L’hypothèse Gaïa aurait été l’occasion d’un renouvellement de la méthode scientifique et d’une réflexion plus unitaire pour l’écologie politique. Mais James Lovelock (1919-2022), avec sa vision étroitement cybernétique de la vie, l’utilise au contraire pour promouvoir les intérêts du despotisme industriel.
« Il est d’ailleurs impossible de prévoir, dès maintenant, tous les emplois bienfaisants de l’énergie atomique. Le biologiste Julian Huxley proposait, l’autre jour à New York, le bombardement de la banquise arctique. L’énorme chaleur dégagée ferait fondre les glaces et le climat de l’hémisphère Nord s’en trouverait adouci. Frédéric Joliot-Curie pense que d’autres bombes atomiques, non moins pacifiques, pourraient être utilisées pour modifier les conditions météorologiques, pour créer des nuages, pour faire pleuvoir. Cela se traduirait par une amélioration du rendement agricole et du rendement hydroélectrique. Que le monde fasse confiance aux physiciens, l’ère atomique commence seulement. » [1]
Le Monde, 20 décembre 1945.
« Et lorsque la Terre sera usée,
l’Humanité déménagera dans les étoiles ! »Flaubert, Bouvard et Pécuchet, 1880.
Nota Bene : Nous nous référons dans ce qui suit aux trois ouvrages de James Lovelock traduits en français :
- La Terre est un être vivant, l’hypothèse Gaïa, 1979 ; éd. Flammarion, coll. Champs, 1993 ;
- Les âges de Gaïa, 1988 ; éd. Odile Jacob, coll. Opus, 1997 ;
- Gaïa. Une médecine pour la planète, 1991 ; éd. Sang de la Terre, 2001 ;
- La revanche de Gaïa, pourquoi la Terre riposte-t-elle ?, 2006 ; éd. Flammarion, coll. Nouvelle Bibliothèque Scientifique, 2007. [non commenté dans cet article]
Ils seront désignés respectivement dans la suite par les abréviations Hypothèse, Âges et Médecine.
Le scientifique britannique James Lovelock (26 juillet 1919 – 26 juillet 2022) a formulé l’hypothèse Gaïa, selon laquelle la biosphère serait un être vivant à part entière, en travaillant pour la NASA sur le programme des sondes martiennes Viking vers la fin des années 1960. Son travail consistait à réfléchir aux moyens qui permettraient à la sonde, une fois sur Mars, de détecter la présence d’êtres vivants, notamment des micro-organismes.
Ses recherches l’ont amené, avant même que les sondes aient quitté la Terre, à conclure à l’absence de vie sur Mars, simplement en comparant les atmosphères de ces deux planètes [2]. En effet, l’atmosphère martienne est en équilibre chimique : aucune réaction ne peut s’y produire spontanément, le dioxyde de carbone (CO2) est le gaz dominant (97%). Tandis que sur Terre, l’atmosphère est en déséquilibre chimique notable : les gaz très réactifs comme l’azote (N2) et l’oxygène (O2) en sont les principaux constituants (respectivement 79% et 21%). C’est donc que sur Terre il y a « quelque chose » qui produit et maintient ce déséquilibre – qui permet toutes sortes de réactions chimiques –, alors que sur Mars il n’y a rien qui empêche l’atmosphère d’atteindre un équilibre où plus aucune réaction n’est possible.
À partir de cette constatation élémentaire, Lovelock a approfondi sa réflexion :
« Par la théorie Gaïa, je vois la Terre et la vie qu’elle porte comme un système, système qui a la faculté de réguler la température et la composition de la surface de la Terre et de la maintenir propice à l’existence des organismes vivants. L’autorégulation de ce système est un processus actif fonctionnant grâce à l’énergie fournie sans contre partie par le rayonnement solaire. » [Âges, p. 54]
Autrement dit, la vie ne peut-être qu’un phénomène global qui induit les conditions favorables à son existence à une échelle planétaire ; elle ne peut exister en des oasis isolées au milieu d’un monde stérile.
À cette époque, c’est-là une idée complètement neuve, et même totalement étrangère aux paradigmes de la science officielle qui considérait alors, contre toute évidence, à l’opposé de l’intuition millénaire des paysans et aussi incroyable que cela puisse paraître, que la biosphère n’avait en somme guère d’influence sur l’atmosphère et la géologie de la Terre :
« La majorité des géochimistes considéraient l’atmosphère comme un produit final de l’émission de gaz planétaire et étaient convaincus que les réactions subséquentes par processus abiologiques avaient déterminé son état actuel. […] La vie empruntait simplement les gaz à l’atmosphère et les lui renvoyait non modifiés. » [Hypothèse, p. 27]
« Les géologues ont essayé de nous convaincre que la Terre n’était qu’un morceau de rocher, mouillé par les océans ; que rien, si ce n’est une couche d’air ténue, n’exclut le vide absolu de l’espace ; et que la vie n’est qu’un accident, un passager tranquille qui se trouve voyager sur cette boulle de pierre qui circule dans l’espace et le temps. Les biologistes n’ont pas fait mieux. Ils ont affirmé que les organismes vivants sont tellement adaptables qu’ils ont pu suivre tous les changements matériels qui ont eu lieu tout au long de l’histoire de la Terre. » [Âges, p. 31]
En somme, la vie ne serait qu’un objet inerte n’ayant aucune conséquence sur le milieu dans lequel elle s’est développée !
Voilà qui montre à quel point l’expérience sensible la plus élémentaire (se promener en forêt, par exemple) a été chassée de la pensée scientifique, ce qui en dit long sur la profondeur de l’intelligence de la vie de ces messieurs et d’autres formés à la même école et explique qu’à cette époque tant de destructions aient pu être perpétrés au nom du progrès sans trop qu’ils élèvent la voix…
Lovelock découvre au cours de ses recherches pour la NASA que la notion de vie a été totalement ignorée, qu’elle n’a jamais fait l’objet d’une tentative de définition ni même d’étude spécifique :
« Je lus beaucoup, espérant découvrir dans la littérature scientifique une définition complète de la vie considérée comme un processus physique, sur laquelle il serait possible de fonder le principe des expériences visant à la détecter. […] On avait accumulé des tonnes de données sur tous les aspects imaginables des espèces vivantes, des parties les plus extérieures au plus intérieures. Mais dans la vaste encyclopédie de faits qui se trouvait à notre disposition, le cœur du sujet – la vie elle-même – avait été quasiment ignoré. » [Hypothèse, p. 23]
En effet, il est difficile de définir la vie, de dire en quoi elle se distingue des objets inanimés – qui ne sont pas toujours si inanimés que cela, notamment lorsqu’ils sont à l’état libre (l’eau, par exemple) – pour la simple raison qu’elle nous est particulièrement familière…
On trouve le même constat venant de la biochimie chez André Pichot, dix à vingt ans plus tard [3], qui pour souligner la difficulté reprend ce que disait St-Augustin à propos du temps :
« Qu’est-ce donc que la vie ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande et que je veuille l’expliquer, je ne le sais plus. »
Pichot poursuivra néanmoins ses réflexions théoriques, historiques et critiques (qui feront l’objet d’une prochaine note de lecture [voir Bertrand Louart, Les Êtres vivants ne sont pas des machines, La Lenteur, 2018]) de manière, à mon sens, plus fructueuse que Lovelock, qui reste quant à lui sur le strict terrain scientifique.
Lovelock ne dispose alors, pour tenter de cerner la notion de vie, que de la thermodynamique et de la cybernétique dont il reconnaît tout de suite les insuffisances théoriques :
« Même la nouvelle science de la cybernétique n’a pas abordé le problème, bien qu’elle soit concernée par le mode opératoire de toute sorte de systèmes : de la simplicité d’un réservoir à eau actionné par vannes à la complexité du processus de contrôle visuel qui permet à vos yeux de parcourir cette page. On a déjà consacré de nombreux écrits à la cybernétique de l’intelligence artificielle mais la question de la définition de la vie réelle en termes cybernétiques demeure sans réponse et fait rarement l’objet de discussion. Quelques scientifiques se sont efforcés de définir la vie au cours de ce siècle. Bernal, Schrödinger et Wigner en sont tous arrivés à la même conclusion générale, à savoir que la vie est un membre de la classe des phénomènes qui sont des systèmes ouverts ou continus, capables de réduire leur entropie interne au dépens de substance ou d’énergie libre qu’ils absorbent de l’environnement et qu’ils rejettent par la suite sous forme dégradée. Cette définition est non seulement difficile à comprendre mais encore elle est trop générale pour s’appliquer à une détection spécifique de la vie. […] Nous constatons que cette définition s’appliquerait avec le même bonheur aux tourbillons se formant dans un cours d’eau, aux ouragans, aux flammes ou encore aux réfrigérateurs et à d’autres inventions de l’homme. » [Hypothèse, p. 24-25]
La cybernétique est la science des machines et la thermodynamique, la science des flux et transformations de l’énergie ; toutes deux ramènent donc au modèle mécanique de la vie [4] et, avec la biologie moléculaire, ces sciences ne peuvent réaliser qu’une étude de la matière des êtres vivants, mais elles sont incapables de saisir le phénomène de la vie dans sa spécificité par rapport aux phénomènes physico-chimiques qui en sont pourtant la base. Comme mouvement de la matière, étudier cette matière et les causes de son comportement comme le font la biochimie, la thermodynamique ou la cybernétique peut être utile, mais ne permet pas de dire en quoi la vie se différencie des autres mouvements de la matière que l’on observe dans la nature [5]. La notion de vie semble ne pouvoir être définie dans sa spécificité que par une approche essentiellement théorique et philosophique.
Lovelock reconnaît donc l’insuffisance de ses outils théoriques, mais il ne va pas au delà du simple constat et s’en contentera. De même, ses critiques à l’égard de la science et du milieu scientifique restent superficielles. Elles ont même tendance à disparaître dans ses ouvrages plus récents en étant remplacées par la simple évocation des réactions de refus et de résistance à son hypothèse. Ainsi, il remarque très justement, mais seulement en passant :
« Si mes collègues scientifiques sont incapables ne serait-ce que de se mettre d’accord sur une définition de la vie, l’objection qu’ils soulèvent contre Gaïa ne peut pas être rigoureusement scientifique – c’est peut-être dans bien des cas une réaction émotionnelle et viscérale. » [Médecine, p. 27]
Mais ainsi, il refuse de s’appuyer sur la charge critique que contient son hypothèse pour mettre en avant la nécessité d’une nouvelle approche du phénomène de la vie qui ne soit plus fondée sur un modèle purement mécanique ; ce qui, il est vrai, constituerait une remise en question de la méthode scientifique expérimentale.
Gaïa et la définition de la notion de vie
Car c’est bel est bien l’enjeu qui est derrière ce genre d’hypothèse. La méthode scientifique expérimentale ne peut, en quelque sorte par construction, saisir la vie dans sa spécificité ; la méthode des sciences, objective et réductionniste, est confrontée avec le phénomène de la vie à ses limites épistémologiques. Et c’est bien pourquoi, comme le disent chacun à leur manière Jean-Pierre Berlan et André Pichot [6], elle ne peut aujourd’hui que bricoler des nécrotechnologies, en étant incapable d’expliquer pourquoi ses bidouillages fonctionnent ou pas et moins encore d’en évaluer les conséquences sociales et écologiques. Quand bien même elle le voudrait, la science moderne ne peut rien expliquer en ces matières : ce n’est pas dans ses moyens, qui historiquement ont été développés en vue de l’étude des choses, du monde physique et des objets inanimés – et ses connaissances servent aujourd’hui principalement à produire des machines et des marchandises, on le voit tous les jours –, et non des êtres vivants.
