Marc Angenot, Malaise dans l’idée de Progrès, 1989

En l’an 1889

Résumé

Un échantillonnage des publications de 1889 sert de corpus à une étude des thématisations du Progrès. Opposé aux paradigmes de l’Évolution et de la Décadence, le Progrès se révèle un idéologème à « géométrie variable », écartelé entre un idéalisme volontariste et un déterminisme conservateur perdant tout contenu scientifique en passant du triomphalisme anticlérical au catastrophisme moralisateur, bon pour la métaphore et la politique.

 

Dans le présent article, je vais chercher à analyser systématiquement la manière dont le progrès se trouve, tout au long de l’année 1889, un siècle après la Révolution, thématisé dans les différents secteurs discursifs et selon les idéologies qui s’affrontent. De l’ensemble des inventaires pratiqués dans un échantillonnage raisonné des publications de cette année-là, résultent les éléments d’une vision du monde dominante à cette époque-là.

Le projet d’une analyse du discours social s’appuie sur l’hypothèse d’une intertextualité généralisée ; en prenant pour fil conducteur le mot progrès, on rencontrera d’emblée d’autres termes chargés de valeurs, d’affinités, de récits implicites dont il faudrait pouvoir suivre le parcours discursif et les avatars sémantiques. Le grand discours triomphaliste sur le Progrès fatal et continu sur la convergence harmonieuse des progrès scientifiques et des progrès sociaux est en train de se dégrader pour n’être plus bientôt qu’un thème d’apparat pour comices agricoles. Même les éditorialistes républicains hésitent en 1889 à entonner le péan progressiste sans nuances ni réserves.

Deux quasi-concepts s’opposent au paradigme du Progrès :

  1. Celui de l’Évolution : le devenir est en « germe » dans le présent, il tend à se développer selon des lois inéluctables, mais la conjoncture recèle des germes morbides, délétères ; des tendances fâcheuses et angoissantes se font jour ; un tri serait nécessaire, d’évolution sociale, aveugle, comporte du bon et du mauvais.
  2. L’autre concept est celui de la Décadence, celle des nations et spécifiquement de la France, de la dégénérescence des races, de l’agonie et de la fin de la civilisation. Il y a évolution, mais elle est devenue négative : l’organisme social se disloque et résiste de plus en plus mal aux agressions exogènes. Ce paradigme de la Décadence dégrade l’idéologie du Progrès en une mystification ad usum paurei spiritu, idéologie naïve que le malheur des temps vient contredire en tous lieux. Telle est la situation globalement. Cependant, les « idéologèmes », ou unités idéologiques, du Progrès restent présents à titre de formation récessive, de phraséologie mécanique, dans les circonstances socio-discursives où un optimisme de commande semble de rigueur. Dans les tirades officielles, le Progrès est toujours évoqué : non pas thématisé, mais présupposé, impliqué comme une évidence que cependant on ne se hasarde guère à approfondir :

« De tous les congrès, réunions ou conférences qui ont eu lieu cette année à Paris, il n’en est pas qui puisse avoir une plus grande influence sur le progrès humain que la conférence internationale du mètre. » (Le Temps, 28 septembre 1889, p. 1)

Le Progrès est devenu une idée bien vague en Europe ; elle n’est plus neuve, mais elle accommode encore certains élans rhétoriques. Mot-fétiche, son contenu sémantique tend vers zéro et il se contextualise fréquemment dans un charabia confus, vaguement euphorisant :

« II faut qu’en littérature comme en politique, l’année 1889 soit marquée par un réveil national, par un effort puissant vers l’idéal, c’est à dire vers le Progrès. » (La Province, janvier 1889, p. 6)

Si des progressistes, en divers secteurs, peuvent encore invoquer le Progrès, c’est qu’il s’est toujours agi d’un idéologème à géométrie variable : le type d’évolution présagée, les connexions établies avec d’autres axiomes de la doxa, en entendant par là l’opinion courante, le « but » qu’on assigne au Progrès, diffèrent chez les uns et les autres du tout au tout. Qu’est-ce qui progresse, qui doit progresser, qui ne saurait plus progresser ? L’énoncé : « il y a progrès, l’humanité marche vers le progrès » est un dispositif gigogne qui recèle des réserves et des restrictions mentales. Une division apparaît entre un progrès défini par des buts à atteindre, buts évidemment bénéfiques dont les générations humaines semblent avoir éternellement cherché à se rapprocher ; et le progrès comme évolution déterminée, soumise à des lois, comme développement ordonné d’un Ordre : orden e progresso selon la devise comtienne reprise cette année-là par les républicains brésiliens. L’histoire humaine passe par des stades ; malgré des contradictions et des reculs, l’ordre en est irréversible. Dans cette seconde acception, le progrès est attesté dans les « lois » du développement concomitant des connaissances humaines et des états de société. Cette conception positiviste a été adoptée par la classe régnante « opportuniste » : l’état présent des choses, quoique insuffisamment développé (mais on ne saurait hâter l’Evolution), est le critère de validité des changements désirables.

