Michel Callon, L’innovation technologique et ses mythes, 1994

« Innovez, innovez, c’est la loi et les prophètes ! » : ainsi pourrait être paraphrasée la célèbre apostrophe lancée par Marx aux entrepreneurs anglais du XIXe siècle. Une idée fixe chasse l’autre : la passion de l’innovation remplace l’obsession de l’accumulation. Mais le jeu des indignations et des exaltations, lui, n’a pas changé.

 

L’innovation technologique – tout comme en son temps l’accumulation capitaliste – est prise dans une tourmente de discours qui oscillent entre l’enthousiasme et la dénonciation. Là on célèbre ses vertus pour y voir un des ressorts de la puissance économique et du bien être social. Ailleurs on la rend responsable de l’augmentation du chômage (en substituant la machine à l’homme ne supprime-t-elle pas des emplois ?) et on l’accuse de contribuer à la fabrication d’un monde artificiel, déshumanisé, encombré d’objets à l’utilité douteuse.

Si le débat souvent manichéen dans lequel nous sommes plongés, possède une telle force et une telle permanence, c’est qu’il se nourrit de toute une mythologie (mythe : image simplifiée et souvent illusoire que des groupes humains élaborent ou acceptent au sujet d’un individu ou d’un fait et qui joue un rôle déterminant dans leur comportement ou leur appréciation). Celle-ci contribue à faire de l’innovation technologique un phénomène imprévisible qui échappe à la volonté collective et sur lequel nous n’aurions que peu de prise. Parcourir à grand pas cette mythologie – qui compose ce que l’on pourrait appeler le modèle classique de l’innovation –, en démonter les mécanismes et dans le même mouvement, s’appuyer sur les travaux existants pour s’en libérer, tel est l’objectif de ce court essai qui par souci de simplicité se concentre sur trois mythes centraux : le mythe des origines, celui de la séparation du social et du technique et enfin celui de l’improvisation romantique (pour une présentation systématique du modèle classique de l’innovation voir : [Akrich, 1993] et [Mustar, 1993]).

Le mythe des origines

On se plaît à imaginer que, comme toute histoire dramatique, l’innovation a un début et une fin, un point de départ et un point d’arrivée. Cette obsession des origines s’est exprimée dans de nombreux discours parmi lesquels deux méritent d’être distingués. Le premier met en scène la figure héroïque de l’inventeur génial tandis que le second alimente ce qu’il est commode d’appeler les recherches en paternité.

Cherchez le génie !

La manière la plus simple de donner corps au mythe des origines est de célébrer le rôle de l’inventeur génial capable de proposer de nouvelles combinaisons, d’aller à contre-courant, de faire preuve de l’obstination nécessaire au succès de ses idées. Les conceptions nouvelles naissent quelque part et ce quelque part ne peut être que le cerveau d’un être humain particulier. Edison se bat contre les grandes compagnies américaines de production et de distribution de gaz ; Eastman à force de persévérance, d’imagination, de sens du compromis, parvient à créer un marché nouveau, celui des photographes amateurs ; Steve Jobs, à l’écart de sa hiérarchie officielle d’Apple, concocte dans le plus grand isolement un micro-ordinateur révolutionnaire : le Macintosh ; Moreno en marge des grandes organisations parvient à imposer au terme d’un long parcours la carte à puce à laquelle personne ne croyait.

La saga de l’innovation met ainsi en scène des individus généralement marginaux, en butte à l’incompréhension de leurs proches, capables de voir autrement les problèmes et dotés d’une énergie hors du commun. Ces inventeurs peuvent être des techniciens professionnels, des bricoleurs amateurs, des ingénieurs, des chercheurs, voire de simples usagers qui ne trouvent pas sur le marché le produit dont ils ont besoin : ils ont tous en commun d’être à l’origine du processus, de fournir l’énergie initiale. La réalité est évidemment différente. Chaque étude consacrée à un inventeur génial tombe non seulement sur des collectifs qui sont les acteurs de l’innovation mais également sur de nombreuses trajectoires qui s’entrecroisent pour donner consistance en certains moments et en certains endroits à un projet qui prend corps et parvient à durer [Bijker et al. 1987].

Edison, Steve Jobs : voilà autant de noms donnés à des collectifs comportant un grand nombre d’acteurs rassemblés en un même lieu et interagissant constamment pour mettre en forme l’innovation. Edison n’invente pas plus la lampe à incandescence ou les centrales électriques que le PDG de Renault n’invente la Twingo ; Steve Jobs ne conçoit pas plus le Macintosh que Bernard Tapie ne gagne la coupe d’Europe de football. Edison, Steve Jobs, Bernard Tapie, le PDG de Renault cachent et désignent des collectifs actifs et créateurs dans lesquels on trouve bien entendu des acteurs humains mais également des instruments, des machines, des bibliothèques, des financiers et des conférences de presse. Certains sociologues de l’innovation parlent de collectifs hybrides pour désigner ces groupements, qu’il est parfois commode – mais seulement commode – de désigner par le nom de leur directeur, de leur président ou tout simplement de celui qui parvient à faire admettre qu’il est à l’origine des projets qui sont développés.

Ces collectifs, qu’on pourrait qualifier de restreints puisqu’ils sont contenus dans des frontières clairement délimitées (Menlo Park, un garage, une firme), sont eux-mêmes plongés dans une histoire et des réseaux qui les dépassent de toutes parts. Steve Jobs capitalise le travail fait chez Xerox par d’autres ingénieurs. Edison mobilise les connaissances produites par des cohortes de physiciens, de mathématiciens et d’électrotechniciens. Les ingénieurs et les chercheurs qui conçoivent le Minitel [Marchand, 1988], mettent au point le système de guidage inertiel des missiles nucléaires [MacKenzie, 1990], développent un nouveau bombardier tactique [Lawand Callon, 1988], tentent d’utiliser les anticorps mono- clonaux pour des kits de diagnostic [Cambrosio and Keating, 1992], combinent des savoirs, des techniques et des codes qui ont eux-mêmes été élaborés par des collectifs dont le travail se trouve rassemblé et capitalisé en un même lieu et en un même moment.

