Jean-Claude Guillebaud, La pudibonderie scientiste, 2011

Nous publions ce texte de Jean-Claude Guillebaud non pas pour appeler avec lui l’Église à se rappeler « de l’incarnation et de l’acceptation joyeuse du corps », mais bien au contraire pour inviter nos lecteur.e.s à ne pas laisser a cette institution surannée ce monopole du corps à l’heure de la procréation médicalement assistée (PMA) et autres délires de désincarnation technoscientistes, complaisamment relayés et promus par certain.e.s féministes, homosexuels, LGBT, etc. – pas tou.te.s, fort heureusement – qui ont en horreur les limites que leur impose leur propre corps et veulent le contraindre à se plier à leurs caprices et à leurs fantasmes (et sont prêts pour cela à se « faire violence », au sens ancien de l’expression).

Nous ne doutons pas qu’ainsi nous allons nous attirer les foudres des escudérophobes. Mais nous dénoncerons les fanatiques de l’aliénation sous quelque déguisement qu’ils se présentent, surtout si en prétendant œuvrer pour l’émancipation, ils ne font en fait que promouvoir la délivrance – au sens religieux de ce terme – à l’aide de la technoscience, ce nouveau culte, laïque et obligatoire, de l’État.

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 Au cœur de la mutation anthropologique, technologique et historique, d’insidieuses logiques sont à l’œuvre, notamment dans la cyberculture. Elles vont dans le sens d’une dématérialisation de notre rapport au monde. Le corps est ainsi présenté comme une vieillerie encombrante. C’est bien une nouvelle pudibonderie scientiste qui s’élabore. Entretien avec Jean-Claude Guillebaud.

Tout se passe aujourd’hui comme si le réel, la matière, la chair du monde (et la chair elle-même) nous filaient entre les doigts. Les éloges convenus du corps, de la santé et du plaisir sont autant de leurres. Ils dissimulent une tendance inverse. Au cœur de la mutation anthropologique, technologique et historique, d’insidieuses logiques sont à l’œuvre. Notamment dans ce qu’on appelle la cyberculture. Elles vont toutes dans le même sens : celui d’une dématérialisation progressive de notre rapport au monde. Le réel est congédié au profit de l’immatériel ; l’épaisseur de la matière devient source de crainte ; la chair elle-même est tenue en suspicion. Un peu partout, le corps est ainsi présenté comme une vieillerie encombrante, symbole de finitude, de fragilité et de mort. A mots couverts, c’est bien une nouvelle pudibonderie scientiste qui s’élabore. Elle renoue très curieusement avec le rigorisme de la Gnose des premiers siècles que les Pères de l’Église avaient combattu. Cette néo-pudibonderie scientiste ajoute ainsi ses effets à la rétractation, elle aussi puritaine, perceptible dans le champ religieux.

Cette nouvelle « horreur de la chair » redonne tout son sens et sa puissance à l’incarnation chrétienne. Réactualisée et revisitée par certains philosophes chrétiens comme Michel Henry ou Pierre Gisel, l’incarnation – « le Verbe s’est fait chair » – apparaît de plus en plus comme « le » trésor de notre tradition, et de notre foi.

L’Église pudibonde, un phénomène récent

Il y a quinze ans, en travaillant pour mon livre La Tyrannie du plaisir [1], j’avais été frappé de découvrir que la pudibonderie imputée au religieux en général et au catholicisme en particulier, était bien réelle mais que c’était un phénomène relativement récent. L’Église a pris un tournant conservateur sur les questions de morale sexuelle et de pudibonderie au milieu du XIXe siècle, alors que certaines diabolisations trouvaient leur origine chez des penseurs athées et scientistes. En se ralliant à ce rigorisme, motivé en grande partie par la crainte de ne plus faire assez d’enfants – ce qu’on appelle « l’effroi démographique » –, l’Église a rompu avec une partie de sa tradition.

Un livre magnifique demeure inégalé à ce sujet, est celui de l’universitaire américain Peter Brown, ami de Michel Foucault qu’il avait converti pour une bonne part à ses thèses : Le Renoncement à la chair [2]. C’est une somme érudite sur l’antiquité tardive, c’est-à-dire les premiers siècles du christianisme. Brown y montre de quelle manière un courant pudibond, l’encratisme, largement influencé par la secte juive des Esséniens l’avait emporté à un certain moment, alors même que s’était aussi déployée une tradition plus accommodante avec le corps, plus joyeuse aussi et moins répressive, représentée notamment par les Pères grecs, dont Clément d’Alexandrie. Ces deux courants ont cohabité pendant les deux mille ans du christianisme sous diverses formes. Pour résumer de façon très schématique les métamorphoses successives de ces deux courants, on peut dire que l’encratisme originel a nourri des hérésies comme le manichéisme, puis le catharisme, et qu’il trouve son point d’aboutissement dans le jansénisme de Port Royal. A l’inverse, la modération plus généreuse des Pères grecs a été relayée par la tradition byzantine, par les Franciscains et surtout par les Jésuites.

