Kuhn, Girolamo Ramunni, etc.)
On n’est pas pour autant obligé d’apprécier la violence du cinéma ou la barbarie de certaines musiques que produit l’Amérique ; les Américains ne diffusent pas ces productions : ils les vendent et trouvent des acheteurs (ou imitateurs) indigènes trop heureux de faire de l’argent en les diffusant à leur place dans un public jeune et le plus souvent inculte. Au demeurant, comment la Télévision remplirait-elle ses heures de programmes, comment les salles de cinéma pourraient-elles fonctionner, sans les productions américaines ? II n’y a pas assez de main d’œuvre en France pour substituer des médiocrités françaises aux médiocrités américaines ; et aucun pays n’est capable de produire chaque jour un nouveau Macbeth ou un nouveau Bartok. On diffuse donc ce qui est disponible, ou l’on invente des “jeux” bêtifiants…
On n’est pas non plus obligé d’apprécier la conception darwinienne des rapports économiques et sociaux qui, grâce à l’emploi de technologies directement sorties de la guerre froide et de la course aux armements, est en train de se répandre sous le nom de “mondialisation” : l’extension à la planète d’un système économique fondé sur les principes d’Adam Smith (1776) assimilés de travers par les “barons voleurs” qui, à la fin du XIXe siècle, ont édifié les grandes entreprises capitalistes américaines, et un peu revus et codifiés par la suite. Il est maintenant interdit de tirer sur les grévistes mais non de domestiquer les syndicats, de licencier des milliers d’employés pour améliorer la “compétitivité” des entreprises, d’exploiter en échange la main d’œuvre à bas prix des pays non développés, de pousser au démantèlement de systèmes de protection sociale européens obtenus après un siècle de luttes mais jugés “trop coûteux” – ou trop à gauche ? – par les anciens élèves de la Harvard Business School et de ses imitations, d’emporter les marchés publics en distribuant des chèques à des partis politiques ou, dans le Tiers-Monde, à des gangsters au pouvoir, d’inonder celui-ci de machines à tuer sous prétexte d’en abaisser le coût unitaire pour les pays qui les produisent, etc. C’est le règne de l’argent, dont le slogan a été lancé il y a cent cinquante ans par un célèbre ministre français : « Enrichissez-vous ! » Si vous le pouvez…
Cela dit, l’Amérique possède, notamment dans ses universités, une classe intellectuelle à ne pas confondre globalement avec les porte-parole des seigneurs de la guerre froide ou des opérateurs de Wall Street. En particulier, personne en France, n’a de près ou de loin mis en évidence l’influence militaire sur le développement scientifique et technique depuis 1940 comme le font, depuis un quart de siècle et à l’aide d’une documentation massive, nombre d’historiens américains, notamment de la jeune génération. C’est, en ne lisant que les auteurs français actuels et a fortiori en ne lisant que votre journal quotidien que vous vous laisserez dominer par les idées dominantes.
Il va de soi enfin que les informations et opinions que j’exprime sont de ma pleine et entière responsabilité. Elles n’engagent à aucun degré l’éditeur Springer-Verlag. Il se trouvera probablement des gens pour reprocher à mon éditeur de ne m’avoir pas censuré. Étant mal placé pour le faire à leur place, je préfère, quant à moi, le remercier chaleureusement de m’avoir laissé la liberté de m’exprimer. C’est une attitude que je n’aurais sûrement pas rencontrée partout et que j’apprécie à sa juste valeur.