La « maîtrise du vivant » que les biotechnologies sont sensées nous apporter n’est qu’une sinistre farce venant d’une science qui est incapable de nous dire ce qu’est la vie, c’est-à-dire en quoi elle se distingue du fonctionnement d’une machine ou de la circulation des marchandises. Il n’y a, sur ces points, plus rien à attendre de la science moderne, plus aucun « progrès de la connaissance », car elle a depuis longtemps atteint les limites que sa méthode lui assignait ; en fait, ses découvertes ne peuvent aujourd’hui qu’engendrer de nouveaux désastres politiques, sociaux et écologiques parce que, tout simplement, elle ne peut plus savoir ce qu’elle fait. Et cela autant à cause de l’hyper-spécialisation que des contraintes économiques et techniques qui pèsent sur la formation et la recherche scientifique et qui empêchent tout développement et expression d’une réflexion critique hors de l’idéologie dominante dans les sciences.
La définition de la NASA
En 1992, un laboratoire du programme d’exobiologie de la NASA se met d’accord sur cette définition :
« La vie est un système chimique auto-entretenu capable d’évolution darwinienne. »
Avec une telle définition, il n’est pas certain que la vie sur Terre existe vraiment !
Elle est souvent attribuée au biochimiste américain Gerald Joyce (1956-) qui raconte comment son groupe de recherche l’a élaborée dans une interview : « La définition de la vie par la NASA » réalisée en juillet 2013 (voir en annexe). Ses déclarations sont symptomatiques de la confusion de la pensée qui se prétend scientifique sur les notions et concepts généraux qui devraient être au fondement de la réflexion sur ce que sont les êtres vivants en tant qu’objets physiques, c’est-à-dire les bases mêmes de la biologie.
La vision du monde qu’a développé la science moderne correspond à une forme des rapports sociaux existant actuellement dans la société capitaliste et industrielle [7], qui manifestement conduit l’humanité dans une impasse en entraînant la destruction des conditions de la vie et leur remplacement par la machinerie industrielle et ses marchandises. La Troisième Guerre Mondiale qui se déroule sous nos yeux n’est pas militaire et atomique avec pour but une domination politique internationale, mais bien économique et technologique avec pour enjeu l’appropriation privative des ressources constituant les bases de la vie sur terre. Et en somme, à travers les derniers développements du capitalisme, deux conceptions de la vie s’affrontent : celle du capitalisme et de la société industrielle, explicite chez certaines multinationales et que résume bien le terme de nécrotechnologies, et celle de tous les êtres vivants en tant qu’êtres vivants et qui veulent le rester – ce qui, il faut bien le dire, reste pour l’instant un projet politique assez vague.
Saisir le phénomène de la vie dans sa spécificité au point de parvenir à une définition précise n’est donc pas, comme on pourrait le croire au premier abord, un problème purement académique. Nous croyons que c’est un point de départ (parmi bien d’autres possibles) pour élaborer une autre vision du monde, d’autres rapports entre l’homme et la nature.
Qu’est-ce que la vie ? « Si personne ne me le demande, je le sais. » Les êtres humains, en tant qu’êtres vivants et du fait de l’expérience subjective qui est inhérente à cette condition, ont de tous temps eu l’intuition de ce qu’est la vie – bien mieux que les scientifiques modernes, dont les sens ont été atrophiés par la quête d’une objectivité désincarnée – et cette intuition a été à l’origine des croyances religieuses, des manifestations spirituelles, philosophiques, artistiques, etc. Le côté séduisant de l’hypothèse Gaïa réside en ce qu’elle est un point de départ pour saisir le phénomène de la vie dans sa totalité et son unité, et donc pour cet effort de formalisation de l’intuition dont nous avons parlé plus haut.
Le désastre social et écologique qu’a engendré la société industrielle à l’échelle mondiale nous impose aujourd’hui de dépasser cette intuition, c’est-à-dire d’avancer vers une conscience de ce qui était auparavant spontané, en l’explicitant et en la formalisant quelque peu pour qu’elle puisse servir de base à une démarche expérimentale et critique (comme l’avait été à la Renaissance la méthode scientifique) aux finalités complètement autres que celles de la méthode scientifique expérimentale classique, c’est-à-dire dont les buts ne sont pas la recherche de l’instrumentalisation, l’adaptation et la manipulation des choses (et par extension des êtres en tant que choses), mais qui en arrive à concevoir des rapports d’autonomie, de réciprocité et de coopération avec les êtres vivants et la nature, autant qu’entre les hommes eux-mêmes et leurs sociétés.
Cette tâche devient d’autant plus nécessaire que les conditions sociales et psychologiques qui permettraient cette conscience sont altérées chaque jour un peu plus. C’est bien en ce sens qu’il faut comprendre la banderole affichée lors des procès intentés par le CIRAD de Montpellier (février et novembre 2001) contre José Bové et René Riesel par les amis de ce dernier :
Le temps perdu pour la recherche est du temps gagné pour la conscience.
Lovelock, quant à lui, prône une démarche « empirique et pragmatique » et en appelle au « bon sens » pour surmonter la crise écologique. Il cite en exemple les Romains et les Londoniens qui n’ont pas attendu les découvertes de la biologie et de la médecine pour assainir leur environnement :
« Considérons l’exemple des Romains : ils savaient que vivre dans des régions marécageuses était malsain. Ils croyaient que la maladie provenaient des mauvaises odeurs qui flottaient dans l’air. Ils drainèrent donc les marais et cette maladie, la malaria, disparut. […] L’allongement considérable de la durée de la vie au XIXe siècle résultat moins souvent du progrès en biologie ou en biochimie que de l’application du bon sens en médecine et en génie civil. Le choléra et la thyphoïde firent des millions de victimes en Europe jusqu’à ce qu’on puisse disposer d’une eau potable non contaminée. Là aussi l’action préventive des ingénieurs a largement devancé la découverte des causes réelles du mal et encore plus largement la découverte des antibiotiques permettant de le guérir. » [Médecine, p. 14]
Mais il ne voit pas que si les réalisations des ingénieurs du passé ont effectivement apporté une amélioration de la condition humaine, c’est parce qu’elles permettaient à une organisation sociale de mieux maîtriser les forces élémentaires de la nature ; alors qu’aujourd’hui c’est le déchaînement incontrôlé de l’activité sociale elle-même, à travers le développement industriel, qui engendre les problèmes. Une démarche vraiment « empirique et pragmatique », voudrait donc plutôt que l’on s’abstienne d’accroître encore la puissance de cette machinerie, que l’on abandonne même certaines applications et que l’on en reprenne le développement à partir d’un stade antérieur du développement technique où les machines étaient encore à l’échelle humaine.
On voit par là que Lovelock ne semble pas prendre la mesure de la profondeur de la crise actuelle, où le bon sens et l’empirisme sont devenus insuffisants à eux-seuls. La démesure de la société industrielle impose une réflexion de fond, qui remonte à la racine de chacun des problèmes qu’elle engendre pour, plutôt que de trouver des palliatifs techniques afin d’en assurer le « développement durable », poser à nouveau la question de la finalité des activités humaines et redéfinir les moyens mis en œuvre dans la perspective de leur maîtrise individuelle et collective. Mais cette démesure propre à la société industrielle, qui met l’activité sociale hors de portée de l’action des individus, ou simplement le fait que la planète ne soit pas malléable à l’infini et que ses ressources soient limitées, semblent des faits largement ignorés de notre savant.
Lovelock en appelle au « bon sens » – les anglo-saxons emploient l’expression common sens, souvent traduite en français par “bon sens”, mais qu’il semble plus exact de traduire par “sens commun”. Qu’entend-il par-là lorsque celui des scientifiques est fondé sur le mépris de l’expérience sensible ?
« Le “sens commun” […] n’est pas sans évoquer ce que Georges Orwell appelait “décence commune” (common decency), “c’est-à-dire ce sens commun qui nous avertit qu’il y a des choses qui ne se font pas” : “ce sens des limites, garde-fou du penseur”, est pour Orwell la seule chose qui puisse “garantir que le détour nécessaire vers l’abstraction ne fonde pas un envol définitif hors de la réalité matérielle”. Tout le problème est que le “sens commun” ou la “décence commune” supposent, pour s’exercer, l’existence d’une représentation relativement stable du monde, un cadre minimal commun à tous les individus, au sein duquel il soit possible de constater une évidence et de partager ce constat. […] Or il est fort à craindre que, de nos jours, les conditions de possibilité du “sens commun” ne soient elles-mêmes en voie de disparition. La perte progressive de la conscience du temps et de la durée au profit d’un présent perpétuel (l’immédiateté tant vantée par les idéologues de la néotechnologie), entraînant un affaiblissement des capacités de concentration et d’attention ; l’effacement de la perception de l’espace au profit d’une illusion d’ubiquité (l’accélération constante des moyens de communication et de déplacement ayant pour effet de déstructurer la représentation spatiale du monde) : tout cela engendre une désorientation dont les effets, cumulés avec ceux de l’intoxication idéologique, publicitaire et médiatique, ne favorisent pas l’éclosion d’un “sens commun” qui devrait être d’autant plus solide qu’il lui faut lutter contre des forces disproportionnées, puisqu’il a affaire à un “monde” qui n’est plus à l’échelle humaine. »
Jean-Marc Mandosio, Nouvelles de Nulle Part n°1, mars 2002. [8]
Comme on va le voir dans la suite, on peut même dire que les scientifiques sont à l’avant-garde de cette destruction du “sens commun” et de la raison, qui sont des productions sociales et historiques.