Dans la version 1, le Progrès est formulé selon un volontarisme « idéaliste » ; dans la version 2, il est un déterminisme conservateur, dont l’ordre est garanti par la science. Ces deux conceptions se combinent en proportion variable dans les textes. Les socialistes se sont aussi emparés du schéma idéologique du progrès pour y interpoler la nécessité d’une révolution sociale dont la science prouve à la fois l’urgence et le fatal avènement. Pour les républicains en place au contraire, il ne doit plus y avoir que des évolutions : l’âge positif et démocratique enfin advenu fait de la fin du XIXe siècle l’aboutissement du progrès historique avec seulement encore quelques ombres au tableau. Dans cette conception, euphoriquement stable, évolution et progrès peuvent dénoter la même historiosophie : la « marche ascendante de l’humanité », mouvement en spirale ayant passé par tous les stades nécessaires, chacun meilleur que le précèdent, a atteint le seuil du stade ultime. Il ne reste aux humains, portés par des « lois » irréversibles, qu’à étendre, à consolider, à renforcer le même, la « civilisation » à son plus haut degré de bienfaisance et de raffinement.

Le paradigme du Progrès forme la base de l’idéologie pro domo du champ scientifique : la méthode positive (encore dite expérimentale), pleinement conquise, est l’aboutissement des efforts millénaires de la pensée humaine. Elle donne à la Science le droit de défendre ses conquêtes contre les résistances qu’elle rencontre encore et le monopole d’énoncer et d’analyser les faits. Aboutissement de l’évolution humaine, la science moderne n’a que des bienfaits à offrir. Cette idéologie qui s’affirme avec une force unanime dans le champ des sciences est captée fort à propos par les progressistes, laïcs et démocrates du champ politique, qui confessent volontiers leur « religion de la science » et elle est routinisée par la doxa de presse.

Cependant, chez les « penseurs » apparaissent des doutes quant au triomphe souverain de la science, quant à la bienfaisance nécessaire de ses découvertes dans l’ordre moral et politique. Ce malaise peut se retourner en faveur de la science, les sociétés ne seraient « pas encore » prêtes à en absorber utilement tous les bienfaits potentiels. Il n’importe : des esprits subtils, en grand nombre, voient que l’évolution des connaissances positives vient déstabiliser des valeurs traditionnelles, d’honorables illusions sans lesquelles la société court à sa perte. On n’interdit pas à la science de progresser dans la connaissance des faits, mais on nie que la diffusion générale de ces savoirs soit bénéfique au « progrès moral ». Beaucoup démontrent désormais qu’entre des deux « formes du progrès », chacune nécessaire en soi, un antagonisme redoutable s’est établi.

L’aboutissement des progrès sociaux, moraux et scientifiques a nom civilisation, terme toujours au singulier : sa seule forme manifeste est l’Europe et singulièrement la France. Cet idéologème appelle aussi une contrepartie : la Civilisation qui triomphe en Europe fait paraître négativement ces vagues humanités « primitives », laissées en arrière, barbares, stagnantes, léthargiques, « rebelles » à ses bienfaits et – beaucoup l’admettent – inéluctables et condamnées à disparaître. « La tendance à la progression » est un axiome du darwino-lamarckisme des sciences naturelles françaises. Dans l’ordre anthropologique, le progrès humain peut s’appréhender comme évidence, si l’on va de Neandertal à la France de Carnot ! Chaque étape paléanthropologique a été un « perfectionnement, un pas de plus dans la voie du progrès ». Étudier la préhistoire, c’est faire paraître les « progrès incessants de la civilisation » :

« Entre l’industrie de ces deux époques chelléenne, moustérienne,il y a donc perfectionnement dans la main-d’œuvre, progrès. » (A. Faisan, La période glaciaire, 1889, p. 259. )

C’est ainsi que les naturalistes et les anthropologues comprennent le message de Darwin : celui-ci aurait montré que l’évolution naturelle et morale se produit par des « perfectionnements lents mais continus ». « C’est donc la théorie du progrès indéfini et fatal », conclut M. de Cartailhac (E. Cartailhac, La France préhistorique, 1889, p. 31.). Le grand apport des sciences de l’homme à l’idéologie du progrès est de faire voir qu’elle n’est pas une hypothèse : l’idée de progrès se « dégage », dit-on, du récit global de l’anthropologie et de l’histoire des civilisations.

« Nos écrivains les plus brillants descendent d’hommes pithécoïdes. […] De tout cela se dégage une grande et fortifiante idée, l’idée du progrès toujours nécessaire et de plus en plus rapide bien que souvent enrayé. » (Préface au Dictionnaire anthropologique de Bertillon et al., 1889)

Les sociétés humaines (lire européennes) ont évolué de l’ « instinct » au raffinement, de l’animalité au triomphe de l’ « élément psychique », de l’état primitif à la civilisation. Le progrès est donc évidence pour qui songe un instant aux « immenses progrès accomplis depuis l’âge de barbarie ». Le progrès était une fatalité historique et il a abouti (ou c’est tout comme). C’est même à ce moment triomphal que pourra s’articuler le soupçon de la décadence : que peut-il advenir quand la civilisation est parvenue à son faîte, sinon, peu à peu, redescendre la pente qu’elle a péniblement gravie ? Dans la logique « romanesque » qui domine les structures cognitives, les lois du progrès ne peuvent se concevoir que par une intention transcendante, une finalité, un but à atteindre qui, à la façon d’un aimant, aurait attiré de toute éternité les efforts humains, leur aurait fait surmonter les obstacles : ignorance, misère, préjugés, tyrannies. Le progrès n’aurait pas de sens s’il ne laissait entrevoir une « ascendance vers l’Idéal ». On prouve cet Idéal, partiellement dégagé, par l’orientation constante des efforts que narre l’Histoire des Civilisations.

