Fabian Scheidler, La fin de la mégamachine, 2020

Fabian Scheidler,
La fin de la mégamachine.
Sur les traces d’une civilisation en voie d’effondrement,
éd. Seuil, coll. Anthropocène, 2020
(620 p., 23 euros).

« La mégamachine se précipite dans le mur et ses pilotes jouent à l’aveuglette sur divers régulateurs, ce qui ne fait finalement qu’empirer la situation.
Car les seuls outils qui pourraient maintenant nous être d’une aide quelconque n’ont jamais été prévus :
un frein et une marche arrière. »

La Fin de la mégamachine, p. 439.

 

Contrairement à ce que le titre peut suggérer, il ne s’agit pas d’un livre de « collapsologie » (science de l’effondrement incarnée en France par Pablo Servigne, auteur du best-seller Comment tout peut s’effondrer, 2015). Les collapsologues agrègent des études dites scientifiques montrant que notre système économique et notre mode de vie ne sont pas soutenables (en raison de leurs impacts sur le tissu de la vie sur Terre, ainsi que de la finitude des ressources). En bref, ils font de la prospective catastrophique, sans toujours s’intéresser aux causes sociales et politiques structurelles de cette dynamique désastreuse qui est en cours depuis longtemps (au moins depuis la Seconde Guerre mondiale, qui constitue le début de la « grande accélération » dans les déprédations écologiques, voire depuis la Révolution industrielle ou l’apparition des premiers Empires) [1]. Scheidler fait exactement l’inverse : il revient sur l’histoire longue du système économique et politique dans lequel nous vivons (qu’on l’appelle société industrielle, capitalisme, modernité ou civilisation occidentale) pour mettre en lumière les causes sociopolitiques de l’effondrement en cours, causes qui sont ultimement liées à la quête de puissance, de pouvoir et de domination – qui se traduisent aujourd’hui par l’accumulation du capital, la croissance économique et l’innovation technologique – qui gouverne nos sociétés inégalitaires et hiérarchisées.

Pour cela, il remonte dans la première partie du livre à l’âge de bronze, il y a 5000 ans. C’est alors que sont apparues les premières armes en métal, bases techniques de l’oppression, et ce qu’il appelle le « complexe métallurgique » (l’association de l’extractivisme et de la sidérurgie, qui sont les fondements de la puissance économique et militaire jusqu’à nos jours – 6 des 10 plus puissantes multinationales sont encore des groupes dont le cœur de métier est l’extraction de minerai et d’énergie). Ensuite, il montre que les premiers marchés ne sont pas nés du troc, comme le veut la fable que racontent la plupart des économistes libéraux, mais de la guerre, en analysant comment est apparu en Grèce le « complexe monétaro-militaire », basé sur les armes et les monnaies de métal, qui articule inextricablement les premiers États et les premiers marchés.

La seconde partie du livre, la plus longue, se concentre sur la naissance, dans l’Europe moderne, du « système-monde » ou de l’« économie-monde » dans laquelle nous vivons aujourd’hui, qui articule à l’échelle globale le capitalisme, les États bureaucratiques et l’innovation technoscientifique – ce qu’il appelle, à la suite de Lewis Mumford [2], la « mégamachine » qui a peu à peu colonisé la planète entière.

Cette fresque historique est très bien documentée, elle synthétise une foule de livres d’histoire, de sociologie, d’anthropologie, de psychologie sociale et de théorie politique. Toutefois, ce n’est pas un livre universitaire. Scheidler est un artiste engagé et un metteur en scène de profession, et ça se sent. Il a l’art de nous faire comprendre, dans un langage simple et sous la forme d’un récit haletant, les liens entre d’innombrables événements dont on a toutes entendu parler, mais que l’on peine souvent à articuler dans une perspective d’ensemble (l’invention de la métallurgie, l’apparition des premiers États puis de la pensée apocalyptique chrétienne dans l’Antiquité ; la naissance du fisc et des armées de métier, les jacqueries paysannes et la colonisation des Amériques au début des Temps modernes ; les révolutions sociales, les guerres mondiales, les totalitarismes et l’essor du néolibéralisme dans la période contemporaine). Car il fait un va-et-vient permanent entre le récit historique et la mise en évidence des logiques structurelles (politiques, économiques, psychologiques, etc.), avec une attention particulière aux logiques d’auto-accroissement depuis l’antiquité jusqu’au capitalisme industriel actuel, qui permettent de comprendre les faits qui forment la trame de ce récit. Et il a le mérite d’aller toujours à l’essentiel en évitant la simplification (même si les spécialistes de chacun des aspects de l’histoire qu’il aborde trouveront bien sûr des choses à redire…).

