Bertrand Louart, La collapsologie : start-up de l’happy collapse, 2019

L’avenir était quand même mieux
avant la fin du monde

Publié en 1972, le rapport du Club de Rome, groupe informel et international composé d’éminents hommes d’affaires, de dirigeants et de scientifiques, intitulé Les Limites à la croissance [1] anticipait à l’aide de simulations informatiques les problèmes que posait une croissance économique et démographique sur une planète aux ressources limitées. Il préconisait de « stabiliser » la croissance afin de préserver le système économique mondial d’un effondrement. Il fut par la suite à l’origine du concept de « développement durable » (sustainable development) qui cherche à concilier les aspects économiques, sociaux et environnementaux de l’expansion marchande. Autant essayer de préserver la chèvre et le chou ou le loup et l’agneau des fables de La Fontaine ! Denis Meadows, 40 ans plus tard, a bien été obligé d’admettre que tout a continué. Seuls les discours ont changé, faisant passer pour « écologiques » les nouveaux secteurs industriels qui ont émergé suite à la prise en compte des diverses nuisances générés lors des « Trente Glorieuses » [2].

La Collapsologie, « science de l’effondrement » (collapse en anglais) prétend maintenant élever la prophétie de l’effondrement de la société industrielle à la dignité d’une discipline académique. En France, Pablo Servigne et ses collègues [3] (ci-après désignés par Servigne & Co) sont en quelque sorte devenus les prophètes de cette prospective qui se veut scientifique.

« La collapsologie est l’exercice transdisciplinaire d’étude de l’effondrement de notre civilisation industrielle et de ce qui pourrait lui succéder, en s’appuyant sur les deux modes cognitifs que sont la raison et l’intuition et sur des travaux scientifiques reconnus. » (2015, p. 253)

Depuis ce livre, Servigne multiplie conférences, articles, interviews, plateaux télé et radio et autres interventions sur Internet pour porter partout la bonne parole de l’effondrementalisme [4].

Une « fête industrielle » ?

Selon le député écologiste Yves Cochet, l’effondrement est :

« Le processus à l’issue duquel les besoins de base (eau, alimentation, logement, habillement, énergie, mobilité, sécurité) ne sont plus fournis à une majorité de la population par des services encadrés par la loi. » [5]

A cette définition, on aura reconnu notre vieille ennemie, la marchandise ! Car les collapsologues ont découvert que la production de marchandises est menacée de succomber sous le poids de ses contradictions, qu’ils voient uniquement dans la limitation des ressources naturelles. Et à partir de là, ils n’hésitent pas à déclarer :

« La fête industrielle sera bientôt terminée. » [6]

C’est cela, et rien d’autre, qui les inquiète : car, eux, ils étaient à cette « fête », dans les premières classes et sur le pont de ce Titanic, et ils ont oublié – s’ils l’ont jamais su – que d’autres sous leurs pieds trimaient dans des conditions moins réjouissantes à leur procurer leur « festin ».

Surtout, forts de toutes les données scientifiques qui montrent l’inéluctabilité de l’effondrement, Servigne & Co ne se demandent pas un seul instant comment une civilisation qui a produit les si fantastiques merveilles qu’ils admirent et apprécient tant a pu en arriver à pourrir universellement la planète. Ils se tournent résolument et avec enthousiasme vers l’avenir car ils ont peur de regarder en arrière.

Comme disait Marx : « Nous ne connaissons qu’une seule science, la science de l’histoire ». Or l’histoire recèle la solution de cette étrange énigme qui ne les intéresse pas. Et cette histoire, Servigne & Co sont bien décidés à s’en passer, à n’en tirer aucun enseignement, ils ne veulent pas en entendre parler. Voici comment ils l’évacuent :

« Retrouver le sol, le terrestre, implique aussi de retrouver notre histoire commune avec les autres habitants de la planète. […] Pour retracer l’histoire de l’apparition de la vie, ramenons ces 4,5 milliards d’années à une année de calendrier. […] La révolution industrielle, celle qui nous préoccupe tant […] représente la toute dernière seconde de cette année cosmique. […] Ce récit permet de revoir entièrement notre manière très anthropocentrée de raconter l’Histoire (avec un grand H mais dans une petite seconde). » (2018, pp. 218-220)

Et hop ! « Il y avait de l’histoire, et maintenant il n’y en a plus ! » [7]

La littérature scientifique dont ils sont friands leur aurait montré que la société capitaliste et industrielle est fondée sur la dépossession et l’exploitation des peuples et que l’abondance marchande, tout en étant empoisonnée, repose sur le pillage et le gaspillage des ressources, cela les aurait laissés parfaitement indifférents. Mais que l’on touche à l’avenir qu’on leur avait déjà tout tracé dans cette société, que leur plan de carrière soit remis en question, que le rôle social que l’école et l’université leur avaient assigné et dont elles leur avaient inculqué les codes soit réduit à néant : voilà le véritable scandale ! C’est avant tout l’idée qu’ils se faisaient de leur avenir dans cette société qui s’effondre ; c’est la seule chose qui leur importe, c’est de cela dont ils doivent maintenant « faire le deuil » :

« En effet, commencer à comprendre puis à croire en la possibilité d’un effondrement revient finalement à renoncer à l’avenir que nous nous étions imaginé. C’est donc se voir amputé d’espoirs, de rêves et d’attentes que nous nous étions forgés pour nous depuis la plus tendre enfance, ou que nous avions pour nos enfants. Accepter la possibilité d’un effondrement, c’est accepter de voir mourir un avenir qui nous était cher et qui nous rassurait, aussi irrationnel soit-il. Quel arrachement ! » (2015, p. 23)

Les raisons profondes – historiques, politiques et sociales – de cet effondrement ne les intéressent pas ; seuls les intéressent les causes immédiates – physiques et écologiques – qui viennent conforter la prophétie.

« Derrière cette idée de l’effondrement réside une vision du monde qui met en avant le système plutôt que les acteurs.rices et les rapports sociaux de pouvoirs. L’effondrement viendrait d’abord des “limites” d’un système qui ne fonctionne plus, plutôt que d’injustices sociales. Pour prouver cet effondrement, les collapsologues s’en réfèrent généralement à des données quantitatives, issues des sciences naturelles. Ce faisant, ils effectuent un glissement entre les sciences naturelles et les sciences sociales, en étudiant la société comme un “écosystème”, et en déduisant de données “physiques”, un effondrement social. Cette idée qu’il existerait des déterminismes sociaux découlant de lois de la nature porte un nom : le positivisme. » [8]

Positivisme qui, sous prétexte d’objectivité scientifique, en vient en fait à naturaliser l’ordre social existant, c’est-à-dire à neutraliser la charge critique qu’implique le constat du désastre pour la société actuelle au profit de la prophétie scientifique sur l’effondrement.

Pour Servigne & Co, ce à quoi nous sommes confrontés :

« n’est pas un “problème” qui appelle des “solutions” mais un predicament, une situation inextricable qui ne sera jamais résolue, comme la mort ou une maladie incurable » (2018, p. 30).

Pour répondre à l’angoisse qu’ils ont contribué à créer, nos effondrementalistes croient pouvoir s’appuyer sur un travail réalisé autour de la maladie de Huntington. Il s’agit d’une maladie dégénérative héréditaire, rare et incurable, qui se révèle généralement vers les quarante ans et peut entraîner une mort rapide. Un certain nombre d’idées ont été formulées concernant la manière la plus appropriée d’annoncer la mauvaise nouvelle et de vivre avec elle.

« Il y a trois leçons à tirer de ce parallèle avec la maladie. La première est d’arrêter de se battre, car cela n’apporte pas grand-chose de constructif […]. La deuxième leçon est qu’on ne peut pas annoncer que “tout est foutu” (et encore moins sans préciser ce qui est foutu) […]. La troisième est que, à la suite des deux types d’annonce [la mort et l’effondrement], il faut retrouver confiance en soi par la création, l’exploration, le partage des expériences. » (2018, pp. 61-62)

Le problème est que la « maladie » dont nous souffrons n’est pas « héréditaire » ou « génétique », c’est-à-dire « naturelle » : elle est historique, sociale et politique. Car quelle est la cause principale de la catastrophe grandissante ? La croissance à tout prix, résultat de la concurrence pour le profit maximum. Par conséquent, si on veut trouver un point de comparaison dans le domaine médical, ce n’est pas une maladie génétique qu’il faut choisir, mais une maladie provoquée par la course au profit. L’asbestose, fibrose pulmonaire due à l’inhalation prolongée de poussière d’amiante, constituerait donc un meilleur exemple. Car qu’ont fait les victimes de cette maladie ? Se sont-elles résignées à leur sort ? Non, elles se sont mobilisées avec acharnement contre les entreprises de l’amiante parce que celles-ci les ont empoisonnées, en toute connaissance de cause, pendant des décennies et avec la complicité des gouvernements. Dans ce contexte, « arrêter de se battre » signifie rien moins que capituler face à l’exploitation, tendre l’autre joue en se résignant à l’injustice [9].