« Où est le but de l’humanité ? Elle en a un certes. On peut être fort embarrassé de l’expliquer […] mais le seul fait de croire que l’humanité a fait un progrès équivaut à reconnaître qu’elle a fait un pas vers ce point. » (Combes de Lestrades, Eléments de sociologie, 1889, p. 269.)

Les savants admettent que la science positive n’a point à s’occuper de décrire cette « fin métaphysique » de l’humanité, mais ils concèdent qu’on ne peut congrûment exposer les « faits », les « évolutions », sans la sous-entendre. Le progrès possède donc un « phare », un « port ». L’humanité arrivera à ce port, ce rivage et, le but atteint, tous les manques comblés, l’évolution cessera. Le récit progressiste est plein de catachrèses dynamiques : « marche de l’humanité », « obstacles à surmonter », « voie plus rapide » (le progrès, étant cumulatif, est accéléré, nécessairement), « chemin parcouru », « nouvelle étape », « marche en avant vers l’idéal ». Un autre paradigme métaphorique amené par le récit du progrès, c’est celui de la lumière et de l’ombre. Les cléricaux, « tout à l’idée de retour à un passé maudit », ne sont-ils pas des hommes « dont les yeux comme ceux du hibou fuyant la lumière » (Mailleux, Ainsi soit-il, 1889, p. 9). Les antisémites appartiennent aussi à la cohorte de ceux « qui voudraient nous replonger dans les ténèbres et les tueries du Moyen Age », etc. (Archives Israélites, 1889, p. 296).

La « marche fatidique de l’humanité » a rencontré dans sa course des obstacles, « des difficultés innombrables » ; aujourd’hui encore, elle est fâcheusement ralentie par des « survivances du passé » – les guerres, l’ignorance, les superstitions, la routine, les préjugés –, tout ce que les républicains synthétisent dans le « cléricalisme ».

C’est un des thèmes favoris de la grande presse que de faire connaître, pour l’ahurissement consterné des lecteurs, ces « survivances » dans la Civilisation, ces « histoires de sorcellerie » rurale par exemple « prouvant jusqu’à quel point la superstition est encore enracinée dans les campagnes ». Et on conclut : « Voici ce qui s’est passé en l’an 1889 ! », comme si la seule mention de l’année en cours formait un argument pour stigmatiser le scandale des vieilles mœurs (La Science pour tous, p. 343.). C’est que le XIXe siècle est « à juste titre » appelé ad libitum « siècle des progrès », « siècle des merveilles » ou « siècle de la science ». Ce sont les « progrès de la Science » qui permettent d’induire le progrès universel. Le topos des « progrès du XIXe siècle » est le moment obligé des discours officiels. Mr. Gréard, à l’inauguration de la nouvelle Sorbonne, ne se fait pas faute d’y sacrifier :

« La philosophie sondant tous les mystères de l’être et de la pensée ; la poésie retrempée aux sources de la nature et des plus intimes émotions de l’âme ; l’histoire renouvelée par l’étude impartiale et sagace des documents et des textes ; le droit public et privé, chaque jour plus ouvert à l’esprit de la protection des petits ; la science éclatant en merveilles, s’élevant, par la puissance du calcul, à la connaissance d’un monde invisible, pénétrant, par la subtilité de l’analyse, les secrets de la vie, prodiguant à l’industrie ses trésors ; tous les sentiments, toutes les passions, fouillés et mis à nu, au théâtre, dans le roman, dans la critique littéraire, par l’observation d’une psychologie tranchante et impitoyable comme le scalpel, heureuse si parfois elle ne semblait oublier l’art par excès de fidélité ; la langue elle-même remise au creuset ; fortifiée, aiguisée, façonnée à rendre avec énergie ou délicatesse, dans leurs nuances les plus diverses, les idées qui nous travaillent ; voilà, parmi les malaises et les obscurités inséparables de toute évolution sociale, voilà l’héritage, appuyé sur des noms assurés de vivre, que notre âge à son tour est à la veille de transmettre à l’avenir. » (Discours cité par La Lanterne, 7 août 1889, p. 1)

Les progrès se sont cumulés en tous les secteurs, mais c’est la science moderne qui aura été le premier moteur. « L’incomparable XIXe siècle » n’est qu’une longue suite de bienfaisantes « découvertes », un « gigantesque enfantement des idées » (autre image topique qui s’agglomère au sociogramme), le passage des grands « rêves » humains.

