Bertrand Louart, Wondrous machine et fabulous laboratory, 2012

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Le retour du mythe de l’automatisation

Un curieux article sur les fab labs dans Le Monde Diplomatique du mois de juin 2012 [1] se faisait l’écho de l’engouement (ou buzz comme on dit chez les branchés) qui s’est manifesté au début de l’année aux USA [2] pour les nouvelles technologies des imprimantes 3D. Engouement qui semble arriver dans nos contrées en ce moment [3].

Qu’est-ce qu’un fabrication laboratory (fab lab) ?

En 1998, le physicien américain Neil Gershenfeld, chercheur du Massachusetts Institute of Technology (MIT), met en place un cours intitulé « Comment fabriquer (à peu près) n’importe quoi », comportant des séances sur la conception de prototypes pour aider les élèves à mener à bien leurs projets d’étude. Ils disposent pour cela de toute la panoplie des moyens de fabrication numérique, et en particulier des machines-outils assistées par ordinateur : imprimante 3D – c’est-à-dire une machine numérique qui, en appliquant des couches de plastique les unes sur les autres, transforme un fichier en un objet bien réel –, découpeuse laser capable de trancher le bois ou le fer, fraiseuse numérique, etc.

Il crée en 2002 le concept de fab lab, avec son logo, sa charte et sa communauté. Ce léger vernis de marketing va contribuer à son essor en imposant une «marque» de référence. Conçu pour faciliter l’accès aux machines, le premier fab lab est réservé aux étudiants ; mais, très vite, la porte va s’ouvrir, contribuant à démocratiser dans le monde entier la fabrication numérique personnelle. [MD]

Qu’est-ce qu’une imprimante 3D ?

Concrètement, le principe d’une imprimante 3D ressemble à celui d’une imprimante de base. Commandé par un ordinateur sur lequel a été dessiné un objet, l’appareil dépose de la matière, strate après strate, jusqu’à apparition de l’objet en question. Comme un chariot qui fait des allers-retours pour reproduire un texte sur du papier. Seule différence, «l’encre» utilisée est un matériau (plastique le plus souvent, mais aussi métal, céramique, béton…). [Ecofutur]

A l’origine, l’impression en 3D ou stéréolithographie a été imaginée pour fabriquer des prototypes rapidement et à moindre frais. L’industrie aéronautique réalise des prototypes de moteurs. Les architectes impriment des maquettes, les designers expérimentent les formes de certains produits. Des prothèses auditives, des implants orthopédiques, des couronnes dentaires sont déjà usinées ainsi [Ecofutur].

Ce qui est nouveau – et crée le buzz –, c’est qu’avec les fab labs notamment, les imprimantes 3D arrivent à la portée de n’importe quel geek (fondu de l’informatique). Et c’est là que le délire commence : les fab labs se transforment en fabulous laboratory, car « c’est l’étape d’après Internet : passer au monde matériel » [MD]. Le geek qui était jusqu’alors coincé derrière son écran découvre d’un seul coup qu’il peut créer quelque chose de concret dans la vraie réalité à l’aide de son ordinateur et d’une machine ! C’est la révolution !

Pour le moment, les imprimantes 3D disponibles dans le commerce, sur internet (les plans sont téléchargeables gratuitement et en open source ou libre accès, sur le principe du logiciel libre) et dans les fab labs sont assez rudimentaires : mis à part imprimer des lapins en plastique ou des pièces pour une autre machine, cela relève plutôt du gadget. Mais certains font valoir qu’après tout l’utilité d’un micro-ordinateur pour les familles n’était absolument pas évidente au début des années 1980, et l’on voit aujourd’hui que plus personne ne saurait s’en passer.

Sur la base de ces raisonnements rigoureux, n’importe quel journaliste hyper-progressiste est bien obligé de voir là se profiler les prémisses d’une « troisième révolution industrielle » :

Une nouvelle révolution industrielle est en marche […]. Avec l’avènement de l’impression 3D, nouvel avatar de la grande mutation numérique, il devient possible de « télécharger » un objet chez soi. Matérialisation à domicile d’un produit acheté on line ou échangé avec un autre internaute : on n’est pas très loin de Star Trek. Mais le futur, c’est maintenant. […] Dans son dernier livre, Makers, le rédacteur en chef du magazine [d’informatique] américain Wired, Chris Anderson, estime que l’impression 3D va faire passer l’industrie d’un «process» lourd et ultracapitalistique à un modèle do it yoursef [faites le vous même] ultraflexible fondé sur la créativité. Pour cet oracle, « les atomes remplaceront un jour les bytes » informatiques ! […] Exit le made in China. [Ecofutur]

Se profile ainsi une politique économique qui court-circuite l’industrie traditionnelle. Votre bouton de machine à laver est cassé ? A l’aide d’un logiciel de conception assistée par ordinateur (CAO), vous dessinez un plan ; puis l’imprimante 3D modèle la matière et produit l’objet tangible. [MD]

Lorsque l’on se souvient que « les matériaux coûtent 50 à 100 fois plus cher que ceux utilisés pour le moulage par injection plastique » [Ecofutur], on sent bien que « l’industrie traditionnelle » du plastique vacille sur ses bases…

Le créateur de la RepRap (Replicating Rapid-prototyper : prototype de réplication rapide), une imprimante 3D en open source, l’ingénieur et mathématicien anglais Adrian Bowyer, quant à lui « ne veut pas pallier les défauts de la société de consommation, mais la supplanter » et pour illustrer cette ambition nous déclare :

Je peux imaginer, dans un village, un collectif de dix familles utilisant ensemble leur imprimante 3D domestique pour imprimer durant une semaine les dessins d’une voiture appartenant à l’une des familles, téléchargés sur un site open source. D’un seul coup, il n’y a plus d’industrie automobile. [MD]

Voilà un ingénieur qui manifestement ignore ce qu’est une automobile sur le plan technique ! Se rend t-il compte de la dépense d’énergie considérable nécessaire rien que pour imprimer un moteur en acier ? A-t-il conscience de la très grande technicité que réclamerait une machine capable de faire cela ?