Ce long travail m’avait conduit à lire de près certains de nos meilleurs hellénistes comme Paul Veyne ou Jean-Pierre Vernant. J’en étais sorti convaincu que l’assimilation systématique de la pudibonderie au religieux procédait plus d’une construction idéologique que de la réalité historique. Je me suis intéressé à la réalité de la morale sexuelle gréco-romaine. Dans la pensée dominante (que je partageais autrefois), l’antiquité greco-latine est présentée comme une espèce de paradis érotique, avec l’évocation récurrente des peintures de Pompéi (en réalité des maisons de passe), paradis que serait venu assombrir « l’austère » christianisme. La vérité historique est différente. A bien des égards, la morale sexuelle romaine, et même grecque, est plus sévère que la vision chrétienne, même si elle ne se fonde pas sur les mêmes critères. On a beaucoup reproché à Ovide, par exemple, d’accorder de l’importance au plaisir de la femme, ce qui était jugé obscène par ses contemporains.

Quitte à surprendre, j’avançais que le rigorisme triste qu’on impute à l’Église pouvait être interprété, paradoxalement, comme un oubli par elle d’une partie de son message, ou plutôt son ralliement à un unique courant chrétien. Ceci me semblait corroboré par une quantité de livres. Par exemple, John Boswell, universitaire américain homosexuel, militant gay et mort du sida, a publié un livre aussi savant que passionnant et paradoxal [3] dans lequel il montre qu’à certains moments de l’histoire, l’Église a été plus indulgente, plus compatissante à l’égard des homosexuels (le mot n’existait pas encore) que les pouvoirs temporels. En étudiant les livres du très grand historien des mœurs qu’est Jean-Louis Flandrin, j’ai compris que l’origine du puritanisme moderne était imputée à tort à l’Église [4]. Disons que cette dernière s’est ralliée à quelque chose qui ne venait pas d’elle.

Je pense, par exemple, à la dramatisation obsessionnelle de l’onanisme à partir de la fin du XVIIIe, dramatisation dont l’Église n’est pas la source. Durant les siècles précédents, ce péché qu’on appelait la « mollesse » était certes condamné mais avec une certaine indulgence. Disons que cela valait au pénitent trois « Je vous salue Marie », après confession. La lecture des « pénitentiels » médiévaux, ces guides à l’usage des confesseurs, est parlante à ce sujet. C’est la pensée scientiste – et athée – qui a fait de cette habitude une « maladie », lourde de conséquences. Celui qui, parmi les premiers, a pathologisé la masturbation, c’est le médecin suisse Tissot, grand ami de Voltaire. Il a publié en 1760 à Lausanne un livre effarant : Essai sur les maladies produites par la masturbation. D’autres l’ont imité, à telle enseigne que ces « traités » sont devenus très à la mode au XIXe siècle. Les médecins scientistes ont vu dans l’ancienne « mollesse » une pathologie médicale lourde de conséquences. Certains médecins allèrent même jusqu’à recommander qu’on emprisonne les garçonnets dans une camisole de force avant de les mettre au lit. D’autres voulaient qu’on pratique l’excision sur les fillettes.

J’ai ainsi voulu rétablir un minimum de vérité au bénéfice de la tradition chrétienne. En m’inspirant des recherches de Peter Brown, j’ai même essayé de faire une relecture de saint Augustin, auquel on impute, à travers le péché originel, une morale « augustinienne » des plus sévères. Je me suis appuyé notamment sur les quelques quatre-vingts nouveaux sermons de saint Augustin, découverts dans les années 1990, (et que Peter Brown, biographe d’Augustin, a longuement commentés) pour suggérer une distinction entre Augustin et l’augustinisme. Je pense en effet qu’il existe une interprétation abusivement rigoriste de l’évêque d’Hippone, que l’intéressé lui-même n’eut peut-être pas acceptée.

Les nouveaux pudibonds : cyberculture, genders studies et transhumanisme

Tout cela me prédisposait à m’intéresser de plus près au néo-scientisme contemporain. J’ai retrouvé sur ce terrain une nouvelle phobie du corps. J’avais en tête une crainte : l’Église allait-elle commettre la même erreur qu’au XIXe siècle, en reprenant à son compte une pudibonderie née, assez largement, en dehors du christianisme ? C’est tout le projet de mon dernier livre, La Vie vivante. Une cyber-culture est en train de naître et prend déjà beaucoup d’importance au États-Unis. Ces courants de pensée issus de la révolution numérique ne sont plus marginaux ou « folkloriques ». Les utopies qu’ils proposent sont relayées par quelques grands spécialistes que l’on appelle déjà les technoprophètes. Je pense à des chercheurs comme Hans Moravec, Ray Kurzweil, Max More, et bien d’autres. En lisant leurs textes, on est vite stupéfié par leur pudibonderie radicale. Elle passe par un refus de la matière en général et du corps en particulier.