Arrivé ici, on pourrait conclure (mais attendons la pars destruens) que le Progrès comme évidence s’impose à tous les degrés de concrétisation, de la doxa banale jusqu’aux grandes théories systématiques. Évidence de processus attestés, cumulés, logiques et fatals, de « cycles évolutifs » où « s’impose à l’esprit » la reconnaissance d’un mouvement vers le Mieux. L’esprit scientifique a atteint son degré suprême avec la méthode positiviste au moment même où la Civilisation atteignait le plus haut stade du raffinement (idée exprimée, par exemple, par La Revue occidentale n°22, p. 363). Ce que dit le chroniqueur du Gaulois, au centre de l’hégémonie doxique, se redit, avec autant de certitude enthousiaste, sur les périphéries groupusculaires. Les fouriéristes attendent du XXe siècle l’accomplissement total :

« Le XXe siècle français établira […] en moins de 20 ans le régime intégral des garanties sociales, supprimant le Mal, organisant le Bien en presque totalité. » (La Rénovation, p. 131)

Le progrès des sciences

Le seul énoncé que les plus pessimistes doxographes de la Décadence hésiteraient à mettre radicalement en question, est celui qui veut que le siècle qui s’achève ait été « le siècle de la Science», qu’il doive sa « grandeur » à la science (Richet, in Revue rose, p. 10). L’Exposition universelle de 1889 est le triomphal « bilan » de ce progrès, auquel les républicains cherchent à raccrocher le « Triomphe de la République ». L’Exposition propose un vaste étalage de « progrès » ponctuels, admirables et innocents, formant une image rassurante des techniques qui se donnent à contempler, sans menacer les mœurs ni les routines sociales.

En 1889, la Science et ses progrès, la Croyance en la perfectibilité humaine forment cette « religion laïque », la « religion de l’Avenir » (avait dit Raspail et cent autres après lui). Quelles certitudes recèle la « foi en la science » ?

« Tout simplement le progrès intégral ou la loi d’évolution ascendante de l’être, de tous les êtres vers le mieux par la lutte, l’effort, le travail quotidien. » (Petit Français illustré n°6, p. VII.)

Tout simplement, trop simplement : cette illusion n’a plus guère d’avenir dans la doxa. En 1889, les Progrès-de-la-science servent surtout de preuve par analogie pour convaincre des progrès sociaux et culturels, moins « évidents ». Les rêves d’hier sont devenus réalité d’aujourd’hui. La science apporte à l’humanité la « solution » des problèmes qui l’intéressent. L’ « amour de la science », le « profond respect » avec lequel on « s’incline » devant elle, avec lequel on reconnaît ses « droits imprescriptibles », devient chez les esprits simples une foi qui – pour être la foi du charbonnier – est méritoire et bien placée. L’épopée de la science « républicaine » emplit les manuels scolaires.

Le récit des « luttes douloureuses » et des « efforts persévérants » des savants sereins et désintéressés édifie la jeunesse. L’épopée de la science moderne qui éclaire chacun aujourd’hui de son « flambeau », joue un rôle roboratif dans une doxa tentée par l’angoisse. Le stéréotype des progrès-de-la-science, accumulation énumérative formant argument, est l’un des seuls moments de convivialité dans le discours social :

« Le spectroscope et la photographie ont révélé la profondeur des deux ; le microscope a fait voir l’invisible ; les chemins de fer et les bateaux à vapeur ont permis au voyageur de parcourir en tous sens les deux hémisphères et de pénétrer dans des contrées encore inexplorées ; les engins que l’industrie met à la disposition de tous ont donné accès jusque dans les entrailles de la terre ; l’électricité est devenue un outil docile qui asservit la nature, triomphe du temps et de l’espace, éclaire les ténèbres et multiplie les forces jusqu’alors inutilisées. » (Dallet, Le Centenaire de 1789, 1889, p. VII)

Au reste la science peut rassurer, parce qu’on laisse entendre qu’elle a atteint son acmé. Les savoirs sont solidement établis, les « merveilles de la technique » se répandent ; il y aura encore des nouveautés qui étonneront car « la science marche et doit marcher sans cesse », mais au fond l’essentiel est déjà là. Aucune rupture ni mutation n’est subodorée. Le corpus de ce que l’on sait est « acquis » de façon irréversible.

« II existe actuellement dans la science un certain nombre de vérités acquises qui peuvent être considérées comme les bases sérieuses de l’hypnotisme moderne. » (Dr. Luys, L’Hypnotisme, 1889, p. VI).

La Science contre la Religion

La science, qui est lumière et progrès, s’oppose, pour les esprits laïcs positivistes, à la religion, ténèbres et ignorance dogmatique. Le discours du combat anticlérical repose sur cette opposition. Le progrès est affronté à la « réaction » dans la mesure où le catholicisme s’est identifié à la haine de la République : les positions sont claires et les laïcs savent que, dans l’évolution des idées, la science vaincra. « Ceci tuera cela », affirment les libres penseurs militants : « Encore vingt ans et la destruction sera complète » (Roret, Les mensonges des prêtres, 1889, p. 150). Les religions, « fléaux de l’humanité », vont être remplacées « par la philosophie édifiée sur les bases du rationalisme scientifique », affirme l’anarchiste Charles Malato (Philosophie de l’anarchie, 1889, p. 24). Entre science et religion, incompatibilité totale : « Quiconque croit aux miracles a horreur de la science ; de même que quiconque croit à la science méprise les miracles » (S. Lacroix, in Le Radical, 15 juin 1889, p. 1). Remparts de l’ignorance et de la réaction, les religions sont donc vouées à l’extinction. Elles « finiront par succomber au contact des communications développant l’esprit d’examen » (F. Borde, in La philosophie de l’avenir, 1889, p. 25). La science a « détrôné la foi », mais la foi dans la science est digne d’un esprit progressiste : « Là où vous avez mis la foi, mettez la science » et vous retrouvez une religion, « la religion laïque universelle », car il est admis que l’humanité ne peut se passer d’un profond sentiment religieux, « basé sur la science », ce qui change tout (La religion laïque et universelle, p. 423).