Il s’en rend vaguement compte, puisqu’il évoque un « collectif », des « familles » plutôt que « l’individu dans son salon » qui est la figure habituelle de ce type d’envolée lyrique. Mais une fois qu’il a conjuré le petit problème de la complexité technique par l’incantation du recours à une organisation collective fantomatique, il peut sauter directement à la conclusion à laquelle il voulait en venir : c’est l’hyper-technologie qui va renverser l’industrie capitaliste !

Plus besoin de sortir dans la rue, de mouvement social ni de réflexion politique ! Restez derrière vos écrans, à échanger des plans de tasses à café, et dans vos salons, à regarder votre imprimante 3D faire la révolution ! La technologie est la seule force politique capable de changer le système !

Curieusement, c’est aussi ce que pensent les industriels, les capitalistes et les dirigeants politiques qui n’ont de cesse de nous exhorter à nous adapter aux innombrables « innovations technologiques » qui sont sensées « révolutionner notre vie », etc. Eux aussi sont des adeptes de la « révolution technologique permanente ». Etonnant, non ?…

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Adrian Bowyer, n’est pas le seul à délirer autour de ces machines :

« Il s’agit de créer plutôt que de consommer. » Tel est le credo de Neil Gershenfeld [le créateur du concept de fab labs], à rebours de la logique économique qui a érigé la croissance et la consommation en dogmes infaillibles. Faire par soi-même implique de se réapproprier les objets ; c’est une révolution, tant nous sommes habitués à acheter des appareils finis, fermés, truffés de technologies propriétaires qu’il est interdit ou impossible de modifier. Des biens qui sont donc difficiles à réparer – quand une partie d’entre eux ne sont pas conçus pour finir à la poubelle au bout d’un certain délai, comme le soutient la théorie de l’obsolescence programmée. [MD]

Mais créer quoi, au juste, sinon des objets de consommation qui amuseront un temps et finiront, comme tous les gadgets, à la poubelle ? Car on remarquera qu’il s’agit de se réapproprier « les objets », leur conception par ordinateur, et non les savoir-faire qui permettent de produire véritablement quelque chose et de participer à la vie sociale. Avec les imprimantes 3D, la production reste toujours à distance, quand bien même elle se ferait « dans votre salon » : c’est la machine qui fait tout le travail.

Ce qui était perçu comme rebutant – les travaux manuels – devient séduisant. Et potentiellement subversif. [MD]

Mais où est le travail de la main, avec des outils – voire avec des machines-outils – dans cette technologie ? Il n’est nulle part : on agite le fantasme de « produire soi-même » sans avoir à concrètement produire soi-même, en impliquant son propre corps dans un effort, dans une confrontation sensible avec le travail de la matière.

Dans les fab labs, ces laboratoires de fabrication numérique ouverts au grand public, il flotte un air d’entraide, l’idée d’offrir à chacun les moyens de fabriquer l’objet de ses rêves. De se réapproprier les outils de production. Un idéal d’autonomie, limite subversif. A bas les magasins bourrés de produits standardisés made in China, gloire à l’artisanat 2.0 ! [Ecofutur]

Loin d’être de l’artisanat, ces technologies ressuscitent le mythe de l’automatisation totale de la production. Automatisation de la production industrielle qui devait, dans les années 1950 et 60, nous « libérer du travail » pour nous livrer « aux loisirs et aux activités créatrices » et permettre « l’épanouissement des plus hautes facultés de l’homme ». Vision qui reconduisait la séparation entre le travail intellectuel – tâches nobles de décision dans les bureaux propres – et le travail manuel – tâches de vulgaire exécution dans les ateliers sales – typique des sociétés hiérarchisées, fondées sur l’exploitation du travail servile et la domination de la nature ; en supprimant le travail servile, lié aux premières phases de l’industrialisation, à l’aide de l’automatisation, ce credo typique de la gauche prétendait « humaniser le capitalisme » voire même réaliser le « communisme ». On voit ce qu’il en est advenu : l’aliénation de la vie et de l’activité humaine à la machine, dans tous ses aspects.

Georges Orwell, avant la Seconde Guerre Mondiale, avait anticipé cette évolution générale du progrès technique :

Le progrès mécanique tend ainsi à laisser insatisfait le besoin d’effort et de création présent en l’homme. Il rend inutile, voire impossible, l’activité de l’œil et de la main. L’apôtre du progrès vous dira parfois que cela est sans grande importance, mais il est généralement assez facile de lui clouer le bec en poussant à l’extrême les conséquences de cette manière de voir les choses. […] Il n’y a vraiment aucune raison impérative pour qu’un être humain fasse autre chose que manger, boire, dormir, respirer et procréer ; tout le reste pourrait être fait par des machines qui agiraient à sa place. C’est pourquoi l’aboutissement logique du progrès mécanique est de réduire l’être humain à quelque chose qui tiendrait du cerveau enfermé dans un bocal. Tel est l’objectif vers lequel nous nous acheminons déjà, même si nous n’avons, bien sûr, aucunement l’intention d’y parvenir […]. La fin implicite du progrès, ce n’est peut-être pas tout à fait le cerveau dans le bocal, mais c’est à coup sûr un effroyable gouffre où l’homme – le sous-homme – s’abîmerait dans la mollesse et l’impuissance.

