Les pamphlets de Joseph Townsend, 1786-1788

Joseph Townsend,

A Dissertation on the Poor Laws,
by a Well-Wisher to Mankind
, 1786.

Observations on Various Plans
offered to the Public
for the Relief of the Poor
, 1788.

 

Dans sa Dissertation sur les lois d’assistance publique, par un ami de l’humanité, ce qui gêne le plus le Révérend Joseph Townsend (1739-1816) n’est pas tant qu’il y ait des pauvres – il y en a toujours eu et il estime que c’est dans l’ordre divin des choses – mais qu’ils soient devenus aussi visibles depuis la Réforme et la dissolution des monastères qui les nourrissaient.

Les plus bruyants et les plus revendicatifs sont « les paresseux et les indigents » qui sont devenus « une nuisance ». Pour « les faire taire et les occuper », la monarchie a édicté des loi sur les pauvres (Poor Laws). Or, il y a un problème avec les lois (surtout celle-ci) : si les lois pouvaient faire le bonheur d’un pays « nous serions comme une ruche prospère ». Celle-ci produit l’effet inverse : elle ne fait guère qu’encourager l’oisiveté et le vice. De plus, elle s’applique aussi à ceux qui « par fierté refuseraient d’être secourus et que l’on soulagerait mieux en laissant libre cours aux grandes lois de la nature humaine, l’attachement filial et la bienveillance générale de l’humanité ». C’est, du reste, dans les régions où il y a le moins de secours que les gens se plaignent le moins et sont le plus travailleurs.

Alors qu’il disqualifie, comme causes de la pauvreté, le prix du blé, du savon, du cuir, des chandelles et autres produits nécessaires à la vie quotidienne, il n’évoque pas – ou à peine, en passant – les législations successives qui ont permis les enclosures et ont dépossédé le menu peuple rural de son arrière base vivrière et ne lui ont laissé que la possibilité de vendre sa force de travail. Il pense même, au contraire, que les propriétaires terriens devraient être libres de réaliser ces enclosures sans que la loi s’en mêle.

Il ne dit rien non plus de la dîme (tithes) due au clergé, sauf pour déplorer d’avoir eu à en exempter – temporairement – certains propriétaires « étranglés » par l’impôt. Car l’impôt pour les pauvres (poor rates) lui reste en travers de la gorge ! Tant d’argent et si peu de résultats !

Le pouvoir des juges de paix lui déplaît aussi car ils sont susceptibles d’en abuser en étant trop généreux ou trop répressifs ; non rémunérés, non élus, ils n’ont pas toujours assez de temps à consacrer à l’administration des pauvres ; et il en est de même pour l’inspecteur des pauvres (overseer) qui « devrait concentrer en lui-même toutes ces qualités qui sont habituellement disséminées parcimonieusement dans la race humaine. » C’est en quelque sorte un plaidoyer pro-domo pour le pouvoir des pasteurs et du conseil paroissial, plus proches des gens et mieux à même de juger s’ils méritent d’être assistés. Le clergé avait vu ce pouvoir lui échapper au profit des juges de paix, eux-mêmes propriétaires fonciers pour la plupart.

Cette loi a aussi l’inconvénient de décourager l’implantation de manufactures à la campagne, de les empêcher de progresser et de hâter leur départ :

« Si le loyer de la paroisse ne les obligeait à pourvoir aux besoins des pauvres, tous les gentilshommes qui possèdent des terres se hâteraient d’en avoir sur leurs domaines, afin de consommer le produit de ces terres. »

Les gentilshommes en question se hâtaient d’établir des mines de charbon, de cuivre, de fer et d’étain chaque fois que l’occasion s’en présentait et les Hammond (historiens anglais) ont décrit de quelle manière y étaient traités les travailleurs, femmes et enfants compris. De même pour le coton, la laine, le blé ; tous ces produits étaient réservés à l’exportation vers les grandes villes et l’étranger, ils n’étaient pas consommés sur place, ce que William Cobbett ne cesse de dénoncer dans Rural Rides.

