Radio: Jean-Baptiste Fressoz, Une histoire politique du CO2, 2015

Jean-Baptiste Fressoz, historien des sciences, des techniques et de l’environnement, nous brosse à grands traits une histoire politique du CO2 aux XIXe et XXe siècles. Car aussi fameuse que soit la courbe des émission de CO2 établie par le GIEC, il est en fait assez difficile d’en faire une histoire suffisamment précise pour permettre par exemple de retracer la part de différents choix technologiques dans les émissions de gaz a effet de serre. Il est impossible de savoir, dans cette courbe, ce qui relève de l’automobile, de l’agriculture industrielle ou de la guerre. Il s’agit donc d’essayer de politiser le constat du changement climatique.

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Racine de moins un
Une émission
de critique des sciences, des technologies
et de la société industrielle.

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Émission Racine de Moins Un n°59,
diffusée sur Radio Zinzine en février 2020.

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Jean-Baptiste Fressoz

Une histoire politique du CO2

Un objet scientifique, social et économique complexe

Juin 2015

 

Grandes lignes de la conférence :

Je vais essayer de repolitiser la fameuse courbe des émissions de CO2 aux XIXe et XXe siècles. Aussi fameuse que soit cette courbe, il est en fait assez difficile d’en faire une histoire suffisamment précise pour permettre par exemple de retracer la part de différents choix technologiques dans les émissions de CO2. On ne peut pas tracer, à l’intérieur de cette courbe, ce qui relève de l’automobile, de l’agriculture industrielle ou de la guerre.

Par exemple, quelle est la place de la Seconde Guerre mondiale dans la grande accélération des émissions dans les années 1950 ? Quels sont les grands processus historiques – l’impérialisme formel et informel, les révolutions industrielles, l’échange inégal, la globalisation économique, le fordisme, le libéralisme, la révolution verte, etc. – qu’il faut mettre en relation prioritairement avec cette courbe ? Quels sont les pouvoirs, les institutions, les imaginaires, les intérêts qui nous ont vraiment placés sur le chemin de l’abîme climatique ?

À mon sens, la réflexion politique sur la crise environnementale pâtit assez fortement de ce manque d’histoire, car faute de connaissances précises, les récits communs se perdent dans des critiques sans focale, incriminant le capitalisme en général, comme si ce dernier avait toujours été un capitalisme fossile, ou pire encore incriminant la modernité.

Je pense que le meilleur symptôme de ce type d’histoire est le succès très rapide du concept d’Anthropocène, cette nouvelle proposition géologique qui revient à reconnaître l’humanité comme force géologique. Ce concept d’Anthropocène a un intérêt très fort, car il désigne bien le fait que ce que l’on vit n’est pas simplement une crise environnementale, mais une révolution géologique d’origine humaine, un point de non-retour. Le problème est que cette notion consacre une vision très simpliste et unifiée de l’humanité, qu’il faudrait considérer tout entière comme une espèce. Il y a un grand retour du discours sur l’espèce humaine dans les discours sur le changement climatique global. L’espèce humaine est considérée, de manière unifiée, comme collectivement responsable de la crise, ce qui efface par là même l’immense variation des causes et des responsabilités.

Le CO2 possède un effet dépolitisant, car chaque molécule de carbone oxydée par la combustion est identique, et qu’elle se fond dans un grand tout qui est très bien mesuré par les scientifiques. Le CO2 est un outil formidable d’agglomération, de compactage de l’agir humain, et donc d’effacement des inégalités et de neutralisation morale de la crise climatique. Je vais donc essayer aujourd’hui de rehistoriciser et repolitiser ces molécules de CO2, en procédant de trois façons.

Premièrement, en disant que le décollage de cette courbe (1750-1900) n’a pas été sans être remarqué par les contemporains. Le tournant des XVIIIe et XIXe siècles, c’est-à-dire le moment du début de la Révolution industrielle, est en fait un moment d’intense dispute sur ce que l’humanité fait à l’atmosphère et au climat, et ce déjà au niveau global. Autrement dit, nous ne sommes pas entrés dans l’Anthropocène sans nous en rendre compte.