La rédaction de la postface a été terminée au moment où ma femme se débattait entre la vie et la mort. Je l’avais aperçue le 1er octobre 1938 en entrant en classe de Mathématiques élémentaires au lycée de garçons du Havre : le lycée de jeunes filles ne proposait à ses protégées qu’une classe de Philosophie. Nous avions dix-sept ans, j’avais un visage boutonneux, des allures de paysan avec mon costume trois pièces mal coupé, l’accent correspondant et j’apprenais l’analyse – celle que j’expose dans ces livres à quelques détails près – grâce à la bibliothèque municipale du Havre, celle dont parle Sartre dans La nausée, avec son autodidacte qui la lisait par ordre alphabétique d’auteurs ; j’ai, quant à moi, commencé par Baire… Mon père était employé aux écritures sous un hangar du port du Havre ; le père de Sonia, qui venait parfois la chercher au lycée dans son immense Vivaquatre Renault, y dirigeait, lui, la succursale locale d’une grande entreprise de transit. Elle était toujours sobrement élégante ; son père, juif russe émigré en 1905 et quasiment boycotté par la society indigène, lui avait transmis un visage ovale vaguement mongol, un regard d’une merveilleuse douceur et des formes “pneumatiques” comme nous le découvrîmes plus tard en lisant Brave New World [le roman de science-fiction d’Aldous Huxley, Le meilleur des mondes, 1935. NdE]. Son caractère, égal et joyeux, n’en était pas moins fort indépendant : elle s’était révoltée contre une ou deux vieilles filles qui, au lycée de jeunes filles, avaient tenté de la normaliser [5] et s’était retrouvée pour deux ans dans une pension fort chic à la campagne. Elle allait l’été chez sa sœur, mariée à un ingénieur polonais à Gdansk, ou apprendre l’allemand à Heidelberg, sans que ses parents s’effraient devant la perspective de laisser leur fille de seize ou dix-sept ans voyager seule en chemin de fer sur de si longues distances.
Bref, je fus instantanément amoureux de Sonia, bien évidemment sans me déclarer ; mais cela devait se voir. C’est seulement après cinq ans d’amitié que nous reconnûmes la réalité ; je sortais de l’École normale avec l’agrégation. Son père, arrêté en 1942, transportait alors des brouettes de ciment pour construire le mur de l’Atlantique, la déportation en Allemagne lui ayant été épargnée par le catholicisme de naissance de sa femme, blonde aryenne aux yeux bleus portant un nom flamand ; Sonia n’avait pas hésité à franchir en fraude la frontière belge pour aller chercher l’indispensable certificat de baptême de sa mère. Nous décidâmes de vivre ensemble, tout au moins lorsque nous étions à Paris – ce n’était pas si courant à cette époque – et d’attendre le retour de son père pour nous marier. Elle subit en septembre 1944 le siège du Havre auprès de sa mère ; j’étais alors à dix kilomètres de là chez mes parents, entre les lignes allemandes et alliées, et, pendant une semaine, observai chaque jour les monstres quadrimoteurs britanniques tournoyant à basse altitude après avoir lâché des milliers de tonnes de bombes d’abord sur la ville, puis sur les défenses allemandes – elles n’en souffrirent guère – à la périphérie de celle-ci ; Sonia et sa mère en furent quitte pour la peur, à la différence de quelques milliers d’autres havrais. Puis son père revint à pied du nord de la France dans un état qu’il n’est pas indispensable de décrire. Nous nous mariâmes à la fin d’octobre. Elle aurait pu trouver de bien meilleurs partis…
Quelques jours avant de s’éteindre, elle m’a dit, en parlant de mon livre : « Roger, je suis fière de toi », ce qui n’était fort heureusement pas dans ses habitudes. Je lui ai répondu : « Attends de voir le résultat avant de te prononcer. » Elle ne le verra pas et je ne sais trop ce qu’elle en aurait pensé. Je le dédie néanmoins à sa mémoire.
Roger Godement (1921-2016)
Extrait de la Préface à
Analyse Mathématique,
éd. Springer, 1997.
Ci-dessous le livre complet:
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[1] Assertion depuis longtemps démolie, notamment dans la thèse de Jean-Jacques Salomon, Science et Politique (éd. Seuil, 1970), et par d’innombrables études américaines, anglaises ou allemandes portant sur tel ou tel aspect du sujet. La façon la plus courante de politiser l’activité scientifique consiste à favoriser financièrement telle ou telle branche plutôt que telle autre ou à faire intervenir des scientifiques dans des conseils gouvernementaux de niveau fort élevé. Un cas d’école est l’impulsion que le gouvernement américain qui, avant 1939, ne finançait la recherche scientifique que dans des domaines comme l’agriculture ou la géologie, lui a donnée après 1945 dans tous les domaines et particulièrement en physique. La réaction américaine au Spoutnik, documentée dans Robert A. Divine, The Sputnik Challenge (Oxford University Press, 1993), pp. 89-93 et 157-166, rentre dans le même cadre : les crédits de la NSF, le CNRS américain, jusqu’alors très limités, se sont envolés sous le faux prétexte que l’exploit technique soviétique prouvait l’infériorité de la science américaine. Il ne prouvait même pas celle de la technique américaine, le retard des Américains en matière de missiles résultant du fait que l’aviation avait, avant 1950, obtenu la priorité à une époque où le budget militaire était encore relativement réduit.