Cette incertitude entourant les origines se trouve redoublée lorsque la recherche scientifique entre dans le processus d’innovation. Que signifie par exemple l’expression : « Watson et Crick ont découvert que la structure de l’ADN est une double hélice » ? Ce résultat est à l’évidence le fruit d’un travail collectif dans lequel sont intervenus une dizaine d’autres chercheurs répartis dans différents laboratoires. L’un deux a l’idée d’une hélice mais l’imagine à trois brins tandis qu’une autre réalise les clichés aux rayons X qui permettent de départager les différentes hypothèses [Watson, 1968]. Comment identifier dans cette série de contributions celle qui a été décisive ? Est-il même pertinent de formuler la question en ces termes ? Et si l’on prend une découverte comme celle des bosons W et Z, le caractère arbitraire de l’attribution est encore plus évident. Si l’on était mû par un quelconque sentiment de justice, il faudrait dans ce cas couronner la multitude des physiciens et des techniciens qui ont conçu l’accélérateur, imaginé et monté les expériences, mais également les théoriciens qui ont interprété les résultats ainsi que l’accélérateur lui-même sans lequel les bosons n’auraient jamais été identifiés. Problématique, voire impossible, pour la science et la technique considérées isolément, la détermination des origines est tout simplement impensable lorsque les deux se mettent à interagir. Avec les coopérations de plus en plus nombreuses entre laboratoires de recherche publics et entreprises industrielles, ainsi qu’entre firmes elles-mêmes, la délimitation des contributions de chaque intervenant devient un casse-tête chinois. Mieux vaut admettre que l’innovation est produite par des collectifs qui capitalisent le travail d’une myriade d’autres collectifs. En s’efforçant d’imposer des points d’arrêt dans ce flux continu, dans ce labeur toujours recommencé et auquel participe une foule bariolée de personnes, de machines et de textes, l’observateur se condamne à ne rien comprendre : les sources de l’innovation sont aussi multiples et indéterminées que celles du Nil !

Il faut un père !

Il reste pourtant que la responsabilité d’une invention ou d’une découverte est généralement attribuée à certains individus ou collectifs et que les protagonistes investissent beaucoup de passion et de ressources dans cette recherche en paternité qui prend souvent la forme d’une véritable enquête policière et donne lieu à de douloureuses et coûteuses controverses. Il serait peu satisfaisant de considérer que la seule raison de cette débauche d’énergie est la satisfaction de l’ego ou de la volonté de puissance de quelques acteurs (scientifiques, entreprises) prêts à tout pour capitaliser sur leur nom les bénéfices liés à l’innovation.

La recherche des origines et les mécanismes d’attribution sur lesquels elle débouche ne constitue qu’une composante d’un processus plus complexe d’organisation des relations sociales. Les attributions seraient impossibles sans l’existence de règles – dispositifs légaux, normes ou conventions tacites – qui simultanément définissent dans le flux continu des événements ceux qui sont considérés comme fondateurs (découvertes, inventions), délimitent l’identité et la population des acteurs qui peuvent se voir attribuer ces découvertes et précisent les conditions d’imputation de ces dernières.

De telles règles existent aussi bien dans le domaine de la science fondamentale que dans la sphère industrielle. Dans le cas de la recherche scientifique, on considère généralement que c’est à des chercheurs en chair et en os que doit être attribuée la paternité d’une découverte et que celle-ci s’incarne dans des publications particulières ou dans la mise au point de dispositifs expérimentaux parfaitement identifiables. Pour mettre en lumière l’existence de ces conventions il suffit de formuler les quelques questions suivantes. Qui serait prêt à accepter qu’une découverte soit imputée à des équipes, à des laboratoires ou à des instituts ? Admettra-t-on par exemple que c’est le CERN et non Carlo Rubbia qui a découvert les bosons W et Z ? Qui par ailleurs tolérerait que l’on inclue dans la caractérisation de la découverte l’ensemble des événements antérieurs à la publication de l’article qui divulgue l’énoncé considéré comme nouveau et original ? Pourquoi, par exemple, couronner Watson et non pas tous ceux qui avant lui ont préparé le terrain ? Et enfin imaginerait-on de remettre en cause la sacro-sainte règle de la priorité (le vainqueur rafle la mise), en considérant que la reconnaissance ou les bénéfices doivent être partagés entre le premier arrivé et les suivants immédiats ? Le caractère conventionnel de ces règles, dont l’application provoque une débauche d’énergie et de passions, est encore plus évident lorsqu’on les compare aux solutions retenues pour l’invention technique. Les détenteurs des brevets sont souvent des firmes ou des organismes et non point tel ou tel ingénieur ou chercheur qui a contribué à l’invention : on ne donne pas (encore) le prix Nobel à un laboratoire ou à une équipe alors qu’on accorde un brevet à IBM ou à Rhône-Poulenc, Par ailleurs, aux yeux de certaines législations nationales, des différences mêmes mineures peuvent contribuer à assurer l’originalité d’une invention technique et à éviter qu’un seul vainqueur n’empoche l’ensemble des bénéfices.

Pour comprendre le rôle de ces conventions, il faut accepter de considérer qu’elles font beaucoup plus que définir les conditions de l’attribution. Elles définissent de manière souvent très rigide l’identité des acteurs engagés dans le processus de l’innovation ou de la découverte en même temps que les rétributions qu’ils peuvent en retirer. L’évolution de la législation en matière de brevets ainsi que la diversité des dispositions nationales auxquelles elle donne lieu sont, de ce point de vue, très éclairantes. Le brevet (à côté d’autres mécanismes comme le copyright ou le secret commercial) a une double fonction : il protège le détenteur qui bénéficie pour une période de temps donnée d’un monopole d’exploitation ; il divulgue l’information et du même coup fournit des indications précieuses aux autres acteurs (inventaire des voies de recherche, appréciation des potentialités de certaines techniques…).