La deuxième manière, plus classique, de politiser cette courbe est de la décompacter. Il convient de préciser que l’Anthropocène n’est pas, en premier lieu, une affaire d’espèce et de démographie. Entre 1800 et 2000, la population humaine est multipliée par 6, ce qui peut sembler beaucoup, mais en même temps, la consommation énergétique est multipliée par 40, et le capital est multiplié par 134 – d’après les chiffres de Thomas Piketty dans son ouvrage Le capital au XXIe siècle. 62 % des émissions cumulées depuis 1850 sont passées par les canaux de 90 entreprises ; il ne s’agit pas nécessairement d’entreprises capitalistes, mais souvent d’entreprises d’État (carbon majors). En tout état de cause, ce n’est pas une affaire d’humanité en général.

Enfin, en recourant à l’histoire des techniques énergétiques, je voudrais montrer en quoi la forme de cette courbe n’était pas inexorable. Elle est liée à des choix politiques et à des processus historiques spécifiques, que les historiens connaissent bien. Je me pencherai en particulier sur le cas de la Grande-Bretagne et des États-Unis, qui ont été des empires du carbone aux XIXe et XXe siècles, et qui ont été absolument moteurs dans l’avènement d’un capitalisme fossile global.

Le premier argument, qui est aussi le plus original, consiste à dire que l’on n’est pas entré dans l’Anthropocène sans s’en rendre compte. Jusqu’aux années 1900, ce sont en fait les émissions liées au changement d’usage des sols qui sont majoritaires. Le principal pourvoyeur de CO2 dans l’atmosphère, jusqu’en 1900 ou même 1950 selon les modèles, c’est d’abord la déforestation. Or la période 1750-1850 est justement un moment d’intense débat sur les conséquences climatiques de la déforestation. Pour comprendre cela, il faut se resituer dans le cadre de la théologie naturelle. Le climat y est déjà appréhendé à l’échelle du globe. La théologie naturelle pense la Terre comme une création parfaite, une machine parfaitement régulée, où les grandes masses de matière s’équilibrent.

L’eau, en particulier, circule en permanence de l’équateur au pôle selon un plan divin qui assure la fertilité des régions tempérées. La question qui se pose, à l’intérieur de cette théologie naturelle, est de savoir ce que l’Homme fait à la création, de savoir si son action est sanctifiée par Dieu. Cette question hante les intellectuels de l’époque, notamment en Angleterre et en Nouvelle-Angleterre.

Comme on le montre dans un article qui vient de sortir que j’ai écrit avec mon collègue Fabien Locher, l’expansion coloniale en Amérique joue un rôle déterminant dans l’émergence d’une réflexion sur le climat et sur le changement climatique d’origine humaine, et ce pour deux raisons : d’une part, car la colonisation est d’emblée perçue comme un immense phénomène civilisationnel, une transformation profonde de la création du fait du déboisement et de la mise en culture de l’Amérique du Nord, et d’autre part parce que d’emblée se pose la question des différences considérables de températures et de précipitations entre les territoires situés sur une même ligne de latitude de part et d’autre de l’Atlantique. Si l’on reprend l’argument d’Heinz Wismann, on pourrait dire que la globalisation, la colonisation de l’Amérique, est vraiment ce qui entraîne une sorte de découplage entre le climat géométrique et le climat tel qu’on l’entend actuellement, à savoir la moyenne des caractéristiques de température et de précipitation.

C’est à ce moment-là que l’on se rend compte qu’à un même lieu géométrique sur la Terre, il n’y a pas du tout le même climat. D’emblée, l’hypothèse dominante chez les intellectuels et les savants de l’époque c’est que c’est la différence de mise en valeur de ces espaces par l’Homme qui cause ces différences. Par exemple, dès 1671, Robert Boyle étudie la question du changement climatique en Amérique du Nord. La question est de savoir si les colons anglais sont en train, ou non, d’améliorer le climat par leur travail. Cette question est éminemment importante étant donné le froid mordant qui y règne. La même question se pose en France à propos du Canada. Ces questions intéressent les sphères gouvernantes. Le roi d’Angleterre Charles II reçoit, devant Robert Boyle, le gouverneur de Nouvelle-Angleterre qui affirme que le climat se réchauffe grâce à la présence anglaise.