Quelques problèmes de méthode
« Pour de nombreux savants, Gaïa était un concept téléologique qui exigeait du biote un sens de la prévision et du projet. Comment donc des bactéries, des arbres et les animaux de ce monde pouvaient-ils tenir une conférence pour décider des conditions de vie optimales ? […] Ne voyant pas de mécanisme de contrôle planétaire, ils en réfutaient l’existence en tant que phénomène et refoulaient l’hypothèse Gaïa dans la téléologie. » [Âges, p. 56]
Lovelock répond à cette objection… à l’aide d’un modèle informatique (baptisé Daisyworld ou Floréale) qui est censé « prouver » qu’une planète plantée uniquement de fleurs noires et blanches est capable de réguler la température de son atmosphère. Dans ce modèle ultra-simplifié de planète, les fleurs noires absorbent le rayonnement solaire et contribuent donc au réchauffement, tandis que les fleurs blanches réfléchissent le rayonnement solaire et contribuent donc à un refroidissement ; la population des fleurs noires et blanches évolue ainsi de telle sorte que la température se maintienne dans la fourchette favorable à leur existence commune en dépit des variations du rayonnement solaire. Une « boucle de rétroaction », comme on dit en cybernétique, caractérise ce système : s’il fait trop froid, les fleurs noires sont plus aptes à survivre, et leur prolifération augmente la température ; s’il fait trop chaud, les fleurs blanches sont plus aptes à survivre, et leur prolifération abaisse la température ; et ainsi de suite, ad libitum…
L’expérimentation numérique ne fait que montrer la possibilité pour la biosphère de réguler ses propres conditions au niveau le plus élémentaire. Une telle expérimentation, comme beaucoup d’expériences scientifiques d’ailleurs, est pourtant construite de toutes pièces, c’est-à-dire qu’elle présuppose une théorie sur ce qu’est la réalité, théorie dont le modèle numérique n’est que la formalisation mathématique. Que ce modèle numérique donne les résultats qu’on en attend, montre les phénomènes qu’il présuppose par construction ne prouve donc rien, sinon l’habileté de son concepteur. Pour qu’il prouve quelque chose, il aurait fallu d’abord expliciter la théorie qui le sous-tend, c’est-à-dire dans le cas de Lovelock, formaliser son intuition dans un langage autre que celui d’une machine…
Mais on voit-là, en rapport avec la dévalorisation de l’expérience sensible, l’inversion dans l’usage de la méthode qui s’est réalisée dans les milieux scientifiques ces dernières décennies : on ne cherche plus à expliquer quoi que ce soit et à construire une vision du monde originale et proche de la réalité vivante, mais on cherche avant tout à simuler la réalité, à la faire rentrer dans les modèles mécaniques et mathématiques déjà existants. De tels modèles très réductionnistes peuvent être utiles pour faire avancer l’élaboration théorique, pour saisir le détail des bases mécaniques et physico-chimiques d’un phénomène particulier ; ils ne peuvent rien prouver en eux-mêmes, seulement être des points d’appuis pour une réflexion critique et une élaboration théorique plus vaste. Seule l’observation de la réalité vivante en fonction de cette théorie, qui indique justement ce qu’il faut observer et dans quelle perspective, peut effectivement permettre de trouver des éléments de preuve. C’est là une démarche très différente de celle de la méthode scientifique expérimentale classique, parce que l’objet qu’il s’agit d’étudier et de comprendre est lui-même très différent des objets inanimés…
Mais ici la démarche semble bel et bien être inversée : on simule la réalité avec un automate numérique pour prouver qu’elle est conforme à la vision mécanique de la vie, qui est l’horizon indépassable de la méthode scientifique expérimentale. Le modèle numérique n’est pas une représentation objective de la réalité, il est une représentation de la réalité selon le modèle mécanique du vivant, c’est-à-dire selon l’idéologie dominante de la science moderne. Lovelock le dit lui-même :
« Je savais qu’il ne servait pas à grand-chose de rassembler des preuves supplémentaires de la faculté maintenant évidente qu’a la Terre de réguler son climat et sa composition. On ne pouvait s’attendre à ce que par elles-mêmes ces preuves persuadent les savants traditionnels que la Terre était régulée par la vie. Les savants veulent d’ordinaire savoir comment les choses fonctionnent; ils veulent un mécanisme. Ce qu’il fallait, c’était un modèle gaïen. » [Âges, p. 57]
On ne peut même plus dire que ces scientifiques marchent sur la tête, puisque précisément, ils renoncent à utiliser leur intelligence au profit des machines ; ils ne veulent plus comprendre le monde tel qu’il est (la vie est bien plus qu’une « chose qui fonctionne »), mais cherchent à matérialiser leur vision mécanique du monde dans chaque objet d’étude à l’aide de leurs ordinateurs. Lovelock a d’ailleurs une curieuse conception de la théorie scientifique :
« Le mot théorie a la même racine grecque que le mot théâtre. Dans l’un et l’autre cas, il est question de montrer un spectacle. Une théorie scientifique n’est rien d’autre que ce qui semble à son auteur être une manière plausible d’habiller les faits et de les présenter au public. […] Peu importe que l’hypothèse du théoricien soit juste ou fausse : l’investigation et la recherche sont stimulées, des faits nouveaux sont mis en évidence, de nouvelles théories sont élaborées. » [Âges, p. 66]
En somme, peu lui importe la signification de sa théorie, de ses idées et de son activité, ce qui compte, c’est que son modèle fonctionne, que ses idées circulent, que le milieu scientifique, qui lui assure crédits et rémunération, travaille ; le but de la théorie, sa vérité ou sa fausseté par rapport à la réalité du phénomène de la vie, n’a aucune importance, il faut simplement que les moyens servent, que les machines tournent, que les automates tels Lovelock trouvent de quoi s’agiter et par-là se faire connaître… En somme, une science spectaculaire [9].
Lovelock met également en avant, à l’encontre de la vision étroitement darwinienne de ses collègues – et ce n’est là encore une grande découverte que lorsque l’on écarte du champ de sa réflexion l’expérience sensible – que la vie n’est pas seulement adaptation au milieu, mais aussi transformation de ce milieu :
« La vie ne s’est pas adaptée à un monde inerte déterminé par la main morte de la chimie et de la physique. Nous vivons dans un monde qui a été construit par nos ancêtres, anciens et modernes, entretenu en permanence par le biote actuel dans sa totalité. Les organismes s’adaptent à un monde dont l’état matériel est déterminé par les activités de leurs voisins ; ce qui signifie que changer l’environnement fait partie du jeu. […] Si, dans le monde réel, l’activité d’un organisme modifie son environnement matériel dans un sens qui le favorise, et que par conséquent, il a une descendance plus abondante, alors l’espèce et la modification vont croître l’une et l’autre jusqu’à ce qu’un nouvel état stable soit atteint. À une échelle locale, l’adaptation est le moyen par lequel les organismes peuvent survivre dans des environnements défavorables, mais à l’échelle planétaire, l’association entre la vie et son environnement est tellement étroite que la notion tautologique d’ “adaptation” est proprement évacuée. » [Âges, p. 57]
Autrement dit, dans la nature, les effets réagissent sur les causes, et pas seulement en ce qui concerne les aspects primaires de la matière vivante comme les aspects quantifiables, les variables telles que la population des espèces en présence ou les flux de matière et d’énergie. Les effets réagissent sur les causes aussi au point de transformer les rapports des êtres vivants entre eux et avec leur environnement. Et une fois encore, Lovelock n’approfondit pas cette constatation, car elle le mènerait hors des sentiers battus de la cybernétique qui, envisageant la vie comme un mécanisme, ne peut étudier que des variations à l’intérieur de rapports déterminés une fois pour toutes, et ne peut par conséquent comprendre la transformation de ces rapports, c’est-à-dire l’évolution des espèces et l’histoire naturelle [10].
« Nous vivons dans un monde construit par nos ancêtres », ce sont en effet ces modifications et transformations des rapports entre les êtres vivants qui sont le moteur de l’évolution des espèces (la sélection naturelle darwinienne et les mutations génétiques de la biologie moléculaire étant seulement des agents de cette évolution parmi bien d’autres) ; les êtres vivants supérieurs (mammifères et Homo sapiens, par exemple) ne sont pas surgis ex nihilo, mais sont le produit d’une construction qui s’élève en s’appuyant sur l’ensemble du règne vivant déjà existant [11], c’est-à-dire sur la transformation continue, ou l’élaboration historique des rapports des êtres vivants avec leur environnement sous la pression des autres êtres vivants constituant cet environnement.
Comme le note Lovelock, le darwinisme, avec son struggle for life et la « sélection du plus apte » – qui privilégiait la force et la domination, ce qui était le cas dans la société anglaise du XIXe siècle soumise au libéralisme économique –, est insuffisant à rendre compte de l’évolution des espèces vers une plus grande complexité et un plus grand raffinement. Mais il s’arrête là. Jamais Lovelock, malgré ses remarques pertinentes sur les doctrines scientifiques officielles, ne s’aventure à remettre en question les idées dominantes en sciences.
Assurément, s’engager en précurseur dans de telles contrées sauvages et inexplorées de la connaissance n’est pas une mince affaire ; il faut un bagage philosophique, des connaissances historiques, une solide détermination critique et avoir de la suite dans les idées. Ce que ne semble guère posséder Lovelock, c’est le moins que l’on puisse dire. Nous ne lui reprochons pas d’avoir reculé devant une tâche aussi difficile, mais bien plutôt d’avoir occulté tout ces problèmes théoriques et bien d’autres plus pratiques à une époque où ceux-ci ne se posaient pas seulement dans les milieux scientifiques, mais bien dans toute la société avec la généralisation des nuisances et l’apparition du mouvement écologiste.
C’est qu’en tant que scientifique free lance, il lui faut d’abord produire des résultats, des évaluations, des rapports pour ses commanditaires qui sont essentiellement des industriels ou de grandes institutions :
« J’eus la chance […] de recevoir une invitation de la Shell Research Limited qui me proposait d’étudier les conséquences globales possibles de la pollution atmosphérique notamment en raison du taux sans cesse croissant de combustion des carburants fossiles. Cela se passait en 1966, […]. Les idées et opinions exprimées dans ce livre sont inévitablement influencées dans une certaine mesure par la société dans laquelle je vis et travaille, et en particulier par un contact étroit avec d’innombrables scientifiques occidentaux. Pour autant que je sache, ces légères pressions sont les seules que j’ai subies. » [Hypothèse, p. 29]
Lovelock n’a pas eu besoin de subir de pression particulière : sa formation de scientifique suffit à elle-seule à le faire travailler en bonne intelligence avec les intérêts de l’industrie. Car en fait, on comprend à la lecture de ses livres, qu’il a été amené à formuler son hypothèse presque par hasard, et qu’il s’y est attaché parce qu’elle est un moyen pour lui de se faire reconnaître par le milieu scientifique et par le « grand public » comme un chercheur original et productif. Que l’hypothèse Gaïa implique par certains aspects une remise en cause des théories et une critique des présupposés existant en matière scientifique est moins le fait de son auteur que du caractère novateur de l’hypothèse elle-même.
Il esquive tous ces problèmes par une pirouette qui a donné à son hypothèse son côté un peu mystique : pour lui, ce ne sont pas l’ensemble des êtres vivants, chacun en tant qu’individus, qui en participant personnellement au processus d’entretien et de renouvellement des conditions de la vie sur Terre constituent Gaïa par la somme de leurs activités combinées, mais c’est seulement le « système global » de la biosphère qui remplit cette fonction, qui, en quelque sorte, devient indépendante des êtres vivants particuliers. Il fait donc de Gaïa une espèce d’Absolu, une entité abstraite d’ordre quasi-divin (d’où le nom qu’il lui a donné : Gaïa, déesse de la Terre chez les Grecs anciens). Ainsi, c’est l’intégrité de cette entité abstraite qui le préoccupe, et il est prêt à lui sacrifier non seulement les individus, mais – comme nous allons le voir – des pans entiers de l’écosystème lui-même !
Le sens commun de Lovelock, formé à l’école de la « communauté scientifique », a pour résultat que le détour nécessaire vers l’abstraction est le fondement d’un envol définitif hors de la réalité matérielle. De fait, la méthode qu’il emploie entre en contradiction flagrante avec le but qu’il prétend poursuivre.