Puis vient le problème de la loi du domicile (1662) :

« Dans chaque paroisse, d’après cette loi, ceux qui sont établis légalement ont le monopole du travail parce que les pauvres qui travaillent sont consignés dans leurs paroisses respectives. Tous les manufacturiers se plaignent qu’en augmentant les salaires, ils empêchent leur industrie de progresser et les pauvres travaillent moins, car les pauvres ne sont diligents que si le travail est bon marché et le blé cher. »

Déjà la rengaine du coût du travail et de la « sécurité de l’emploi » qui nuisent à la compétitivité et à la rentabilité.

Décidément, voici le problème : c’est les pauvres eux-mêmes ; l’alcoolisme est « le vice habituel de la pauvreté » et ne peut être que renforcé par des augmentations de salaire. Suit (section VII) une tirade décrivant la « nature » des pauvres, véritable chef-d’œuvre d’autojustification :

« L’imprévoyance des pauvres semble être une loi de la nature, de même que certain sont amenés à accomplir les tâches les plus ignobles, les plus sordides et les plus serviles. C’est ainsi que le bonheur humain est augmenté, tandis que les personnes d’une disposition plus délicate s’épargnent les tâches pénibles et les emplois irréguliers qui les rendraient malheureuses, mis sont libres de poursuivre leur vocation sans interruption et d’être ainsi utiles à l’État.

Les plus pauvres des pauvres sont par habitude réconciliés avec les occupations les plus viles, les travaux les plus pénibles et les vocations les plus hasardeuses ; tandis que l’espoir d’une récompense les rend joyeux. »

Et plus loin, section VIII :

« Le progrès de la société veut que certains soient dans le besoin. Qui doit souffrir le froid et la faim, le prodigue ou le prévoyant, le paresseux ou le diligent, le vertueux ou le débauché ? »

 

Vient ensuite la fameuse fable de l’île de Juan Fernandez. L’île en question est celle de Robinson Crusoé, ou plutôt celle du fait divers à partir duquel Daniel Defoe imagina son roman. Townsend, pour soutenir l’abolition des lois sur les pauvres, nous en raconte une autre :

« Dans les mers du Sud, il y a une île, appelée du nom de son découvreur, “Juan Fernandez”. Dans cet endroit isolé, John Fernando plaça une colonie de chèvres, consistant en un mâle assisté par sa femelle. Cet heureux couple trouvant pâture en abondance put obéir avec empressement au premier commandement, de croître et se multiplier, jusqu’à ce que, au bout d’un certain temps, il eût rempli cette petite île. Pendant toute cette période, ces animaux ne connurent ni la misère ni le manque, et semblaient se glorifier de leur nombre. Mais, à partir d’un malheureux moment, ils commencèrent à souffrir de la faim. Néanmoins, ils continuèrent pendant un certain temps à accroître leur nombre, et ils auraient dû craindre d’en venir à la famine, s’ils avaient été doués de raison. Dans cette situation, les plus faibles succombèrent en premier, et l’abondance fut ainsi restaurée. Ainsi, ces animaux fluctuèrent entre le bonheur et la misère, soit souffrant du manque soit se réjouissant de l’abondance, selon que leur nombre augmentait ou diminuait, jamais stable, mais suivant tout le temps à peu de choses près la quantité de nourriture. […]