Les différentes réglementations existantes établissent un compromis entre ces deux fonctions. Certaines assurent une protection maximale et réduisent les effets de divulgation de l’information (en imposant par exemple la publication du contenu des brevets au moment où ils sont accordés et non lorsqu’ils sont encore sous ia forme de demandes). D’autres au contraire ne garantissent qu’une protection très faible tout en accélérant la divulgation de l’information. Le droit américain correspond à la première configuration et le droit japonais à la seconde. Il est aisé de comprendre que chacun de ces dispositifs tend à favoriser certaines dynamiques d’innovation. Dans le premier cas sont encouragées les innovations de rupture liées à une concentration de moyens de recherche dans des firmes puissantes et travaillant dans un relatif isolement ; dans le second cas sont favorisées les innovations progressives liées à un effort collectif, dans lequel chaque acteur s’appuie sur le travail des autres et le prolonge [Foray, 1993] [Joly, 1993].

Ces remarques, qui s’appliquent à l’industrie, valent également – mutatis mutandis – pour la science. Des travaux, utilisant la théorie des jeux répétés, ont suggéré qu’un système d’attribution-incitation, centré sur les individus (les grands scientifiques) et accordant toutes les gratifications au premier arrivé, encourage une forme d’organisation et de compétition de la recherche qui valorise les petites équipes fortement hiérarchisées et les projets de recherche se focalisant sur des problèmes à la fois semblables et difficiles à résoudre. A l’inverse, si l’attribution-incitation privilégie les équipes et les organismes, et relâche la contrainte de priorité et de divulgation, des mécanismes de coopération peuvent se mettre en place qui développent les complémentarités et favorisent des projets que ies acteurs eux-mêmes considèrent comme réalistes [David, 1992] [Dasgupta and David, 1990].

La mise en œuvre de ces règles, dont le degré d’explicitation est variable, passe par un travail d’interprétation souvent considérable de la part des acteurs, interprétation qui, à travers débats et conflits, conduit parfois à leur reformulation. De ce point de vue, l’évolution de la physique des hautes énergies avec la mise en place d’incitations qui privilégient le travail collectif par rapport aux performances individuelles, est exemplaire [Knorr-Cetina, 1993]. Par ailleurs ces règles, même si elles présentent fréquemment un fort degré de généralité, donnent lieu à des spécifications locales. Elles peuvent différer, dans le cas de la science, suivant les spécialités ou les disciplines et dans le cas des brevets, suivant les cadres nationaux ou suivant les secteurs industriels (comme dans le cas de la protection des plantes qui bénéficie d’un régime spécial, celui des certificats d’obtentions végétales [Joly and Ducos, 993]). Elles jouent un rôle essentiel dans la dynamique de l’innovation puisqu’elles contribuent à délimiter l’univers des acteurs et à définir les ressorts de l’action. Leur importance pratique contraste avec le peu d’attention qui leur a été accordée jusqu’ici sur le plan théorique. Leur prise en compte conduit à dépasser la notion d’attribution. Celle-ci est utile pour signaler que les imputations sont potentiellement multiples. Mais elle a l’inconvénient de laisser croire qu’antérieurement à cette attribution, dont on admet volontiers qu’elle peut être remise en cause et modifiée, préexistent des acteurs bien identifiés qui travaillent, imaginent, combinent, inventent. Alors que l’idée même qu’il existe un père et qu’il faille le retrouver est la conséquence de l’existence de ces règles et non leur origine !

Le mythe de la séparation du social et du technique

En accréditant l’hypothèse qu’existe un point de départ de l’innovation, le mythe des origines débouche sur un second mythe, celui de la séparation du technique et du social. II y a deux manières d’affirmer cette séparation : d’abord en opposant la phase de conception à celle de diffusion, ensuite en distinguant entre le contenu de l’innovation et le contexte au sein duquel elle prend forme et se répand.

Linéaire ou tourbillonnaire ?

Que l’impulsion initiale fût placée dans la technique (technological push) ou dans le marché (market pull), on a pendant longtemps considéré que l’innovation consistait en l’enchaînement d’une série de phases relativement indépendantes les unes des autres. L’invention, qui conduit de l’idée originelle à la réalisation de prototypes en passant par les plans et les maquettes, demeure confinée dans l’univers technique. Lorsque tous les tests sont positifs, alors l’invention quitte le monde des ingénieurs et des techniciens, pour entrer dans l’univers social. L’invention se transmue en innovation à partir du moment où un client, ou plus généralement un utilisateur, s’en saisit : l’innovation désigne ce passage réussi qui conduit un nouveau produit ou un nouveau service à rencontrer la demande pour laquelle il a été conçu. Mais cette victoire, même si elle est essentielle, ne signifie pas que la guerre est finie. Il reste à élargir le marché, à convaincre d’autres utilisateurs, en un mot à entrer dans la phase de diffusion proprement dite. Dans cette présentation, le nouveau produit ou le nouveau procédé, une fois sorti de l’entreprise ou du laboratoire qui l’ont mis au point, part à la conquête du marché sous sa forme achevée. Les problèmes techniques ayant été réglés, il lui reste à démontrer sa viabilité économique.

Une telle adaptation miraculeuse peut évidemment se produire. Dans certains cas les concepteurs ont une si bonne connaissance d’une clientèle dont la demande et les attentes sont si prévisibles ou si bien exprimées que le modèle séquentiel convient parfaitement pour décrire la dynamique de l’innovation : à l’invention succède la première commercialisation qui s’amplifie dans la diffusion. Mais cette configuration ne constitue qu’une éventualité parmi d’autres. Les sociologues de l’innovation et les économistes du changement technique ont mis en évidence que le processus d’adoption était un processus d’adaptation continue [Akrich et al. 1988] [Dosi et al. 1988] [Latour, 1989]). Les exemples sont nombreux. Un des plus spectaculaires est sans doute celui des techniques ultra-sons dans le milieu médical [Blume, 1991]. Au début des années 1940, deux programmes de recherche aux objectifs différents sont en compétition. Le premier soutenu par un radiologue nommé Howry, le second par un chirurgien du nom de Wild.