La cybernétique ou la vie
Lovelock, notamment dans son ouvrage de 1991, se veut un représentant de la « médecine planétaire » qu’il nomme géophysiologie. Cette discipline prétend contenir et unifier en un tout cohérent les sciences spécialisées telles que la météorologie, l’océanographie, la géophysique, la géochimie, la biologie, etc. afin de mieux rendre compte de l’existence et de l’évolution de la biosphère considérée comme un être vivant, c’est-à-dire de Gaïa. Lovelock se veut donc plus qu’un écologiste au sens scientifique ; mais il veut également se démarquer des écologistes au sens politique :
« Les militants écologistes, les Églises, les politiciens et les scientifiques s’inquiètent tous des dégâts causés à l’environnement. Mais s’ils sont inquiets, c’est pour le bien de l’humanité. Cet anthropocentrisme est si profondément ancré que, même actuellement, peu de gens à part quelques originaux se soucient des autres organismes vivants. L’objection fréquemment avancée contre la destruction des forêts est qu’elles cachent peut-être en leur sein quelque plante rarissime qui détient le remède au cancer, ou que les arbres fixent le gaz carbonique et que, s’ils disparaissent nous ne pourrons plus jouir du privilège représenté par les moyens de transport individuels. Rien de mal à cela, c’est stupide, tout simplement. Nous n’arrivons pas à reconnaître la vraie valeur de la forêt en tant que système autorégulé qui conserve à la région un climat favorable à la vie. » [Médecine, Introduction, Vivre avec Gaïa, p. 17]
Cette citation est typique du style de Lovelock. Il fait des remarques qui partent d’un constat qui semble assez juste, mais qui se terminent par des considérations pour le moins discutables. En fait, dès qu’il s’aventure à évoquer des questions ayant rapport avec la nature (terme qu’il utilise assez peu), l’homme ou la société, ses affirmations sont pleines d’ambiguïtés. Qu’est-ce que Lovelock met au juste derrière Gaïa ? Quel est le point de vue que Lovelock défend en réalité avec son hypothèse ? Les citations abondent qui sont contradictoires sur de nombreux aspects :
« Je suis le porte-parole, le délégué d’atelier, des bactéries et des formes de vie moins appétissantes qui n’ont pas grand monde pour parler d’elles. Je m’exprime au nom de toute la vie autre qu’humaine. » [Médecine, premières phrases de l’introduction, p. 9]
« Nous ne sommes pas obligés de devenir des saints, mais seulement de parvenir à un état d’égoïsme éclairé. » [Médecine, Intro., Vivre avec Gaïa, p. 17]
« Dans cet ouvrage médical d’un genre nouveau, c’est la Terre qui est le patient. Oublions l’homme, ses droits, ses inquiétudes et ses souffrances, et préoccupons nous plutôt de notre planète, qui est peut-être malade. Nous sommes partie intégrante de cette Terre et ne pouvons donc pas envisager nos problèmes séparément. Nous sommes tellement liés à la Terre que ses rhumes et ses fièvres sont aussi les nôtres. » [Médecine, Intro., Un guide de médecine planétaire, p. 18]
L’être humain fait partie intégrante de la Terre, mais Lovelock prétend ne pas en tenir compte et parler au nom des bactéries et de Gaïa tout en nous exhortant à ne pas l’oublier pour pratiquer un « égoïsme éclairé ». Difficile d’être plus emberlificoté ! Mais on voit par là que Lovelock n’est pas attaché à la nature par le sentiment ou par l’idée d’en faire véritablement partie intégrante ; il peut donc pester contre l’anthropocentrisme des écologistes et le réductionnisme des scientifiques mais en réalité lui-même adopte une attitude en tous points comparable. Il reproduit cette séparation entre l’homme et la nature, soit en s’identifiant aux bactéries ou à Gaïa tout en faisant abstraction des êtres humains, soit en conseillant aux êtres humains cet « égoïsme éclairé » qui consiste à économiser la nature comme une ressource qui, s’ils n’y prennent pas garde, pourrait bien cesser d’être renouvelable.
Par exemple, la forêt n’a pour lui de valeur qu’en tant qu’elle participe à ce processus de renouvellement des conditions de la vie sur Terre. Et il va même jusqu’à calculer la valeur économique de la fonction qu’elle remplit :
« On pourrait chiffrer la valeur des forêts comme climatiseurs en évaluant le coût annuel de l’énergie nécessaire pour obtenir mécaniquement un refroidissement comparable. […] L’énergie nécessaire, en supposant un rendement de 100% et aucun investissement supplémentaire, coûterait annuellement 1 300 dollars par hectare. […] On estime qu’un hectare de terrain pris sur la forêt tropicale produit chaque année assez de viande de bœuf pour faire 1850 hamburgers […] La prochaine fois que vous mangerez un hamburger, songez à son prix de revient réel, la perte d’un capital de bien-être valant environ 65 dollars. […] Sur cette base, une estimation raisonnable de la valeur du système de réfrigération représenté par la totalité de l’Amazonie donnerait environ 150 billions (1012) de dollars. » [Médecine, Concl., Assigner une valeur aux forêts, p. 183]
Nagoya & Co.
Du 18 au 29 octobre 2010, s’est tenue à Nagoya (Japon) la conférence mondiale sur la biodiversité. Y fut abordé la question d’un encadrement financier de la protection des écosystèmes.
Le commerce est au cœur des débats. Deux approches s’y sont affirmés : d’une part, la présentation de la biodiversité comme ensemble de « services » rendus à la société, dont il convient de chiffrer la valeur ou le coût de la dégradation. C’est l’objet du rapport « TEEB », présenté à Nagoya. L’évaluation de la biodiversité ne porte pas seulement sur les espèces mais sur tous « les services économiques », depuis la pollinisation à la filtration de l’eau, rendus gratuitement aux être humains par les écosystèmes (forêts, zones humides, prairies, récif corallien, etc.). Des services estimés par le professeur américain en économie environnementale Robert Costanza [12] à 33 000 milliards de dollars en 1997 soit le double de la valeur mondiale brute produite cette année là.
D’autre part, le recours à la marchandisation de ces « services » au prétexte de mieux assurer leur préservation, en l’absence d’un encadrement réglementaire.
L’une de ces pratiques est le « paiement pour services environnementaux » : par exemple, au Costa-Rica, des paysans (en fait les propriétaires terriens) reçoivent une somme pour chaque hectare de forêt qu’ils n’auront pas déboisé.
Une autre est la « compensation environnementale » : dans la vallée de la Crau, en Camargue, la CDC-Biodiversité, filiale de la Caisse des dépôts et consignations, a lancé cette opération nommée « Coussouls de Cossure ». Il s’agit d’un système financier censé assurer la compensation environnementale d’entreprises désireuses de s’étendre sur de nouveaux milieux naturels. Le coussoul est une steppe unique au monde, habitat d’une faune remarquable. Ce milieu naturel menacé, dont plus de 75 % de la surface a été détruite, est désormais protégé par une réserve naturelle. Les terrains achetés en 2008 par la CDC-biodiversité, sont situés hors de cette zone protégée. L’opération vise à transformer, avec l’aide d’une organisation locale, cette friche en pâturages ovins afin de « restaurer » le milieu, qui pourra alors se vendre à des maîtres d’ouvrage ayant des besoins de compensation.
Les espaces continueront d’être détruits, mais pour les banques la « restauration » sera rentable. Dans le cas de la Crau, on a ainsi vu une plate-forme logistique maritime s’installer sur du coussoul de Crau en périphérie du port autonome de Marseille, compensé par les millions d’euros versés à des associations locale de protection de la nature et des bureaux d’études.
Contrairement à ce que son hypothèse laisserai supposer et à l’opposé de ses déclarations de principes, on voit que Lovelock ne considère absolument pas Gaïa comme une entité qui représenterait l’unité de l’ensemble des êtres vivants de la planète (y compris les êtres humains), mais plus prosaïquement comme un objet manipulable, une ressource à exploiter, une matière première à transformer et une puissance autonome à soumettre. Il aurait même tendance à s’inscrire en précurseur dans le projet techno-bureaucratique que résume bien Yves Lenoir :
« Aujourd’hui l’exigence de qualité à laquelle les procédures de rationalisation et de contrôle, tant dans l’administration que dans l’industrie et les services ont habitué, a été étendue à la biosphère. » [Climat de panique, p. 19]
L’identification de Lovelock avec les micro-organismes et « toute la vie autre qu’humaine » n’est donc qu’une figure de rhétorique creuse. Car lorsque notre savant lève les yeux de son microscope, c’est uniquement pour regarder l’atmosphère que ces micro-organismes ont produit et dont ils régulent la composition chimique, et entre cette Terre microscopique et ce Ciel macroscopique, il n’y a pour lui rien d’autre qu’un processus.
Sur la nature de Gaïa, la confusion n’est pas moindre :
« Dans cet ouvrage, je parle souvent de l’écosystème planétaire, Gaïa, comme vivant, […]. Lorsque je fais cela, je ne me cache pas que le terme “vivant” relève de la métaphore et que la Terre n’est pas vivante comme vous et moi ou même une bactérie. Dans le même temps, j’insiste sur le fait que la théorie Gaïa elle-même est véritablement de la science et non une simple métaphore. J’utilise le terme “vivant” comme un ingénieur disant qu’un système mécanique est vivant, pour distinguer son comportement lorsqu’il est mis en marche ou arrêté, ou au point mort. » [Médecine, Prologue, p. 6]
« Même si vous refusez d’admettre que le système de la vie et de son environnement sur Terre, que j’appelle Gaïa, soit vivant – vivant comme un arbre –, vous admettrez sûrement qu’il est plus vivant qu’un hélicoptère ou que n’importe quelle machine. » [Médecine, Introduction, p. 13]
« J’ai souvent employé le terme Gaïa en lieu et place de l’hypothèse proprement dite, à savoir que la biosphère est une entité autorégulatrice dotée de la capacité de préserver la santé de notre planète en contrôlant l’environnement physique et chimique. Il s’est parfois révélé difficile de parler, sans circonlocutions excessives, de Gaïa sans la présenter comme un être sensible. » [Hypothèse, p. 19]
On pourrait dire que le fait de ne pas avoir approfondi la notion de vie prête à une certaine ambiguïté dans l’usage de l’analogie du vivant avec une machine. Mais nous voyons avec ces diverses citations que Lovelock entretient la confusion d’une manière intéressée. Il joue constamment sur l’ambiguïté entre le côté unificateur (« holiste » en jargon scientifique) que recèle son hypothèse et le réductionnisme de l’approche strictement scientifique et cybernétique qui est en réalité la sienne. Il le répète à plusieurs reprises et de manière très nette, pour lui Gaïa est avant tout un « système cybernétique » [Hypothèse, p. 153 ; Médecine, Introduction, Comprendre Gaïa, p. 11] ou un « système autorégulateur » des conditions biochimiques de la vie sur Terre, et rien d’autre. C’est cette vision-là qu’il qualifie de « scientifique » parce qu’elle est opérationnelle ; le reste n’est que « métaphore » destinée à appâter le chaland. Lovelock essaie donc de se faire passer pour ce qu’il n’est pas : il prétend être un médecin attentif au chevet de Gaïa alors qu’il n’est qu’un cybernéticien du climatiseur planétaire.
Le lecteur qui éprouve de la sympathie a priori pour l’hypothèse Gaïa, sur la base du sentiment de l’unité de l’être humain avec la nature, est donc en permanence désorienté par les pirouettes de Lovelock qui joue avec les ambiguïtés et les contradictions de ses discours pour faire passer le cynisme et la désinvolture que lui inspire sa vision étroitement cybernétique des choses.
« C’est pour moi une profonde satisfaction que Gaïa puisse être une entité à la fois spirituelle et scientifique. Le courrier que j’ai reçu et les conversations que j’ai eu m’ont appris qu’un certain amour de l’organisme Terre survit, et que nombreux sont ceux qui ressentent le besoin d’intégrer ces fois anciennes à leur système de croyance, à la fois pour eux-mêmes et parce qu’ils ont l’impression que cette Terre dont ils font partie est menacée. Je n’envisage Gaïa en aucune manière comme un être sensible, un substitut de Dieu. Pour moi, Gaïa est vivante, elle fait partie de l’ineffable univers et je fais partie d’elle. » [Âges, chapitre Dieu et Gaïa, p. 256]
Il n’hésite donc pas à en rajouter dans la confusion en utilisant les sentiments religieux et mystiques que peut inspirer Gaïa pour en faire une sorte d’entité abstraite qui plane au-dessus de la vie sur terre afin de faire passer ses vues étroites pour une vision très élevée.