Résilience et adaptation

Servigne & Co privilégient la notion de résilience d’un système au détriment de toute forme de résistance individuelle ou collective. L’idée de résilience, définie comme la capacité à se remettre d’un choc extérieur, sur lequel on n’a pas prise, sous-entend que l’origine et les responsables de ce bouleversement finalement importent peu, ce qui importe étant de survivre.

« Il ne s’agit pas de résister au changement ou de vouloir nécessairement retrouver le même état, mais bien de rebondir en s’ouvrant à la possibilité de se transformer pour ne pas perdre certaines de ses fonctions. » (souligné par les auteurs, 2018, p. 123)

Le « système » doit avant tout « gérer », en termes d’inputs et d’outputs, ce qui lui arrive sans faire intervenir les sentiments, le vécu, la signification des événements autrement que comme « variables d’ajustement ». Nous sommes là devant une pensée cybernétique, c’est-à-dire le langage de la domination, ici mis à l’usage des dominés, où la seule perspective consiste à survivre et s’adapter.

La collapsologie est une forme nouvelle du progressisme, au sens où elle attend de l’avenir la solution des maux du présent. Cette fois, c’est l’effondrement de la société marchande et industrielle qui va nous – du moins, les survivants – obliger à être vertueux écologiquement. Et comme pour le Progrès, que pas plus que l’effondrement on ne peut arrêter, il faut dès maintenant s’y préparer. Car la collapsologie est avant tout une idéologie de cadres ; sa principale injonction est : « il faut s’adapter ! » Cela ne signifie pas seulement se conformer à l’ordre des choses existant, mais surtout – puisque, pour les cadres qui sont le relais de la direction de l’entreprise, « gouverner, c’est prévoir ! » – anticiper l’évolution future et agir dès maintenant en conséquence [10].

On ne peut donc même pas dire :

« L’attente d’une catastrophe, d’un auto-effondrement libérateur du système technique, n’est que le reflet inversé de celle qui compte sur ce même système technique pour faire venir positivement la possibilité d’une émancipation : dans l’un et l’autre cas, on se dissimule le fait qu’ont justement disparu sous l’action du conditionnement technique les individus qui auraient l’usage de cette possibilité, ou de cette occasion ; on s’épargne donc à soi-même l’effort d’en être un. Ceux qui veulent la liberté pour rien manifestent qu’ils ne la méritent pas. » [11]

Car ce que veulent Servigne & Co, ce n’est pas la liberté, mais simplement survivre à l’effondrement, quelle que soit la manière dont les choses tournent ensuite. Pour nos scientifiques, la liberté et l’oppression ne sont pas des variables quantifiables, des notions mathématisables, tout au plus peut-on évaluer leur efficacité :

« Avec le niveau ahurissant de complexité de nos immenses sociétés, il y a de quoi se poser la question de la pertinence de telles architectures [hiérarchiques] de pouvoir. Non seulement elles nous rendent bien plus vulnérables et moins résilients en cas de grandes perturbations […], mais, par leur rigidité, elles sont devenues des facteurs d’aggravation des catastrophes. » (2018, pp. 207-208)

A l’aune de telles déclarations, on comprend que nos effondrementalistes n’ont jamais mis les pieds dans un atelier, une usine ou une entreprise que comme consultants pour la direction, jamais comme ouvriers ou employés [12]. Ce qui explique aussi qu’ils ont accepté des invitations à exposer leur collapsologie au Ministère de l’économie à Bercy [13] et à l’Elysée, et devant les fédérations patronales de Belgique et de Suisse, notamment.

En cas d’accident nucléaire en France, par exemple, grâce aux conseils bienveillants de Servigne & Co [14], nul doute que la gestion par l’État et l’Armée des populations contaminées sera « co-construite » de « façon respectueuse et équitable » avec les « indigènes » et que le « retour d’expérience » sur cet effondrement partiel et localisé permettra « d’enrichir la pratique scientifique » des collapsologues afin qu’à l’avenir ils soient capables de « mieux gérer » un effondrement plus global [15]

Car avec ces visites dans les allées du pouvoir, il s’agissait probablement pour eux d’éclairer ceux qui nous gouvernent, puisque dans n’importe quelle catastrophe industrielle ou écologique particulière comme avec l’effondrement général de la civilisation, « nous avons besoin de tout le monde » et « nous sommes tous sur le même bateau » (2018, p. 275 et 280).

« La fin de ce monde annonce de grands décloisonnements et des alliances improbables. Qui ne comprend pas cela, qui s’en offusque, ou qui ne le souhaite pas, se prive de pans entiers de la vie. C’est-à-dire en premier lieu de la survie. » (2018, p. 280)

Traduction en bon français : qui critique, conteste et résiste sera abandonné à son triste sort. On ne saurait dire plus clairement que Servigne & Co privilégient avant tout la survie et l’adaptation, au détriment de la lutte contre les fauteurs de désastre et de l’émancipation de la domination et de l’exploitation capitaliste [16].

C’est aussi à ce ton de menace à peine voilé que l’on reconnaît les gourous de secte. Car la prophétie se double bien sûr d’une nouvelle eschatologie [17].

La transition intérieure…
vers le survivalisme

Ne voulant surtout pas analyser les causes socio-politiques du désastre en cours, et voulant encore moins influer sur elles – persuadés que leur prophétie scientifique va se réaliser – Servigne & Co se retournent résolument en eux-mêmes, vers les sentiments que leur inspirent l’effondrement à venir, la subjectivité et les affects qu’ils génèrent chez les convertis. Et comme nos « scientifiques » sortent là de leur « zone de confort » – qui les a dispensés de s’interroger sur le monde dans lequel ils vivent – ils versent immédiatement dans le grand n’importe quoi.

En effet, dans leur dernier ouvrage Servigne & Co se focalisent sur ce que ressentent les individus face à l’annonce de la prophétie de l’effondrement avec une approche écopsychologique et narcissique où les réponses collectives et les luttes ne sont là que comme décors pour ce théâtre d’ombres. Pour eux, « ne pas annoncer que “tout est foutu” » signifie qu’il faut avant tout « passer par un processus de deuil » du monde existant et par une « transition intérieure » afin d’accepter et de se préparer à ce qui est présenté comme inéluctable.

Car depuis leur premier ouvrage, la foi en l’Effondrement, la certitude Scientifique de son inéluctabilité sont le ciment de tout un ensemble de nouveaux croyants [18]. Les groupes de discussion sur l’effondrement et les moyens d’y faire face se multiplient sur les réseaux sociaux. Et si l’on ne peut que se réjouir que des personnes, prenant conscience du désastre écologique que constitue la société capitaliste et industrielle, changent complètement de vie et cessent de participer autant que possible à cette société, le caractère très dépolitisé de la collapsologie n’amène pas nécessairement à une plus grande lucidité sur ce système.

« “Quand on voit qu’on détruit la planète et que les gouvernements ne font rien, on se dit que tout va s’écrouler un jour”, expose calmement Amélie, 38 ans, entre deux bouchées de purée maison. » (Le Monde du 5 février 2019)

[Voir Igor Babou & Joëlle Le Marec, Désétatiser nos imaginaires politiques et nos savoirs scientifiques, revue Terrestre n°7, septembre 2019]

Pas plus qu’ils ne se posaient hier de questions sur l’origine du Progrès, ils ne s’en posent aujourd’hui sur les causes de l’Effondrement, trop occupés qu’ils sont à préparer la seule chose qui leur importe, leur salut dans l’au-delà ; c’est-à-dire leur avenir après l’effondrement – lequel risque fort de reproduire les mêmes tares que le présent.

Comme le constate Pierre-Henri Castel :

« Les conditions totalement nouvelles de la politisation de ce qui nous reste à vivre sont traitées sur un mode pas même utopique, mais régressif et teinté de survivalisme New Age. » [19]

Ayant, comme on l’a vu, aboli l’histoire sociale au profit de l’histoire naturelle, ils se penchent sur la « nature humaine » telle que l’a analysée le psychiatre suisse Carl Gustav Jung (1875-1961).