Howry conçoit dès le début les ultra-sons comme un complément possible des rayons X. Il part des faibles performances de ces derniers lorsqu’il s’agit de réaliser l’image des tissus mous (foie, pancréas, poitrine des femmes). Wild quant à lui cherche à identifier les tissus cancéreux. Ce n’est pas le réalisme des images qui l’intéresse, mais la possibilité de les différencier de manière à distinguer les tissus. En 1953. Howry et Wild ont obtenu des images par ultra-sons qu’ils estiment de bonne qualité. Mais les critères qu’ils utilisent ne sont pas les mêmes car leurs objectifs sont différents. Une bonne image pour Howry sera considérée comme de qualité médiocre par Wild, et réciproquement. Le premier se pose la question : de quelle sorte d’objet puis-je donner une image qui vienne améliorer celle fournie par les rayons X ? Le second s’efforce de restituer les différences de réflexion de manière à distinguer les uns des autres des corps et des tissus. L’un privilégie la qualité et la lisibilité des images. L’autre s’efforce d’établir la sûreté du diagnostic : les différences de luminosité correspondent-elles bien à la présence de tissus cancéreux ? Ce qui sépare nos deux innovateurs ce ne sont pas seulement les critères d’appréciation des performances, c’est également les choix techniques qu’ils réalisent. C’est ainsi qu’une controverse les oppose sur le meilleur niveau d’intensité sonore. Wild soutient qu’il doit être supérieur à 60 dB pour obtenir des contrastes suffisants, tandis qu’Ho- wry pense que ceci n’a vraiment aucune importance.

La force de Wild va lui être donnée par les alliances successives qu’il parvient à passer avec différentes spécialités médicales. A chacune d’entre elles il offre une collaboration adaptée aux problèmes qu’elle se pose. Pour y parvenir il n’hésite pas à proposer les adaptations de la technique des ultra-sons. Le cas de l’obstétrique fournit une très bonne illustration de ce que les sociologues ont appelé la dynamique de l’intéressement.

Au moment où Wild commence à prospecter, un des objectifs prioritaires de la profession des obstétriciens est l’étude du développement de l’embryon. Les rayons X qui constituent une technique d’investigation possible sont alors considérés comme peu sûrs, car leurs effets sur l’embryon sont mal connus. Par ailleurs les obstétriciens voient d’un mauvais œil une autre profession, celle des radiologues, s’emparer à leurs dépens du monopole de l’observation. L’échographie va leur permettre de conserver la maîtrise de leur diagnostic tout en leur fournissant des outils d’investigation. C’est d’abord la mesure du crâne du fœtus qui concentre les énergies. Des règles sont élaborées qui permettent d’en déduire le poids de l’embryon : si l’échographie donne par exemple une image de 8,5 cm alors le poids est supérieur à 2 kg. Puis pour satisfaire les demandes des obstétriciens, des images sont produites dès les premières semaines de développement du fœtus, avant même que le squelette de l’embryon ne se forme et que les os n’apparaissent. Sur ce terrain les ultra-sons surpassent sans conteste possible les rayons X qui, en l’absence d’os, ne servent plus à rien. On passe ensuite à l’examen des battements du cœur.

L’échographie va dans le sens des projets des obstétriciens qui souhaitent multiplier les examens prénataux. Des règles de plus en plus sophistiquées sont produites qui lient les observations par échographie à l’état de développement de l’embryon : cette technique devient ainsi un des éléments constitutifs des soins prénataux dans les hôpitaux. Les obstétriciens se l’approprient complètement, d’autant qu’elle les libère de l’emprise des radiologues et qu’elle maintient leur autonomie de décision : une échographie n’est par exemple qu’un élément dans le faisceau de facteurs qu’il faut prendre en considération pour choisir entre une césarienne et un accouchement normal. Et les liens entre les spécialistes des ultra-sons et les cliniciens sont si forts, les interactions si intenses, qu’en permanence et dans tous les hôpitaux des améliorations sont apportées de manière à tenir compte des demandes ou des réactions des utilisateurs. C’est ainsi que quelque part en Australie l’enregistrement est considérablement amélioré grâce à la mise au point d’une palette de gris qui fournit toute une gamme de luminances permettant d’imager les structures internes des tissus et des organes. L’échographie va ensuite se développer au même rythme que l’obstétrique à laquelle elle s’est solidement arrimée. Et ce qui est vrai pour l’obstétrique, lest également pour d’autres professions : l’échographie à la Wild se lie ainsi à une multiplicité de spécialités (comme la cardiologie) qui l’entraînent dans leur croissance. Cette stratégie suppose une différenciation de la technique qui doit tenir compte des exigences propres à chacune des spécialités.

Du programme de Howry, il n’y a en revanche presque rien à dire. Sur le terrain de la compétition avec les rayons X, les ultra-sons ne parviennent pas à s’imposer. Dans ce cas aucune alliance n’est recherchée puisque le seul objectif est de convaincre les radiologues qui voient dans cette technique un appauvrissement de la qualité de l’image plutôt qu’un enrichissement. En refusant de changer d’interlocuteurs, en maintenant son objectif initial. Howry s’enlise irrémédiablement. Facile à dire après coup ! La seule leçon est qu’un brin de machiavélisme et d’opportunisme lui aurait sans doute permis de débloquer la situation.

Cet exemple met en évidence les ressorts de la dynamique de l’innovation. C’est en s’attachant à plusieurs spécialités dont elle a suivi le développement que l’échographie s’est répandue. Wild a ignoré très tôt les radiologues et s’est employé à convaincre les obstétriciens, les cardiologues ou les spécialistes du cerveau. En opérant ce choix stratégique, il s’engageait sur une voie difficile. Il lui fallait s’adapter aux demandes précises de ces professions, modifier les caractéristiques techniques de son dispositif, en un mot accepter des compromis. En réalité parler d’échographie au singulier est une erreur, il y a autant d’échographies que de contextes d’utilisation différents. La technique, qui est le fruit d’un travail collectif, est devenue à ce point protéiforme que dans un hôpital deux services différents sont bien souvent équipés d’échographes adaptés à leurs besoins.