Quand les Espagnols s’aperçurent que les armateurs anglais utilisaient cette île pour se ravitailler, ils décidèrent d’exterminer totalement les chèvres, et pour cela déposèrent sur le rivage un chien et une chienne. Ceux-ci, à leur tour, crurent et multiplièrent, en proportion de la quantité de nourriture qu’ils trouvèrent ; et, en conséquence, comme les Espagnols l’avaient prévu, les chèvres, qui leur servaient de nourriture, diminuèrent. Eussent-elles été totalement détruites, les chiens auraient dû périr eux aussi. Mais, comme de nombreuses chèvres se retiraient sur des rochers escarpés, où les chiens ne pouvaient pas les suivre, et qu’elles descendaient seulement pendant des courts intervalles dans les vallées pour se nourrir avec crainte et circonspection, il n’y eut que les insouciantes et les irréfléchies qui devinrent des proies ; et seuls les chiens les plus attentifs, les plus forts et les plus actifs purent trouver assez de nourriture. Ainsi, une nouvelle sorte d’équilibre s’établit. Les plus faibles des deux espèces furent les premiers à payer leur dette à la nature ; les plus actifs et vigoureux préservèrent leur vie. »

(Traduit par André Pichot, Aux origines des théories raciales, éd. Flammarion, 2008, pp. 174-175).

La ressemblance est frappante avec le mécanisme de la sélection naturelle élaboré par Charles Darwin. Townsend utilise cet exemple imaginaire pour arguer que les “lois de la nature”, ou les rapports “naturels” entre différentes populations ou classes sociales suffisent à créer spontanément un équilibre où chacun trouve son compte :

« Pas besoin de gouvernement pour maintenir cet équilibre ; il est rétabli par la faim qui tenaille les uns, la rareté de la nourriture pour les autres. Hobbes a soutenu qu’un despote est nécessaire parce que les hommes sont comme des bêtes ; Townsend insiste sur le fait qu’ils sont réellement des bêtes et que pour cette raison précisément, on n’a besoin que d’un minimum de gouvernement. De ce point de vue nouveau, on peut considérer la société comme consistant en deux races : les propriétaires et les travailleurs. Le nombre de ces derniers est limité par la quantité de nourriture ; et, aussi longtemps que la propriété sera sauve, la faim les poussera à travailler. Aucun magistrat [aucune loi] n’est nécessaire, car la faim impose une meilleure discipline que le magistrat. »

Karl Polanyi, La grande transformation, éd. Gallimard, 1983, p.159.

Point n’est besoin de légiférer en leur faveur, les « lois de la Nature » se chargeront de les rendre dociles et reconnaissants lorsqu’on leur fera la charité. Voici donc un bien étrange « ami de l’humanité » qui ne souhaite rien tant que de réduire ses compatriotes à la famine et à la dépendance complète envers les riches et les puissants !

Pour comprendre ce que ces chèvres et ces chiens viennent faire dans un livre consacré aux lois d’assistance publique, il faut lire la suite, car cette histoire y est aussitôt appliquée à l’homme :

« C’est la quantité de nourriture qui régule le nombre de représentants de l’espèce humaine. Dans les bois et à l’état sauvage, il peut y avoir quelques habitants et, parmi eux, il y en a proportionnellement peu à souffrir de manque. Aussi longtemps que la nourriture abonde, ils peuvent continuer à croître et multiplier ; et chaque homme a la capacité d’entretenir sa famille, ou de soulager ses amis, en proportion de son activité et de sa vigueur. Le faible doit dépendre de la bonté incertaine du fort ; et, tôt ou tard, le paresseux sera amené à souffrir des conséquences naturelles de son indolence. »

(Traduit par André Pichot, Aux origines des théories raciales, éd. Flammarion, 2008, pp. 178-179).

La conclusion résume assez bien tout ce que Townsend préconise en lieu et place de la loi sur les pauvres qui « savent peu de choses des motivations qui stimulent les classes supérieures et les font agir : la fierté, l’honneur et l’ambition ». Les pauvres sont ravalés au rang des animaux qui ne comprennent que la faim et la peur.