Dans la troisième partie de Une autre fin du monde…, où ils exposent leur « collapsosophie », ils nous invitent à nous « ré-ensauvager » en « dansant avec nos ombres », afin de « vivre avec tous les aspects de nos vies qui nous semblent inacceptables » [sic]. Il s’agit de « renouer avec nos racines profondes ». Celles-ci ne sont autres que :

« les archétypes au sens défini par Jung, à savoir des symboles primitifs, universels, appartenant à l’inconscient collectif, une forme de représentations préétablies [sic] qui structurent la psyché. » (2018, p. 242).

Pour Jung, plus un groupe humain est développé, plus il a refoulé ses racines primitives, sauvages et barbares. Or, celles-ci sont sources de vitalité et de créativité. Chaque peuple doit les retrouver pour les assumer, faute de quoi les « archétypes » resurgiraient violemment, hors de tout contrôle. Soit une conception très essentialiste de la « nature humaine » et de l’ « âme des peuples » qui se prête aisément à diverses dérives mystiques et racistes. Jung aurait d’ailleurs collaboré avec les nazis de 1933 à 1939 [20].

Il semble que Servigne & Co soient arrivés à Jung notamment en lisant certaines auteures écoféministes. Logiques avec la naturalisation des rapports sociaux qui est un de leurs réflexes caractéristiques, nos effondrementalistes semblent s’être limités à cette branche de l’écoféminismes qui essentialise les différences entre hommes et femmes. Estimant que « les hommes souffrent aussi de la blessure secrète du patriarcat », ils plaident pour la « réconciliation hommes-femmes » et nous invitent à pratiquer à cet effet des « rituels initiatiques ».

Question rituels, les auteurs recommandent leurs bonnes adresses : aux lecteurs mâles, ils conseillent de suivre, comme ils l’ont fait eux-mêmes, les week-ends d’initiation du « nouveau guerrier » (New Warrior Training Adventure) organisés par le ManKind Project (2018, chapitre 8 “Grandir et pacifier”). Ce ManKind Project est un business mis sur pied par trois américains à l’initiative d’un certain Bill Kauth. Pour ce psychothérapeute jungien, il s’agissait de répondre à la vague féministe des années 1980. Impressionné par le potentiel émancipateur des groupements féministes, Kauth décida de mettre sur pied des groupes non mixtes censés permettre aux hommes aussi de se libérer. Servigne & Co se retrouvent avec Kauth, qui ne rate pas une occasion de « s’excuser auprès des femmes pour les cinq millénaires [sic] de domination qu’elles ont subis ». Là où Jung s’intéressait à « l’âme germanique », son disciple Kauth s’intéresse à « l’âme masculine ».

L’entrée dans le ManKind Project commence par un week-end initiatique très encadré, au cours duquel les participants sont soumis à diverses épreuves physiques et émotionnelles rudes. Le but est de transformer les hommes en les amenant à retrouver les racines profondes de leurs ancêtres préhistoriques, ces guerriers et leur âme de mâles adultes, sains, droits et courageux d’avant le patriarcat. Bref, assumer complètement leur « archétype masculin », d’où la dénomination « nouveaux guerriers »… Entre autres rituels, les participants dansent nus la nuit dans la forêt, autour d’un grand feu, au son des tambours. Au terme du week-end, ils sont censés être apaisés et sereins, débarrassés de leur culpabilité. Conscients de leur « magnificence d’hommes », ils « retrouvent le chemin d’un masculin sacré ».

Il faut être assez naïf et stupide pour croire aux vertus féministes et émancipatrices de telles simagrées. Que les hommes soient déstabilisés par le féminisme, c’est une évidence, puisque nous vivons dans une société où les hommes dominent les femmes. Le ManKind Project a manifestement pour but de neutraliser l’inquiétude que suscitent les mouvements féministes chez certains hommes en exaltant les « vertus masculines ». En fait, il n’est rien d’autre qu’une branche du mouvement masculiniste [21].

De même, dès le début de leur dernier ouvrage, Servigne & Co se lancent dans une sorte de réhabilitation du survivalisme. Si l’on apprend quand même que certains survivalistes sont « proches de l’extrême droite », c’est pour déplorer qu’ils « participent à la mauvaise réputation du survivalisme » (2018, p. 21), ce qui est vraiment fort regrettable.

Car plus loin (2018, pp. 257-258), Servigne & Co appellent à des alliances entre les BAD – Bases Autonomes Durables, popularisées par le survivaliste d’extrême droite Piero San Giorgio et son livre Survivre à l’effondrement économique, paru en 2011 (cité dans 2018, p. 257, note 475, sans plus de précision quant aux accointances politiques de l’auteur) – et les ZAD – Zones A Défendre telle que Notre-Dame des Landes – sans que l’incompatibilité manifeste entre ces deux formes de projet politique saute aux yeux de nos collapsologues. Les ZAD sont basées sur la confrontation pour se libérer collectivement, les BAD sur la fuite pour se replier individuellement et se défendre contre les « autres », les pauvres et les imprévoyants [22].

Le phénomène survivaliste touche aujourd’hui un public bien plus large que les libertariens, mais cela ne constitue pas vraiment une bonne nouvelle. Il s’agit avant tout d’un énorme marché en pleine expansion, une sphère où se croisent désormais « bobos et fachos » qui offre une tribune discrète mais importante (10 000 personnes lors du deuxième salon du survivalisme qui s’est tenu à Paris du 22 au 24 mars 2019) à des individus et organisations d’extrême droite.

Servigne & Co peuvent également consacrer plusieurs pages aux thèses sur l’effondrement de l’ingénieur russo-américain Dmitry Orlov (2015, pp. 187-191) sans mentionner que ce personnage est un complotiste réactionnaire et xénophobe.

Si nos effondrementalistes veulent par là insister sur le fait que « nous sommes tous dans le même bateau » (2018, p. 280), il nous faut constater que ça commence déjà à sentir la pourriture dans les cales de ce navire [23], avant même qu’il soit en perdition…

La permaculture…
et la mobilisation générale

Il est symptomatique que dans les ouvrages de Servigne & Co, on ne trouve aucune réflexion sur l’organisation économique et technique après l’effondrement, autre que sur le mode survivaliste. Afin d’atténuer les ambigüités de ce dernier, ils mettent en avant la permaculture, étendue à tous les aspects de la vie :

« Dès lors, la permaculture devient plus qu’une technique agricole : c’est une autre façon de concevoir le monde, un changement philosophique et matériel global. C’est une vision éthique des sociétés futures, qui seront confrontées à l’évolution des régimes énergétique et climatique. » (Le Monde du 23 juillet 2019)

Pourtant, si l’on prend au sérieux la prophétie de l’effondrement, il est évident que ce ne seront pas seulement des jardins et des cités en permaculture qui permettront d’y survivre.

« En effet, peu d’habitants des pays riches savent manger, construire leur maison, s’habiller ou se déplacer sans l’aide du système industriel. Tout l’enjeu consiste donc à s’organiser pour retrouver les savoirs et les techniques qui permettent de reprendre possession de nos moyens de subsistance avant de pouvoir se débrancher [du système industriel]. Les chemins de l’autonomie sont dès lors collectifs […]. » (2015, pp. 241-242)

Collectifs, mais pas politiques [24]. Dans ce passage sur une des « politique de l’effondrement » possible, Servigne & Co signalent ensuite que David Holmgren, « co-créateur du concept de permaculture », a dans un texte de 2013 proposé de se débrancher du système industriel aussi vite que possible :

« Selon lui, si 10% de la population des pays industrialisés arrivaient à s’investir pleinement dans des initiatives de résilience locale hors du système monétaire, ce dernier pourrait se contracter au point d’atteindre un seuil de basculement irréversible. Un “boycott systémique”, voilà ce qu’on appelle une politique de black-out ! » (2018, p. 243)

Au-delà des spéculations plus ou moins hasardeuses sur la capacité à susciter un effondrement par boycott plus ou moins étendu, cette « politique du grand débranchement » s’apparente à l’idée de réappropriation de la subsistance que nous défendons par ailleurs [25], à savoir articuler l’encouragement à la dissidence vis-à-vis du monde marchand aux résistances, luttes écologiques, sociales et politiques. Mais Servigne & Co ne semblent pas saisir l’importance pratique – afin de répondre aux nécessités vulgairement matérielles et organisationnelles de la survie – d’une telle réappropriation collective et politique des savoir-faire. Cette idée disparaît complètement de leur dernier ouvrage au profit de choses plus douteuses.