Progrès scientifique et Progrès républicain

« Le Progrès » est un axiome de la propagande républicaine. C’est en l’invoquant qu’elle attire à elle les classes dominées, avides de mieux être et de justice.

Contre la doxa lettrée, en proie aux angoisses de la décadence, il faut démontrer le progrès. On le prouve en étendant à tous les autres ordres l’évidence du progrès technique, celui qui perce les isthmes, creuse les tunnels, jette les ponts, fait pénétrer la civilisation avec les chemins de fer. Ces progrès améliorent la vie quotidienne ; Le Petit Parisien fait admirer le vélocipède, le téléphone, « la clarté éblouissante de la lumière électrique », tout ce qui fait percevoir directement un progrès domestiqué, à la portée des simples. Les discours officiels rappellent rituellement que la science ne se traduit pas seulement par des « progrès industriels », mais aussi « en une élévation du niveau moral et intellectuel de la nation » (La Lanterne, 7 août 1889, p. 1). L’argumentation républicaine consiste, dans cette logique, à montrer qu’il y a corrélation, interrelation causale entre le progrès démocratique, issu de 1789, le progrès social garanti par la République et les progrès scientifiques et techniques ; que le chemin de fer est à la diligence ce que le suffrage universel est à l’absolutisme. « Dévoué à la cause du progrès démocratique et social », le républicain salue dans les progrès des sciences et des arts ses meilleurs alliés.

« Comment un républicain ne serait-il pas ému par le spectacle qui s’offre en ce moment à nous, et qui évoque le souvenir de tous ces hommes illustres, savants, philosophes, historiens et poètes, dont les luttes pour l’affranchissement de la pensée ont lentement amené l’humanité à la conscience de ses droits, et qu’il est juste de saluer en ce jour comme les précurseurs lointains de la Révolution dont nous célébrons le centenaire. » (ibidem)

La République a apporté à l’humanité les droits de l’homme et la démocratie. Le progrès dans ce contexte, c’est la « moindre inégalité », sinon l’égalité entre les citoyences. « Aujourd’hui, l’homme ne naît plus à la place qu’il occupera dans la vie », voilà le progrès, d’après un manuel scolaire laïc (Crozals, Cours d’histoire, 1889, p. 392). Le Petit Parisien offre quotidiennement une homélie démocratique : il contraste par exemple le « tableau des progrès réalisés en faveur de l’enfance abandonnée » par la République et « le Tour » de l’Ancien régime (Le Petit Parisien, 27 septembre 1889, p. 1). Les progrès des sciences ont la même origine et la même cause : l’ « essor scientifique général est dû à la Révolution faite par la nation française » (Le Petit Parisien, 7 mai 1889, p. 1). Tout part alors de 1789 : l’élimination des privilèges, le déclin des superstitions, l’émancipation industrielle. Le « glorieux centenaire » s’identifie au « Centenaire de la science » (Titre d’un livre de G. Dallet). Le progrès scientifique découle de la Révolution ; elle l’a rendu possible, il l’accompagne et en demeure garant. Siècle de la vapeur, siècle de la démocratie : pour les républicains, le rapprochement va de soi avec, couronnant le tout, la « prospérité croissante ». L’école primaire laïque est la figure de ce progrès simultané du savoir et de l’égalité. La République, dit Jules Simon, a à son actif « un progrès incontestable » : « Nous avons répandu l’instruction à flots » (J. Simon, Conférence sur l’éducation, 1889, p. 4). Les républicains de gouvernement ajoutent cependant ici un distinguo et un avertissement.

L’année 1789 est une date glorieuse, certes, mais le progrès est évolution, mouvement lent et continu : une révolution sociale en serait la négation, l’arrêt de mort ; ce serait le chaos. « Le progrès n’est que le développement de l’ordre », rappelle le républicain J. Reinach, citant Auguste Comte (J. Reinach, Petites Catilinaires, III, p. 76). Pour les sociétés, l’immobilisme, c’est la mort, on l’admet, mais la Révolution (hors de 1789), c’est de désordre et la régression. Il subsiste des « imperfections » que la République s’affaire à éliminer, mais ceux qui rêvent de troubler l’évolution bienheureuse et le régime républicain à quoi elle s’identifie sont des égarés ou des criminels. Hors de la République et du parti républicain, pas de progrès : c’est l’obscurantisme de la réaction ou le chaos socialiste. La République a accouché de tous les progrès, du suffrage universel à la lampe électrique. Cette idéologie, simple et claire, conserve de la force persuasive auprès des masses. La logique lettrée hégémonique ne peut y voir que de simplistes sophismes. C’est ce qui nous fait distinguer l’idéologie de la classe régnante d’une quelconque « idéologie dominante ». Dispositif d’adhésion à l’État républicain, l’idéologie du Progrès global est de toutes parts rejetée comme naïve, fallacieuse et insoutenable.