« L’espoir et la crainte sont les ressorts de l’industrie. C’est le rôle d’un bon politicien de les renforcer, mais nos lois affaiblissent l’un et détruisent l’autre. Car quel encouragement à être industrieux et frugaux reçoivent les pauvres, alors qu’ils tiennent pour certain que, accrussent-ils leurs provisions, elles seront dévorées par les fainéants ? ou quelle raison auraient-ils d’avoir peur, quand ils sont assurés que, s’ils étaient réduits au manque par leur indolence et leur extravagance, leur ivrognerie et leurs vices, ils seraient abondamment approvisionnés aux dépens des autres non seulement en nourriture et vêtements, mais aussi en leurs luxes [luxuries] habituels. Les pauvres ont peu de motivations les stimulant au plus haut degré à l’action ‑ fierté, honneur et ambition. En général, c’est seulement la faim qui peut les éperonner et les aiguillonner pour les faire travailler ; cependant nos lois disent qu’ils ne doivent jamais avoir faim. Les lois, il est vrai, disent aussi qu’ils doivent être forcés à travailler. Mais alors la contrainte légale entraîne beaucoup de trouble, de violence et de bruit ; elle crée la mauvaise volonté, et ne peut jamais produire un bon et acceptable service ; alors que la faim est non seulement un moyen de pression pacifique, silencieux et incessant, mais aussi, comme elle est la motivation la plus naturelle à l’industrie et au travail, elle entraîne les efforts les plus puissants et, quand elle est satisfaite par la libre bonté d’autrui, elle constitue un fondement durable et sûr pour la bonne volonté et la gratitude. L’esclave doit être forcé à travailler, mais l’homme libre doit être laissé à son propre jugement et à sa discrétion ; il doit être protégé dans la pleine jouissance de son bien, qu’il soit grand ou petit, et puni quand il envahit la propriété de son voisin. […] Il a été universellement constaté que, lorsque le pain peut être obtenu sans souci ou labeur, cela conduit à la pauvreté par l’oisiveté et le vice. »

(Traduit par André Pichot, Aux origines des théories raciales, éd. Flammarion, 2008, p. 179).

La parabole des chèvres et des chiens – aussi différente soit-elle de celle, évangélique, de la multiplication des pains et des poissons – trouve ici son sens. Elle a été inventée pour illustrer une certaine philosophie politique.

On pourrait presque dire que Townsend est en avance sur son temps, ses préconisations sont dans l’air du temps du capitalisme « sauvage » qui va se mettre en place et du colonialisme qui l’accompagnera. Les pauvres seront bel et bien réduits à un état de misère infra humaine que la charité n’atténuera guère [1].

 

* * *

 

Deux ans plus tard, en 1788, Townsend récidive en rédigeant ses Observations sur les diverses solutions proposées au public pour secourir les pauvres. Il s’agit d’une reprise des thèmes de la Dissertation, plus courte, mais moins généraliste sur certains points, dans la mesure où il y donne des chiffres et des exemples très précis tirés des comptes de plusieurs paroisses.

On y retrouve le thème de l’inefficacité de la loi sur les pauvres et du pouvoir discrétionnaire des juges de paix, de l’impôt exorbitant, de l’injustice qui consiste à aider aussi bien les fainéants que les pauvres méritants (on sait ce qu’il entend par là depuis la Dissertation). Il insiste aussi (non sans fondement) sur une autre injustice : le propriétaire terrien s’est déchargé de son impôt pour les pauvres sur son tenancier et maintenant c’est le propriétaire qui s’occupe de la répartition de l’argent :

« Rien n’est plus déraisonnable, plus injuste, moins judicieux, que de donner à un homme l’autorisation de disposer des biens d’autrui par charité sans son consentement. »

C’est moins grave lorsque le magistrat réside sur son domaine dans la paroisse, bien qu’il ait peu de temps pour évaluer les besoins et « les paroissiens et le conseil d’administration de la paroisse [vestry] […] étaient meilleurs juges. »

Un nouveau thème se dégage : on a multiplié les workhouses, partant du principe que, réunis, les pauvres travailleront mieux et plus, et à moindre coût et voici ce qu’il en pense :

« En général, nous pouvons affirmer que les pauvres, si on les réunit, coûtent trois fois plus cher que dans leurs propres cottages et ne font pas la moitié du travail. »

À son avis, cela ne pourrait fonctionner que si les pauvres étaient regroupés loin de leurs familles et amis, mais cela serait « immoral ». Ironiquement, seul cet aspect « immoral » demeurera dans la nouvelle loi sur pauvres votée en 1834.