« Un malentendu fréquent de ma conception de Gaïa est que je suis à fond pour la complaisance, que je prétends que la rétroaction protégera toujours l’environnement de tout dommage sérieux que les humains pourraient lui faire. Ce qu’on exprime quelque fois plus crûment par “la Gaïa de Lovelock donne le feu vert à la pollution industrielle”. La vérité est presque diamétralement opposée. Gaïa, telle que je la vois, n’est pas une mère indulgente qui tolère des peccadilles, et elle n’est pas non plus quelque damoiselle fragile et délicate menacée par la brutalité des hommes. Elle est ferme et sévère, maintenant constamment la planète chaude et confortable pour ceux qui obéissent aux règles, mais se montre impitoyable dans sa destruction de ceux qui les transgressent. Son but inconscient est une planète propre à la vie. Si les humains lui font obstacle, nous serons éliminés avec aussi peu de pitié que n’en témoigne envers son objectif le microcerveau d’un missile nucléaire intercontinental en plein vol. » [Âges, chapitre Dieu et Gaïa, p. 250]
En attendant que la foudre divine de Gaïa mette un terme à la folie humaine (perspective somme toute rassurante : il n’y a pas de souci à se faire puisque Gaïa nous rappellera à l’ordre naturel !), la destruction des conditions de la vie continue. Mais cela n’inquiète pas outre mesure Lovelock :
« Dans notre aliénation auto-imposée persistante par rapport à la nature, nous avons tendance à penser que nos produits industriels ne sont pas “naturels”. En réalité ils sont tout aussi naturels que les autres substances chimiques de la Terre, car nous les avons produits et il ne fait aucun doute que nous sommes des créatures vivantes. » [Hypothèse, p. 101]
« Se pourrait-il que la pollution soit un phénomène naturel ? […] Le concept même de pollution est anthropocentrique et il n’est pas impossible qu’il soit totalement hors de propos dans le contexte gaïen. Maintes substances dites polluantes existent naturellement ; il devient de plus en plus difficile de savoir dans quelle mesure l’appellation “polluant” est justifiée. […] Il semble qu’en tant qu’espèce nous sommes déjà en mesure de supporter l’étendue normale d’exposition aux innombrables dangers de notre environnement. Si pour l’une ou l’autre raison l’un de ces dangers devait augmenter, une adaptation interviendrait tant au niveau de l’individu qu’à celui de l’espèce. Ainsi la réaction défensive normale d’un individu à un accroissement de lumière ultraviolette est le bronzage. Il suffit de quelques générations pour que cette modification devienne permanente. » [Hypothèse, p. 132-132] [13]
En bref, quoiqu’il arrive, rien n’a d’importance. Car la cybernétique combinée avec la sélection des espèces dans une perspective gaïenne nous enseigne que tout finira bien par s’arranger au bout d’un moment. Et les manipulations génétiques ne vont-elles pas nous permettre de nous adapter encore plus vite à la dégradation des conditions de la vie sur Terre ? Tout n’est qu’ordre et harmonie et nous vivons dans le meilleur des mondes possibles !
« L’explosion simultanée de l’arsenal nucléaire actuel signifierait certainement la fin de la civilisation industrielle et la destruction quasi totale des mammifères et des plantes à fleurs dans les régions tempérées. Mais la qualification donnée à cet événement dépend du point de vue dans lequel on se place : catastrophe pour l’humanité et les organismes “supérieurs”, accident de parcours pour Gaïa. » [Hypothèse, annexe Réponse à quelques critiques par Gérard Blanc, p. 176 ; voir aussi Hypothèse, p. 61-62]
« Tout est relatif ! » comme disait Einstein. Et Lovelock, comme bien d’autres « penseurs », fait de cette relativité un absolu. Nous avons affaire ici à un nouveau type de nihilisme, bien dans l’air du temps : le nihilisme optimiste pour qui l’apocalypse (nucléaire ou écologique) n’a aucune importance puisque quoi qu’il arrive, il est certain que « la vie continuera » sous d’autres formes. Puisque depuis un moment et encore aujourd’hui « l’humanité dans sa totalité peut être tuée » [14], c’est donc que rien de ce qui fait la vie sur Terre n’a de valeur au regard de l’Histoire ; cessons donc d’être anthropocentriques et sentimentaux ! Cessons d’accorder à notre existence en particulier et à la vie en général une quelconque valeur ! Soyons enfin objectifs et pragmatiques, adoptons le point de vue de Gaïa : un processus cybernétique n’a pas d’état d’âme !
Et pour notre édification, regardons donc Lovelock jouer au docteur avec Gaïa :
« Il existe peut-être des régions du monde qui sont plus vitales pour Gaïa que pour d’autres ; de sorte qu’aussi urgent que soit le besoin de dispenser des quantités de nourriture suffisantes à une population mondiale en accroissement constant, nous prenions garde à ne pas perturber de manière trop radicale ces régions où sans doute s’organise le contrôle planétaire. Les plateaux continentaux et les terres détrempées ont des caractéristiques et des propriétés qui en font les candidats tout indiqués pour ce rôle. Rien n’interdit de penser que nous pourrions créer des déserts et des bols de poussière en certains endroits sans conséquences trop fâcheuses au niveau mondial, mais si par l’effet d’une administration irresponsable et nocive nous dévastons les plateaux continentaux lors de nos premières tentatives d’aquaculture, nous agirons ainsi à nos risques et périls. » [Hypothèse, p. 135]
« Quelles sont les régions de la Terre qui sont vitales pour le bien-être de Gaïa ? Desquelles pourraient-elle se passer ? Nous disposons déjà de quelques informations utiles à ce sujet. Nous savons que les régions du globe se situant à l’extérieur de la zone délimitée par le 45e parallèle Nord et le 45e parallèle Sud sont sujettes aux glaciations, au cours desquelles d’importantes masses de glace et de neige stérilisent la terre et en certains endroits mettent le sol en péril jusqu’à la roche de fond. Même si la majorité de nos centres industriels se situent dans les régions tempérées de l’hémisphère Nord qui sont sujettes aux glaciations, rien de ce que nous y avons fait à ce jour en matière de dégâts et de pollution industriels n’égale les dévastations naturelles de la glace. Il semble en conséquence que Gaïa soit en mesure de tolérer la perte de ces parties de son territoire, qui représentent quelque 30% de la surface de la Terre. » [Hypothèse, p. 151]
Cela évoque les bourreaux de la Chine ancienne qui, paraît-il, organisaient des concours où ils rivalisaient d’adresse : c’est à celui qui arrivait à mutiler le plus un supplicié, jusqu’à en faire une informe masse sanglante, sans pour autant le tuer…
En réalité, notre docteur parle au nom de l’intérêt général du système industriel (véritable processus cybernétique, cette fois). Il estime qu’il serait plus difficile à l’industrie de prendre en charge la régulation de la composition chimique de l’atmosphère que de préserver les zones géographiques et les niches écologiques qui permettent aux micro-organismes de faire la même chose spontanément et pour rien (mais sans rapporter non plus aucun bénéfice à quelque actionnaire que ce soit).
« Ceci adviendrait si, à une densité quelconque de population intolérable, l’homme avait empiété sur la puissance fonctionnelle de Gaïa au point de la rendre impuissante à réagir. Il se réveillerait alors un jour et découvrirait que lui est échue la tâche permanente d’assurer la maintenance planétaire. Gaïa se serait retirée dans les boues et le soin incessant et complexe d’assurer l’équilibre des cycles globaux incomberait désormais à l’homme. Nous nous retrouverions alors bel et bien aux commandes de cet étrange engin, le “vaisseau spatial Terre” et ce qu’il subsisterait de biosphère domptée et domestiquée serait effectivement notre “bouée de secours”. Nul ne connaît à l’heure actuelle le nombre optimum pour l’espèce humaine. L’équipement analytique nécessaire pour fournir cette réponse n’est pas encore assemblé. » [Hypothèse, p.154]
Avouons que nous ne sommes guère intéressés par la question de savoir qui du bon docteur Lovelock, soucieux d’économiser la nature pour assurer le « développement durable » de l’industrie, ou de l’économie capitaliste, soucieuse de substituer l’industrie à la nature pour créer de « nouvelles opportunités de croissance », a raison sur ce point. La mise en œuvre des solutions préconisées par l’un ou l’autre épargnera peut-être à l’humanité de disparaître, mais la survie dans ces conditions, à l’égal de celle du supplicié chinois, vaudra-t-elle encore la peine d’être vécue ?
Car sans avoir recours à un « équipement analytique » plus complexe que notre cerveau et notre sensibilité, il nous semble que la seule limite à la mutilation et à la dégradation des conditions de la vie soit… la mort. Et par conséquent, pour éviter celle-ci, il faudrait d’abord empêcher celles-là et non se préoccuper de faire des calculs prévisionnels – seule chose qui intéresse Lovelock, en l’occurrence – afin de savoir jusqu’où l’exploitation de la nature et des hommes peut aller sans devenir « contre-productive » pour l’industrie. Mais de toute évidence, le sens commun de Mr Lovelock n’a pas été formé au contact de la nature et de la société du genre humain.
Logique de la déraison moderne
Ces différentes citations, outre qu’elles illustrent l’aboutissement ultime du rationalisme morbide des sciences et de l’économie, font apparaître en pleine lumière cette manière typiquement moderniste de considérer les problèmes.
Celui qui parle ne s’exprime plus en tant qu’individu ayant un point de vue autonome, mais en tant que représentant bénévole de la puissance qui le domine. Parce qu’il sait que son existence dépend en tout et pour tout de cette puissance, il s’y est identifié non seulement au point de confondre son intérêt personnel avec l’intérêt général de ce système, mais surtout au point de percevoir la réalité exclusivement du point de vue et dans les termes mêmes de ce système. C’est une manière de compenser l’impuissance et la dépossession que de s’identifier subjectivement avec le mouvement et la puissance du système qui l’a engendrée.
Les rapports avec le monde se définissent alors exclusivement dans le langage de ce système, en termes opérationnels, techniques, cybernétiques, etc. Le progrès se ramène à celui de l’accroissement des forces productives jusque et y compris au détriment des valeurs qu’elles sont sensées réaliser. Dans le fil de cette idéologie progressiste, on considère l’existence de ce système comme acquise et définitive (selon le principe « On ne peut pas revenir en arrière ») et son développement comme inéluctable (selon le principe « On n’arrête pas le progrès »).
Indépendamment des différentes formes qu’il peut prendre, ce langage est celui de l’abstraction. Des entités dépouillées de toute substance à force de vouloir être générales et universelles ont remplacé la réalité vivante et variée. Ces signes insignifiants sont ensuite mis arbitrairement en relation pour leur faire dire n’importe quoi, justifier tout et le contraire de tout – Lovelock est très fort à ce jeu, nous ne donnons ici qu’un maigre échantillon de son talent de confusionniste. Les réalités ainsi vidées de leur sens deviennent à leur tour insignifiantes, il devient possible de les manipuler en toute innocence, avec cynisme et désinvolture, sous prétexte d’efficacité, de pragmatisme, de réalisme, etc.
Plus rien n’a de sens ni de valeur, il n’y a plus de cohérence dans les idées, plus de pensée historique et stratégique non plus. Les réactions au coup par coup sont la règle, car ce qui compte c’est bien que tout finisse par s’arranger au bout d’un moment en sacrifiant tout ce qu’il faut pour cela. Plus rien n’a d’importance, hormis la poursuite de ce processus de déréalisation et dévalorisation de la réalité lui-même. Ce processus n’est autre que celui de l’économie marchande et de la société industrielle qui transforme toute chose en valeur d’échange, désormais les conditions de la vie et les êtres vivants eux-mêmes, en matière à marchandise, en signes monétaires ayant une signification et une valeur toute conventionnelle, c’est-à-dire uniquement pour ce système. C’est-là le fond du travail que l’économie politique capitaliste effectue sur le monde en son entier.
Plusieurs personnes, qui se veulent pourtant critiques et révolutionnaires, ont objecté à ce tableau par trop apocalyptique que la domination ne pourrait jamais parvenir au contrôle absolu auquel elle prétend, qu’une telle réification intégrale du monde est impossible, ou encore que la substitution accomplie de « la simple administration des choses » au « gouvernement des hommes » (selon la formule de Saint-Simon) ne peut être réalisée. En somme, il a été reproché aux diverses personnes qui se définissent comme des « opposants à la société industrielle » de prendre au sérieux le projet politique du capitalisme – dont nous avons seulement cherché ainsi à représenter toute la monstruosité déjà actuelle – sous le prétexte qu’en fait nous reprendrions « le discours que la domination tient sur elle-même » dont le but serait de paralyser toute velléité d’opposition à sa marche [15].