Dans une section hallucinante intitulée “Une mobilisation… comme en temps de guerre” [26], Servigne & Co déclarent sans rire :

« Il y a une réelle urgence et la taille de l’enjeu est immense. […] Alors pourquoi ne pas déclencher un gigantesque effort de guerre, comme lorsque les Alliés et l’URSS ont vaincu les nazis ? Pourquoi ne pas lancer de grands projets Manhattan [nom de programme de construction de la Bombe Atomique lors de la 2nd Guerre Mondiale], mais sous forme de milliers de petits projets low tech et avec des fins de désarmement ? Pourquoi ne pas organiser des “grands débarquements” destinés à stopper la désertification en reboisant massivement ? […]

Ce récit est puissant dans nos contrées, car il fait écho à notre expérience de la Seconde Guerre Mondiale, à ses victoires militaires et à ses reconstructions rapides et à grande échelle. Tout cela fait vibrer le sens du sacrifice, de l’héroïsme, de la défense des valeurs sacrées, d’une identité, d’un territoire, etc. » (2018, p. 178-179)

C’est reparti comme en 1940 [27] ! Rien de tel qu’une bonne guerre ! Cette fois pour la noble cause de l’écologie :

« Dans les années 1940, et grâce à un formidable effort de guerre, les États-Unis sont parvenus à renoncer un moment à la culture de consommation et du gaspillage. En 1943, les “Victory Gardens” mobilisaient plus de 20 millions d’américains et produisaient 30 à 40% des légumes du pays ! Le recyclage, le covoiturage et même le rationnement furent la règle aux États-Unis pendant quelques années. » (2015, p. 244)

Il faut quand même être passablement stupide et ignorant pour oublier que si le gouvernement des États-Unis a obligé ses citoyens à « renoncer un moment à la culture de consommation et du gaspillage » c’est avant tout afin de soutenir « la culture de consommation et du gaspillage » des militaires lors d’une guerre à l’échelle mondiale ! Et il ne leur vient même pas à l’idée que c’est aujourd’hui le même principe qui est mobilisé dans la propagande en faveur du greenwashing : les « petits gestes écocitoyens » mis en avant, à travers le tri des déchets et la « consommation responsable », permettent justement à l’industrie du recyclage de se développer sur la base de ce travail fantôme [28] et à de nouveaux « marchés verts » d’être créés, sans qu’à aucun moment ne soit remise en question la croissance économique indéfinie ; c’est-à-dire la guerre mondiale contre le vivant.

Pourtant, à un moment, ils évoquent bien la principale contradiction qu’implique une telle « mobilisation générale » :

« Ce sont précisément les moyens d’une mobilisation rapide et puissante (les machines et le pétrole) qui sont aussi les ennemis à abattre ! » (2018, p. 179)

Mais ils passent outre ce petit problème trivialement pratique et bassement matériel aussi vite qu’ils le mentionnent ; les moyens sont neutres vis-à-vis des fins, n’est-ce pas ? Et ils ne sont pas là pour faire de la politique, c’est-à-dire comprendre les enjeux qui relient pouvoir politique et puissance matérielle dans les sociétés industrielles. Servigne & Co concluent néanmoins :

« Malgré tout, nous pensons que ce récit pourrait être porteur […] cet imaginaire de mobilisation générale vient nourrir ce qui manque aux mouvements de la transition : une coordination efficace. L’alignement, même temporaire, sur un récit commun donnerait un immense coup de fouet [sic] à toutes ces personnes qui ressentent une profonde envie de changer le monde, mais qui ne trouvent pas de satisfaction dans les injonctions aux petits gestes quotidiens. » (2018, p. 180-181)

Et donc autre petit problème occulté par ces spéculations : « une coordination efficace » sous la direction de qui ? Et un « un immense coup de fouet » sous quelle férule ?

Pour Servigne & Co ce ne sont là que des « récits », des histoires que l’on se raconte pour imaginer la sortie de l’effondrement. Car, pour eux ce sont les « grands récits » qui gouvernent le monde [29]. L’histoire sociale et surtout les structures de pouvoir et les conséquences de leur existence se dissolvent dans le « récit » qu’on en fait. Rêver l’effondrement (sans avoir conscience des atrocités que l’on raconte) est tellement plus agréable que de regarder la réalité actuelle en face, n’est-ce pas ?

Bêtise politique

Ces différents exemples dénotent d’une certaine bêtise politique de la part de Servigne & Co, c’est-à-dire de l’incapacité à penser l’existence du pouvoir politique en tant que forme de domination.

Dans une tribune au journal Le Monde, Agnès Sinaï, Pablo Servigne, et Yves Cochet exposent de manière très synthétique leur conception de l’effondrement. Sur les causes qui vont inéluctablement le faire advenir, on peut lire ceci :

« Ainsi, l’effondrement est inévitable non parce que la connaissance scientifique de son advenue est trop incertaine, mais parce que la psychologie sociale qui habite les humains ne leur permettra probablement pas de prendre les bonnes décisions, au bon moment. » (Le Monde du 23 juillet 2019)

Voilà une belle manière de naturaliser le capitalisme ! Les structures de pouvoir, l’État, les entreprises, les institutions, les classes sociales, l’économie, l’industrie et la dynamique du marché, etc., tout ça n’existe pas pour nos collapsologues. Non, pour nos savants qui ont bien étudié la chose, c’est juste un défaut dans la « nature humaine » qui est responsable du désastre. C’est juste « les humains » (les dirigeants ?) qui ne sont pas capables de prendre les « bonnes décisions » dans une situation trop complexe. Et ce n’est là que « l’expression de caractéristiques banales de l’espèce humaine lorsqu’un événement extraordinaire s’annonce » (art. cit.). Autrement dit, la domination n’est pas le problème. Il est même possible de penser qu’elle aurait pu être la solution si seulement elle avait été encore moins dépendante de la « nature humaine », c’est-à-dire encore plus impersonnelle, froide et calculatrice.

En tant que jeunes cadres dynamiques, Servigne & Co semblent persuadés que le pouvoir de gouvernement s’exerce avant tout pour organiser la société et diriger les citoyens vers des objectifs communs, et non pour soutenir les intérêts des classes possédantes et la domination du capitalisme industriel [30]. Il est à craindre qu’aucun article scientifique publié dans une revue à comité de lecture ne pourra les déniaiser sur ce point !

A un tel degré de bêtise politique, on peut se demander à quoi et à qui vont servir les collapsologues et leurs dupes. Une chose est sûre, certainement pas à l’avènement d’une société émancipée des formes de domination dont ils ne veulent pas voir l’existence ni penser le rôle politique dans le maintien du statu quo

Ce qui n’empêche pas que, fort de son audience médiatique, Pablo Servigne donne des leçons de stratégie politique :

« Le chercheur indépendant et collapsologue Pablo Servigne fait une distinction entre “la participation au débat politique, nécessaire” et le fait d’être valorisé par ce milieu. “Nous devons refuser de parvenir, ne pas accepter les honneurs qui sont autant de pièges qu’on nous tend, n’être que des étrangers, de passage”. » [31]

C’est curieux, mais il semble qu’un certain Servigne Pablo ait fait exactement tout le contraire ces dernières années…

Il y a quelque chose de franchement indécent à gémir sur l’avenir – pardon, à « faire le deuil » – de la société capitaliste et industrielle sans dénoncer, aujourd’hui et maintenant, le lot de souffrances, d’exploitation et de destructions sur lesquelles elle repose déjà depuis deux siècles. Ces réalités historiques et sociales sont manifestement quelque chose qui indiffère profondément nos effondrementalistes qui de par leurs origines et positions sociales n’ont jamais eu affaire qu’avec les « bons côtés » du système.

C’est bien sûr cela qui leur assure de la réputation et du succès auprès des médias et des dirigeants. Le fait d’annoncer l’effondrement de la société marchande sans remettre en question la marchandise et les rapports sociaux d’exploitation et de domination qui vont avec. Au moment où le capitalisme industriel est en train de chercher à se recomposer, exploitant la crise écologique pour trouver de nouvelles manières de contraindre travailleurs et consommateurs à consacrer plus de temps et d’énergie au système même qui les dépossède des choses de plus en plus élémentaires.

Et donc, lorsque Servigne & Co nous annoncent qu’ « une autre fin du monde est possible », en fait, il s’agit de la même ! Celle que nous préparent d’ores et déjà les dirigeants politiques et économiques en étant bien décidés à ne rien céder de leurs privilèges et de leur pouvoir, à continuer à faire tourner la machinerie industrielle en la repeignant en vert tout en culpabilisant les populations pour leurs « comportements irresponsables » et leurs « peurs irrationnelles ».