Les propositions qui consistent à exiger que les pauvres cotisent à une caisse de prévoyance (hormis le fait que les friendly societies lui semblent mal gérées et dangereuses politiquement car les pauvres pourraient y fomenter des troubles) ne lui paraissent pas réalistes : un homme de 20 ans, versant 11 livres 6 shillings et 6 pence recevrait 5 livres par an à partir de 60 ans jusqu’à 65 ans ; 10 livres par an de 65 à 70 ans et 15 livres par an à partir de 70 ans jusqu’à sa mort (on peut se demander qui, dans cette population vivant aux limites de la famine pouvait espérer vivre jusque-là !) :

« Mais c’est une somme considérable à déposer d’un seul coup, que peu de jeunes gens se résoudraient à économiser alors qu’ils ne pourraient pas en profiter pendant quarante ans. C’est un degré de prévoyance qu’on ne saurait attendre de la part des jeunes, et encore moins de la part de jeunes travailleurs pauvres qui se ont toujours distingués par leur incapacité à penser. »

Il pense aussi que les pauvres ne souhaitent pas alléger l’impôt qui leur est destiné. Les enfermer dans une workhouse s’ils refusent ce plan d’épargne ne servira qu’à encourager la paresse et l’irresponsabilité car ils y seront nourris et logés. Il suffirait de les exclure de toute aide paroissiale. Donc, c’est un projet irréalisable, mais on peut s’en servir comme moyen d’échapper à l’impôt tout en parlant d’assistance aux pauvres !

Il ne voit pas non plus pourquoi les pauvres devraient être secourus par la paroisse « aux frais de la terre », lorsqu’une industrie, minière ou autre, fait faillite. Il ne lui vient pas à l’idée de préconiser la prévoyance aux manufacturiers, pas plus que le sens des responsabilités :

« À cause de la faillite des mines, la valeur de la terre baisse et le nombre de bénéficiaires [de l’assistance] augmente, où sont les fonds pour les payer ? »

Non, en cas de chômage, on devrait obliger les pauvres à s’enrôler dans la marine et dans l’armée, ce qui éviterait de rémunérer des mercenaires étrangers.

Installer une manufacture dans chaque paroisse ? Cette idée est :

« irréfléchie et extravagante. Quel métier industriel peut-on enseigner à ces paysans ? Avec de bonnes lois, les industries trouveraient toutes seules les bons endroits où s’installer. […]

Les paysans n’aiment que le travail de la terre, et sans exercer sur eux de pression, ils n’apprendront jamais autre chose. Et même s’ils apprennent, ce sont eux qui doivent prendre le risque de la concurrence et se contenter des salaires du marché. »

Nous avons vu précédemment que de « bonnes lois » signifiait pas de lois, ou le moins possible, et voici que le « marché » est appelé à servir de gouvernement. Du reste, ce qu’il préconise est exactement ce qui va arriver à « ces paysans ». Notons aussi ce profond mépris à l’égard du travail de la terre et de ceux qui l’exécutent, mépris qui s’est lui aussi perpétué.

Voici enfin, d’après Townsend, les six principes « évidents » qui devraient inspirer tout projet d’assistance aux pauvres :

« 1 – Tout homme devrait avoir un accès prioritaire au produit de son travail et de sa frugalité. 2 – Les hommes ne travaillent jamais aussi dur, aussi bien et aussi joyeusement, ils n’épargnent jamais autant pour autrui que pour eux-mêmes. 3 – Le confort et le luxe devraient être la récompense de la frugalité et de la diligence, et ne devraient jamais être accordés sous la pression des oisifs et des débauchés. 4 – Personne ne devrait s’attendre à être secouru avant d’avoir tout tenté pour s’en sortir seul. 5 – Tout ce que donnent les fonds publics devrait l’être en échange des plus grands efforts possibles de la part de celui qui reçoit, en échange de sa gratitude envers ses bienfaiteurs et de sa soumission envers ses employeurs. 6 – La charité sans limites tend à accroître la pauvreté et le nombre des pauvres.