Progrès spirituels

Les philosophes, les moralistes, eux aussi pénétrés par un certain « idéal de progrès », ne consentent pas à n’y mettre que les sommaires bienfaits des chemins de fer et des réformes républicaines. Ce discours prosaïque n’est que la version populaire d’un Idéal ésotérique : l’humanité marche sur la voie du « progrès moral » et la civilisation est « spiritualisation progressive » ; le sujet humain dépouille ses instincts et ses appétits pour gagner un supplément d’âme.

Le Dr. Tillier montre par exemple, dans L’instinct sexuel, que celui-ci n’est plus « dans notre état avancé de civilisation » ce qu’il est chez les primitifs, bêtes humaines abandonnées à leurs atavismes : « La sensation psychique semble l’emporter sur le désir physique » (L’instinct sexuel, 1889 p. 32). Les philosophes parlent du progrès en termes kantiens : l’effort individuel produit le progrès moral, lequel récapitule une phylogenèse civilisatrice : le progrès, englobant les sciences et les mœurs, est cette « marche ascensionnelle de l’humanité vers le bien et vers l’équité rationnelle » (F. Bernardot, Le familistère de Guise, 1889, p. 7). M. Arréat développe une critique littéraire comtienne et évolutionniste :

« Au premier regard jeté sur l’ensemble des œuvres littéraires, le progrès moral apparaît avec évidence […] Ce progrès a consisté dans l’éducation des passions. » (L. Arréat, La morale dans le drame, 1889, p. 1-2.)

Les « progrès de l’âme » se substituent à l’âge positif aux chimères dogmatiques de l’immortalité individuelle. P. -A. Janet établit sa morale sur la foi dans le progrès éthique :

« C’est le progrès de la raison humaine qui nous apprend chaque jour à mieux connaître la différence du bien et du mal. » (P. -A. Janet, Eléments de morale pratique, 1889, p. 13)

G. De Greef ou Combes de Lestrades, sociologues en vue, donnent pour mandat à leur science d’établir et de favoriser les « progrès de la civilisation » (G. De Greef, Introduction à la sociologie, II, p. 2 et Combes de Lestrade, op. cit., p. 273). En d’occasionnels élans de confiance, des publicistes esquissent les ultimes progrès à venir : perfection des mœurs, unité des peuples, paix universelle, « spiritualisation croissante ».

Ainsi, le paradigme du progrès – malléable et corvéable à merci – conserve-t-il des fonctions locales multiples : argument central de la classe régnante républicaine, il forme aussi l’idéologie ad hoc du champ scientifique : il est indispensable aux moralistes de tous bords en quête d’une Croyance digne de la civilisation moderne et il subsiste dans la doxa courante soutenu par l’évidence des développements scientifiques et industriels du siècle écoulé. Le discours social n’est pas un dispositif homogène ni conséquent avec lui-même ; l’hégémonie procure seulement un arbitrage entre des fonctions discursives diverses. L’idée de progrès est corrodée de toutes parts par des objections, des angoisses, l’image des menaces qui obèrent l’avenir.

Le Progrès dans la lutte

La mise en cause de l’ « utopie sociale » du Progrès (selon l’expression de Michel Maffesoli) compris comme « matrice » historiosophique intégrant science, technique, production, raison, bonheur collectif et égalité sociale vient d’abord de l’idéologie social-darwiniste, celle de la « Lutte pour la vie ». Contre la propagande civique du progrès égalitaire, on pose un progrès des races, des peuples, des sociétés, dont le moteur est la Lutte, la sélection, les hiérarchies, l’élimination des moins aptes, dont la « morale » est de favoriser les vertus évolutionnistes de la « concurrence vitale » et des inégalités naturelles. La science darwinienne développe un paradigme qui parle encore de progrès mais en termes opposés au rationalisme démocratique. L’égalité, c’est la stagnation et un attentat contre la Race. Dans l’évolution moderne, pour qu’il y ait progrès, les distances doivent s’accroître et la survie du plus apte s’exacerber dans la concurrence. C’est l’axiome de l’économie libérale, consternée par les démagogies de ce qu’on nomme déjà l’ « État-providence ».

« L’avenir qu’on prépare au genre humain, avec ce goût et cette recherche de l’uniformité à outrance, nous paraît en contradiction avec les conditions essentielles du progrès de l’espèce humaine. » (P. Leroy-Beaulieu, in Economiste français, 4 mai 1889, p. 547)

Les anthropologues darwiniens adoptent ce paradigme où Progrès est synonyme de Concurrence, où la force prime le droit (selon le mot de Bismarck) ; la Lutte inexorable aide l’hérédité en créant des supériorités durables (J.-M. Guyau, Education et hérédité, 1889, p. IX). L’expansion coloniale est une figure du Progrès : elle apporte la Civilisation tout en assurant l’expansion de la Patrie. Mais elle rencontre des races « incivilisables », des Orientaux, des Asiatiques arrêtés dans une « torpeur millénaire ». Le Progrès se limite alors à « l’Occident où bouillonnent tous les problèmes du monde moderne », que l’on contraste avec « l’Orient figé dans son immobilité quarante fois séculaire » (La Réforme sociale, II, p. 3). Dans cette « survie du plus apte » géopolitique, les races primitives sont vouées à l’extinction et il serait antiscientifique de s’en affliger :

« On peut plaindre l’Indien ; mais il succombe à l’irrésistible loi du Progrès : la civilisation. » (Le Petit Parisien, 23 avril 1889, p. 1)