Mais que l’on se rassure :

« Il n’y a rien d’incompatible à vivre une apocalypse et un happy collapse [effondrement heureux, en anglais]. » (2018, p. 281)

Pablo Servigne, Yvan Saint-Jours (entre autres fondateur du magazine Kaizen) et Denys Chalumeau (homme d’affaires colibri qui a fait fortune dans le numérique) ont donc fait appel au crowfunding pour pouvoir réaliser « la dernière revue avant la fin du monde » qu’ils ont baptisée Yggdrasil et qui a pour objectif, de nous faire « vivre avec les catastrophes et avec les mauvaises nouvelles qu’elles charrient » tout en « nous reconnect[ant] à la source jaillissante de l’enfance : la joie » [32].

Avec la start-up de l’happy collapse, je positive quoi qu’il arrive !

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Yggdrasil est l’Arbre Monde dans la mythologie nordique. En exergue, de la troisième partie de leur dernier ouvrage, on trouve cette citation de K.G. Jung :

« Aucun arbre ne peut pousser jusqu’au paradis sans que ses racines n’atteignent l’enfer. » (2018, p. 195)

Servigne & Co nous promettent « du sang, du labeur, des larmes et de la sueur » [33]. Mais rien de tout cela n’a de gravité ni d’importance en comparaison de « la joie » qu’ils éprouvent face à la perspective de pouvoir survivre, même dans l’enfer qu’ils auront contribué à étendre et perpétuer…

Confusions

Au-delà du cas particulier de Servigne & Co, l’idée même d’effondrement est problématique.

Derrière cette idée, sont en fait confondues deux choses très différentes. D’une part, la dégradation continue des conditions de la vie humaine autant que naturelle, qui sont constitutives de notre existence libre et autonome, sous l’effet de l’expansion prédatrice du capitalisme industriel. Et d’autre part, l’effondrement de la société capitaliste et industrielle sous l’effet de la raréfaction des ressources fossiles nécessaires à la production de marchandises dont actuellement nous dépendons largement pour notre existence. Les effondrementalistes amalgament ces deux problèmes – au prétexte que dans les deux cas c’est notre existence qui est menacée –, comme si le premier et le second étaient nécessairement liés. Or l’analyse critique du capitalisme industriel montre précisément que la valorisation marchande se réalise essentiellement grâce à une artificialisation croissante de l’existence humaine.


L’homme encapsulé, 1967

Voyez cet astronaute entièrement équipé pour son devoir : une créature écailleuse, ressemblant davantage à une fourmi démesurée qu’à un primate – certainement pas à un dieu nu. Afin de survivre sur la Lune, il doit être enfermé dans un vêtement plus lourdement isolant encore et devenir une sorte de momie ambulante sans visage. Tandis qu’il s’élance dans l’espace, l’existence physique de l’astronaute est purement fonction de la masse et du mouvement, réduite à la pointe d’épingle d’une intelligence sensible aiguë exigée par la nécessité de coordonner ses réactions avec l’appareil mécanique et électronique dont sa survie dépend. Voici le proto-modèle archétypal de l’Homme Post-Historique, dont l’existence de la naissance à la mort serait conditionnée par la mégamachine et conçue pour se conformer, comme dans cette capsule spatiale, aux exigences fonctionnelles minimales par un environnement non moins minimal – l’ensemble contrôlé à distance.

Lewis Mumford, Le Mythe de la machine, vol. II, 1967.


La conquête spatiale, où la survie immédiate de l’être humain est totalement dépendante d’une machinerie très complexe et donc de sa relation avec le système économique et technologique qui en assure le fonctionnement, est comme une sorte de modèle emblématique du capitalisme industriel [34]. La science-fiction a déjà abordé le thème de la survie de l’humanité alors que la dégradation des conditions d’une vie libre et de la nature atteint le stade terminal [35]. Tout cela devrait donc plutôt inciter à prendre au sérieux la formule de Walter Benjamin :

« Il faut fonder le concept de Progrès sur l’idée de catastrophe. Que les choses continuent comme avant, voilà la catastrophe. »

La catastrophe capitaliste pourrait bien continuer jusqu’au bout, jusqu’à la destruction totale de la nature, et à la mise sous perfusion marchande et industrielle de l’humanité – ou en tout cas d’une partie des survivants. Bien sûr, cela implique à plus ou moins longue échéance la fin de l’humanité, et donc celle du capitalisme. Que ce système court ainsi à sa perte, qu’il sape les conditions mêmes de son existence, qu’il organise son autodestruction, il n’en a que faire. Car « le capitalisme » n’est pas une personne qui réfléchit à la meilleure manière de prolonger son existence, mais bien un système qui fonctionne précisément grâce à l’inconscience de ses acteurs quant à la signification et aux conséquences de leurs actes ; lesquels se retournent régulièrement contre eux, pour le plus grand bénéfice du système en son ensemble.

L’épuisement de la nature, la dégradation des ressources vitales et vivantes – celles qui permettent une vie libre aux êtres humains faits de chair et de sang – n’implique nullement la fin du système économique et technique, l’arrêt de la machinerie faite d’acier et d’hydrocarbures. Car les ressources fossiles et minières sont encore considérables et tout un tas d’ingénieurs s’emploient depuis longtemps déjà à synthétiser à partir de cela les éléments nutritifs indispensables à la vie biologique des êtres vivants [36].


Soleil vert, 1973

En 2022, la ville de New York, comme le reste du monde, est en proie à la pollution et à la surpopulation. Le manque de nourriture a amené les autorités à créer des aliments artificiels et industriels conçus et produits par la société Soylent. Le détective Thorn, assisté par le vieux professeur « Sol » Roth, véritable mémoire du temps passé, enquête sur le décès d’un certain Simonson, un riche privilégié proche des cercles dirigeants. Alors qu’il progresse dans son enquête, Thorn s’aperçoit que cette caste fait tout pour l’empêcher de découvrir la vérité.

A savoir que la nature est morte et que la nourriture distribuée par Soylent est faite du recyclage des cadavres humains…

Un film que les collapsologues devraient méditer…


Cette foi en l’effondrement de la société capitaliste et industrielle du fait de son inconscience à propos de la limitation des ressources fossiles a amené l’ex-Ministre vert et collapsologue Yves Cochet à déclarer :

« Ce qui va tuer le capitalisme, c’est la géologie ! » [37]

Déclaration particulièrement stupide, car il n’est pas besoin d’être un grand savant pour se souvenir que la croûte terrestre ne fait que quelques kilomètres et qu’en dessous on trouve de la roche en fusion sur plusieurs milliers de kilomètres. La géothermie pourrait donc fournir une source d’énergie fossile quasiment inépuisable, pour peu que l’on parvienne à l’exploiter à une échelle industrielle.

Autre exemple, avancé par l’historien Jean-Baptiste Fressoz : la fonte de la banquise arctique du fait du changement climatique non seulement ouvre le passage du Nord-Est à la navigation commerciale, raccourcissant le trajet de l’Europe vers le Japon et la Chine et inversement, mais surtout va permettre la prospection et l’exploitation des réserves considérables d’hydrocarbures et d’autres ressources minières de cette région jusque-là difficilement accessible à cause du grand froid [38]. Loin de constituer une entrave au développement industriel, les conséquences désastreuses de la croissance économique pour la nature et pour la vie sur Terre ouvrent de nouveaux marchés, offrent de nouvelles opportunités. Bref, le capitalisme ne s’est jamais aussi bien porté, et il peut compter sur une armée d’ingénieurs pour trouver des solutions technologiques à l’épuisement de certaines ressources (le pétrole facile à extraire aussi bien que la production alimentaire).

Or les effondrementalistes semblent vouloir faire le pari exactement inverse : ils misent sur un effondrement relativement rapide du système économique et technologique qui laisserait le champ libre à l’humanité dans une nature pas encore trop abimée. Ce pari nous semble pour le moins hasardeux, car personne ne sait vraiment ce que le sous-sol nous réserve ni ce dont est capable l’ingéniosité humaine pour maintenir les conditions d’une survie en milieu extrême.

Par contre, il est plus facile de savoir ce qui se passe à la surface de la Terre et ce que le système industriel inflige déjà, ici et maintenant, à la nature et aux êtres humains ; mais c’est précisément ce que les effondrementalistes ne veulent pas regarder en face, parce qu’ils devraient ainsi renoncer à l’illusion que la société dans laquelle ils vivent et se trouvent si bien constitue un Progrès inégalé dans l’histoire de l’humanité.

C’est pourquoi ils préfèrent imaginer la fin de leur monde plutôt que de concevoir la fin du capitalisme.