Selon ces principes, nous devons non seulement condamner tout le système de notre loi sur les pauvres actuelle, mais aussi tout système qui préconise l’établissement de workhouses. […] Mais, par-dessus tout, nous devons lutter avec acharnement pour que l’assistance publique en faveur des pauvres soit limitée. »

Et elle le sera, en effet, en 1834, avec la nouvelle loi sur les pauvres. Voici ce qu’écrivait Flora Tristan en 1840 (soit six ans après la suppression des lois d’assistance publique) :

« Il faut avoir visité les villes manufacturières, vu l’ouvrier à Birmingham, à Manchester, à Glasgow, à Sheffield, dans le Staffordshire, etc., pour se faire une juste idée des souffrances physiques et de l’abaissement moral de cette classe de la population. Il est impossible de juger du sort de l’ouvrier anglais par celui de l’ouvrier français, […] La plupart des ouvriers manquent de vêtements, de lits, de meubles, de feu, d’aliments sains et souvent même de pommes de terre !… Ils sont enfermés douze ou quatorze heures par jour dans des salles basses, où l’on aspire, avec un air vicié, des filandres de coton, de laine, de lin, des parcelles de cuivre, de plomb, de fer, etc., et passent fréquemment d’une nourriture insuffisante aux excès de boisson ; aussi tous ces malheureux sont étiolés, rachitiques, souffreteux ; ils ont tous le corps maigre, affaissé, les membres faibles, le teint pâle, les yeux morts ; on les croirait tous affectés de la poitrine. Je ne sais s’il faut attribuer à l’irritation d’une fatigue permanente ou au sombre désespoir auquel leur âme est en proie l’expression de physionomie pénible à voir qui est presque générale chez tous les ouvriers. Il est difficile de rencontrer leur point visuel : tous tiennent constamment leurs yeux baissés et ne vous regardent qu’à la dérobée, en jetant sournoisement un coup d’œil de côté, ce qui donne quelque chose d’hébété, de fauve et d’horriblement méchant à ces figures froides, impassibles, et qu’une profonde tristesse enveloppe. On n’entend pas, dans les manufactures anglaises comme dans les nôtres, des chants, des causeries et des rires. Le maître ne veut pas qu’un souvenir de l’existence vienne distraire une minute ses ouvriers de leur tâche ; il exige le silence, et il règne un silence de mort, tant la faim de l’ouvrier donne de puissance à la parole du maître. […] L’esclavage n’est plus à mes yeux la plus grande des infortunes humaines depuis que je connais le prolétariat anglais : l’esclave est sûr de son pain pour toute sa vie et de soins quand il tombe malade ; tandis qu’il n’existe aucun lien entre l’ouvrier et le maître anglais. Si celui-ci n’a pas d’ouvrage à donner, l’ouvrier meurt de faim ; est-il malade, il succombe sur la paille de son grabat, à moins que, près de mourir, il ne soit reçu dans un hôpital ; car c’est une faveur que d’y être admis. S’il vieillit, si par suite d’un accident il est estropié, on le renvoie, et il mendie furtivement de crainte d’être arrêté. Cette position est tellement horrible que pour la supporter il faut supposer à l’ouvrier un courage surhumain ou une apathie complète. »

Flora Tristan, Promenades dans Londres, ou l’aristocratie et les prolétaires anglais (1840-1842), éd. établie et commentée par F. Bédarida, Paris, Maspero, 1978, p. 112-115.