[2] Titre d’une association fondée en 1983 par Charles Hernu, à l’époque ministre socialiste des Armées et futur héros de l’affaire Greenpeace. Patronnée par la Délégation Ministérielle pour l’Armement (DMA), l’association organise chaque année un congrès où, pendant deux jours, des ingénieurs et scientifiques présentent des rapports sur les problèmes techniques de l’armement et les sciences connexes. Des centaines d’auditeurs y assistent : militaires, ingénieurs, industriels, scientifiques et, inévitablement, des politologues et métaphysiciens de la stratégie chargés de la propagande et de l’idéologie. La France est, à ma connaissance, le seul pays où ce que nombre d’historiens américains appellent maintenant le scientific-military-industrial complex (SMIC, complexe scientifico-militaro-industriel) ose s’exhiber aussi publiquement et sans provoquer la moindre contestation.
[3] Il va de soi que mes divergences de vue avec Schwartz ne sont motivées par aucun conflit sur le plan personnel. Schwartz et moi avons été beaucoup plus que des collègues pendant une trentaine d’années à Nancy puis à Paris et nos options politiques, sur la guerre d’Algérie notamment, ont souvent été les mêmes. Nos voies ont divergé à partir du début des années 1970 lorsqu’il a abandonné l’université pour se consacrer à l’Ecole polytechnique et lorsque j’ai en partie abandonné les mathématiques pour me reconvertir au domaine qui fait l’objet du texte terminant le volume II.
[4] II faudrait déjà pouvoir la trouver dans les bibliothèques, universitaires ou autres, accessibles aux étudiants français ; vaste programme. Au centre Jussieu, à Paris, la section “Science et Société” de la bibliothèque, que j’ai fait créer il y a 25 ans, contient la plupart des livres cités et quelques milliers d’autres, y compris dans des domaines différents ; on peut aussi en trouver à la bibliothèque de recherche de La Villette. Pour les titres plus spécifiquement politiques, la Fondation nationale des sciences politiques est, à Paris, la seule source à peu près complète.
En ce qui concerne l’état des bibliothèques universitaires (BU) accessibles aux étudiants français, citons quelques chiffres anciens (la situation ne s’est sûrement pas renversée depuis lors) extraits d’un article de François Reitel, doyen de la Faculté des Lettres de Metz (Le Débat n°51, 1988), comparant les situations française et allemande en 1986. Si l’on considère les 24 universités françaises et les 28 universités allemandes créées depuis 1960, on constate que les BU françaises possèdent au total 1 869 000 volumes et les allemandes 29 843 000. En 1986, les BU (récentes ou non) allemandes ont acquis cinq fois plus de livres que les françaises. Il y a en France trois BU possédant au moins un million de volumes (dont la Sorbonne et Sainte Geneviève, trois millions chacune, avec dix à treize millions de volumes pour les treize universités parisiennes), et trente et une en Allemagne. Les étudiants de Metz, nous dit M. Reitel, sont des privilégiés : ils peuvent compléter les 117 000 volumes de Metz par les 1 403 000 volumes de la BU voisine de Sarrebrück, où ils disposent du prêt gratuit.
Des comparaisons avec les États-Unis seraient si possible encore plus éloquentes. En 1975 déjà, il existait aux USA 79 BU possédant au moins un million de volumes, dont 25 dépassant deux millions, 14 dépassant trois millions et 8 dépassant quatre millions d’après les statistiques historiques de H. Edelman et G. M. Tatum, The Development of Collections in American University Libraries (College and Research Libraries, mai 1976). Harvard dépasse les deux millions dès 1920. Il faudrait y ajouter d’énormes bibliothèques municipales.
[5] Étant entrée en octobre 1940 en Mathématiques spéciales au lycée (de jeunes filles) Fénelon à Paris, elle fut convoquée un jour par la directrice qui lui déclara que l’État ne lui versait pas une bourse d’études pour qu’elle porte des bas de soie et du rouge à lèvres. La coupable répondit qu’il y avait erreur : elle n’était pas boursière et, à cette époque, ses parents, sans être millionnaires, finançaient encore bien volontiers ses bas de soie et son rouge à lèvres. Elle décida un peu plus tard de quitter Fénelon, renonça à préparer le concours de l’École normale supérieure de jeunes filles de Sèvres et s’inscrivit à l’université ; on n’y inspectait pas les élèves à l’entrée.