Et le malheur, c’est qu’aujourd’hui les mots de « progrès » et de « socialisme » sont liés de manière indissoluble dans l’esprit de la plupart des gens. On peut tenir pour certain que l’adversaire résolu du machinisme est aussi un adversaire résolu du socialisme. Le socialiste n’a à la bouche que les mots de mécanisation, rationalisation, modernisation – ou du moins croit de son devoir de s’en faire le fervent apôtre.

Georges Orwell, Le quai de Wigan, chapitre XII, 1937.

L’automatisation est née des suites, à la fois politiques et techniques, de la Seconde Guerre Mondiale. Si les totalitarismes du début du XXe siècle ont été la réponse politique du système industriel à la menace que constituait une classe ouvrière manifestement décidée à en finir avec l’oppression qu’elle subissait, l’automatisation sera la réponse technique du « monde libre » à cette puissance sociale menaçante sur la base même des développements techniques issus de la guerre contre les totalitarismes. L’automatisation, en plus de permettre à cette classe de jouir indirectement des fruits (corrompus comme on l’a vu par la suite) de son travail, a consisté à éliminer l’homme de la production directe et a rendre les machines et leurs systèmes les plus indépendant possibles de l’intelligence humaine.

Elle a surtout servit à supprimer la classe ouvrière – non en tant que catégorie sociologique (il existe encore de nombreux ouvriers malgré les délocalisations), mais en un sens plus marxiste, en tant que communauté de conscience et d’intérêts :

On peut parler de classe lorsque des hommes, à la suite d’expériences communes (qu’ils partagent ou qui appartiennent à leur héritage), perçoivent et articulent leurs intérêts en commun et par opposition à d’autres hommes dont les intérêts diffèrent des leurs (et en général s’y opposent). L’expérience de classe est en grande partie déterminée par les rapports de production dans lesquels la naissance ou les circonstances ont placé les hommes.

E. P. Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise, préface, 1967.

L’automatisation a donc joué un rôle profondément réactionnaire.

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Un demi-siècle plus tard, on nous ressert donc la même soupe, réchauffée par l’informatique et allongée d’imprimantes 3D – ce qui donne un vernis « individualiste » à cette automatisation –, tout en en reconduisant et amplifiant les mêmes tares. On est face à une véritable mythologie, avec ses figures et ses thèmes récurrents :

Avec le développement des machines pilotées numériquement, la fascination opère lorsque le robot exécute parfaitement une tâche plus précisément que ne saurait le faire un artisan, un bricoleur averti ou un ouvrier spécialisé ; mieux, lorsqu’il parvient à faire ce que l’homme ne parvient pas à faire de façon simplement outillée. Si les robots peuvent forcer l’admiration, la crainte d’une domination de l’homme par la machine continue d’être plus que jamais présente.

Cette peur d’un renversement de contrôle qui se joue dès les débuts de l’industrie, incarnée au cinéma avec dérision par Charlie Chaplin dans Les Temps modernes, ou de façon plus inquiétante à travers le pilote automatique HAL 9000 prenant le contrôle de la station orbitale dans 2001 : l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick, constitue d’ailleurs dans l’inconscient collectif l’un des écueils emblématiques de l’imaginaire technologique.

Si réaliser un parfait automate, celui qui pourrait se passer de l’être humain pour fonctionner seul, constitue l’une des possibles motivations et conséquences de la robotique, la création d’automates numériques pour les designers pourrait davantage équivaloir à un rêve d’autonomie et de plus grande indépendance créative. [4]

Mais à partir du moment où la machine fait tout, le « créateur » n’a plus de contact avec la matière, plus d’expérience sensible du travail de son corps, plus de communauté où trouver des collaborateurs et des complices et cette matière, pour être façonnée par les machines, doit elle-même être homogène pour être malléable à l’infini. La « création » se réduit alors nécessairement à un simple jeu avec les formes ; jeu qui n’est que pure technicité du travail d’un matériau inconsistant, symbolique coupée de toute signification, esthétique détachée de tout contenu humain, puisqu’elles ne mettent en œuvre aucune sensibilité, élaboration collective ni valeurs communes autrement que sur le mode spectaculaire de l’apparence sans ancrage dans une réalité située et vécue.

Il est d’ailleurs significatif que cette technologie soit revendiquée non par des artistes ou des artisans mais par des designers, qui ont pour clients le marketing et le packaging dont le but est de rendre attractives les marchandises en soignant leur apparence. Les imprimantes 3D sont également incapables, même avec les engins professionnels, d’utiliser le cuir, le bois ou les matières textiles [Ecofutur], c’est-à-dire précisément des matières issues du vivant et demandant une sensibilité d’être vivant pour être mises en œuvre.