En note, Flora Tristan ajoute :

« Le lecteur ne doit pas oublier que c’était en 1839 que j’étais à Londres, et que c’est dans les premiers mois de 1840 que j’écrivais ces réflexions. Depuis, la misère publique en Angleterre a pris un accroissement gigantesque. Le peuple est affamé par l’aristocratie ; chaque jour les prolétaires, les ouvriers meurent de faim par milliers, et la philanthropie du Parlement britannique n’abuse plus personne. »

F. Tristan, Promenades dans Londres, op. cit., p. 198.

Les origines de cette situation sont parfaitement comprises :

« En songeant aux doctrines de messieurs les économistes anglais, leurs maximes me parurent écrites avec du sang !… “Si le peuple souffre, il doit considérer que la cause de ses souffrances ne peut être attribuée qu’à lui ; le remède dépend de lui et de nul autre ; la société n’y peut rien ; lorsque le salaire de l’ouvrier est insuffisant pour entretenir sa famille, c’est un signe manifeste que le pays n’a pas besoin de nouveaux citoyens, le roi de nouveaux sujets.” Ces paroles sont de Malthus ! Et il n’est pas le seul à penser ainsi. Ricardo et toute l’école des économistes anglais professent les mêmes principes ; lord Brougham, un des plus forcenés de ces anthropophages modernes, a proféré dans la Chambre des Pairs les paroles suivantes avec le sang-froid du mathématicien qui fait une démonstration : “Puisqu’on ne peut réussir à porter les subsistances au niveau des besoins de la population, il faut s’efforcer de faire descendre la population au niveau des subsistances.” Ainsi, en Angleterre, les moralistes, les hommes d’État, dont les paroles sont écoutées, n’indiquent d’autre moyen pour sauver le peuple de la misère que de lui prescrire le jeûne, de lui interdire le mariage et de jeter dans les égouts les enfants nouveau-nés. Selon eux, le mariage ne doit être permis qu’aux gens aisés, et il ne doit exister aucun hospice pour les enfants abandonnés. »

F. Tristan, Promenades dans Londres, op. cit., p. 184.

Cobbett, dans Rural Rides (et ailleurs) ne cessera de vitupérer contre le « Dead weight » (le « poids mort », terme officiel que Cobbett dit avoir découvert dans des documents parlementaires), qui regroupait tous les gens qui touchaient des pensions ainsi que leurs familles, des rentes financières, qui bénéficiaient de sinécures (y compris le clergé), tous ces gens que l’État entretenait en marchandant le pain aux pauvres. Et ce qu’il en dit correspond exactement à ce que Townsend dit des pauvres, on pourrait lui appliquer ces six principes à la lettre.

 

* * *

 

Nous aimerions reléguer les deux pamphlets de Townsend, avec leur arrogance, leur suffisance et leur mépris envers le peuple, dans la poubelle de l’histoire. Mais il ne fut pas le seul à penser ainsi et ces idées ont perduré. Mais le pire est la notion qui les sous-tend et qu’a bien vue Karl Polanyi : la « naturalisation » de l’infériorité supposée des pauvres, considérés comme une espèce animale que l’on peut, au mieux, domestiquer et, en toute bonne conscience, réduire à la misère abjecte dans l’intérêt du « progrès », du « développement », de la nation.

Et lorsqu’on lit les descriptions des conditions de vie et de travail dans « l’atelier du monde » on ne peut s’empêcher de les comparer à celles qui nous sont parvenues des systèmes concentrationnaires des systèmes totalitaires et on ne peut s’empêcher de penser que ces derniers n’ont pas inventé grand-chose, hormis leur justification idéologique du moment. En même temps que l’asservissement de populations entières à l’économie triomphante, à l’industrialisation, on peut constater une rupture totale d’avec les idéaux humanistes des siècles précédents, l’homme est devenu depuis une « ressource humaine », terme poli pour désigner une matière première parmi d’autres, technologiquement malléable et adaptable.

Annie Gouilleux, octobre 2012.


 

[1] Passage D’après André Pichot, Aux origines des théories raciales, éd. Flammarion, 2008, ch. 9.

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