Le discours dominant au XVIIe siècle, qui va plutôt dans le sens d’une amélioration du climat, va se retourner à la fin du XVIIIe siècle, et ce pour plusieurs raisons. La première est le progrès dans la météorologie et la naissance de la climatologie historique. Ici, il faut entrer dans quelques détails techniques. Dans les années 1770, le projet à la mode en météorologie est de corréler l’astronomie à la météorologie. Le but est de rendre la météorologie aussi prédictive qu’est l’astronomie.

L’idée est que l’atmosphère est soumise aux lois de la gravitation, tout comme l’ensemble des phénomènes terrestres, et que l’on peut donc corréler les états atmosphériques avec la position respective de la Lune, de la Terre et du Soleil. C’est un schéma complètement newtonien ; on estime qu’il y a des « marées atmosphériques », et que celles-ci expliquent en grande partie les conditions météorologiques. La théorie dominante est très bien exprimée par D’Alembert dans son Traité des vents. Il existe selon lui deux grands systèmes météorologiques qu’il faut prendre en compte : d’une part, le glissement de l’air froid des pôles Nord et Sud vers les zones tropicales, et d’autre part les alizés, qui sont expliquées comme un retard de la rotation de l’atmosphère par rapport celle de la Terre du fait de l’attraction de la Lune et du Soleil. D’Alembert explique que l’on ne peut pas résoudre mathématiquement la question des vents dans les zones tempérées car le mélange des deux « courants d’air » rend le calcul impossible.

L’effort va donc plutôt porter sur un travail de statistique, à partir des registres météorologiques, pour essayer de découvrir des périodes météorologiques. L’enjeu est de découvrir une période météorologique et de la rapporter à une configuration astronomique, ce qui permettrait de rendre la météorologie parfaitement prédictive. À partir du moment où l’on a percé le mystère du cycle météorologique, on peut faire des prédictions absolument extraordinaires, ce qui a un intérêt immense, notamment par rapport aux questions militaires, de santé ou de récoltes. C’est un enjeu scientifique et de gouvernement absolument majeur.

C’est au sein de ce paradigme astro-météorologique qu’émergent toutes les premières mesures thermométriques d’un changement climatique. En 1772, Giuseppe Toaldo, astronome et météorologue italien, hérite de longs registres météorologiques – 60 ans de mesures météorologiques – et fait quelque chose de très original pour l’époque : au lieu de calculer la moyenne de toutes ces observations, il calcule des écarts à la moyenne. Il arrive à un résultat très intrigant : le climat de Padoue refroidit de 2 degrés Réaumur entre 1725 et 1774. La plupart des météorologues sont extrêmement sceptiques face à ce refroidissement considérable et si rapide.

Néanmoins, cette théorie intéresse fortement la communauté savante, car elle renvoie à la théorie de Buffon sur le refroidissement du globe terrestre : la Terre est un morceau du Soleil, qui a été arraché par une comète, et elle refroidit progressivement (Les époques de la Nature, 1776) et c’est la deuxième grande raison de naissance d’une inquiétude climatique. Buffon avait mené des expériences précises, en extrapolant à partir du temps de refroidissement d’une sphère de métal en fusion, sur le temps que mettrait la Terre pour se refroidir entièrement. Il explique que la durée de ce processus est d’environ 70 000 ans, et estime que l’on est à mi-course de la mort thermique du globe, laquelle aura lieu inévitablement dans quelques dizaines de milliers d’années.

J’insiste sur ce point, qui va à l’encontre du discours classique sur le fait que l’on ne se serait pas préoccupé du climat à l’échelle globale avant très récemment. Au sein des théories de la Terre, la question du climat est effectivement primordiale, et elle croise des questions très pratiques de mauvaise récolte, de famine, de pénurie de bois, des questions d’économie politique extrêmement importantes à cette époque.

Si le changement climatique devient quelque chose de fondamentalement négatif à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, c’est troisièmement et enfin parce que cette question croise un problème majeur à l’époque qui est la pénurie de bois en Europe occidentale. La fin du XVIIIe siècle est un moment d’intense cherté du bois.