Un Serge Latouche, membre du MAUSS, dans son pauvre ouvrage La Mégamachine (La Découverte, 1995) n’avance pas d’autre argument pour contrer le « pessimisme technophobe » :
« Je souhaite simplement suggérer que la technicisation intégrale du monde relève plus de la science-fiction que de la réalité observable et prévisible. D’une incontestable tendance à une extension de la technique à tous les domaines. […] Jacques Ellul a conclu peut-être hâtivement à un achèvement sans doute impossible du processus. » [p. 156, souligné par l’auteur]
Remarquons au passage que Latouche (tout comme ceux qui nous ont fait des objections semblables) qualifie d’imagination de « science-fiction » ce qu’il reconnaît pourtant être le prolongement logique d’une « incontestable tendance » de la société moderne. Il est assez curieux de voir que tout ces commentateurs ont en commun de passer à côté de l’essentiel, à savoir que le véritable problème n’est pas que l’aliénation absolue des hommes et du monde soit intégralement réalisable ou non, mais bien plus simplement qu’elles aient commencées a être réalisées, et que, contrairement aux époques précédentes, les moyens et la manière dont est mis en œuvre ce projet sont capables de rendre les transformations opérées irréversibles dans une mesure croissante.
Et c’est bien parce que ce projet politique du capitalisme devient une réalité observable, palpable et sensible, qu’il nous semble qu’il faut le prendre au sérieux. Que la domination fasse sans vergogne de tels projets ses discours, tout comme Lovelock spécule sur les possibilités offertes à l’industrie de poursuivre son « développement durable », montre selon nous qu’elle ne craint plus d’apparaître pour ce qu’elle est. Dénoncer les conséquences logiques de ce projet explicite, tenter d’en faire saisir la signification concrète et réelle comme nous le faisons avec Lovelock, peut difficilement être confondu, il nous semble, avec l’apologie de telles perspectives ou la volonté de participer à la paralysie de la conscience. Et il est particulièrement étonnant que nos interlocuteurs considèrent comme un simple « discours » des réalités si aisément observables, des transformations si manifestement écrasantes. Auraient-ils eux aussi développé leur sens commun au seul contact des abstractions du monde moderne ?
Ce genre de critique relève en réalité d’une posture contemplative typiquement progressiste qui consiste à dire, tout comme Lovelock, que tout finira bien par s’arranger au bout d’un moment : le « Sens de l’Histoire » nous étant garantit sur facture par le progrès technologique, les processus autorégulateurs de Gaïa, la lutte des classes, les contradictions du système ou le Jugement Dernier, au choix. Les destructions, les souffrances et les monceaux de cadavres que peuvent receler ces quelques mots désinvoltes, « au bout d’un moment », montrent bien l’indifférence, le mépris pour les hommes et pour la vie, de ceux qui fondent leurs sordides spéculations sur une telle foi – contre toutes les évidences que le XXe siècle a pourtant lourdement asséné.
Ils justifient ainsi pleinement les mots de Cioran :
« Qui provoque les catastrophes ? Les possédés de la bougeotte, les impuissants, les insomniaques, les artistes ratés qui ont porté couronne, sabre ou uniforme, et, plus qu’eux tous, les optimistes : ceux qui espèrent sur le dos des autres ! » [16]
Car il faut croire que la chose est tellement monstrueuse que l’on ne peut pas l’admettre, qu’elle dépasse l’imagination, et que l’on préfère abandonner la logique que de la regarder en face avec toutes ses conséquences. C’est, à notre avis, plutôt ce genre de dénégation qui pousse à la paralysie et d’abord à la paralyse de la raison, de l’intelligence et de la conscience au profit de cette logique de la déraison dont nous avons décrits les principaux traits. Lovelock illustre jusqu’où une telle logique peut aller : pour lui le désastre est évident, il en parle comme un fait, mais en même temps, il dit que cela n’a aucune importance, que ce n’est pas si grave que cela, que tout finira bien par s’arranger. On admet les faits mais on refuse de leur accorder une signification. Cela n’est pas sans évoquer la double-pensée décrite par Georges Orwell dans 1984.
Obscurantisme scientiste
Lovelock pousse très loin la dénégation de l’importance de la crise écologique. Si loin que parfois il dissimule mal quelques préjugés particulièrement sordides :
« Les choses que nous faisons à la planète ne sont pas agressives et ne représentent pas non plus une menace géophysiologique, tant que nous ne les faisons pas à grande échelle. S’il n’y avait sur Terre que 500 millions d’humain, pratiquement rien de ce que nous faisons actuellement à l’environnement ne perturberait Gaïa. […] Ce n’est pas une simple question de surpopulation ; une forte densité de population causerait moins de perturbations dans les régions tempérées de l’hémisphère nord que dans les tropiques humides. » [Âges, p. 214]
« Un slogan comme “la seule pollution, c’est la population” désigne une implacable réalité. La pollution est toujours affaire de quantité. Dans l’état naturel, il n’y a pas de pollution. […] Aucune des atteintes écologiques auxquelles nous sommes actuellement confrontés – la destruction des forêts tropicales, la dégradation des terres et des océans, la menace imminente d’un réchauffement de la planète, la diminution de la couche d’ozone et les pluies acides – ne constitueraient un problème perceptible si la population humaine du globe était de 500 millions. Même avec un milliard d’humains, il serait encore possible de limiter ces pollutions. Mais vu notre nombre – plus de six milliards – et notre mode de vie actuel, elles sont intolérables. Si rien n’est tenté pour les limiter, elles tueront un grand nombre d’humains et d’autres espèces, et modifieront la planète de manière irréversible. » [Médecine, ch. Le fléau des gens, p. 155]
Que faut-il retenir de ces citations ? En fait, ce n’est pas le « mode de vie » des nations industrialisées qui est le problème, puisque si les populations de ces nations étaient seules sur la planète, les conséquences ne seraient pas si graves. Non, le véritable problème pour Lovelock est qu’il y a tout un tas de pauvres dans les zones tropicales qui veulent vivre comme nous et qui pour cette raison engendrent une pollution et une destruction de l’environnement intolérable. Un slogan comme « Salauds de pauvres ! » désigne une implacable réalité !
Lovelock a l’art d’utiliser des problèmes réels pour soutenir ses opinions les plus mensongères et infondées [17]. Car le mensonge que cherche à faire passer ce genre de raisonnement est de ne pas remettre en questions cet étrange « mode de vie » que l’on reconnaît pourtant au passage être si mortifère quand bien même la population ne serait pas si nombreuse. Pour Lovelock, la destruction des conditions de la vie n’a en soi aucune importance puisque Gaïa peut encaisser les coups jusqu’à un certain point. Ce qui importe donc, c’est que cette destruction ne devienne pas trop « perceptible » non seulement pour Gaïa, en remettant en question sa stabilité, mais surtout pour le système industriel, en remettant en question la pérénité du pillage et du gaspillage sur lequel il repose (et notamment le pillage des ressources ces fameux pays dits « en voie de développement » – ce que Lovelock semble vouloir ignorer).
Notre savant reprend donc un préjugé courant dans les sphères du pouvoir et chez ceux qui les fréquentent : « le mode de vie occidental est universellement désiré et désirable ». Ce préjugé, après la décolonisation, a servit à justifier le « développement » et le seul problème était alors de le transformer en injonction pour ceux dont on avait fait des pauvres [18]. Aujourd’hui, les discours autour du « développement durable » intègrent le fait que le « mode de vie occidental » ne peut être généralisé à l’ensemble de la population mondiale, et le problème est désormais : « Comment faire en sorte que le mode de vie occidental reste désirable et désiré ? ». Car il n’est évidemment pas question d’entraver le développement du capitalisme industriel en laissant les gens vivre tranquillement des ressources locales. Le processus industriel a besoin d’extraire de plus en plus de minerais et d’énergie, d’exploiter plus de terre et de travailleurs, et cela participe à rendre partout le recours à la marchandise incontournable, d’abord par la destruction des conditions même qui permettaient de se passer des marchandises. Dans les années à venir, c’est de ce côté-là que vont venir de nombreuses réformes, prétextes au renforcement de la mainmise industrielle sur les moyens et les conditions de la vie.
Lovelock, réussit l’exploit de reconduire les deux termes de la séparation radicale entre l’humain et la nature : la nature doit rester pure et inviolée pour que les frais de maintenance des conditions de la vie sur Terre ne soient pas trop élevés et que la machinerie industrielle puisse continuer à tourner, c’est-à-dire pour qu’elle puisse continuer de soumettre et d’exploiter la nature ! Rien n’illustre mieux cette contradiction que ses déclarations sur l’agriculture :
« Il ne nous est pas possible de survivre sans agriculture, mais il semble y avoir une différence considérable entre la bonne et la mauvaise agriculture. Celle-ci représente probablement la menace la plus importante pour la santé de Gaïa. Nous utilisons pour l’agriculture près de 75% des terres fertiles des régions tempérées et tropicales. C’est à mon avis le changement géophysiologique le plus important et le plus irréversible dont nous soyons responsables. Pourrions-nous utiliser ces terres pour nous nourrir tout en les laissant jouer leur rôle géophysiologique, climatique et chimique ? […] Cela devrait être possible, mais non sans un changement radical dans les habitudes et les mentalités. » [Âges, p. 214]
On remarquera que s’il pose une bonne question, il ne nous dira pas précisément ce qui différencie selon lui la bonne et la mauvaise agriculture. Dans le même ouvrage [Âges, pp. 265-272], il parlera pourtant avec une émotion sincère de la campagne anglaise d’avant l’industrialisation, qu’il a connue dans sa jeunesse. Il a donc pu observer-là l’aboutissement de la civilisation paysanne fondée sur la polyculture-élevage, et il a même quelque peu participé à sa destruction dans les années 1940. Mais si, pour une fois, il évoque son expérience personnelle d’un rapport harmonieux de l’homme avec la nature, c’est parce que pour lui « la campagne anglaise était une grande œuvre d’art » [Âges, p. 271], c’est-à-dire qu’il ne fera que très superficiellement la relation entre ce mode de production et d’existence humaine et cette harmonie avec Gaïa dont il nous rebat les oreilles dans son ouvrage suivant.
« Je pense que le plus grand préjudice que nous causons à la planète et donc la plus grande menace qui pèse sur notre survie provient de l’agriculture. Nous aurons bientôt supprimé plus des deux tiers des écosystèmes terrestres naturels de Gaïa pour les remplacer par des systèmes agricoles. […] Or l’agriculture en général et l’agriculture industrielle en particulier se caractérisent par une inconscience brutale. En un sens, quand nous avons choisi de devenir fermiers, nous avons rompu nos relations avec Gaïa et quitté le paradis. » [Médecine, chapitre Le fléau des gens, p. 156]
Ici, il amalgame indistinctement agriculture traditionnelle (terme qui recouvre une grande variété de pratiques, dont certaines peuvent effectivement être écologiquement néfastes mais de manière ponctuelle et limitées) et agriculture industrielle pour en venir à des considérations bêtement provocatrices dignes d’un John Zerzan [19]. Est-ce là un « point de vue Gaïen » ou « une inconscience brutale » ?