Le Progrès sert dans ce discours social-darwiniste d’argument pour confirmer l’infériorité naturelle des primitifs, des classes inférieures et des femmes :

« La femme est un bien faible élément de civilisation ; elle n’est qu’une nécessité secondaire du progrès intellectuel. Elle a des facultés d’assimilation […] mais elle ne créera rien. » (Bernier, in Chronique moderne, 1889, p. 492)

Progrès matériel et Progrès moral

L’autre voie de mise en cause du Progrès aboutit à disjoindre progrès matériel (concédé) et progrès moral (nié). Le développement scientifique a apporté bien des changements : tout est plus grand, plus fort, plus puissant, plus rapide ! Seuls les naïfs en concluent que tout est mieux :

« Nous vivons en un temps où tout apparaît formidable : la guerre, les œuvres de paix, les manifestations éblouissantes de la vie, les voies de fait ténébreuses de la mort. Rien ne semble devoir garder présentement les proportions ordinaires. Quand nous nous mêlons d’élever une tour, elle doit mesurer trois cents mètres ; nos architectes se font entre eux comme une gageure d’altitude. » (Lepelletier, in Le Radical, 11 juillet 1889, p. 1)

La doxa épilogue volontiers sur ce thème sceptique. On assiste à un développement formidable, mais il est aveugle et plus menaçant que bienfaisant. Autre topos du discours-concierge : tous ces progrès ne « changent pas le fond ». « L’égalité politique, le télégraphe électrique et les chemins de fer ont renouvelé la face du monde. On nous le dit, il faut le croire » (Claveau, Pile ou face, p. 354). Mais les humains ont-ils changé ? La sociologie de Le Play le nie fermement :

« Au fond, l’humanité a toujours été la même moralement et dans un certain sens la question sociale s’est toujours posée de la même manière. » (La Réforme sociale, II, p. 643)

Ce lieu commun forme la trame idéologique de La bête humaine, roman que Zola avait voulu titrer : Sous le progrès ou encore Retour atavique. La théorie de l’atavisme se trouve vulgarisée en un argument sceptique face au modèle du progrès linéaire. Le chroniqueur de La Lanterne ne dit pas autre chose que Zola :

« Nous ne sommes pas toujours affranchis des survivances du passé ; il y a des bonds en arrière, ce que les physiologistes appellent des phénomènes d’atavisme. » (La Lanterne, 2 janvier 1889, p. 1)

Ces réserves aboutissent à la disjonction dont je faisais état plus haut ; de Le Play à Taine et à Bourget, un même pessimisme est théorisé : il y a aujourd’hui divorce entre progrès matériel et progrès moral. Ils évoluent en raison inverse l’un de l’autre. Or, le progrès moral seul compte : « ôtez l’élément moral, la plus brillante civilisation retourne à la barbarie », pose le kantien F. Bouillier (Questions de morale pratique, IX).

La « science bienfaisante » ? Jolie blague ! La science a « dépoétisé » l’existence (ce néologisme a été créé pour dire cela). Le progrès matériel n’a cessé de tuer certains « charmes », disent les nostalgiques : charme de la correspondance (le téléphone !), charme de l’apparat des anciennes cours, charmes de la France rurale, de la diligence, charme des jeunes filles (« masculinisées » par l’instruction publique). La Science a tué cette Religion que les anticléricaux voudraient réduire au dogmatique, au fanatisme, mais les âmes poétiques savent qu’elle n’était pas que cela. A. Houssaye tance Edison : « II a tué le mysticisme, la foi des humbles » (Grande Revue, IV, p. 440), rien de moins ! Les publicistes graves doutent qu’on puisse faire subsister la plupart des sociétés sans « bases religieuses ».

On en revient aux « valeurs spirituelles » pour déplorer hautement le divorce accompli par la science matérialiste. « Le plus grand mal de notre temps est que la science et la religion y apparaissent comme deux forces ennemies et irréductibles », écrit Schuré dans son Introduction aux Grands Initiés. Pour l’artiste, le savant demeure un Tribulat Bonhomet, un « étrangleur de cygnes ». La science et la démocratie ne font pas le bonheur, et c’est Zola, peu suspect d’obscurantisme, qui l’avoue :

« C’est l’antique querelle de l’ignorance et de la science. Il y a une virilité, un élargissement à savoir toujours davantage ; notre théorie moderne du citoyen connaissant ses droits, se gouvernant lui-même, est certes d’une haute dignité humaine. Mais, au point de vue du bonheur, le résultat me paraît au moins douteux. » (Préface à С Chincholle, Les mémoires de Paris, 1889)

Dans la grande série des discours sur les déstabilisations, les démoralisations, les progrès de la science sont sur la sellette. Le délicat Jules Lemaître regimbe devant les machines distributrices de sandwiches : « Ils commencent à m’épouvanter les progrès de cette civilisation industrielle dont nous goûtons les bienfaits ingénieux » (J. Lemaître, Les contemporains, vol. 5, 1889). Ces mouvements d’humeur peuvent paraître dérisoires, mais ils se cumulent en une formule conclusive, inventée par Brunetière, reprise par Bourget, développée par le jeune Bergson qui en fera son motif de carrière : « Banqueroute de la Science », faillite de la Nouvelle Idole… Adrien Sixte, le personnage-clé du Disciple de Bourget, incarne cette science caricaturalement déterministe, méthodiquement amorale. Brunetière applaudit et renouvelle le vieux paralogisme qui veut qu’une idée désolante soit nécessairement fausse :