Durant l’hiver 1784 à Paris, le gouvernement est obligé de subventionner l’achat de bois pour en distribuer aux pauvres. La même année, la Société royale des sciences de Lyon met au concours une question sur la construction de cheminées plus efficaces. On parlerait aujourd’hui d’efficacité énergétique. Dans une des réponses au concours, l’auteur met parfaitement en relation la question de la pénurie de bois, la question de la déforestation et la question de l’équilibre du globe. Il met surtout en avant la fragilité de l’équilibre naturel au niveau global. À partir de la fin du XVIIIe siècle, la question de la déforestation est pensée dans ce cadre-là : ce que l’homme a fait en déforestant massivement l’Amérique du Nord, et en continuant de déforester en Europe, c’est d’altérer au niveau global le cycle providentiel de l’eau.

Je voudrais faire quelques remarques rapides sur ces débats sur le changement climatique à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle.

Premièrement, ce n’est pas le même changement climatique qu’actuellement puisque ce qui est en jeu, c’est le cycle de l’eau et non pas le cycle du carbone. Par contre, il s’agit bien de conditions climatiques globales : tous les savants de l’époque s’accordent pour dire que la déforestation change le climat local ; ce qui est en jeu et en débat, c’est de savoir si l’humanité est en train de transformer le climat au niveau global.

Deuxièmement, le débat est « scientifiquement équipé ». Il ne s’agit pas d’élucubrations obscures. Les plus grands savants de l’époque s’intéressent à cette question. Par exemple, Joseph Banks propose en 1818 d’étudier l’évolution de la calotte glaciaire et de récolter les log books des baleiniers, qui vont pêcher la baleine dans des très hautes latitudes, pour essayer de renseigner cette question du changement climatique. À partir de 1816-1817, de nombreux travaux paraissent sur le changement climatique, en partie anthropogénique, à la suite de l’éruption du volcan Tambora en Indonésie qui a causé une intensification de la fin du petit âge glaciaire en Europe de l’Ouest. Certains font le lien entre le Tambora et le refroidissement climatique mais pour la plupart des savants, c’est plutôt la déforestation qui est en cause.

Par exemple la théorie de Banks est la suivante : du fait de la déforestation massive, l’humidité reste dans l’atmosphère – depuis les travaux de Stephen Hales, dans les années 1720, on connaît l’importance de l’arbre, et donc des forêts, dans le cycle de l’eau –, se concentre au pôle et tombe sous forme de neige, ce qui accroît la calotte glaciaire et cause les mauvaises saisons en Europe. On retrouve bien l’idée d’un phénomène climatique global.

Troisièmement, la question est aussi éminemment politique. Par exemple, en 1821, le ministre français de l’Intérieur commande une grande enquête sur le changement climatique, qui met directement en cause la question de la déforestation. Cette question est éminemment politique, car elle interfère avec un arbitrage central pour les économies organiques de l’époque, à savoir l’arbitrage entre d’une part la forêt, le bois, l’énergie et la manufacture, et d’autre part, le grain et la population. C’est une question absolument centrale dans des économies qui n’ont pas encore mobilisé le charbon comme source d’énergie.

Enfin, le changement climatique est pensé comme un phénomène irréversible qui questionne le sens même de la civilisation. En déboisant, on transforme le climat, et on sape donc les conditions mêmes d’existence de la forêt. À partir des années 1820, en particulier en France, un puissant discours, que l’on pourrait qualifier d’orientalisme environnemental ou d’orientalisme climatique, met en garde les États européens contre la déforestation, en invoquant les ruines des civilisations brillantes, comme Babylone ou Palmyre, qui sont maintenant au milieu des déserts. À l’époque, la meilleure théorie pour expliquer la chute de ces civilisations consiste à dire qu’elles ont mal géré leur environnement, notamment en déforestant de manière excessive, et qu’elles ont changé le climat. Ce faisant, ces civilisations ont même produit leur propre dégénérescence raciale, puisque dans le paradigme lamarkien ou buffonien, le climat façonne les corps et les mœurs. Dans cette perspective, c’est une mauvaise gestion environnementale qui a produit une dégénérescence des races orientales.

 

En somme, les sociétés du début du XIXe siècle se pensent bien comme vivant dans un Anthropocène. Il n’y a pas deux histoires séparées, avec une histoire de l’humanité et une histoire de la Terre. La Terre réagit à ce que fait l’humanité. Le temps de la Terre est relativement court – 70 000 ans pour Buffon – et ce que l’on vit à l’échelle historique a un sens également à l’échelle des temps géologiques.