C’est en acceptant de transformer le projet initial, de revenir sur les choix techniques, de modifier le produit proposé que Wild parvient à étendre le marché. La diffusion est l’autre nom donnée à une histoire mouvementée, faites d’allers-retours entre conception et commercialisation. L’innovation est un processus tourbillonnaire qui aboutit, dans le meilleur des cas, à une adaptation réciproque de l’offre et de la demande. En réalité les deux sont construites simultanément par essais et erreurs. La force de l’ingénieur et du chercheur est évidemment – lorsqu’ils le jugent opportun – de pouvoir retourner au laboratoire pour transformer son projet et tenir compte des réactions qu’il a suscitées. L’innovation ressemble à une expérimentation continue, expérimentation qui se déroule sur une grande échelle et qui fait collaborer toute une série d’acteurs, dans laquelle les commerciaux côtoient les ingénieurs, les usagers dialoguent avec les chercheurs. Une fois marchés et demandes stabilisés, alors une certaine séparation des genres est possible : les chercheurs cherchent, les ingénieurs mettent au point et fabriquent, les clients expriment des demandes intelligibles. Mais cet alignement, qui correspond à une claire séparation des mondes techniques et sociaux est le point d’arrivée d’un long processus et non son point de départ. C’est une configuration rare produite par de patients investissements.

Contenus et contextes

Accepter les constants retours en arrière, les interactions profondes entre techniciens et usagers, commerciaux et chercheurs, c’est remettre en cause la séparation habituelle entre le contenu de l’innovation (par exemple les appareils échographiques) et le contexte de sa conception (par exemple les laboratoires et les firmes qui les mettent au point) ou de son utilisation (par exemple les hôpitaux, les services d’obstétrique ou de cardiologie). Sur ce point la sociologie des techniques a apporté une contribution décisive qui tient en deux notions : celles d’intéressement et de traduction.

La pire des situations est évidemment celle d’un produit parfaitement conçu mais qui n’intéresse personne. Certains centres de recherche sont des cimetières de projets qui sont allés jusqu’aux prototypes mais qui n’ont pu poursuivre leur course plus avant. Le CSI a étudié un grand nombre de ces projets avortés depuis le véhicule électrique jusqu’à Aramis, en passant par des kits photovoltaïques qui se sont perdus en Côte-d’Ivoire ou des gazogènes qui se sont démembrés au Costa Rica : comprendre les échecs est la meilleure stratégie pour rendre les succès intelligibles.

Tous ces travaux convergent : une innovation qui échoue est une innovation qui n’a pas su intégrer dans sa conception même, dans son contenu, dans ses caractéristiques techniques l’environnement nécessaire à son fonctionnement. Pour intéresser il faut traduire. Un kit photovoltaïque est proposé à une communauté villageoise en Côte d’Ivoire [Akrich, 1987]. L’intention initiale est de l’utiliser pour alimenter un réfrigérateur contenant les médicaments d’une infirmerie de brousse. Sur place les promoteurs du projet constatent que les réfrigérateurs sont vides et, à la demande des autorités, installent le kit dans la mosquée. C’est l’enthousiasme. Mais pour en rendre la manipulation plus facile et améliorer les performances du kit, les usagers demandent de changer les connexions pour les rendre conformes aux normes en vigueur, de permettre aux utilisateurs d’intervenir sur la batterie en la rendant accessible, de modifier les caractéristiques des tubes fluorescents pour rendre aisé leur remplacement et d’installer un onduleur pour produire du courant alternatif qui facilite le travail des électriciens locaux. Si toutes ces modifications avaient été faites, on imagine l’extraordinaire alliance – celle de l’énergie solaire et de l’Islam ! – qui eût été réalisée. Mais les ingénieurs s’entêtent. Pour des raisons qui leur semblent bonnes et indiscutables, ils s’accrochent à leurs premiers choix : ils veulent éviter à tout prix que des non-experts bricolent leur kit, ils demeurent persuadés que la demande est du côté des dispensaires et des écoles, etc. Les leçons à tirer de cet échec ont une portée générale. Il manifeste que chaque choix technique a des conséquences stratégiques : si vous acceptez les prises standard et l’onduleur vous vous attachez à l’Islam, à son formidable réseau de mosquées et à la standardisation des comportements et des attentes qu’il a su créer et qui forment un espace idéal pour la diffusion d’un produit convenablement configuré ; si vous vous obstinez dans vos décisions initiales, vous perdez l’Islam sans pour autant parvenir à vous attacher à d’autres réseaux.

La règle est simple : pour réussir il faut intéresser d’autres acteurs qui vont s’allier à vous, à travers le dispositif que vous leur proposez, et pour les intéresser il faut accepter de traduire leurs demandes, attentes et observations dans le dispositif sous la forme de choix techniques appropriés. La force de la technique c’est de pouvoir inscrire dans des matériaux durables, dans des associations fortes, la demande exprimée par un utilisateur qui se trouve alors capté, c’est-à-dire attaché au produit qui lui est proposé. Ce qui vaut pour les utilisateurs s’applique également à la longue chaîne de ceux qui interviennent dans la distribution ou la maintenance du produit : celui-ci doit être profilé pour rendre possible l’intervention aisée de chacun de ces acteurs. Mais il ne faut pas seulement tenir compte de cet environnement humain. Le milieu technique est essentiel : le produit est d’autant plus intéressant qu’il est compatible avec les dispositifs existants ou qu’il en est complémentaire [Arthur 1989]. Que serait un logiciel sans les ordinateurs pour le mettre en œuvre et sans les interfaces qui le rendent utilisable sur les matériels existants ?