L’Artisan électronique [a été] conçu par le studio de design belge Unfold et Tim Knapen. Commanditée par le centre d’art Z33 pour l’exposition « Design by Performance » à Hasselt en Belgique (2010), cette machine propose aux visiteurs de modeler virtuellement leurs propres poteries. Proche d’une imprimante 3D, ce tour de potier numérique s’appuie pourtant sur un principe artisanal simple qui consiste à superposer des colombins d’argile. Combiné à un scanner et un logiciel de modélisation, il permet d’imprimer en trois dimensions les formes modelées virtuellement par les visiteurs. [Owni]

A quoi peut servir une telle machine, sinon à nous priver du plaisir de façonner soi-même la matière et de se salir les mains avec de l’argile ?

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Tous les commentateurs nous parlent également d’« autonomie », sans manifestement savoir ce que c’est. Où est l’« autonomie » dans la dépendance totale à la machine et au système technique qu’elle suppose pour son existence et son fonctionnement ? Où est l’autonomie dans la perte des savoir-faire et de la communauté qu’ils impliquent, puisqu’on ne peut pas tout maîtriser à soi seul et que ces savoirs sont eux-mêmes le produit de l’activité collective de ceux qui les pratiquent et qui sont capables de les transmettre ? [5]

Aucune étagère disponible dans le commerce ne convient à la disposition de votre logement ? Vous achetez le bois brut [6] et vous faites la vôtre, sur mesure, à l’aide de la découpeuse laser. [MD]

Pourquoi faire simple lorsqu’on peut faire compliqué ? Pourquoi aller demander aide ou conseil à un ami bricoleur capable de manier les produits de « l’industrie traditionnelle » (crayon, équerre, scie, visseuse, etc.) lorsque l’on peut les « court-circuiter » tous les deux en se débrouillant tout seul avec l’ultra technologie de la CAO et de la découpe laser ?

Toujours, dans cette mythologie de l’automatisation totale à la sauce new age, on semble avoir affaire au designer ou au geek seul derrière son écran, absolument seul, avec sa machine pilotée par ordinateur et capable de tout faire, absolument tout. L’abolition de la division du travail grâce à l’automate complet permettrait de se libérer non seulement du travail, mais aussi de la société, supprimant ainsi toutes les contraintes matérielles et sociales de la vie humaine, et permettrait donc enfin de jouir, tel un Robinson Crusoé technologiquement suréquipé sur son île, d’une liberté absolue.

En réalité, sous le terme d’ « autonomie », de plus en plus est désignée la capacité de l’individu à « se suffire à lui-même » (ce qui est en fait la définition de l’autarcie) à l’intérieur de l’ensemble des systèmes économiques, technologiques, et bureaucratiques que constitue la société moderne. Ce dévoiement du sens des mots n’est pas innocent : l’autonomie ne désigne plus cette capacité de « se donner à soi-même ses propres règles de conduite », elle n’est plus une condition de la liberté ; elle devient au contraire la capacité de se conformer spontanément aux règles et lois existantes, de se soumettre volontairement aux systèmes de contraintes.

En s’affranchissant des paramétrages d’usine, les designers font le pari de ne pas subir les verrouillages imposés par les systèmes de production de masse. Sorte d’hommage à la débrouillardise, à l’autonomie et à l’indépendance, ces démarches témoignent ainsi d’une forme de dissidence productive, une façon tactique d’appartenir à un système stratégique sans toutefois s’y soumettre entièrement. [Owni]

Qu’en termes galants ces choses-là sont dites ! Les designers prennent la pose « rebelle », alors qu’en fait ils ne sont que les gentils collaborateurs du despotisme industriel. L’individu « autonome », dans l’acception dominante du terme, est donc celui qui, par son comportement contribue à mettre de l’huile dans les rouages de la mégamachine…

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Ce rêve d’une émancipation totale des contraintes matérielles et sociales est encore renforcé par l’idée que les imprimantes 3D seraient de plus « auto-réplicatrices ». Elles seraient capables de fabriquer leurs propres pièces et donc à partir de là capables de faire des copies d’elles-mêmes. En somme, comme les êtres vivants, capables de se reproduire.

La réalité est bien plus triviale : pour le moment les imprimantes 3D personnelles ne sont capables de produire en plastique que les pièces mécaniques dont elles sont composées, le reste (pièces métalliques, composants électroniques, moteurs électriques, câbles, etc.) qui constitue donc l’essentiel, il faut encore se le procurer auprès de « l’industrie traditionnelle ».

Mais nous sommes là certainement devant le ressort le plus puissant de cette mythologie : la foi en la technologie, divinité tutélaire de la société industrielle. Son credo est « la technologie va continuer à progresser ». Une fois ce principe admis, toutes les généralisations sont légitimes, mêmes les plus délirantes : « Aujourd’hui, je peut imprimer un engrenage en plastique de mon imprimante 3D, donc demain je pourrais imprimer mon automobile, et donc après demain j’aurais une machine capable de se reproduire elle-même ! » C’est logique !

En conséquence de quoi, la fin de « l’industrie traditionnelle » approche puisque « en démocratisant la fabrication personnelle, ce néo-artisanat remet en cause le circuit traditionnel de production-distribution » [Owni]. Certains se préparent déjà à faire face aux résistances des pouvoirs établis face à cette « révolution ».