Par exemple, en Suisse, de nombreuses recherches sont menées, à partir des années 1820, sur l’avancée des glaciers. Ce qui intéresse les savants suisses, c’est de savoir s’ils sont en train de vivre les prodromes de la mort thermique du globe annoncée par Buffon. L’optimisme climatique, à savoir l’idée que l’humanité peut s’organiser pour améliorer le climat, bascule à la fin du XVIIIe siècle.

Je pense qu’il est important de restaurer toutes ces alertes pour sortir du récit convenu de la prise de conscience environnementale récente, qui est à mon sens beaucoup trop gratifiant, et qui crée un système d’opposition entre une modernité frénétique et une postmodernité enfin réflexive. Nos ancêtres ont détruit l’environnement en toute connaissance de cause.

Le problème historique n’est donc pas du tout celui d’une « prise de conscience ». On a souvent tendance à traiter ces questions sous l’angle de l’émergence d’une conscience environnementale. On peut tout à fait renverser l’histoire et s’intéresser plutôt à la désinhibition, à savoir comment a-t-on réussi à passer outre ces inquiétudes pour s’industrialiser ou pour déforester. Il y a plusieurs phénomènes complexes qui expliquent cette désinhibition.

Le premier est l’évolution de la climatologie, en particulier la théorie des âges glaciaires, qui émerge précisément en Suisse pour répondre à des questions liées au changement climatique anthropogénique. Dès 1823, un mémoire d’un ingénieur suisse, qui répond à une question sur le changement climatique anthropogénique, explique qu’il y a sans doute eu de grandes époques beaucoup plus froides dans un passé très lointain. Peu à peu se crée l’image d’un système climatique qui évolue à des échelles temporelles beaucoup plus grandes, sur lesquelles l’Homme n’a pas de prise. Progressivement se crée aussi l’idée d’une Terre très ancienne, qui donne cette impression d’une Nature impassible face à l’agir humain.

Le deuxième moteur essentiel de désinhibition, c’est le charbon qui joue un rôle essentiel, car il permet de résoudre la question de la pénurie de bois et de stopper la déforestation en Europe de l’Ouest. D’ailleurs, il est amusant de voir qu’à ses débuts, le charbon est présenté comme une énergie verte. À la fin du XVIIIe siècle, les conservateurs forestiers insistent sur le fait qu’il faut exploiter le charbon pour préserver les forêts. La carbonisation de l’économie et de l’atmosphère rencontre toutefois de sérieuses objections.

La première, et la plus importante historiquement, est celle qui vient de la médecine néohippocratique, c’est-à-dire la médecine environnementale. Le monde médical de la fin du XVIIIe siècle pense que l’environnement est le principal déterminant des santés, et que le charbon est une altération massive et évidente des environnements, et donc des populations. En 1732, le médecin George Cheyne écrit un livre intitulé The English malady, dans lequel il explique que toutes les constitutions médicales des Londoniens sont affectées par la combustion massive de charbon à Londres à cette époque. En 1856, pendant l’épisode du phylloxéra, les paysans accusent les usines de gaz d’éclairage et la combustion du charbon pour les maladies des plantes. Pour des raisons complexes, cette doctrine médicale va progressivement être supplantée par une doctrine médicale qui met en avant les causes sociales de la mortalité des maladies, et qui minore les causes environnementales.

La seconde objection face au charbon est la question de l’épuisement. En 1792, un député français explique qu’il faut veiller à la conservation des forêts, car : « Les mines de charbon ne sont pas aussi communes qu’on le pense. On s’aperçoit que celles d’Auvergne s’épuisent. Les recherches qui se sont multipliées dans les environs de la capitale n’ont pas été heureuses. » À ses débuts, le charbon ne paraît être qu’une solution temporaire. Pendant longtemps, l’enjeu central reste la conservation du bois, car on estime que c’est la seule ressource en énergie qui est véritablement durable.

La géologie joue un rôle absolument central dans la désinhibation de ces inquiétudes. Les premières cartes géologiques sont élaborées par le géologue William Smith, qui réalise une géographie des zones carbonifères, incitant ainsi les propriétaires terriens à effectuer des sondages dans ces zones, ce qui fait exploser les réserves de charbon potentielles dans les années 1820. De manière plus profonde, la désinhibition carbone est liée à la question du gradualisme en géologie, à savoir l’idée que la Terre est extrêmement ancienne et qu’elle a été façonnée par des causes actuelles qui jouent sur des temps géologiques immenses. Se crée alors l’image d’un globe infiniment vieux et infiniment riche en matières fossiles.