Si l’innovation parvient à survivre dans l’environnement socio-technique qui finit par être le sien, c’est parce que cet environnement est contenu dans sa texture, en quelque sorte inscrit en elle. De la même manière que Buffon prétendait reconstituer un organisme entier à partir d’une dent ou d’un fragment d’os, il est envisageable de lire dans un dispositif le contexte dans lequel il est capable de survivre et de prospérer. La plus grave erreur est par conséquent d’opposer les contenus techniques aux facteurs sociaux, culturels et politiques. L’innovation est une réalité hybride qui mélange toutes ces belles catégories. Une innovation échoue lorsque l’environnement socio-technique qu’elle a traduit et qui est inscrit en elle, est différent de celui qu’elle affronte. Les dispensaires supposés par le kit s’avèrent être une fiction et il reste au seuil des mosquées parce qu’il ne parvient pas à traduire l’Islam qui révèle puissamment et bruyamment sa force et ses attentes.

Bien entendu ce travail d’intéressement et de traduction est un processus au cours duquel le contenu des techniques et l’environnement qu’elles se donnent évoluent conjointement. En bout de course de nouvelles demandes apparaissent, des groupes nouveaux sont constitués, des objets inédits se répandent. Dans la conception du Macintosh se trouvent inscrites les exigences d’une production complètement automatisée (qui conduit par exemple à réduire le nombre de cartes enfichées), mais également celles des utilisateurs qui n’existaient pas et qui sont autant la conséquence du Macintosh que sa cause. La technique n’a pas plus d’impact sur la société que la société n’a d’impact sur les techniques : les deux forment un tissu sans couture, chaque élément étant dépendant des autres et se transformant avec les autres dans des configurations changeantes qui sont celles des réseaux socio-techniques [Bijker and Law. 1993].

Le mythe de l’improvisation romantique

L’innovation semble surgir de manière imprévue, sauvage. Elle s’oppose aux cadres établis, aux structures organisationnelles rigides, aux bureaucraties stériles ou aux intérêts acquis. L’innovation est du côté du changement et de la subversion, de la spontanéité et de la contestation : elle ne peut être planifiée.

Aucun mythe n’est plus faux et plus dangereux que celui-là. Les individus peuvent à la rigueur avoir des idées mais seuls les collectifs sont en mesure de les éprouver, de les transformer et de les faire aboutir. L’innovation est de part en part affaire d’organisation [Gaffard, 1990].

Commençons par les moments de conception. Le dilemme est simple. Comment quelques individus parviennent-ils à imaginer l’environnement dans lequel le nouveau produit ou le nouveau procédé devra se frayer un chemin et parvenir à survivre ? Sauf à croire aux miracles, il faut bien faire l’hypothèse que le groupe de conception contient en lui-même le monde qui est celui dans lequel prend forme et se développe l’innovation : il est au centre de réseaux qu’il capitalise, qu’il mobilise et sur lesquels il est capable d’agir. La notion importante est ici celle de porte-parole ou de représentant. Dans le développement de la Twingo – décrit par Ch. Midler – on voit à l’œuvre cette dynamique de la « représentation » [Midler. 1993]. On trouve dans le groupe de projet, non seulement des ingénieurs et des techniciens des services d’études, mais également des spécialistes des matériaux ou de l’électronique, des sous-traitants, des commerciaux, des gens du marketing, des publicistes, des designers et à certains moments interviennent même les « grands » stratèges de l’entreprise. Tous les acteurs qui compteront dans la fabrication, la distribution et l’évaluation de la nouvelle automobile se trouvent réunis et consultés. Ils interagissent en permanence, négociant les choix techniques, ia forme et le nom de la voiture, les options à intégrer dans le modèle courant, la gamme des couleurs proposées au client, les prix à ne pas dépasser. Une expression comme : « la Twingo sera une petite voiture économique » trouve progressivement sa signification alors qu’au départ elle était source de malentendus. En réalité le monde extérieur, l’environnement que se donne progressivement la voiture, sont présents dans le groupe de projet, microcosme qui reproduit sous une autre forme le macrocosme, le grand monde, dur et impitoyable, dans lequel évoluera la Twingo. Les ingénieurs de fabrication, la direction, les usagers, le service du marketing, les sous-traitants, sont présents par porte-parole interposés. Ceux-ci en négociant, en engageant des compromis parlent pour les acteurs multiples qu’ils représentent et qui participent à travers eux, collectivement, au processus de conception. Les choix auxquels ils aboutissent traduisent ce monde divers et contradictoire, celui dans lequel la nouvelle voiture devra survivre, être produite, être vendue et circuler.

Dans le cas du lancement d’une nouvelle voiture la difficulté tient au fait que le modèle tourbillonnaire ne s’applique qu’aux premiers moments. Au cours des dernières années, sous la pression de la concurrence, la période de temps pendant laquelle le projet est susceptible d’être transformé et d’évoluer s’est considérablement raccourcie ; et, une fois les choix fixés, les irréversibilités sont telles (en particulier la taille des investissements) qu’il n’est plus possible de revenir en arrière. Cette dramatisation de décisions stratégiques prises dans l’urgence a pour contrepartie une facile identification des acteurs au groupe de projet ainsi qu’à leurs porte-parole. La topographie socio-technique de l’innovation est assez bien connue. Le chef de projet sait qui il doit mobiliser, qui il doit inclure dans la négociation des compromis initiaux.

Dans d’autres cas, le processus tourbillonnaire dure beaucoup plus longtemps. On teste un premier prototype, puis on remet le produit en chantier ; on teste un deuxième prototype, un troisième, un quatrième jusqu’à ce que l’on obtienne un produit satisfaisant, c’est à dire capable de capter une demande qu’il a contribué à définir et stabiliser. Chaque boucle peut conduire à des révisions radicales, par exemple à relancer des recherches scientifiques fondamentales ou à considérer des marchés différents de ceux initialement visés. L’irréversibilisation est lente, car le processus d’adaptation est progressif et itératif et les investissements réalisés sont peu coûteux. Cette flexibilité cache une difficulté majeure : comment identifier les groupes à inclure dans la négociation, comment déterminer leurs porte-parole, c’est-à-dire leurs représentants crédibles ? En jouant la carte des radiologues, Howry se fourvoie, tandis que Wild s’engage dans une dynamique du succès en s’attachant aux obstétriciens.