« Toutes les fois qu’une doctrine aboutira par voie de conséquence logique à mettre en question les principes sur lesquels la société repose, elle sera fausse, n’en faites pas de doute ; et l’erreur en aura pour mesure de son énormité la gravité du mal même qu’elle sera capable de causer à la société. » (Brunetière, in Revue des Deux Mondes n°94, p. 222)

L’idéologie de la Faillite des sciences fonctionne sur deux arguments convergents :

— un reproche intrinsèque : le positivisme nie la liberté subjective, la volonté individuelle, le sens moral et les valeurs traditionnelles,

— un argument par les conséquences : la science « empoisonne les âmes » (c’est la révélation que reçoit Adrien Sixte dans Le disciple), elle divise les esprits, elle augmente les souffrances.

A partir d’ici, la meute est lâchée ; ce Progrès qu’on dit au service du mieux, qu’a-t-il au fond produit ? Des paysans déracinés, des jeunes filles détraquées, des déclassés aigus, des ouvriers grévistes, des struggle for lifeurs cyniques, des esprits forts, des parlementaires corrompus… Le Progrès a dissout la famille, la croyance, la pudeur, le respect. Oh ! il y a bien des choses qu’on voit en progrès dans la société : la prostitution, la criminalité, l’adultère, l’alcoolisme, la syphilis, les névropathes, les déficits budgétaires, la pornographie, la propagande socialiste, les chimères féministes… « Jolis progrès que tout cela ! », commente-t-on sarcastiquement. La pollution atmosphérique à Paris est devenue insupportable : « C’est même ce qu’on appelle la Civilisation : elle est jolie ! » (La Cocarde, 8 octobre 1889, p. 3). Les ouvriers revendiquent et s’agitent : « Les progrès du matérialisme ont des effets bien déplorables » (C. Bertheau, L’ouvrier, 1889, p. 37). Les criminologues montrent le plus clairement les effets pervers de l’évolution moderne :

« Les progrès de la civilisation donnent à la criminalité une double impulsion et une double allure : tandis qu’ils diminuent le crime-accident, ils multiplient le crime-profession. » (Garraud, Problème moderne de la pénalité, 1889, p. 22)

Le Progrès n’est pas nié, mais il est devenu un Char de Jaggernaut qui passe, écrase et broie tout. C’est encore l’image-clé de la bête humaine (E. Zola, La bête humaine, éd. 1890, p. 326).

La science, qui n’explique pas tout, montre en tout cas à l’évidence le contraire du progrès, la décadence, la fin des races, les menaces qui pèsent sur la civilisation. Le progrès, oh paradoxe !, c’est de savoir maintenant que tout dégénère, que tout régresse. La science progresse mais les savoirs qu’elle apporte démontrent la dégénérescence de la race, la « fêlure » du moi, la dislocation des ordres naturels ; elle diagnostique les « maladies » de l’organisme social. Ainsi peut-on conserver une axiomatique du progrès embrayant sur une vision crépusculaire de la déterritorialisation. Le XIXe siècle, affirme Victor Joze :

« a apporté un progrès énorme dans les sciences positives, a retrouvé la vapeur et l’électricité, est en même temps, et par excellence, le siècle de la décadence morale et physique de la société. » (V. Joze, Petites démascarades, 1889, p. 53)

Michel Maffesoli, après Georges Sorel et bien d’autres, veulent que le paradigme du Progrès ait dominé l’ère bourgeoise en un catéchisme laïc qui aurait « totalement occulté » les dysfonctions, les souffrances inhérentes à la modernisation (Maffesoli, “Réflexions sur une forme de l’utopie sociale : le mythe du progrès”, Contrepoint n°24, 1977, p. 133-141). Son analyse ne vaut pas pour la fin du siècle : le discours social est étreint par l’angoisse. L’ordre établi ne subsiste qu’en répétant : « Je n’ai pas voulu cela » et en cherchant dans l’affolement, des moyens de restabiliser. L’image du sujet transdiscursif est celle de l’apprenti-sorcier.

« La décomposition morale s’étend en effet d’année en année, tandis que tout progresse dans la vie matérielle » (La Paix sociale, 19 janvier 1889, p. 2. On trouve encore dans L’Indépendant de Marseille, 15 décembre 1889, p. 2 (radical) : « Tous les progrès sont à la science, aux inventions, tandis que l’amélioration morale s’amoindrit et finira bientôt par devenir nulle et inverse. »)

De progrès en progrès, on roule vers la catastrophe, crie-t-on de toutes parts. L’anthropologue racial Vacher de Lapouge, grand producteur de théories crépusculaires, conclut à l’inanité du rêve progressiste :

« Cette chimère de notre temps se sera évanouie demain. La foi dans le progrès est un rêve édénique. » (Vacher de Lapouge, Les sélections sociales, “Cours enseigné en 1889”, éd. 1899, p. 445)

Marc Angenot
Université Mc Gill (Canada)

 

Article publié dans la revue Mots n°19, “Batailles de mots autour de 1900”, juin 1989.

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