Cela montre à quel point Lovelock ne considère pas l’être humain comme une création de la nature qui, en tant que telle, à l’égal des autres espèces peut aussi participer à la pro-création de la nature pour vivre en son sein le mieux possible. La campagne anglaise n’est plus pour lui qu’un souvenir (quelque chose de purement subjectif donc), elle n’est pas la preuve objective de la possibilité de rapports différents entre l’homme et la nature ; mais c’est une preuve qui dénonce aussi l’agro-industrie, et c’est manifestement ce qui gène aux entournures notre écologiste puisqu’il n’en parlera pas. En tout état de cause, on voit que chez Lovelock, entre ces deux ouvrages, le peu de pensée cohérente a disparu, le peu d’intelligence des problèmes a régressé…
Que propose donc Lovelock pour sortir de la crise écologique et pour soigner la planète, comme sa discipline en a l’ambition ? Lorsqu’il évoque les problèmes des rapports de l’humain et de la nature dans cette optique, le sujet se transforme rapidement en problèmes des rapports de l’homme avec l’industrie.
« Le mouvement écologique lui-même peut parfois être une force puissante qui s’oppose aux réformes concernant l’environnement. Certaines de ces tendances ont une vision anachronique de l’industrie considérée comme irrémédiablement néfaste et polluante. C’est là que l’on trouve ces puristes pour qui toute industrie est intrinsèquement malfaisante et animée uniquement par le profit et le désir de puissance. D’autres rêvent d’un retour à une existence rurale – romantique, certes, mais peu réaliste. Ce type d’absurdité écologique est encouragé par la tendance qu’ont les écrivains et les scénaristes de talent à [diaboliser l’industrie]. Ces envolées moralisatrices feignent d’ignorer le fait que bien peu d’entre nous survivraient si nous abandonnions notre civilisation industrielle. Plus sérieusement, il détourne l’attention du besoin urgent et tout à fait réel qu’à l’industrie de se réformer pour devenir une activité inoffensive, non polluante et énergiquement modeste, fondement d’une civilisation nouvelle en harmonie avec Gaïa. » [Médecine, p. 180]
Ainsi, de son propre aveu, la vision de l’industrie des écologistes n’est pas si « anachronique » que cela, puisqu’il est urgent qu’elle se réforme pour devenir tout le contraire de ce qu’elle est encore !
Dans la même veine, Lovelock constate l’inutilité des mesures gouvernementales ou l’absurdité d’une gestion techno-bureaucratique de l’environnement. Il n’épargne pas ses critiques à l’égard des écologistes et des médias qui dramatisent quelques problèmes ou diabolisent quelques substances au détriment d’une compréhension plus globale – mais lui-même reproduit pourtant ce qu’il dénonce, en voulant au contraire tout « dédramatiser » et en étalant son ignorance crasse des réalités économiques, politiques et sociales. Mais ces différents constats – que l’on pourrait qualifier de relativement honnêtes si les arrière-pensées pro-industrielles de Lovelock ne transparaissaient pas si grossièrement – ne sont bien évidemment pas fait au nom d’une conception supérieure de l’opposition à la dégradation des conditions de la vie. Pour Lovelock, ce n’est ni aux gouvernements [Médecine, p. 177] ni aux écologistes ni aux populations de s’occuper de ce genre de problèmes. L’industrie doit se réformer par elle-même, c’est donc l’affaire des scientifiques, des technocrates, des ingénieurs, et de personne d’autre : le despotisme industriel doit devenir un despotisme éclairé.
Autrement dit, il n’a aucune autre perspective que d’attendre que les choses finissent par s’arranger au bout d’un moment… Et, comme beaucoup d’écologistes, il demande simplement au consommateur d’être un peu plus raisonnable dans ses attentes et un peu plus prévenant envers Gaïa dans ses choix, ce qui revient à entériner le « laisser faire, laisser passer » de l’économie de marché…
Conclusion
La préface de Médecine (p. 3) nous apprend que Lovelock est un « chercheur anglais non-conformiste, indépendant comme il se définit lui-même » (souligné dans le texte), mais ne nous dit pas de quoi il est indépendant. Tout les scientifiques un peu célèbres aiment à se faire passer pour excentriques, non-conformistes, toujours prêts à bousculer-les-idées-reçues-et-les-préjugés-de-leur-temps, etc. Ce n’est en fait qu’une compensation spectaculaire de leur soumission ordinaire à la routine qu’implique le travail scientifique (expérimentation en laboratoire), aux tâches bureaucratiques (collecte des crédits, publications, etc.) et aux mondanités (colloques, séminaires, etc.) [20].
Lovelock, quoi qu’il en dise, est un scientifique comme les autres, aussi borné et scientiste dès qu’il sort de sa spécialité quand bien même elle est aussi vaste que la géophysiologie. Simplement, comme il arrive souvent chez les scientifiques, il a fait une découverte, ou plutôt en l’occurrence formalisé une intuition, dont la portée critique par rapport à la société existante le dépasse. Il ne peut faire que défendre son hypothèse en la consolidant avec toutes les connaissances scientifiques existantes, qu’elle articule effectivement en un tout plus cohérent, et l’enrober de considérations générales sur l’écologie assez inconsistantes et qui n’engagent à rien mais qui suffisent à le faire passer pour « subversif » et rehaussent son prestige à une époque où l’écologie arrive au devant de la scène à cause des nuisances du mode de production industriel.
Son travail proprement scientifique est pourtant tout à fait sérieux, la lecture de ses livres (et notamment Âges) apprend beaucoup de choses sur la genèse de la vie, la formation du climat, ses rapports avec les écosystèmes, etc. Par certains aspects, il fait un travail de vulgarisation scientifique intelligent. Mais ce qui engendre un malaise presque à chaque page, c’est que la perspective est faussée, car par rapport au contexte historique et social de la société industrielle et aux problèmes écologiques qu’engendre son développement, Lovelock n’est absolument pas critique, il est au contraire le fidèle apologiste « de ce qui existe pour la bonne raison que cela existe ». L’approfondissement critique (prolongeant le champ scientifique par l’enquête sur les pratiques de la société industrielle, notamment) qui donnerait à cette hypothèse toute sa portée critique et qui par là contribuerait à structurer quelque peu le discours écologiste de l’époque est le cadet des soucis de Lovelock. D’ailleurs, aucun industriel ni aucune institution ne payeraient quiconque pour un tel travail…
Dès qu’il sort de sa spécialité, Lovelock ne fait donc que répéter les préjugés de son temps et de son milieu. Tout comme un autre docteur, Alexis Carrel, qui dans les années 1935 prônait l’eugénisme en ne faisant que concentrer dans son livre L’homme, cet inconnu tout les préjugés et les fantasmes de puissance liés aux capacités scientifiques et rationnelles d’administration de la société de son temps, sur la base d’une ignorance crasse de l’origine réelle des problèmes sociaux qu’il voulait ainsi régler par des solutions techniques. Lovelock reconduit aujourd’hui les fantasmes de toute-puissance des industriels qui savent qu’ils ont maintenant non plus simplement des populations, mais bien la planète entière pour champ d’expérimentation. Inutile de dire que leur ignorance de l’origine réelle des problèmes sociaux (l’exploitation des humains et de la nature), sans parler des besoins et aspirations humaines, est encore plus crasse qu’auparavant. Il suffit de considérer un instant les credo qui surgissent en filigrane au détour de ses propos (« le mode de vie occidental est universellement désiré », « il n’y a pas de limite », « ce sont les pauvres qui polluent et détruisent l’environnement », etc.). Et, tout comme de par le passé, ils drapent de science leur bêtise et leur ignorance, font passer leurs préjugés stupides pour l’expression de la raison et leurs fantasmes infantiles pour le sens du progrès…
Nous avons essayé de montrer ici en quoi l’hypothèse Gaïa est féconde pour un dépassement de la méthode scientifique expérimentale et une compréhension plus dialectique des rapports de l’humain avec la nature. Nous défendons donc cette hypothèse jusque et y compris contre ce qu’en fait James Lovelock lui-même.
Notre critique de la science moderne, qui cherche à faire apparaître plus nettement les limites de cette dernière, ses insuffisances et la dérive idéologique due à son incapacité à les dépasser, est faite au nom d’une conception supérieure de la connaissance, de la vie et de l’activité humaine, prises comme formant un tout indissociable. Pour préciser et affirmer cette conception, il reste certes encore beaucoup à faire…
Bertrand Louart.
Article publié dans
Notes & Morceaux choisis
Bulletin critique des sciences, des technologies et de la société industrielle
n°5, juillet 2002.
Texte revu et corrigé par l’auteur en juillet 2022.
Bruno Comby
Le nucléaire, avenir de l’écologie ?
TNR, 1996.
Préface du Professeur James Lovelock
Le Pr James Lovelock est considéré, depuis les années 1960, comme l’un des principaux chefs de file idéologiques, si ce n’est le plus grand, de l’histoire de l’écologie. Scientifique indépendant, écrivain, enseignant et Docteur Honoris Causa de plusieurs universités de réputation mondiale, il est l’inventeur sur le plan scientifique du détecteur à capture d’électrons utilisé dans les appareils de spectrométrie, ainsi que des instruments scientifiques ayant permis de détecter le DDT dans les glaces polaires et de suivre les variations du trou d’ozone.
J’ai passé mon enfance dans la campagne anglaise, il y a plus de soixante-dix ans, où nous menions une vie simple, sans téléphone, ni électricité. Les chevaux y étaient encore une source normale d’énergie, et nous osions à peine imaginer la radio et la télévision. Ce dont je me rappelle encore parfaitement, c’est combien la superstition était omniprésente, et à quel point le concept du diable était une réalité de tous les jours, presque tangible. Les femmes et les hommes qui, dans d’autres domaines, faisaient preuve d’intelligence, évitaient craintivement les endroits que l’on disait hantés, et ils auraient supporté bien des désagréments plutôt que de voyager un vendredi tombant le treizième jour du mois. Leurs peurs irrationnelles se nourrissaient de leur ignorance et étaient alors fort courantes.
Je ne peux m’empêcher de penser que de telles peurs existent toujours aujourd’hui, mais que, maintenant, elles se manifestent contre les développements de la science.
Ceci est particulièrement le cas avec les centrales de production nucléaires, qui semblent raviver les craintes qui dans le passé étaient ressenties à l’évocation de cimetières que l’on croyait alors infestés de loup-garous et de vampires les nuits de pleine lune.
La peur de l’énergie nucléaire se comprend par l’association qui en est faite, dans l’esprit des gens, avec l’horreur de la guerre nucléaire, alors que c’est totalement injustifié; les centrales nucléaires civiles ne sont pas des bombes. Ce qui, au départ, était un souci normal de sécurité est devenu une anxiété pathologique dont la responsabilité incombe largement aux media d’information, à la télévision, à l’industrie du cinéma, ainsi qu’aux écrivains de science fiction. Tous ont utilisé la peur de la chose nucléaire comme tremplin idéal pour la vente de leurs produits. Eux, et ceux des politiciens qui pratiquent la désinformation en discréditant l’industrie nucléaire en la désignant comme l’ennemi potentiel, ont tellement réussi dans leur entreprise d’épouvanter le public, qu’il est désormais impossible, dans un grand nombre de pays, de proposer la construction d’une nouvelle centrale nucléaire.
Aucune source d’énergie n’est totalement sûre, même les moulins à vents ne sont pas exempts d’accidents fatals, et l’excellent livre de Bruno Comby donne une juste mesure des grands avantages et des faibles risques de l’énergie nucléaire. Je suis de tout cœur avec lui, et je tiens à insister auprès de vous sur le fait que les dangers qui résultent de l’utilisation des combustibles fossiles (gaz, pétrole, charbon), comme notre source d’énergie principale, sont beaucoup plus importants et qu’ils menacent non seulement les individus, mais la civilisation elle-même. La plupart des pays industrialisés se comportent comme un fumeur dépendant : nous avons tellement l’habitude de brûler des combustibles fossiles pour satisfaire nos besoins, que nous ne voyons même pas ses dangers insidieux qui en résultent à long terme.
