Nicolas Class, Goethe et la méthode de la science, 2005

Résumé

Malgré sa défiance pour la théorie, la recherche scientifique de Goethe n’est pas allée sans un soin tout particulier porté à la méthode qu’elle devait mettre en œuvre. Précisément parce qu’il fallait rendre compte du phénomène dans sa diversité et dans sa totalité, il importait de réfléchir aux moyens qui assureraient la réussite d’une telle démarche. Pour Goethe, il s’agissait de mettre en œuvre un concours harmonieux des différentes facultés de l’esprit humain, seul capable de répondre à la richesse du réel tel qu’il se manifeste à nous, et donc seul capable de fonder adéquatement une démarche expérimentale en science.Lire la suite »

André Pichot, La génétique, aspects épistémologiques et historiques, 2005

La notion de gène, omniprésente dans la biologie contemporaine, compte parmi les plus mal définies de cette discipline, et le flou de sa définition n’est pas pour rien dans les abus qui en sont faits. Tout comme celle (connexe) d’hérédité [1], cette notion est loin d’être claire et évidente, contrairement à ce que pourrait suggérer la facilité avec laquelle on en use et mésuse.

Sa genèse n’est pas facile à retracer. Les textes afférents sont d’une prolixité décourageante (par exemple, la traduction anglaise de Die Mutationstheorie de De Vries compte près de 1300 pages [2] ; celle de Das Keimplasma de Weismann, presque 500, mais en tous petits caractères [3]) ; et les quelques éléments que la postérité a retenus y sont perdus au milieu d’infinies controverses aujourd’hui sans signification. Ils sont difficiles à lire, d’une part à cause de la nature des problèmes abordés et de la manière dont ils sont abordés, d’autre part en raison de la multiplicité des thèses qui interfèrent et se contredisent souvent.

Ces ouvrages sont censés fonder la modernité en biologie, mais plus personne ne les lit et on ne s’y réfère que sur un mode incantatoire, comme à de vagues déités qu’il convient de révérer. La plupart ont un petit air monomaniaque ; chacun y va de sa construction intellectuelle où le manque d’arguments solides est compensé par une multitude d’anecdotes illustrant le propos plus qu’elles ne l’étayent.

Cette prolixité, cette insuffisance des fondements et la multiplicité des théories concurrentes sont autant de symptômes de la difficulté qu’il y eut à élaborer une notion de gène. En fait, celle-ci se dégagera peu à peu, tant bien que mal, et gardera toujours l’aspect composite d’une construction bancale, faite de bric et de broc, se prêtant mal à la théorisation et à la définition. S’il est une histoire peu linéaire et mêlant les thèses les plus hétéroclites, c’est bien la sienne.Lire la suite »

David Le Breton, Prélèvement et transplantation d’organes: aspects anthropologiques, 2005

I. Statut culturel du cadavre

Le statut anthropologique du corps et la légitimité des usages médicaux de ses composantes fait l’objet d’une polémique entre médecine et société depuis bien longtemps. La modernité, avec les prélèvements d’organes, renouvelle seulement un débat millénaire qui portait autrefois sur la légitimité de la dissection [1]. L’histoire de l’anatomie s’élabore en permanence à l’encontre des sensibilités culturelles. Pendant des siècles, la recherche du « matériel » de dissection implique la violation des sépultures pour s’emparer des corps fraîchement inhumés, le vol de cadavres dans les hôpitaux, le prélèvement d’office de ceux que nul ne réclame, l’achat de suppliciés au bourreau, les expéditions nocturnes pour décrocher les pendus. Plus tard, pour approvisionner le peu d’écoles regardantes d’anatomie du Royaume-Uni, le meurtre en série de pauvres ou de vagabonds permet aux « résurrectionnistes » de livrer régulièrement des corps aux couteaux des anatomistes.

Toute l’histoire de l’anatomie est celle du sacrifice délibéré pour la progression du savoir d’une partie de la population impuissante à résister : vagabonds, pauvres, hérétiques, Juifs, Noirs, etc [2]. Pour le meilleur et pour le pire de son histoire, la médecine occidentale est passée outre toute notion de sacralité de la dépouille humaine. Elle a refusé l’humanité du corps pour en faire une écorce dénuée de sève, un bois mort indifférent à sa forme d’homme. Elle voit le corps comme un déchet, une mue laissée par l’homme en proie à la mort. Pour les médecins, nulle violation n’atteint plus cette chair à nu désertée de son souffle. La pratique de la dissection exige la distinction entre l’homme d’une part et son corps de l’autre, simple véhicule de son rapport au monde, essentiel de son vivant, mais dénué de valeur après une mort qui le rend désormais inutile.Lire la suite »