La dépolitisation de leur discours est le symptôme qu’ils aiment la marchandise et le monde qui va avec. Ils ont pris conscience qu’ils vont devoir à l’avenir y renoncer, mais c’est contraints et forcés par la « crise écologique », l’ « épuisement des ressources », etc. Ils ont découvert que leur idéal social – celui qu’on leur a enseigné sur les bancs des écoles et des universités, celui qu’ils allaient docilement reproduire sans se poser plus de questions – n’est pas viable matériellement sur cette planète. Mais en bons « scientifiques » – dont l’objectivité ne va pas jusqu’à comprendre leur position sociale et la manière dont elle influe sur leur analyse de la situation –, ce n’est qu’un problème purement matériel de limites physiques et écologiques qui n’appelle aucune analyse socio-politique du capitalisme industriel, aucune remise en question des structures de pouvoir qui nous ont menés là.

C’est pourquoi l’effondrementalisme est profondément réactionnaire : son idéal social est derrière lui.

Conclusion

« Le calme reste attristant et l’espérance d’un avenir bien vaine ! C’est aujourd’hui que demain se fait, c’est dans l’actualité que naît l’avenir ; en attendant sottement ce dernier, c’est sa déformation monstrueuse que vous laissez s’échapper de vos mains paresseuses. »

Karl von Clausewitz

A l’opposé de ceux qui croient trouver dans la « collapsologie » l’expression d’une critique radicale nécessaire pour relever le gant de la catastrophe grandissante, l’effondrementalisme prêche au contraire la résignation, l’attente de l’événement purificateur et rédempteur qui – obligeant tout le monde à se serrer les coudes face à l’adversité – épargnerait à chacun de devoir comprendre, identifier et lutter contre les mécanismes socio-politiques de la guerre contre la liberté humaine et contre l’autonomie du vivant actuellement en cours. La « renaissance » que les collapsologues espèrent voir sortir finalement de l’effondrement a donc de grandes chances d’être surtout une régression archaïque vers des structures de pouvoir toujours plus coercitives.

Bref, comme le monde de la marchandise dont il est issu, l’effondrementalisme prétend délivrer chacun de la politique, c’est-à-dire d’avoir à penser personnellement et agir collectivement dans la perspective d’établir un monde meilleur, ici et maintenant.

Bertrand Louart, septembre 2019.

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Cet article est la version longue d’un article plus court à paraître dans le dossier sur la collapsologie de la revue anarchiste Réfraction n°44, 2020.

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Téléchargez la brochure :

La start-up de l’happy collapse

(32 pages au format A5)

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Il clôt le Dossier Critique de la collapsologie,
recueil des textes et articles cités ici, plus quelques autres,
réalisé par nos soins et disponible sur demande
(220 pages au format A5).

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La maison brûle…
et nous écoutons tranquillement
les collapsologues nous parler d’happy collapse !

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Servigne et le capitalisme

P.V.E. : Approuvez-vous donc ceux qui trouvent juste de remplacer le mot Anthropocène par le mot Capitalocène ?

P.S. : Oui, on peut comprendre les historiens Jean-Baptiste Fressoz et Christophe Bonneuil, qui insistent particulièrement sur ce point. Faire croire que tous les humains sont pareillement responsables des changements brutaux constatés dans la biosphère à notre époque est faux et politiquement injuste. Non, tous n’ont pas la même responsabilité ! Les premiers à la manœuvre sont les décideurs des économies capitalistes, industrielles, occidentales. En homogénéisant tout, le mot Anthropocène dépolitise la question. Donc, oui, nous pouvons dire avec Bonneuil et Fressoz que nous sommes entrés dans l’ère du Capitalocène – eux-mêmes utilisent d’ailleurs aussi d’autres expressions, comme « Thanatocène » par exemple.

Toutefois, on pourra trouver tous les « cènes » que l’on veut, affirmer que le capitalisme est à l’origine de l’ensemble de nos maux bloque la réflexion dans une impasse. Certes, il est nécessaire de juger ce système et de le condamner, mais il est lui-même la conséquence d’autres causes plus profondes. Le défi serait donc de réussir à remonter aux causes premières du problème d’Homo sapiens demens. La question est complexe. L’une des causes majeures pour nous, c’est d’avoir cessé de s’accorder aux principes du vivant. D’autres personnes voient des causes premières différentes : est-ce à cause de l’invention de l’agriculture ? De l’écriture ? Des villes ? Est-ce le patriarcat ? Est-ce la propriété ? Est-ce l’économicisme, auquel le marxisme, par exemple, a profondément adhéré lui-même ? Il y a des causes multiples. C’est bien d’accuser le capitalisme, mais il faut éviter les œillères.

Laurent Aillet, Laurent Testot (dir.),
Collapsus : Changer ou disparaître,
Albin Michel, février 2020,
pp. 152-153.

Donc, il faut politiser la question… pour aussitôt la dépolitiser en remontant aux « causes premières » qui se situent dans la « nature humaine » qui n’est plus « accordée aux principes du vivant ».

« Il faut éviter les œillères » nous dit celui-là même qui envisage tous les problèmes en termes tellement généraux, vastes et abstraits qu’il ne comprend plus rien à ce qui a sous le nez, à la portée de la main et qui lui crève les yeux.

Qui « bloque la réflexion dans une impasse » ?

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Notes :

[1] Donella et Denis Meadows, Jorgen Randres, Les Limites à la croissance [1972], éd. Rue de l’échiquier, 2012. On lira avec plus de profit l’ouvrage du philosophe Bernard Charbonneau écrit entre 1950 et 1967, Le Système et le chaos, critique du développement exponentiel, éd. Anthropos, 1973.

[2] Céline Pessis, Sezin Topçu, Christophe Bonneuil, (dir.), Une autre histoire des “Trente Glorieuses”, modernisation, contestation et pollutions dans la France d’après-guerre, éd. La Découverte, 2013.

[3] Ils ont publié trois ouvrages : P. Servigne et R. Stevens, Comment tout peut s’effondrer, petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, éd. Seuil, coll. Anthropocène, 2015 ; P. Servigne et G. Chapelle, L’entraide, l’autre loi de la jungle, éd. Les Liens qui Libèrent, 2017 ; P. Servigne, R. Stevens et G. Chapelle, Une autre fin du monde est possible, vivre l’effondrement (et pas seulement y survivre), éd. Seuil, coll. Anthropocène, 2018.

[4] Pierre-Henri Castel, Le Mal qui vient, essai hâtif sur la fin des temps, éd. du Cerf, 2018, ironise sur le fait « qu’il paraît bien tôt pour faire une science de la fin du monde » et trouve plus appropriée la dénomination « effondrementalisme » qui désigne une forme d’idéologie (note p. 29).

[5] Yves Cochet, L’effondrement, catabolique ou catastrophique, Séminaire du 27 mai 2011, disponible sur le site de l’institut Momentum.

[6] Dominique Bourg, vice-président de la Fondation Nicolas-Hulot et universitaire-technocrate à Lausanne (Suisse), dans sa préface à 2018, p. 12.

[7] Autre citation de Marx, qui déjà au XIXe siècle se moquait des penseurs bourgeois qui croyaient voir advenir la « fin de l’histoire » – la fin luttes sociales, des oppositions politiques et des guerres – avec l’avènement de la domination de leur classe sur la société mondiale.

[8] Elisabeth Lagasse, “Contre l’effondrement, pour une pensée radicale des mondes possibles”, article en ligne sur le site Contretemps, revue de critique communiste, 18 juillet 2018, <http://www.contretemps.eu/&gt;.

[9] Ce passage sur la maladie doit beaucoup à l’article de Daniel Tanuro, “La plongée des collapsologues dans la régression archaïque”, article en ligne sur le site Contretemps, revue de critique communiste, 6 mars 2019, <http://www.contretemps.eu/&gt;.

[10] Barbara Stiegler, « Il faut s’adapter », sur un nouvel impératif politique, éd. Gallimard, coll. NRF essais, 2019. Cet ouvrage montre bien comment l’idée d’adaptation, issue de l’évolutionnisme darwinien, est devenue un nouvel impératif néolibéral, la croissance économique et l’innovation technologique étant inéluctables. Les institutions – et l’État en premier lieu – se doivent non seulement d’encourager cette adaptation chez les individus, mais surtout préparer la société par des mesures et une politique adéquates.

[11] Jaime Semprun, L’Abîme se repeuple, éd. de L’Encyclopédie des Nuisances, 1997.