La seconde manière de politiser la courbe des émissions de CO2, c’est de la décompresser.

Premièrement, plutôt que de parler d’Anthropocène, il serait beaucoup plus pertinent de parler d’Anglocène, en tout cas jusque dans les années 1980. En 1950, 65 % des émissions cumulées proviennent uniquement de Grande-Bretagne et des États-Unis. Ce n’est qu’en 1980 que les émissions du reste du monde surpassent les émissions de ces deux pays. En France, en 1913, le PNB par habitant est 20 % plus bas qu’en Angleterre, or la France a émis quatre fois moins de CO2 que l’Angleterre. Il y a bien une voie d’industrialisation anglaise qui est tout à fait spécifique, et qui n’est pas par exemple celle de la France. En plus, l’Angleterre et les États-Unis ont tendance à exporter le capitalisme fossile dans le monde entier. À la fin du XIXe siècle, la moitié de tous les investissements directs à l’étranger sont britanniques, lesquels vont en majorité dans des secteurs très fortement émetteurs de CO2. 40 % de ces IDE vont dans les chemins de fer. Les mines sont le deuxième poste d’investissement. Par ailleurs, en accroissant la productivité dans les pays du centre, le charbon accroît la mobilisation du monde organique pour fournir, en matières premières, les capacités productives des pays du centre.

Par exemple, la croissance de la consommation de charbon en Angleterre est en fait liée à la croissance de la consommation de coton, et donc à la déforestation en Amérique du Nord. Pour avoir une bonne histoire politique du CO2, il faudrait avoir une histoire de tous les flux de matière et d’énergie dans le globe, sur deux siècles. C’est assez ambitieux.

On a besoin ici d’une notion clé : celle d’échange écologique inégal qui est centrale dans l’Anthropocène. Au XIXe siècle, quand l’Angleterre échange pour 1 000 livres sterling de coton brut contre 1 000 livres sterling de tissu tissé, l’échange est écologiquement très inégal. Il a fallu 4 000 fois plus d’hectares pour produire le coton brut que pour nourrir les ouvriers qui ont servi à tisser ce coton brut et en faire un tissu. Avec Christophe Bonneuil, nous nous sommes intéressés à cette idée d’échange écologique inégal, en retraçant notamment l’histoire des balances commerciales physiques. Par exemple, si la balance commerciale européenne est relativement équilibrée en 1999, et encore aujourd’hui, sa balance commerciale physique est extraordinairement déficitaire, c’est-à-dire que l’Europe importe massivement plus de matériaux qu’elle n’en exporte. Cela permet de répondre à une objection assez forte à la thèse de l’Anglocène, à savoir le cas de l’Union soviétique, qui a été un désastre environnemental. En fait, l’Union soviétique a d’abord détruit sa nature, son territoire, ses ressources, alors que la force du bloc occidental a été sa capacité à drainer les matières premières du monde entier.

Autre manière de repolitiser la courbe de CO2, recourir à l’histoire des techniques, des techniques énergétiques spécifiquement. Nous avons tendance à avoir une vision assez téléologique de l’histoire énergétique. Pourtant, l’histoire des énergies renouvelables a tendance à majorer leur importance dans l’histoire de la croissance économique. Par exemple, il est intéressant d’observer que l’hydraulique était une source d’énergie absolument majoritaire en Amérique du Nord. À la fin du XIXe siècle, aux États-Unis, 75 % de l’énergie industrielle est encore hydraulique. Dans les années 1880, l’essentiel du tonnage de la marine marchande est encore mû par la voile, ce qui veut dire que la première globalisation économique s’est faite par l’énergie du vent. On peut citer également les efforts de développement de la maison solaire aux États-Unis après la Seconde Guerre mondiale. La maison solaire est pensée comme quelque chose qui doit être généralisé, accessible aux classes moyennes, car c’est le seul moyen de préserver les ressources naturelles américaines. Après la Seconde Guerre mondiale, il y a un fort discours néo-malthusien aux États-Unis qui consiste à dire que les États-Unis ont sacrifié, sur l’autel de la liberté, leurs ressources naturelles, et qu’il faut désormais préserver au maximum les ressources. Il est intéressant de voir à quel point ces efforts de développement de la maison solaire, qui portaient leurs fruits – en Floride et en Californie, 80 % des maisons sont équipées de chauffe-eau solaires dans les années 1950 – vont être détruits par des promoteurs immobiliers des années 1950 soucieux avant tout de minimiser le coût de production des maisons, jusqu’à en arriver à une situation absurde où les États-Unis, qui sont un pays riche en charbon, en bois et en pétrole, se retrouvent avec un parc immobilier chauffé à l’électricité.