Quand l’oligarchie a commencé à comprendre à quel point l’utilisation d’ordinateurs personnels pouvait être perturbatrice (en particulier les ordinateurs personnels massivement connectés), les lobbys se sont organisés à Washington D.C. pour protéger leur pouvoir. Se rassemblant sous la bannière de la lutte contre le piratage et le vol, ils ont fait passer des lois comme le Digital Millennium Copyright Act (DMCA) qui a rendu plus difficile l’utilisation nouvelle et innovante des ordinateurs. En réponse, le public a redécouvert des termes autrefois obscurs comme le « fair use » et s’est mobilisé avec vigueur pour défendre son droit à discuter, créer et innover. […] L’un des objectifs poursuivis […] est de sensibiliser la communauté de l’impression 3D, et le public dans son ensemble, avant que l’oligarchie ne tente de paralyser l’impression 3D à l’aide de lois restrictives sur la propriété intellectuelle. En analysant ces lois, en comprenant pourquoi certaines modifications pourraient avoir un impact négatif sur l’avenir de l’impression 3D, nous serons prêts, cette fois-ci, quand l’oligarchie convoquera le Congrès. [7]

On remarquera la disproportion entre la fin ambitionnée et les risques encourus : lorsque l’on veut rien moins que renverser « l’industrie traditionnelle », la seule forme de répression que « l’oligarchie » – toute puissante, comme il se doit avec toute théorie du complot – peut mettre en œuvre, ce sont des « lois restrictives sur la propriété intellectuelle » !

Comme si nous étions encore au XIXe siècle et que la propriété privée des moyens de production était encore l’enjeu principal. Ces révolutionnaires de salon oublient au passage que « la vieille industrie » repose sur une infrastructure matérielle (et non pas seulement juridique) extrêmement solide : l’approvisionnement en matières premières et en énergie. Car ce n’est pas quelques panneaux solaires sur le toit du garage et un trou creusé dans le jardin qui approvisionneront des imprimantes 3D…

Mais nos révolutionnaires ne se laissent pas arrêter par des détails aussi triviaux et vulgaires. Bre Pettis, co-fondateur de la société d’imprimantes 3D personnelles MakerBot, renchérit :

Notre plus grand challenge est d’éveiller les consciences. Nous faisons de notre mieux pour que les gens sachent qu’ils peuvent posséder une machine qui peut faire quasiment tout. [Owni]

Ce « quasiment tout » est vraiment magnifique : il donne la véritable mesure des ambitions de tous ces révolutionnaires qui n’ont pour tout programme politique qu’un enthousiasme naïf pour des machines, détaché de toute réalité sociale et historique. Adrian Bowyer en rajoute :

Imaginez une agriculture dans laquelle toutes les innovations génétiques et de reproduction ne seraient pas issues des grandes compagnies avec des brevets mais par les fermiers eux-mêmes, et libres pour tous. La production de nourriture et autres produits agricoles seraient complètement transformée. RepRap fait la même chose pour les produits manufacturés : non seulement la machine elle-même se développe et est modifiée sans cesse mais il en va de même avec les produits faits. [Owni]

Comme si l’agriculture avait attendu les biotechnologies et leurs brevets pour améliorer les plantes et les animaux ! Le parallèle que fait Bowyer est instructif quant à son ignorance crasse de la réalité historique : pas plus que l’agriculture paysanne, l’artisanat n’a existé ; seule l’hyper technologie peut nous permettre de vraiment « produire soi-même ».

Les geeks des fab labs ne sont pas les premiers ni les derniers à se lancer dans ce genre de prédications technologique [8].

Les premiers ont certainement été les physiciens et les ingénieurs qui ont mis sur pied l’industrie nucléaire, dont la capacité à produire de l’énergie par la désintégration des atomes constituait un substitut au mouvement perpétuel [9]. Actuellement, les biologistes engagés dans la production des OGM (souvenez-vous : ils allaient « éradiquer la faim dans le monde ») ou travaillant dans la « biologie de synthèse », avec l’aide des trans-humanistes (promoteurs de « l’homme augmenté », fusion entre l’être humain et les machines en vue de créer une « race supérieure » à l’humanité), semblent eux aussi bien barrés dans la prédication hallucinée.

Le progrès, c'était mieux avant.Comme l’analysait en ce qui concerne les « sciences de la vie » un historien de la biologie qui ne mâche pas ses mots :

Faute d’un cadre théorique solide, les biologistes ont pris l’habitude d’imaginer toutes sortes d’applications techniques mirifiques à partir de deux idées bancales et trois expériences semi-ratées. […] Pour le reste, ils tiennent plutôt des Pieds-Nickelés, la sainte trinité de la biologie moderne : Ribouldingue, le technicien inculte ; Filochard, l’affairiste boursicoteur et sa start-up de génomique ; et Croquignol, le journaliste qui bat le tambour et appâte les gogos en annonçant que, grâce aux gènes, au clonage et aux cellules-souches, on va guérir le cancer, la myopathie, l’Alzheimer, la migraine et les cors aux pieds. [10]

Tout cela peut effectivement prêter à rire, être considéré comme ridicule et destiné à finir aux poubelles de l’histoire. Car évidemment, cette mythologie n’est qu’une simplification grossière de la réalité qui met délibérément de côté les aspects qui viendrait relativiser, voir démentir de manière cinglante les illusions qu’elle veut véhiculer.