Polluer l’atmosphère avec du dioxyde de carbone (CO2) et autres gaz à effet de serre, n’a aucune conséquence immédiate, mais cette pollution continuelle conduit à des changements climatiques, dont les effets n’apparaissent qu’une fois qu’il est pratiquement trop tard pour y remédier. Le dioxyde de carbone empoisonne l’environnement de la même façon que le sel peut le faire pour nous. Un usage modéré n’entraîne pas de dommages, mais un régime quotidien trop chargé en sel peut provoquer l’accumulation dans le corps d’une quantité mortelle.
Nous devons faire la distinction entre ce qui constitue un danger direct pour l’Homme, et ce qui présente un danger indirect en s’attaquant à notre habitat, la Terre.
La peste bubonique, au Moyen Age, a été une cause de dommages directe, a occasionné des angoisses épouvantables, et a tué 30 % des Européens, mais ce n’était qu’une petite menace pour la civilisation, sans conséquence aucune pour la Terre en elle-même. Brûler des combustibles fossiles et transformer des écosystèmes naturels en terres cultivées ne cause pas de dommage immédiat aux populations humaines, mais altère lentement la faculté de la Terre à s’autoréguler et à maintenir, comme elle l’a toujours fait, les conditions propices au développement de la vie. Quoique rien de ce que nous puissions faire ne parviendra à détruire toute vie sur Terre, nous risquons de modifier l’environnement à un point tel que la civilisation s’en trouverait menacée.
Au cours de ce siècle ou du prochain, nous risquons de voir cela se produire à cause d’une modification du climat et d’une élévation du niveau de la mer. Si nous persistons à brûler du combustible fossile à la même cadence que maintenant, ou à une cadence plus élevée, il est probable que toutes les villes qui se trouvent actuellement au niveau de la mer seront submergées. Essayez d’imaginer les conséquences sociales de millions de réfugiés, sans abri, à la recherche d’un morceau de terre sèche pour pouvoir y vivre. Dans leur détresse, ils se retourneront peut-être vers le passé en se demandant comment l’humanité a pu être assez folle pour s’attirer une aussi épouvantable misère en brûlant inconsidérément les combustibles fossiles. Ils pourront, alors, avec regret, se souvenir qu’ils auraient pu éviter tous ces malheurs en tirant avantage de l’énergie nucléaire de manière propre et sûre.
L’énergie nucléaire, quoique potentiellement dangereuse pour les populations, ne présente qu’un danger négligeable pour la planète. Les écosystèmes naturels peuvent supporter des niveaux d’irradiation continuelle qui ne seraient pas tolérés en milieu urbain. La campagne autour du réacteur accidenté de Tchernobyl a été évacuée à cause de son haut degré d’irradiation après l’accident, ce qui rendait la fréquentation de cette zone dangereuse pour les humains, mais cette zone radioactive abrite maintenant une vie sauvage très riche, beaucoup plus riche et diversifiée que celle des régions habitées avoisinantes. Nous appelons les résidus de la production d’énergie nucléaire des « déchets nucléaires », et nous nous faisons énormément de souci au sujet de leur avenir et de leur conservation. Je me demande si, au contraire, nous ne ferions pas bien de les utiliser comme gardiens incorruptibles des plus belles régions naturelles sur la Terre. Qui oserait couper les arbres d’une forêt ayant servi de site de stockage pour les déchets nucléaires ?
La peur du nucléaire est si répandue que les scientifiques eux-mêmes semblent avoir oublié l’histoire de la radioactivité de notre planète. Il est pratiquement certain qu’une supernova s’est produite à proximité, à la fois dans le temps et dans l’espace, de l’origine de notre système solaire.
Une supernova est l’explosion d’une grande étoile. Les astrophysiciens admettent que ce phénomène peut affecter les étoiles plus de trois fois plus grosses que le soleil. Lorsqu’une étoile brûle – par fusion nucléaire – ce qu’elle contient d’hydrogène et d’hélium, les cendres de ce feu s’accumulent au centre, sous forme d’éléments plus lourds, comme le silicium et le fer. Lorsque ce noyau d’éléments inertes, incapables de produire de la chaleur ou de l’énergie et de maintenir la pression auxquels ils sont soumis, excède de beaucoup la masse de notre soleil, alors les forces de gravité, en quelques secondes, provoquent son implosion en un objet de moins de trente kilomètres de diamètre, mais toujours aussi lourd qu’une étoile. Nous avons là, dans l’agonie d’une étoile, tous les ingrédients pour provoquer à nouveau une gigantesque explosion nucléaire. Une supernova, à son maximum, produit des quantités de chaleur, de lumière et de radiations de haute énergie absolument stupéfiantes, à peu près autant que la totalité des autres étoiles de la même galaxie.
Mais une explosion n’est jamais efficace à 100%. Lorsqu’une étoile finit en supernova, les matériaux de l’explosion nucléaire, qui comprennent de l’uranium et du plutonium, ainsi que de grandes quantités de fer et d’autres éléments résiduels, s’éparpillent dans l’espace, comme le fait le nuage de poussières lors d’un essai de bombe à hydrogène.
Ce qu’il y a peut-être de plus étrange, à propos de la Terre, c’est qu’elle s’est ainsi formée à partir des scories de la gigantesque explosion nucléaire d’une étoile encore plus grande que notre soleil aujourd’hui. C’est pourquoi il subsiste, encore maintenant, à la surface de la Terre, suffisamment d’uranium pour reconstituer, à très petite échelle, les réactions nucléaires qui se sont produites initialement de manière beaucoup plus intense à la naissance de notre planète.
Il n’y a pas d’autre explication crédible à la grande quantité d’éléments instables que l’on trouve encore sur Terre aujourd’hui. N’importe quel compteur Geiger indique que nous habitons sur les restes d’une gigantesque explosion nucléaire. A l’intérieur même de notre propre corps, environ un demi-million d’atomes, rendus instables lors de cette explosion initiale, continuent à désintégrer à chaque minute, relâchant une infime partie de l’énergie accumulée lors de cette immense explosion initiale il y a très longtemps.
La vie a ainsi commencé à se développer sur Terre, il y a environ quatre milliards d’années, dans des conditions de radioactivité bien plus intenses que celles qui troublent les esprits de certains écologistes aujourd’hui. De plus, il n’y avait alors ni oxygène, ni ozone dans l’air, si bien que les intenses rayons ultra-violets non filtrés émis par le soleil irradiaient la surface de la Terre. Nous devons garder à l’esprit que ces énergies violentes et ces radiations intenses ont fait partie des conditions qui régnaient lors de la naissance même de la vie sur Terre.
J’espère qu’il n’est pas trop tard pour que le monde suive la France, et fasse de l’énergie nucléaire notre principale source d’énergie. Il n’y a pas d’autre solution viable, propre, écologique et économiquement acceptable, à la dangereuse habitude que nous avons prise qui consiste à brûler des combustibles fossiles.
James Lovelock.
Bruno Comby, Directeur de l’institut Comby (IBC).
Fondateur et président de l’AEPN
(Association des Ecologistes Pour le Nucléaire).
[1] Ces scientistes pérorent donc à propos de l’utilisation pacifique de la bombe atomique quatre mois après le bombardement d’Hiroshima et de Nagasaki. Julian Huxley était un généticien partisan de l’eugénisme, il sera nommé à la tête de l’Unesco en 1946.
[2] La composition de l’atmosphère martienne peut être connue depuis la Terre à l’aide de la spectrographie, l’analyse de la lumière que nous renvoie la planète Mars.
[3] Voir Éléments pour une théorie de la biologie, éd. Maloine, 1980 (ouvrage épuisé) et Histoire de la notion de vie, éd. Gallimard, coll. TEL, 1993 (notamment les chapitres d’introduction et de conclusion).
[4] Cf. article dans Notes & Morceaux Choisis n°4.
[5] Il existe de nombreux phénomènes d’ “auto-organisation” de la matière qui ne sont pas pour autant des manifestations de la vie, car ces derniers n’ont aucune autonomie propre.
[6] Cf. leurs textes les plus récents : Jean-Pierre Berlan, « Lettre à M. Chevassus, Président de la commission du Plan chargée du rapport sur les OGM », Nature & Progrès n°8 ; André Pichot, « La génétique est une science sans objet », Esprit, mai 2002.
[7] Les connaissances scientifiques et le comportement des scientifiques ne se réduisent pas pour autant systématiquement aux seuls intérêts du capitalisme et de l’industrie, même si ces derniers exercent, bien évidemment, une forte pression sur les orientations générales de la recherche.
[8] Revue semestrielle publiée à compte d’auteur.
[9] Cf. Guy Debord, La société du spectacle, 1967.
[10] Cela signifie également qu’il n’y a pas de « lois de la nature » – au sens scientifique classique – en biologie, puisque le propre des êtres vivants est de mettre en rapport selon les circonstances les lois physico-chimiques qui régissent leurs composants. La méthode scientifique expérimentale est donc totalement inadéquate pour appréhender la vie.
[11] Ils sont supérieurs par la complexité de leur organisme et la diversité de ses rapports avec le reste du monde. Cette supériorité n’a rien à voir avec un jugement de valeur : si les êtres vivants inférieurs qui sont leur nourriture et entretiennent les conditions de la vie venaient à disparaître, ils ne pourraient vivre longtemps.
[12] Robert Costanza, «The value of the world’s ecosystem services and natural capital», Nature n°387, 1997, p. 253 à 260.
[13] C’est probablement de la même manière que Lovelock espère voir l’humanité s’adapter à l’industrie nucléaire, dont, malgré ses dénégations (cf. Âges, ch. 7, pp. 205-212) il est un chaud partisan (voir annexe ci-dessous). Parce que, selon lui, cette industrie ne produit pas de CO2 et ne porte donc pas atteinte à la stabilité de Gaïa, il minimise systématiquement le danger que représentent les radiations pour les êtres vivants supérieurs et se fait le relais de la propagande nucléariste la plus vulgaire…
[14] cf. Günther Anders, L’obsolescence de l’homme, Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, 1956. p. 270 (éd. EdN/Ivréa, 2002).
[15] Pour les plus hostiles, qui ont qualifié ces vues de « farce paranoïaque », ce serait même la preuve d’une complicité dans cette paralysie et du caractère réactionnaire de ce genre de critique…
[16] Emil Cioran, Les Syllogismes de l’amertume [1952], Gallimard, Paris, 1987.
[17] Dans L’Écologiste n°7 (juin 2002), on lira la prose du vice-président aux relations extérieures de la Banque Mondiale de 1985 (pp. 30 à 33) qui, en substance, développe le même argument que Lovelock et auquel Teddy Goldsmith (dont nous sommes loin de partager toutes les idées) fait justice.
[18] Sur la genèse et la critique de l’idée de développement, voir de Gustavo Esteva et Wolfgang Sachs, Des ruines du développement, Le serpent à Plumes, 2003. François Partant, La fin du développement, Naissance d’une alternative ?, 1983 (Babel, 1997). Ce livre analyse avec beaucoup de clarté l’économie politique de la société industrielle et cherche à donner un contenu politique aux pratiques “alternatives” ayant pour but d’en sortir.
[19] John Zerzan est un primitiviste américain pour qui l’origine de tous les maux de la société industrielle trouveraient leur source dans l’invention de l’agriculture et de l’élevage au Néolithique, point de départ d’une attitude d’exploitation et de domination de la nature et des hommes. Voir Aux sources de l’aliénation, éd. L’Insomniaque, 1999.
[20] Voir à ce sujet l’article de Carlos Ojeda, La recherche vue de l’intérieur, dans L’Ecologiste n°5.