Nous pouvons donc avoir une histoire beaucoup plus précise et politique des additions énergétiques et du recours au fossile. Je prendrai un autre exemple bien connu, celui des tramways. Au début du XXe siècle, le réseau des tramways aux États-Unis est extrêmement développé. Dans les années 1900, 5 milliards de trajets par an sont réalisés en tramway. En outre, les routes américaines sont de mauvaise qualité ; on n’imagine pas que la voiture puisse être une bonne solution de transport. Ce sont des circonstances très spécifiques qui vont produire le triomphe de la voiture et de la mobilité individuelle aux États-Unis. La première raison est que les compagnies de tramway sont chargées d’entretenir le pavé, ce qui leur coûte terriblement cher et les rend non rentables. Or, en 1935, une loi antitrust oblige les grands conglomérats électriques à vendre les petites compagnies de tramway qui sont individuellement non rentables. Des centaines de lignes vont ainsi être rachetées à vil prix par General Motors, Firestone et Standard Oil, dont l’objectif n’est évidemment pas d’investir dans le transport collectif électrique, mais plutôt de fermer les lignes.

Je terminerai en évoquant le lien très fort qui existe entre les infrastructures militaires et le CO2.

Certains travaux estiment que 15 % des émissions de CO2 pendant la guerre froide aux États-Unis sont liées aux infrastructures militaires. De manière plus profonde, l’ensemble du système productif est déplacé par des impératifs militaires. Par exemple, il existe un lien entre la politique de dispersion industrielle pendant la guerre froide aux États-Unis et l’extension des banlieues américaines. Après la Seconde Guerre mondiale, les stratèges américains ont conscience que l’un des enjeux de la potentielle troisième guerre mondiale, c’est la capacité du système industriel à résister au feu nucléaire. Les Allemands servent de modèle, car pendant la Seconde Guerre mondiale ils ont réussi à rendre relativement résiliente leur production militaire, malgré les bombardements alliés, en dispersant sur le territoire allemand les activités stratégiques.

Les Américains veulent faire la même chose. Il y a un très fort encouragement, notamment par des réductions d’impôt et des fournitures de matières premières à des prix privilégiés, pour les entreprises qui s’installent loin des bastions industriels traditionnels. C’est aussi à cette époque que l’on construit de grandes rocades autour des villes américaines. Il est intéressant de noter que le grand réseau autoroutier américain résulte d’une loi de 1956 intitulée National Interstate and Defense Highways Act. L’enjeu est bien la défense nationale. C’est l’un des plus grands projets d’ingénierie civile du XXe siècle ; 70 milliards de dollars sont investis dans le système autoroutier. L’un des enjeux est la dispersion industrielle et la liaison des 400 bases militaires américaines sur le territoire. À mon sens, on peut faire un lien assez fort entre la Seconde Guerre mondiale, la guerre froide et le phénomène de grande accélération des émissions de CO2 à partir des années 1950.

Il est important de disposer d’une histoire politique du CO2 pour lutter contre la tendance de l’atmosphère à globaliser les problèmes environnementaux, à naturaliser l’humanité comme une espèce humaine, comme si la seule échelle de pensée valable était de considérer l’humanité depuis l’atmosphère, depuis l’espace ou depuis la gouvernance mondiale. Je voudrais citer le projet de recherche piloté par Joan Martinez Alier, historien de l’écologie, qui essaie de recenser à l’échelle du globe toutes les luttes environnementales autour de l’extractivisme. Les cartes montrent qu’il s’agit d’un phénomène global.