Mais à travers cette mythologie et le délire technologique qu’elle suscite s’exprime une ambition tout à fait moderne : en finir avec les limites propres à la condition humaine. La réalisation de cette ambition, qui s’exprime toujours sur les modes du « dépassement » et de la « transgression », est actuellement poursuivie avec ténacité, sous des formes multiples, diverses et variées, par tout un tas de scientifiques, d’ingénieurs, de fonctionnaires, de militaires et d’hommes d’affaires disposant de moyens plus ou moins considérables. Certainement, ils ne parviendrons pas à réaliser les idées les plus délirantes qu’ils promeuvent. Mais, ils obtiendrons d’autres résultats que ceux qu’ils espéraient. Et c’est bien là que se situe le problème : car à défaut d’en finir avec la condition humaine, mais à force de vouloir toujours aller dans ce sens, ils pourraient bien obtenir comme résultat d’en finir avec l’humanité elle-même.

Après tout, nombre de scientifiques et d’ingénieurs qui ont participé à la course aux armements (conventionnels, puis nucléaires – et maintenant, où en sommes-nous ?) se sont justifiés en disant qu’ils voulaient « rendre la guerre impossible en la rendant si destructrice que les belligérants hésiteraient à s’engager dans un conflit qui les anéantiraient tous les deux » [11]. Mais ce remède technologique à un problème qui restera, quoi que l’on y fasse, d’ordre politique n’est-il pas pire que le mal ? Il n’y a certes pas eu de guerre nucléaire (la possibilité en est pourtant toujours présente), mais la « paix nucléaire » ne vaut guère mieux : l’industrie nucléaire est là, dont les déchets vont encombrer et empoisonner l’humanité pour encore des siècles et des siècles, amen !

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Mais revenons au fab labs et aux imprimantes 3D. Les geeks qui en font la délirante promotion sont certes bien moins dangereux que les physiciens nucléaires ou les biologistes moléculaires [12].

Ce qui est intéressant dans leur cas, c’est que les délires d’automatisation totale d’une production à l’échelle personnelle sont symptomatiques d’un sentiment aigu de dépossession face à la production industrielle. Mais ce sentiment ne parvient pas à découvrir les raisons de son existence : selon eux, cette dépossession serait le produit de la propriété privée des moyens de production, de la concentration capitalistique et du caractère de masse de la production. Ensemble de motifs qui ne sont pas complètement faux, mais qui sont bien insuffisants. La technologie ne serait surtout pas en cause, au contraire, puisque c’est l’hyper-technologie qui serait la solution à tous ces maux.

Il est étonnant de constater à quel point des personnes qui sont sinon tous des ingénieurs, du moins qui passent une grande partie de leur existence à bidouiller des machines sont si peu au fait de ce que ces technologies impliquent de processus économiques et techniques pour leur production et leur fonctionnement. La société industrielle a si bien mis à distance l’ensemble de son processus de production que même ceux qui se targuent de mettre au point de nouvelles machines ignorent comment les composants qu’ils mettent en œuvre sont produits. Autrement dit, s’ils ressentent vivement la dépossession au point de croire que des nouvelles machines vont pouvoir y remédier, c’est précisément parce que l’ampleur de cette dépossession qu’implique le système technique qu’ils utilisent déjà leur reste dissimulée [13].

Les sociétés industrielles avancées sont bien sûr encore structurées sur les bases juridiques et économiques qui ont présidé à la naissance du capitalisme au XIXe siècle. Mais, au moins depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, la technologie est devenue la principale force politique qui soutient la dynamique de nos sociétés. La technologie désignant non plus les simples techniques que des individus, des communautés ou des sociétés plus ou moins étendues peuvent mettre en œuvre et maîtriser, mais un système technique dont la complexité et les ramifications sont telles que les contraintes techniques liées à son existence et son fonctionnement en viennent à déterminer l’organisation de la société. Le nucléaire, l’électronique, l’informatique, les réseaux Internet et de téléphonie mobile sont les exemples emblématiques de cette nouvelle dimension que prend la production industrielle en se complexifiant à outrance ; et qui en tant que « secteurs stratégiques » (énergie, commande et communication) affectent tous les autres domaines de la production.

La révolte contre la dépossession qui ne voit pas cette dimension nouvelle des moyens de production tend donc à se réfugier dans une mythologie de la réappropriation sur la base même de ce qui engendre cette dépossession. Une journaliste progressiste peut ouvrir son article sur les fab labs ainsi :

Se réapproprier les moyens de production : Karl Marx en rêvait, un chercheur du Massachusetts Institute of Technology (MIT) l’a fait. [MD]

Mais par « moyens de production », Marx n’entendait pas seulement les machines, mais aussi et surtout l’organisation sociale qui permet à ces machines d’exister et de fonctionner. Marx rêvait d’une émancipation sociale qui abolirait la séparation entre le producteur et le produit de son travail, d’une autre organisation des rapports sociaux qui subordonnerait l’économie et la technique aux besoins et désirs humains.

L’émancipation par la technologie que l’on nous fait complaisamment miroiter en ressortant le mythe de l’automatisation n’est qu’une fausse émancipation qui masque l’aliénation grandissante de tous les aspects de notre vie aux processus industriels.

Les grandes entreprises ne s’y trompent d’ailleurs pas : elles savent qu’elles trouveront dans les fab labs un « vivier d’innovations » qui leur permettra, par exemple, de « personnaliser » la production de masse ; et c’est pourquoi elles y investissent discrètement [MD].