J’ai tenu à traduire ce livre parce qu’il donne des clés indispensables de compréhension de l’histoire et du présent, et les rend accessibles à toute personne curieuse de comprendre le monde dans lequel elle vit, à partir 17 ans disons, sans aucun réquisit académique préalable. En bref, c’est une sorte de formation rapide à la lucidité historique et politique qui fait tant défaut aujourd’hui.

On pourrait s’étonner que cette synthèse historique, qui noie l’histoire environnementale dans l’histoire politique, économique, technoscientifique et religieuse, paraisse dans une collection marquée comme « écologiste ». Cela tient à ce que son auteur est animé par ce qui constitue, je pense, « l’esprit de l’écologie politique » par rapport à l’environnementalisme, à la science écologique et à l’écologisme d’entreprise et d’État que diffusent aujourd’hui les grands médias. Quoi qu’on pense de cette tradition de pensée, l’écologie politique a toujours articulé, du moins en France, la défense de la nature à celle de la liberté, et plus précisément d’une conception de la liberté mise à mal dans nos sociétés industrielles prétendument libérales : une conception selon laquelle la liberté ne se réduit pas à « faire ce que je veux », en tant qu’entrepreneur ou consommateur, mais consiste plutôt dans l’autonomie matérielle et politique, ce qui suppose de ne pas vivre dans un monde intégralement privatisé et artificialisé. Or, La fin de la mégamachine met en évidence les causes profondes non seulement du saccage de la nature, mais aussi de notre embrigadement dans la « cage d’acier » (Max Weber) du capitalisme industriel. C’est en cela qu’il s’agit d’un livre d’écologie politique au meilleur sens du terme, à mille lieux de tous ces ouvrages d’écologie dépolitisante qui polluent les rayons des librairies aujourd’hui [3], écrits par des auteurs qui, jusqu’au milieu des années 2010, ont (dé)considérés la critique du monde industriel comme une idéologie de baba-cool ou de rabat-joie exagérément pessimiste.

Je ne peux qu’en préconiser la lecture, même et surtout à celles et ceux qui, comme moi, ne se retrouvent pas spécialement (ou pas seulement) dans « l’écologie » et trouveront à redire dans les conclusions politiques de l’auteur, pas tout à fait à la hauteur de ce que montre son récit captivant. Le livre inclut aussi une postface intéressante sur la «pandémie» de Covid-19, écrite à chaud au mois de mai dernier, qui analyse les ressorts macropolitiques et macroéconomiques de la crise sanitaire actuelle, bien moins grave à terme que la crise climatique, mais tellement plus intéressante pour les oligarchies qui nous mènent dans le mur…

Aurélien Berlan, traducteur de l’ouvrage.

 

Plus d’infos sur <www.megamachine.fr>

 

Présentation sur la revue Terrestre, mars 2019.

 


[1] Pour la critique de ce courant, voir Renaud Garcia, La Collapsologie, ou l’écologie mutilée, éd. L’Echappée, novembre 2020 et Bertrand Louart, La Collapsologie, start-up de l’happy collapse, octobre 2019. [Le livre de Scheidler constitue un antidote à la bêtise politique d’un Servigne ! ; NdE]

[2] Voir Le Mythe de la machine, en cours de retraduction par les éd. de L’Encyclopédie des Nuisances, 1er vol., Technique et développement humain (1966), 2019.

[3] Voir par exemple ma critique du Livre de Pierre Charbonnier, “Réécrire l’histoire, neutraliser l’écologie politique”, sur le site Terrestre, revue des livres, des idées et des écologies, le 2 novembre 2020.

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