L’art de la gestion de l’innovation est tout entier dans l’équilibre délicat entre, d’un côté, le foisonnement des points de vue et des acteurs qui participent à la négociation des compromis et, d’un autre côté, le resserrement des options et des décisions qui à un certain moment rendent les engagements irréversibles. Le temps, qui joue un rôle crucial dans la recherche de cet équilibre, est en grande partie fixé par le montant des investissements et le jeu de la concurrence. Dans le cas de produits comme l’automobile, où les réseaux socio-techniques à mobiliser lors de la conception sont assez bien identifiés, la compétition porte de plus en plus sur la capacité des firmes à transformer rapidement le projet en produit commercialisable : l’entreprise la mieux placée est celle qui parvient à raccourcir la durée de la conception, c’est-à-dire à rapprocher le moment des décisions irréversibles, tout en maintenant le plus longtemps possible le processus de négociation entre le plus grand nombre possible d’options. Dans le cas de produits comme les appareils d’échographie médicale, la compétition porte moins sur les délais que sur la faculté de recenser un large éventail d’options et d’arriver par itérations successives à identifier les quelques choix commercialement intéressants. Mettre en relation modalités de la concurrence et dynamique de l’irréversibilisation conduirait peut-être à un profond renouvellement de l’analyse économique.

Ce double mécanisme, d’ouverture et de fermeture, de foisonnement et d’alignement, est très bien décrit par les théories de l’apprentissage. La prolifération des projets, la multiplication de l’expression des intérêts et des demandes, la succession des compromis et leur discussion, permettent d’obtenir des informations qui n’étaient pas disponibles au début du processus et qui sont engendrées au cours de son déroulement par les acteurs mobilisés : informations sur les usagers possibles, sur les conditions et moyens de fabrication, sur les coûts, sur la concurrence, sur les potentialités techniques. Ces informations, au fur et à mesure qu’elles sont produites, dessinent des options et des lignes de développement ; elles conduisent à une situation dans laquelle des choix alternatifs sont envisageables : la délibération stratégique serait impossible sans ces investissements préalables. Une fois les choix opérés, certains chemins se referment qui étaient encore ouverts et le projet s’engage sur une trajectoire qu’il lui sera de plus en plus difficile de quitter [Cowan, 1991].

Parler de gestion de l’innovation, c’est envisager les conséquences qu’ont différentes formes d’organisation sur ce délicat équilibre entre création de variété et irréversibilisation progressive des décisions. Comme le souligne Favereau :

« l’irréversibilité est le prix à payer pour passer d’un monde fragilisé par l’ignorance et l’incertitude radicale à un monde mieux organisé où l’on en sait tout simplement un peu plus » [Favereau, 1991].

Autrement dit : qui souhaite augmenter ses connaissances, se condamne à restreindre progressivement l’espace de ses choix. Le jeu consiste bien évidemment à trouver un compromis acceptable entre ces deux mouvements contradictoires. La notion de règle, qui sous-tend celle d’action organisée, est essentielle pour rendre compte de la variété des compromis et des formes d’organisation dans lesquelles ils s’incarnent.

Une première famille de règles rassemble celles qui fixent l’identité des acteurs autorisés à participer au processus de négociation de l’innovation ainsi que les conditions de leur participation : dans certaines entreprises les chercheurs se voient attribuer le rôle principal tandis que les commerciaux sont tenus en lisière ; dans d’autres, ils sont au contraire soupçonnés d’irréalisme et toute la confiance est accordée aux ingénieurs de production ou aux clients ; ailleurs il existe des procédures qui permettent à tout acteur qui le désire de faire des propositions. A ces règles qui organisent l’expression de la variété des points de vue, des intérêts, des compétences et des projets, viennent s’ajouter celles qui sont conçues pour fermer les options et engager des décisions qui deviennent progressivement irréversibles. Leur diversité rend difficiles les classifications. Certaines privilégient l’autorité d’un acteur qui détient explicitement le pouvoir d’arbitrage tandis que d’autres, à l’inverse, laissent la bride sur le cou aux différents protagonistes et ne privilégient aucune procédure formelle. Les étapes à parcourir avant d’arriver au choix ainsi que le calendrier à respecter pour y parvenir sont parfois décrits avec un grand degré de précision alors qu’ailleurs l’improvisation tient lieu de planification. De telles règles ne restent pas confinées au monde clos de l’entreprise. Elles s’appliquent également aux relations entre les laboratoires de recherche académique et les firmes industrielles (régissant par exemple les modalités de coopération), elles mettent en forme les relations de sous-traitance et les rapports avec les clients.

Les règles, qui se présentent tantôt sous la forme de contrats explicites, tantôt sous la forme de conventions implicites, de procédures ou de « routines », ont une double réalité : elles organisent et stabilisent les interactions, rendant l’environnement relativement prévisible et facilitant l’anticipation mutuelle des comportements, mais en même temps elles tiennent compte des enseignements et évoluent. C’est pourquoi leur validité ne peut être que locale : leur contenu dépend des situations et des trajectoires suivies. Les règles, comme le souligne Favereau, sont des dispositifs qui cristallisent et capitalisent les connaissances et les leçons de l’expérience : « on » sait par exemple dans telle entreprise qu’il est bon d’innover en associant les lead users alors que dans telle autre les procédures retenues favorisent le point de vue et les projets des chercheurs ; dans les unités dépendant du département des sciences pour l’ingénieur du CNRS, « on » sait que lors d’une collaboration entre un laboratoire et une entreprise il est préférable de laisser l’entreprise déposer le brevet ; « on » sait à l’INSERM que le plus efficace est de définir des programmes conjoints à travers des comités mixtes plutôt que de jouer des stratégies classiques de valorisation. Deux règles opposées (il faut se méfier des chercheurs ou au contraire leur faire entière confiance ; il faut déposer des brevets soi- même ou au contraire en laisser la responsabilité au partenaire), peuvent être parfaitement valides, tout simplement parce que les circonstances de leur élaboration et de leur mise en œuvre sont différentes : en matière d’innovation il n’existe pas plus qu’ailleurs de one best way [Nelson and Winter, 1982].