Les hommes politiques des nations occidentales y voient quant à eux un moyen de lutter contre la « désindustrialisation » et de reconquérir la suprématie sur l’économie mondiale face aux « pays émergents » :

Parmi les espoirs suscités par l’impression en trois dimensions, figure aussi celui, très à la mode, de la relocalisation de la production. Un graal, en ces temps de marasme. Barack Obama lui-même y voit une forme de salut. Annonçant, mi-août, la création dans l’Ohio d’un centre de recherche consacré à la fabrication additive, il s’enflammait : « Cet institut permettra de s’assurer que les emplois industriels de demain ne soient plus en Chine ou en Inde, mais ici, aux Etats-Unis. » [Ecofutur]

Il faut donc vraiment vouloir se bercer d’illusions pour trouver quelque chose de « subversif » là-dedans.

C’est une caractéristique de l’aveuglement progressiste que de croire que puisque une innovation technique entraîne des bouleversements dans l’économie, des changements dans la répartition du pouvoir, elle constitue nécessairement un progrès sur le plan social ; alors que tout, depuis au moins 50 ans, démontre le contraire.

Marx, pour le citer à meilleur escient, l’avait d’ailleurs bien mieux compris que les journalistes progressistes et les geeks qui croient faire la révolution avec leurs machines :

La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production et donc les rapports de production, c’est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux. […] Ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de toutes les conditions sociales, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes. […] Tout élément de hiérarchie sociale et de stabilité d’une caste s’en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané […].

Marx & Engels, Le manifeste communiste, 1848.

Les ingénieurs connaissent bien leur technique, les journalistes admirent leurs machines, mais les conséquences sociales et écologiques que la mise en œuvre de ces technique et l’existence de ces machines impliquent sont toujours maintenus dans l’ombre : on ne se pose pas la question de savoir comment – au détriment de qui et de quoi – fonctionne la gigantesque machinerie qui est derrière la moindre prise électrique, derrière les innombrables machines qui nous entourent.

Nous sommes en présence d’un troublant paradoxe : les machines sont toujours plus au cœur de notre vie quotidienne, notre existence dépend toujours plus étroitement de leur bon fonctionnement, et non seulement nous ne les voyons pas, mais nous ne voulons pas les voir, c’est-à-dire comprendre ce que leur existence implique pour la nôtre ; et néanmoins nous attendons d’elles – et des plus perfectionnées et des plus complexes d’entre elles – notre salut.

La devise du progressiste semble être : « Courage, fuyons en avant ! » Il est plus simple, en effet, de vouloir « démocratiser » l’hyper-technologie que de chercher à penser le système technique dont nous dépendons :

Effet de mode oblige, le phénomène séduit actuellement un public branché et urbain, qui se fait plaisir en pratiquant une version sexy du bricolage de grand-papa, saupoudré d’une dose de numérique. Or les vrais besoins ne se situent pas là, mais partout où l’on sort la trousse à outils par nécessité – notamment dans les zones désindustrialisées où les savoir-faire se meurent. A quand des fab labs dans chaque ville de Seine-Saint-Denis et chaque village de la Creuse, comme autant de lieux d’éducation populaire ? [MD]

Comment sont satisfaits les « vrais besoins » dans les zones industrialisées, sinon par le recours à la marchandise ? Voilà une plaisante manière de naturaliser la dépossession qu’implique le salariat, la société marchande et industrielle, pour en contrepoint faire miroiter une illusoire réappropriation par l’hyper-technologie.

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Ce dont nous avons véritablement besoin – tous autant que nous sommes – ce n’est pas de nouvelles machines, mais au contraire d’anciennes : de celles que l’on peut réparer et dont il est possible de comprendre et s’approprier le fonctionnement facilement.

C’est-à-dire de celles qui, justement, tendent actuellement à disparaître en étant remplacées par de la mécanique pilotée avec de l’électronique. Les constructeurs, en compliquant à loisir les nouvelles machines s’assurent ainsi le monopole de leur maintenance, bien plus sûrement que par les brevets et des « lois restrictives sur la propriété intellectuelle ».

Par exemple, soulevez le capot d’une automobile neuve (carrosse fait de plus en plus uniquement pour le confort du déplacement, et de moins en moins pour la facilité du transport), vous y verrez dessous un autre capot, électronique celui-ci, qui empêche toute intervention autre que celle d’un spécialiste ayant licence et équipement de diagnostic spécifique fourni par le constructeur.

Autrement dit, la machine ne vous appartient plus, quoique vous en soyez toujours le propriétaire en titre : vous n’en avez plus que le droit d’usage dans les limites définies par le constructeur. Mais cette dépossession là, personne ne s’y oppose, car il est bien évident que l’« on arrête pas le progrès »…

Comprendre et s’approprier le fonctionnement des machines que nous utilisons ne consiste pas seulement en une « culture technique », palliatif pour assurer la survie en temps de crise. Plus profondément, toute une réflexion sur ce que représente socialement et politiquement un système technique, autant celui qui est à notre portée que celui qui nous dépasse, est nécessaire [14].

Le problème n’est pas la machine en elle-même – certaines peuvent être conçues et utilisées de manière émancipatrice (les machines-outils, notamment), d’autres ne le pourront jamais (l’industrie nucléaire, par exemple). Le problème n’est pas non plus la production industrielle en elle-même (il est probablement impossible de transformer efficacement les métaux autrement que grâce à une industrie sidérurgique avec ses mines et hauts fourneaux, etc.). Le problème actuellement est que tout, absolument tout, devient production industrielle et que nous sommes de plus en plus dépossédés de tout pouvoir sur notre vie par d’innombrables marchandises et machines qui prétendent remplacer ce que nous ne pouvons plus faire nous-mêmes, en association avec ceux qui nous entourent et avec les ressources de la nature alentours.