David Le Breton, De l’intégrisme génétique, 2005

I. La fin d’une certaine idée de l’homme

Une certaine vision de la génétique à connotation inconsciemment religieuse, c’est-à-dire investie comme fin en soi et explication ultime de la condition humaine, fonctionnant également comme une croyance passionnée à un salut prochain de l’humanité est aujourd’hui présente aux États-Unis, et parfois aussi ailleurs. Identification radicale du Mal en termes biologiques et volonté acharnée de l’éliminer, non par des démarches sociales ou politiques mais par la mise en œuvre de tests génétiques et une ingénierie adaptée. Cette vision sans appel de la génétique s’inscrit dans une ligne imaginaire puissante de nos sociétés contemporaines, faisant du corps un lieu d’imperfection, d’inachèvement, une part maudite de la condition humaine, un brouillon, au mieux à rectifier, au pire à éliminer. Vision dualiste qui dissocie non plus l’esprit ou l’âme du corps mais plus subtilement l’individu lui-même de son propre corps devenant alors un autre, éventuellement malencontreux, avec lequel il faut cohabiter pour le meilleur ou pour le pire. La génétique est devenue aujourd’hui, au plan imaginaire pour une large part, mais aussi au plan de pratiques sociales en œuvre telles que les examens in vitro par exemple, la forme moderne et laïcisée du destin, une explication totalisante des malheurs du monde, sans appel, inéluctable, qui exige la seule solution d’un recours à la génétique pour construire la voie du salut. Les « mauvais » gènes sont aujourd’hui non seulement perçus comme « causes » de maintes maladies, mais on les soupçonne aussi de conditionner les comportements humains. Du moins une certaine génétique se complait-elle à en entretenir la rumeur pour proposer également des solutions radicales.Lire la suite »

Vous avez dit “autonomie”?, 2005

Introduction croisée aux conceptions de l’autonomie de Cornélius Castoriadis et Ivan Illich

Il commence à y avoir pas mal de textes qui circulent sur Castoriadis, peut-être moins sur Illich. Mettre en parallèle, et de manière critique, leurs deux conceptions de l’autonomie permet de souligner à quel point nous pouvons entendre dans ce terme assez répandu des choses bien différentes. L’enjeu de ce texte est, au départ, d’engendrer un débat dans le cadre de rencontres. J’aimerais qu’il permette également à d’autres groupes, collectifs, etc. de reprendre et de ré-élaborer cette notion d’autonomie, pour bien la séparer des problématiques de l’autarcie ou de l’autosuffisance… Hop !

 

Texte réalisé en préparation à des rencontres organisées

avec la coopérative Longo maï de Grange Neuve à Limans, août-septembre 2005.

 

Avant-propos.

Je ne sais pas vraiment sur quoi tout cela va déboucher, sur quoi nous voudrons que cela débouche. Peut-être sera-ce l’occasion d’un débat, mais il est toujours difficile de le présager. Peut-être que cela restera un document de travail susceptible de fournir des points de repère. Il s’agira ici, pour moi, de présenter deux auteurs qui ont, chacun à leur manière, essayé de donner un sens spécifique au concept d’autonomie. Chez l’un comme chez l’autre, le terme n’est pas utilisé en référence à la “mouvance autonome” qui est née en Europe occidentale dans les années 1970. Il ne sera donc pas question ici de ces mouvements historiques. Mais, comme nous allons le voir, leurs pensées de l’autonomie ne sont pas sans rapport avec le contenu que nous avons ou pourrions donner à ce que nous nommons les luttes autonomes. Ce recours à des références théoriques ne vise donc pas tant à “augmenter l’érudition” qu’à nous permettre d’être plus clair, plus précis quand nous parlons d’autonomie. Et peut-être à orienter de manières nouvelles nos propres pratiques.Lire la suite »

Pierre Lieutaghi, Le pays de Forcalquier, hier et aujourd’hui, 2005

Lors des journées fermières européennes de l’association Païsalp en septembre 2005, l’ethnobotaniste Pierre Lieutaghi a livré au public ses réflexions sur l’évolution du pays de Forcalquier. Païsalp regroupe une quarantaine de producteurs fermiers de Haute Provence ; chaque année, ils organisent des journées européennes regroupant des producteurs d’une dizaine de pays, pour des conférences, débats, projections de films, et un grand marché paysan.

 

Il y a 41 ans que j’habite le pays de Forcalquier. Ce n’est pas une vie de patriarche, mais cela m’a permis de voir des évolutions aussi bien du côté du paysage, où le botaniste a tendance à suivre les changements du couvert végétal, que dans l’ordre socio-économique, l’un n’allant d’ailleurs pas sans l’autre.Lire la suite »

Pièces et Main d’œuvre, Mémento Malville, 2005

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Une histoire des années 70

C’est du Comité Malville et du rassemblement contre Superphénix, le 31 juillet 1977, que date la notoriété de l’écologisme grenoblois. Le Comité Malville de Grenoble est le noyau moteur de la mobilisation contre la raison d’Etat, qui lance 60 000 manifestants contre 5 000 gendarmes, sous un déluge de pluie et 2 500 grenades à effet de souffle. Un mort, Vital Michalon. Deux mutilés, Michel Grandjean et Manfred Schultz. Une centaine de blessés. Pertes minimes par rapport aux tueries des manifestations italiennes de l’époque, ou à celles des manifestations parisiennes, quinze ans plus tôt, durant la guerre d’Algérie. Par rapport à l’enjeu du « Plan Messmer » (1975), la nucléarisation du sol français, l’édification à marche forcée d’une machine infernale susceptible de dévaster le Sillon Alpin (Lyon, Grenoble, Genève), et pourvue d’un appareil sécuritaire à sa démesure. Par rapport au dispositif de répression et au personnage qui le dirige : René Jannin, préfet de police d’Alger entre 1961 et 1962.