 

Question d’une femme dans le public : J’avais juste une question par rapport à l’avenir. Pour savoir si vous êtes optimiste quant à la suite…

Jean-Baptiste Fressoz : Je n’ai rien de très intéressant à dire sur l’avenir. Si ce n’est qu’il est d’une certaine manière conditionné par le passé et par le présent. Et il me semble que quand je vous montre cette courbe, il n’y a pas besoin d’être grand devin pour se dire « Pourquoi diable d’un seul coup cette courbe basculerait ? » sachant qu’elle à jamais vraiment basculé…

Donc, ça rend forcément pessimiste, il n’y a pas de raison fondamentale d’être optimiste, je trouve. Donc c’est une conférence très déprimante, c’est sûr (rires dans l’assistance). On ne peut pas échapper à cette conclusion. Alors, je vais quand même finir sur une touche d’espoir un peu provocateur, mais il ne faut pas prendre ça trop au sérieux.

J’ai dit qu’il n’y a jamais eu de transition énergétique. En fait, localement il y en a eu : on consomme beaucoup moins de charbon en Suisse qu’au XIXe siècle, etc. C’est au niveau global qu’il n’y a jamais eu de transition énergétique. Par contre, il existe des exemples de transition énergétique radicale qui se sont produites localement.

Cuba dépendait pour son pétrole exclusivement de l’Union Soviétique, il recevait du pétrole très bon marché d’URSS. Et en 1992, soudainement cet approvisionnement s’interrompt du fait de la chute de l’Union Soviétique. Les cubais durent alors innover, pendant dix ans ils ont vécu ce qu’ils ont appelé la « period especial » – la période spéciale – et par exemple on a assisté à une déconcentration de l’industrie ; les horaires de travail ont diminué, tout simplement parce qu’on ne peut pas travailler quand il fait nuit et qu’on a pas assez dénergie pour l’éclairage ; l’agriculture s’est beaucoup plus orientée vers des engrais organiques parce que les engrais chimiques sont très énergivores. D’autre part, cela a eu des effets assez durs sur le corps des cubains, ils ont perdu en moyenne cinq kilos en dix ans. Le seul côté positif, c’est que les maladies cardiovasculaires ont diminué assez considérablement ; il y a des articles de médecine qui étudient la population cubaine, parce que cela leur permet d’avoir une population test sur ce qui se passe lorsqu’on change très rapidement et radicalement d’habitudes de consommation.

Et malgré ces efforts considérables, il y a une diminution des émissions de CO2 de 60 % en dix ans, si je me souviens bien. C’est pas mal, mais c’est moins que ce qu’il faudrait que nous fassions dans les pays européens, par exemple. C’est le côté le plus effrayant…

Après, il est possible de se dire que les cubains sont très pauvres, qu’ils n’ont pas les technologies comme nous, etc. Mais dans le cas de la France qui investit massivement dans le nucléaire à partir des années 1970-80, les émissions de CO2 croissent de 1 ou 2 % par an environ. Cela devrait donc rendre un peu modeste sur la capacité des solutions high-tech pour réduire les émissions de gaz à effet de serre.

Après, il y a des transitions énergétiques qui se passent très mal, par exemple en Corée du Nord qui a été confrontée au même problème que Cuba, sauf que là, il y a eu une famine épouvantable, entre 5 et 10 % de la population qui a succombé, etc.

Donc, il n’y a pas vraiment de leçon optimiste à tirer de l’histoire, je crois.

Jean-Baptiste Fressoz,
historien des sciences, des techniques et de l’environnement, chargé de recherche, Centre Alexandre Koyré, Centre national de la recherche scientifique, École des hautes études en sciences sociales.

 

Il est notamment l’auteur de :
L’Apocalypse joyeuse, une histoire du risque technologique, éd. Seuil, 2012 ;
avec Christophe Bonneuil, L’Événement anthropocène, la Terre, l’histoire et nous, éd. Seuil, 2014 ;
avec Fabien Locher, Les Révoltes du ciel, une autre histoire du changement climatique, éd. Seuil, 2020.

 

Conférence donnée dans le cadre de l’Université européenne d’été de l’Institut des Hautes Études pour la Science et la Technologie (IHEST) à Gouvieux, le 30 juin 2015.

 

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