[12] Voir 2017, p. 25 note 9 : « Gauthier Chapelle a été conseiller en développement durable (en biomimétisme) pendant dix ans pour les entreprises. Il s’efforçait de leur montrer que, en s’inspirant des relations d’entraide dans le monde vivant, leur organisation serait non seulement durable, mais bien plus efficace. Malheureusement, il s’est souvent rendu compte que de nombreuses entreprises ne voulaient pas prendre le risque de changer leur structure et leur raison d’être. »

[13] Cf. Web série NEXT, épisode 4, “Bercy invite les collapsologues”, 9 novembre 2017.

[14] Cf. 2018, pp. 152-153. Dans ce passage, comme dans bien d’autres, Servigne & Co ne semblent pas avoir conscience du caractère ignoble de ce qu’ils préconisent, à savoir vivre avec les radiations… en coopérant avec les autorités et les institutions mêmes qui sont à l’origine de la catastrophe. Sur ce sujet, voir les textes de l’ACNM (Association contre le Nucléaire et son Monde).

[15] Avec le « concept de science “post-normale” qui est la stratégie de résolution des problèmes scientifiques à laquelle on peut recourir lorsque “les faits sont incertains, les valeurs sont polémiques, les enjeux sont importants et les décisions sont urgentes” » Servigne & Co veulent « employer la puissance de la science à des fins moins [sic] destructrices » (2018, pp. 125-135).

[16] Parce qu’il a donné quelques articles à la revue anarchiste Réfraction et qu’il utilise Kropotkine dans son livre L’entraide… Pablo Servigne passe pour être de « sensibilité libertaire », mais on voit ici que cela ne correspond bien sûr à rien d’autre qu’une (im)posture.

Il faut noter qu’en annexe de cet ouvrage, les auteurs se livrent à une curieuse réhabilitation d’Edward O. Wilson, le créateur de la sociobiologie dans les années 1970, au prétexte qu’il aurait par la suite retourné sa veste et fait l’éloge de l’entraide et de la coopération. Bien qu’ils ne manquent pas de souligner le caractère très spéculatif – pour ne pas dire fumeux – des « explications sociobiologiques », à aucun moment les auteurs ne semblent prendre conscience que la sociobiologie, ancienne ou nouvelle mouture, est avant tout une idéologie scientifique, c’est-à-dire une projection sur les êtres vivant des valeurs et comportements sociaux dominants et donc d’une naturalisation de l’attitude de l’individu vivant dans le capitalisme industriel. Et on ne trouvera aucune analyse critique du rôle politique profondément réactionnaire que la sociobiologie a eu, et continue d’avoir, dans les milieux académiques et les sociétés anglo-saxonnes. Voir Susan McKinnon, La génétique néolibérale, les mythes de la psychologie évolutionniste [2006], éd. de L’Éclat, 2010.

[17] « Doctrine concernant les fins dernières de l’univers et de l’humanité. Employé spécialement par les théologiens pour désigner le problème de la fin du monde, du jugement dernier et de l’état définitif qu’il doit inaugurer. » A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, éd. PUF, 1926.

[18] Voir la série d’articles d’Audrey Garric et Cécile Bouanchaud, “Du ‘coup de massue’ à la ‘renaissance’, comment les collapsologues se préparent à la fin de notre monde”, “Le succès inattendu des théories de l’effondrement”, “En un été, on a vendu la maison, la bagnole, et on est partis” Le Monde du 5 février 2019. Tasset Cyprien, “Les ‘effondrés anonymes’ ? S’associer autour d’un constat de dépassement des limites planétaires”, La Pensée écologique n°3, 2019.

[19] Pierre-Henri Castel, Le Mal qui vient, 2018, note p. 29.

[20] En tant que président de la Société internationale de psychothérapie mise sur pied par le régime hitlérien, Jung collabora étroitement avec le président de la branche allemande, le psychiatre nazi Matthias Goering (cousin d’Herman Goering). Les articles à caractère antisémite de ce Goering furent régulièrement publiés dans le journal de la Société internationale, sous la responsabilité de Jung.

[21] Ces paragraphes, à partir de la mention de Jung, est très largement inspiré par Daniel Tanuro, “La plongée des ‘collapsologues’ dans la régression archaïque”, site Contretemps, revue de critique communiste, 6 mars 2019.

[22] Ce paragraphe s’inspire de la brochure du collectif belge Barricade qui est une rétrospective des principales critiques que l’on peut faire à la collapsologie : Jérémie Cravatte, L’effondrement, parlons-en. Les limites de la collapsologie, avril 2019. Sur le survivalisme, voir Evan Osnos, “Lorsque les ultra-riches se préparent au pire. Reportage chez les survivalistes de la Silicon Valley” [The New Yorker, janvier 2017], La Revue du Crieur n°7, juin 2017. Ce reportage expose crument le cynisme de ces gens qui ont fait fortune sur la destruction des liens sociaux (notamment à travers l’industrie numérique et la gentrification des quartiers populaires) et qui sont parfaitement conscient que cela pourrait se retourner contre eux.

[23] Le caractère très conservateur de l’idée d’effondrement est bien souligné par l’historien Jean-Baptiste Fressoz, “La collapsologie : un discours réactionnaire ?”, Libération, 7 novembre 2018 et “L’effondrement des civilisations est un problème qui obsède l’Occident”, Le Monde, 24 juillet 2019.

[24] Cf. leur tribune dans Le Monde du 23 juillet 2019, citée plus bas, où les structures de pouvoir sont totalement absentes, où seule la « permaculture » inspire la « vision éthique des sociétés futures », soit une gouvernance éclairée et décroissante.

[25] Voir Bertrand Louart, La Réappropriation contre le Progrès, à paraître aux éditions La Lenteur, 2020.

[26] Cette idée est déjà présente, moins développée, dans leur ouvrage de 2015 : “Mobiliser un peuple comme à la guerre”, pp. 243-246.

[27] Servigne & Co ne semblent pas se souvenir qu’il y avait aussi de « grands récits » et des « leaders charismatiques » dans l’Allemagne nazie, l’Italie fasciste et du côté de l’impérialisme japonais. Ces derniers ont également mobilisés de grandes masses d’hommes où « vibrait le sens du sacrifice, de l’héroïsme, de la défense des valeurs sacrées, d’une identité, d’un territoire, etc. ». Ils ignorent en outre que ce que le « monde libre » défendait à ce moment-là, ce n’était pas la liberté et l’égalité (cf. la condition des noirs américains aux États-Unis, ou des pays colonisés par les nations Européennes) mais seulement « la liberté du commerce et de l’industrie ».

[28] Ivan Illich, Le Travail fantôme, éd. Seuil, 1981, ch. 5. Le travail fantôme désigne toutes les activités non-rémunérées qui rendent possible le travail salarié, la circulation et la consommation des marchandises : prendre sa voiture pour aller travailler, faire ses courses au supermarché, les activités des femmes au foyer, etc. Auxquelles il faut ajouter aujourd’hui les activités de plus en plus nombreuses liées à Internet et aux réseaux sociaux et qui contribuent à la viabilité économique de ces secteurs : répondre à ses mails en dehors des horaires de bureau, remplir des formulaires administratifs en ligne, rechercher les marchandises les plus avantageuses en ligne, actualiser son profil sur les réseaux sociaux, etc.

[29] Ils s’inspirent en cela de l’aussi médiatique qu’approximatif historien Yuval Noah Harari (cité p. 167) ; cf. Evelyne Pieiller, “Tout est fiction, reste le marché”, Le Monde diplomatique, janvier 2019.

[30] Dans la mise à jour du 18 juin 2019 de la page d’accueil du site de Pablo Servigne, on apprend que « Il reste à ouvrir le chantier “extérieur” (la politique, l’action, les luttes, etc. (collapso-praxis) » <http://pabloservigne.com/&gt;. Il reste donc à notre effondrementaliste à comprendre dans quel sorte de monde il vit ! Il est à craindre que cette manière spécialisée d’aborder séparément les problèmes ne fasse, une fois de plus, louper leur articulation en un tout cohérent et critique, et aboutisse à cet œcuménisme à la Cyril Dion (qui signe la postface de 2018) pour qui « tout est bon » – et d’abord les compromissions avec la domination – pour faire avancer la cause…

[31] Article de Marie Astier et Gaspard d’Allens, “Compromis ou radicalité, le mouvement écolo cherche sa stratégie”, site Reporterre du 27 juillet 2019.

[32] “Manifeste Yggdrasil”, publié sur Facebook, le 28 mars 2019. Voir la recension du premier numéro par Pierre Thiesset, La Décroissance n°162, septembre 2019, p. 14.

[33] Winston Churchill, le 13 mai 1940, dans son premier discours après sa nomination au poste de Premier ministre du Royaume-Uni durant la Seconde Guerre mondiale.