« Il fallait s’y attendre, d’abord – c’est une évidence – parce que le gouvernement mise énormément sur la politique nucléaire. Ensuite parce qu’il avait annoncé qu’il n’était pas question d’approcher du site. 5 500 hectares ont été interdits à toute circulation et l’on se serait cru dans cette zone, dans un pays en guerre. A l’intérieur même de la centrale, les forces de l’ordre étaient armées de pistolets mitrailleurs. C’est le prix qu’attache le gouvernement à toute manifestation d’hostilité à sa politique énergétique. »

Pierre Blanchet et Claire Brière. Anciens dirigeants maos grenoblois, envoyés spéciaux de Libération, le 1er août 1977.

Mais l’importance de cette journée va bien au-delà de l’exposition d’un courant politique local. Le rassemblement de Malville constitue une apogée et une liquidation. D’autres manifestations avaient rassemblé plus de monde dans les années 1970. Certaines, notamment des manifestations anti-fascistes, avaient été beaucoup plus offensives et quasi-militaires, quoique assez pauvres de contenu politique. Mais jamais avant, et jamais depuis, la contestation ne fut à la fois plus massive et plus radicale. Ce que combattaient les comités Malville au delà de « l’électro-fascisme », dans la confusion et les contradictions des courants qui s’y croisèrent (gauchistes, pacifistes, écolos, etc.), c’était moins « le risque majeur » (cela viendra avec la régression juridico-technicienne postérieure au rassemblement), que ce qu’on nommerait aujourd’hui : nécrotechnologie, système technicien (Ellul), techno-totalitarisme.Lire la suite »

Philippe Godard, Bidonplanète, 2005

Les mégapoles des pays du Sud sont en réalité des conglomérats de quartiers relativement aisés, de centres d’affaires, de zones industrielles et commerciales, de ports, gares et aéroports, dans les interstices desquels d’immenses bidonvilles jettent leurs amarres. Désormais, la bidonvillisation de la planète est un fait incontestable.

Les villes, phares du développement

Dans nos pays riches et développés, l’exode rural n’est plus qu’un vieux souvenir tout juste bon à être enseigné dans les écoles. Neuf Français sur dix étaient paysans au moment de la Révolution française, moins de cinq sur cent le sont aujourd’hui. Pourtant, environ la moitié de l’humanité vit encore de nos jours dans les campagnes. C’est cette moitié-là qui nourrit la totalité de l’humanité et qui l’habille en partie.Lire la suite »

Miquel Amorós, Que fut l’autonomie ouvrière ?, 2005

Le mot « autonomie » a été lié à la cause du prolétariat dès ses premières interventions comme classe. Dans le Manifeste communiste, Marx définissait le mouvement ouvrier comme « le mouvement autonome de l’immense majorité dans l’intérêt de l’immense majorité ». Plus tard, mais en se basant sur l’expérience de 1848, dans De la capacité politique de la classe ouvrière (1865), Proudhon affirmait que pour que la classe ouvrière agisse d’une manière spécifique, il fallait qu’elle remplisse les trois exigences de l’autonomie : qu’elle ait conscience d’elle-même, que par conséquent elle affirme « son idée », c’est-à-dire, qu’elle connaisse « la loi de son être », qu’elle sache « [la] traduire par la parole, [l’]expliquer par la raison », et qu’elle tire de cette idée des conclusions pratiques. Aussi bien Marx que Proudhon avaient été témoins de l’influence de la bourgeoisie radicale dans les rangs ouvriers et essayaient de faire en sorte que le prolétariat se sépare d’elle politiquement. L’autonomie ouvrière fut exprimée définitivement dans la formule de la Première Internationale : « l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ».Lire la suite »

Miguel Amorós, ¿ qué fue la autonomía obrera ?, 2005

La palabra « autonomía » ha estado relacionada con la causa de la emancipación del proletariado desde hace tiempo. En el Manifiesto Comunista Marx definía al movimiento obrero como « el movimiento autónomo de la inmensa mayoría en provecho de la inmensa mayoría ». Más tarde, pero basándose en la experiencia de 1848, en La Capacidad Política de la Clase Obrera (1865) Proudhon afirmaba que para que una clase actuase de manera específica había de cumplir los tres requerimientos de la autonomía: que tuviera consciencia de sí misma, que como consecuencia afirmase « su idea », es decir, que conociese “la ley de su ser” y que supiese « expresarla por la palabra y explicarla por la razón”, y que de esa idea sacase conclusiones prácticas. Tanto Marx como Proudhon habían sido testigos de la influencia de la burguesía radical en los rangos obreros y trataban de que el proletariado se separase políticamente de ella. La autonomía obrera quedó definitivamente expresada en la fórmula de la Primera Internacional : “la emancipación de los trabajadores será obra de ellos mismos”.Lire la suite »