Dans notre technique aussi il y a des germes de libération du travail. Non pas sans doute, comme on le croit communément, du côté des machines automatiques ; celles-ci apparaissent bien comme étant propres, du point de vue purement technique, à décharger les hommes de ce que le travail peut contenir de machinal et d’inconscient, mais en revanche elles sont indissolublement liées à une organisation de l’économie centralisée à l’excès, et par suite très oppressive. Mais d’autres formes de la machine-outil ont produit, surtout avant la guerre, le plus beau type peut-être de travailleur conscient qui soit apparu dans l’histoire, à savoir l’ouvrier qualifié. Si, au cours des vingt dernières années, la machine-outil a pris des formes de plus en plus automatiques, si le travail accompli, même sur les machines de modèle relativement ancien, est devenu de plus en plus machinal, c’est la concentration croissante de l’économie qui en est cause. Qui sait si une industrie dispersée en d’innombrables petites entreprises ne susciterait pas une évolution inverse de la machine-outil, et, parallèlement, des formes de travail demandant encore bien plus de conscience et d’ingéniosité que le travail le plus qualifié des usines modernes ?

Simone Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, 1934.

Le capitalisme est fondé sur cette idée que la machine peut et surtout doit nous dispenser de vivre – de nous affronter au réel et à notre condition – en nous proposant à la place des marchandises, les produits d’un système technique capable d’embrasser tous les aspects de notre existence, pour « consommer », « se distraire », « passer le temps » en attendant quoi ?… sinon la mort !

L’émancipation commence là où toute machinerie est subordonnée aux capacités de maîtrise sociale et politique des nécessités techniques et économiques que son existence implique – pas ailleurs.

Bertrand Louart, novembre 2012.

Rédacteur de Notes & Morceaux choisis,

Bulletin critique des sciences, des technologies et de la société industrielle

Publié aux éditions La Lenteur.

Menuisier-ébéniste.

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Visualisez et téléchargez la brochure:

Wondrous machine et fabulous laboratory

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Notes :

[1] Sabine Blanc, “Demain, des usines dans nos salons”, Le Monde diplomatique, n°699, juin 2012 ; noté par la suite [MD].

[2] The Economist du 21 avril 2012 n’hésite pas à parler déjà de « troisième révolution industrielle ».

[3] Voir le supplément “Ecofutur” de Libération du 1er octobre 2012 : article de Coralie Schaub, “La 3D fait forte impression” et éditorial de Jean-Chritophe Féraud, “Tous producteurs !” ; notés par la suite [Ecofutur].

[4] Sophie Fetro, Outils numériques artisanalement modifiés, <owni.fr>, 27 septembre 2011 ; noté dans la suite [Owni].

[5] Sur la dimension sociale de l’artisanat, voir Matthew B. Crawford, Eloge du carburateur, essai sur le sens et la valeur du travail, éd. La Découverte, 2010.

[6] Du « bois brut » ? L’arbre sur pied, la grume ébranchée ou le plateau scié ? Non, il s’agit en fait de la planche reconstituée ou le bout de panneau d’aggloméré produit par « l’industrie traditionnelle », bien sûr !

[7] Michael Weinberg, L’impression 3D, ce sera formidable… s’ils ne foutent pas tout en l’air !, texte disponible sur <http://www.framablog.org/index.php/post/2011/05/25/impression-3D-attention-danger&gt;.

[8] « Il y a une sorte de pensée magique chez les geeks aujourd’hui autour de l’impression 3D » et « Le rêve de l’impression 3D […] doit être qualifiée pour ce qu’elle est : une idéologie », déclare Christopher Mims de la Technology Review, rare point de vue critique de la part d’un professionnel du secteur ; voir “L’impression 3D est-elle le moteur de la fabrication de demain ?” sur <internetactu.blog.lemonde.fr> du 7 mars 2012 ou encore Sabine Blanc, “L’impression 3D, boulet médiatique” sur <owni.fr> du 23 octobre 2012.

[9] Voir notre article “ITER ou la fabrique d’Absolu”, paru dans Notes & Morceaux choisis, Bulletin critique des sciences, des technologies et de la société industrielle n°8, Le travail mort-vivant, éd. La Lenteur, 2008.

[10] André Pichot, “Clonage : Frankenstein ou Pieds-Nickelés ?”, tribune dans Le Monde du 30 novembre 2001.

[11] Voir Roger Godement, “Science, technologie armement”, postface à Analyse mathématique, éd. Springer-Verlag, 1997 ; texte disponible sur <http://godement.eu/site/&gt;.

[12] Quoique il existe un mouvement DIY bio, mais c’est une autre histoire…

[13] Ils ne sont pas les seuls : certains marxistes, brillants théoriciens critiques du processus de valorisation marchande, n’ont également pas manqué de voir dans les « nouvelles technologies de l’information » des possibilités de subvertir le capitalisme ; voir le texte, Notes sur le “Manifeste contre le travail” du groupe Krisis, publié en annexe du livre de René Riesel et Jaime Semprun, Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable, éd. de l’Encyclopédie des Nuisances, 2008.

[14] Voir notre Introduction à la réappropriation, 1999.

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