[34] Lewis Mumford l’avait déjà souligné dans Le Mythe de la machine, vol. II, “Le Pentagone de la puissance”, 1967, illustration 14-15, “L’Homme encapsulé”.

[35] Voir notamment le roman de John Brunner, Le Troupeau aveugle, 1971 ou le film de Richard Fleischer, Soleil vert, 1973. Comme les transhumanistes, les collapsologues semblent ignorer que la science-fiction a déjà brodé sur leurs fantasmes de manière parfois plus fructueuse qu’eux-mêmes…

[36] Voir les récents progrès de la viande in vitro et d’autres cultures hydroponiques, toutes présentées comme hautement écologiques et respectueuses des êtres vivants par rapport aux productions animales et végétales de l’agro-industrie.

[37] Vidéo sur YouTube, Yves Cochet et Anne Rumin, “Qu’est-ce que la collapsologie ?”, 15 octobre 2018.

[38] Jean-Baptiste Fressoz, “Iamal ou la fin du monde”, tribune dans le journal Le Monde, 25 septembre 2018.

6 réflexions sur “Bertrand Louart, La collapsologie : start-up de l’happy collapse, 2019

  1. Merci énormément pour ces éclaircissements . Personnellement , j’aurais tendance à partager la position de Renaud Duterme ( dans la Décroissance d’Octobre 2019 ) qui n’abandonne pas le terme d’effondrement mais le repolitise en faisant intervenir les inégalités sociales et les luttes de classes . Ici dans le Haut Diois , on connait bien P. Servigne car vivant au dessus de Châtillon en Diois à quelques kilomètres de chez moi , il m’arrive de le croiser dans les commerces locaux ; dernièrement , un ami boulcois où il réside ma appris qu’il l’avait contacté pour lui demander de l’initier à la chasse !!! ou comment l’effondrementalisme mène droit au survivalisme individualiste …une nouvelle posture dont le sieur Servigne ne se vante pas sur les multiples ondes où il intervient .
    Philippe MICHEL

    • Pablo a expliqué l’an dernier qu’il allait suivre des chasseurs diois pour apprendre de leur culture et ne pas rester un ignare, c’est pourtant normal de vouloir connaître les techniques de chasse, quand on sait qu’une année de récolte peut être anéantie par quelques jours de gelées, quelques semaines de canicule ou de fortes intempéries sur quelques jours ! Personnellement j’ai pas encore participé à des chasses, c’était prévu avec l’Office National des Forêts (où j’ai travaillé) mais j’avais pas le moral d’assister à des morts d’animaux.
      En attendant, il est facile de critiquer le Servigne, avec le poids qu’il a sur les épaules ! Venez un peu vous confronter à la réalité du terrain, dans les groupes de discussion, pour en extraire une critique de la collapsologie…
      Le survivalisme existe depuis bien longtemps, la collapso est là pour apporter des réponses collectives, municipales ou intercommunales à des crises bien réelles, à des problématiques déjà actuelles. Venez ouvrir vos grandes gueules devant des maires comme Jean-Claude Mensch, ou Jean-François Caron. Venez me parler de collapsologie dans mon bureau, comme certains élus de mon territoire…
      Je suis dans la protection de la ressource en eau, l’adaptation au changement climatique, j’ai 3 masters en environnement, j’ai vécu 6 ans sous le seuil de pauvreté pour réussir à terminer mes études et à travailler dans la protection de l’environnement. J’ai nettoyé des appartements, travaillé sans protection sociale, bâtiment, usine, vendanges, paysagisme… Boulots difficiles, mal payés, avec une seule chose en vue: un vrai boulot d’ingénieur, transversal, pour pouvoir changer les choses à ma petite échelle, avoir des résultats, parler de ces problématiques autour de moi et m’organiser avec les autres penseurs de l’effondrement, au niveau local, interrégional, et même auprès de grands influenceurs sur la question. J’ai tout le parcours d’un spécialiste des questions climatiques et environnementales. Je partage les constats des collapsolgues et j’ai des propositions concrètes, contrairement à vous…
      Votre remarque n’est pas intéressante. Venez vous battre au quotidien contre les agriculteurs, les industriels, les particuliers, les collectivités qui saccagent la ressource et les sols, venez voir comment c’est facile de « démanteler la civilisation industrielle », l’individualisme, le profit immédiat… Venez voir si je suis dépolitisé, si mon discours démobilise, si mon discours pousse les gens à s’enfermer chez eux avec des stocks de nourriture et de munitions…
      Vous êtes des ignorants, frustrés, incapables de venir nous aider à construire cette réflexion autour des effondrements et incapables de nous structurer à amorcer un virage politique massif, éducatif, environnemental, industriel, sociétal pour que les humains puissent vivre en paix et dans le respect du vivant, ici, et partout ailleurs. Vous êtes sans le savoir les meilleurs serviteurs de ce système à bout de souffle, vous ne sentez même pas le vent qui se lève, la jeunesse qui proteste, les masses qui s’éveillent lentement et qui veulent construire, aménager la vie collective autrement, sans s’enfermer comme des demeurés d’anarchistes bourgeois, capables d’écrire de grands textes lus par seulement 1000 blaireaux de suiveurs, incapables de venir secouer les burnes de leurs élus locaux, avec le poste, les diplômes, la paire de couilles et la rhétorique qui va avec ! Vieux anarchistes de salon, théoriciens creux, bloqués, tellement sûrs d’eux…
      Je vous assure que la collapsologie amènera à notre société décadente, vieillissante bien plus de réflexions, constructions, innovations, propositions, alternatives que tous vos textes ridicules, imprécis, et orientés. Je vous en fait la promesse, c’est mon métier. Et quand je publie quelque chose sous ma vraie identité, c’est à destination de vos élus, de vos industriels, de vos patrons. On va les bouger les lignes, sachez-le. Avec ou sans vous.
      Parce qu’on en a le devoir, de tenter un changement, pour le coup, malgré ce qui a été dit, nous prônons une convergence avec les luttes sociales depuis le début, nous prônons une réflexion collective autour de ces questions, nous avons des projets concrets dans plusieurs régions. Nous ne faisons pas de la start up « collapsologique », nous pensons les territoires, les entreprises, l’alimentation, l’énergie, la société de demain. Vous ne pensez plus. Vous êtes résignés.
      Vous êtes impuissants. Pas nous.

      • Merci pour ce morceau de suffisance et de prétention débridée !
        Vous ignorez tout de ce que nous sommes et faisons, mais du haut de vos diplômes et de vos relations avec les élus, les industriels, les patrons (et les flics, aussi, à n’en pas douter), vous nous avez déjà jugés et condamnés, au moins aux poubelles de l’histoire que vous êtes bien décidés à continuer d’écrire avec la domination.
        La collapsologie est une idéologie de cadres et votre idéal social est conservateur et réactionnaire, CQFD.
        Merci not’ bon maître pour cette confirmation de nos analyses.

  2. Fondamentalement je suis d’accord avec cet article : la non désignation des principaux responsables de la situation et l’absence d’un angle politique constituent les plus grosses lacunes de la collapsologie. Mais je souhaiterai remettre en question l’opposition entre solution individuelle et solution collective. En effet une personne se sentant concernée peut d’autant mieux participer à une action collective si elle a acquis des compétences même individuellement. Donc dire que Mr Servigne est un vilain survivaliste individualiste parce qu’il apprend à chasser ne me semble pas très juste. D’autant que si on attend d’avoir tout un groupe ayant exactement les mêmes valeurs que soi pour apprendre et commencer à construire et bien on risque de ne pas beaucoup avancer ! Bref agissons individuellement et collectivement en fonction des possibilités de chacun tout en gardant à l’esprit que c’est effectivement l’action politique qui aura le dernier mot.

  3. Merci pour cet article qui en effet replace la collapsologie dans sa véritable dimension. Je pense qu’en outre, il faut s’inquiéter des ravages que ladite collapsologie produit chez les jeunes, dans la mesure où aux utopies diverses dont certaines animent les jeunes d’une envie de vivre en changeant ce système, en l’abattant, en récupérant le monopole de l’emploi de leur propre vie, voudraient succéder des idéologies mortifères, meilleures garantes de la perpétuation de ce système.
    Donc, oui, attention aux collapsologues !
    Philippe Godard

  4. On peut qualifier d’aveugle une compréhension des faits (qu’elle soit vraie ou fausse) parce qu’elle serait « idéologique », mais cela revient à déplacer la question sans la résoudre. Néanmoins, je ne suis pas hostile aux explications socio-psychologiques ou socio-culturelles. Pour diverses analyses sur la collapsologie dans les fictions :

    https://collapsofictions.wordpress.com/

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