La connaissance de ces règles, de leur évolution, des effets qu’elles produisent, des formes d’innovation qu’elles privilégient, nécessite encore de nombreuses investigations. Des auteurs ont apporté des contributions fondamentales à la compréhension de la dynamique qu’elles mettent en forme, en opposant d’un côté le modèle de la firme japonaise qui permet les apprentissages collectifs, la circulation horizontale des informations et la capitalisation progressive d’innovations incrémentales, et de l’autre côté le modèle de la firme américaine qui à l’inverse privilégie les ruptures, le rôle de la RD comme déclencheur de l’innovation et les relations hiérarchiques verticales [Aoki, 1991]. Mais tout ou presque reste à faire pour mettre àjour la géographie compliquée des règles qui organisent le processus de l’innovation.

Vers les réseaux technico-économiques

Dans le modèle classique de l’innovation tel qu’il est mis en scène dans les différents mythes que nous venons de présenter brièvement, la société est composée d’agents clairement identifiés dont les rôles sont parfaitement définis. L’inventeur invente, le consommateur exprime une demande, le financier finance, l’ingénieur développe et fabrique. La coordination entre ces différents acteurs ne pose pas de problèmes particuliers. Les ajustements s’opèrent sans douleur. La discussion de ces mythes nous a permis de dégager une image du processus de l’innovation qui est sensiblement différente. Les rôles y sont brouillés, les agents disparaissent dans des collectifs qui sont les véritables acteurs, les coopérations et les règles qui les organisent l’emportent sur les actions individuelles.

Comment sortir du cercle de ces mythes, c’est à dire comment décrire ces associations changeantes, parfois éphémères, parfois durables qui transforment tout à la fois le monde des objets qui nous entourent, l’identité des acteurs et leurs relations ? Parler de marché ou d’organisation n’est pas suffisant. L’innovation déborde de tous côtés ces cadres traditionnels. Le marché dans sa forme la plus pure garantit la flexibilité des choix : la transaction commerciale, de par son caractère ponctuel et instantané, libère les acteurs de toute relation durable. Mais du même coup, il décourage le travail collectif, les coopérations et les apprentissages qui sont pourtant si nécessaires à la dynamique de l’innovation. Quant à l’organisation, avec ses frontières et ses hiérarchies strictes, elle réduit la flexibilité des arrangements : trop de hiérarchie paralyse en rendant coûteuses, voire impossibles, les réorientations. La hiérarchie assure les apprentissages collectifs, mais sans la flexibilité ; le marché garantit la flexibilité mais sans les apprentissages collectifs.

C’est pourquoi de nombreux auteurs ont proposé la notion de réseau pour décrire la dynamique de l’innovation technologique [Callon et al., 1994]. Le réseau convient au caractère collectif de l’innovation ; en favorisant les coopérations souples, en assurant la complémentarité des compétences, en accélérant la circulation de l’information et en facilitant les arrangements nécessaires au partage des profits, il maintient la décentralisation des décisions tout en permettant de bénéficier des rendements croissants liés à la capitalisation des apprentissages [Cohendet et al., 1992]. Innover, c’est démanteler des associations existantes, en construire de nouvelles et les stabiliser pour un certain temps. La variété des innovations s’exprime dans la diversité des réseaux, de leur composition, de leur morphologie et de leur dynamique.

Un réseau technico-économique (RTE) est un ensemble coordonné d’acteurs hétérogènes : laboratoires, centres de recherche technique, entreprises, organismes financiers, usagers, pouvoirs publics, qui participent collectivement à l’élaboration et à la diffusion des innovations et qui à travers de nombreuses interactions organisent les rapports entre recherche scientifico-technique et marché. Mais un réseau ne se limite pas aux seuls acteurs qui le constituent. Entre eux circule tout un ensemble d’intermédiaires qui donnent un contenu matériel aux liens qui les unissent : il peut s’agir de documents écrits (articles scientifiques, rapports, brevets, modes d’emplois), de compétences incorporées (chercheurs en mobilité, ingénieurs passant d’une firme à une autre), d’argent (contrat de coopération entre un centre de recherche et une entreprise, prêts financiers, achat par un client d’un bien ou d’un service…), d’objets techniques plus ou moins élaborés (prototypes, machines, échantillons, produit destinés à la consommation finale…) [Callon, 1991], [Callon et al., 1991].

La richesse et la diversité de ces liens sont à l’origine de la supériorité du réseau en matière de gestion de l’innovation. Elles rendent possibles les coopérations et les ajustements mutuels entre des acteurs qui vivent bien souvent dans des mondes séparés tout en laissant à chacun d’entre eux suffisamment d’autonomie pour développer ses propres stratégies. La dynamique de ces RTE (sous quelles conditions se stabilisent-ils ou au contraire se transforment-ils ?), l’équilibre qu’ils parviennent (ou non) à établir entre coopération et compétition constituent des objets d’étude encore largement inexplorés et qui devront mobiliser les sociologues et les économistes dans les années à venir. Des questions essentielles comme celles de ta compétition entre réseaux, du rôle des pouvoirs publics et de l’importance des cadres nationaux dans leur dynamique restent entièrement ouvertes. Voilà quelques directions dans lesquelles il conviendrait de s’engager pour substituer au modèle classique et à ses mythes, une vision plus réaliste qui rende l’innovation maîtrisable.

Michel Callon,
Centre de sociologie de l’innovation,
École des mines de Paris.

 

Michel Callon, “L’innovation technologique et ses mythes”, Gérer & Comprendre n°34, série trimestrielle des Annales des Mines, mars 1994

 


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