Plus grave : derrière cette condamnation de la chair se révèlent des « projets » agissants qui m’apparaissent comme de pures folies. Par exemple, le programme, très commenté dans la cyberculture, qu’on appelle l’uploading, qui vise à s’émanciper purement et simplement du corps. Si on accepte l’idée (scientiste) que le cerveau humain n’est rien de plus qu’une connexion compliquée de circuits neuronaux, alors on peut imaginer la possibilité « technique » de télécharger son contenu sur une disquette informatique… On aura ainsi le « tout » de l’homme, mais sans le « fardeau » de son corps. Quant à évoquer des concepts comme l’esprit ou l’âme, cela leur semble autant de vieilleries…

Certains technoprophètes ont été jusqu’à calculer ce qu’il faudrait comme mémoire, combien de « tera-octets », pour effectuer un tel téléchargement ! Le corps est du même coup désigné comme le symbole de la finitude, de la mort, de l’imperfection, de la maladie, de la disgrâce. Une pudibonderie ravageuse naît logiquement de ces nouveaux mythes. Le corps est « l’ennemi » dont il faut se débarrasser. Il est perçu comme encombrant, aliénant, car on a besoin de le nourrir, de le laver ; il souffre, il tombe malade et il vieillit. On trouve dans ces textes des condamnations délirantes de la chair qu’on appelle meat, la viande… Par exemple, l’utérus de la femme est explicitement désigné – par rapport à l’utérus artificiel – comme un endroit gluant, malsain, et au nom de la protection du fœtus à naître, on soutient qu’il vaudrait mieux qu’il naisse dans une machine plus propre. C’est ce qu’on appelle l’exogenèse. Ainsi, ajoute-t-on, les femmes seraient enfin libérées du poids de la grossesse et de l’enfantement. Il se trouve certaines féministes – pas toutes, fort heureusement ! – pour adhérer à cette vision.

J’ai donc voulu regarder d’un peu plus près ce qui se passait du côté des genders studies, dont les premiers travaux remontent à plus de vingt-cinq ans. Je me suis fait aider par la philosophe Catherine Malabou, qui a longuement travaillé avec Judith Butler [5] et a bien voulu relire mon chapitre. De même m’ont été très utiles les travaux de Michela Marzano. Au début, il y a une logique des genders studies, puis un dérapage et un rééquilibrage. La logique de départ – que j’accepte volontiers – c’est la volonté de lutter contre l’essentialisme qui, en se référant à la nature, veut expliquer qu’il y a une irréductible différence d’essence entre l’homme et la femme. Dans la définition des sexes, il existe en effet une part de construction culturelle, voire politique. Or, quand on invoque la « nature » ou l’« essence » de l’éternel féminin, c’est le plus souvent pour justifier les dominations, notamment masculines. La pensée straight est ainsi dominatrice.

En s’inspirant des penseurs de la French Theory, Deleuze, Gattari, Foucault et Derrida, la première Judith Butler et les genders studies du début sont allées jusqu’à dire que la part biologique ne comptait pas. Le corps ne serait qu’un texte, entièrement « construit » par la culture patriarcale. Il peut donc être « déconstruit ». Ceci est en partie vrai, mais en partie seulement. Certes, on nous « apprend » à devenir un garçon ou une fille, mais notre identité sexuelle est aussi enracinée, malgré tout, dans une réalité biologique. Le courant le plus radical des gender studies, auquel Judith Butler a participé à ses débuts, voulait récuser la dimension biologique, la matérialité du corps, en disant qu’il n’y avait pas un sexe masculin et un sexe féminin, mais une infinité de catégories, un continuum. Et donc un choix toujours possible.

Ce discours radical conduit, lui aussi, à faire du corps l’ennemi. Cette radicalité nous ramène, en effet, à la pensée de la Gnose ou au platonisme pour lesquels le corps est la « prison de l’âme ». Je me suis aperçu en lisant des textes ultérieurs de Judith Butler qu’elle récuse aujourd’hui ce « fondamentalisme » originel ; elle ironise même sur ses premières thèses et pointe la menace qui naîtrait d’une phobie du corps. Dans le dialogue de Judith Butler et de Catherine Malabou, on s’aperçoit que les deux philosophes finissent par s’accorder sur une vision plus complexe et réaliste du corps réel qu’on ne peut aussi facilement congédier.

Reste que les genders studies, à l’origine, se sont appuyées sur le fameux texte de Donna Haraway datant des années 1980, le Manifeste cyborg, texte à dominante scientiste qui consiste à dire que les progrès de la science sont tels qu’on ne peut plus définir un homme ou une femme à travers son corps, et que la technologie s’empare dorénavant de nous, nous transforme. J’ajoute que les genders studies flirtent parfois de manière ambiguë avec d’autres pensées qui sont nées en même temps et qui sont carrément scientistes. Je pense au post-humanisme ou trans-humanisme, pour qui le concept d’« humain » doit être dépassé pour accepter l’avènement d’un être hybride, moitié machine et moitié organique, un homme « augmenté » ou « amélioré ».

La convergence des nouvelles technologies et la dématérialisation du monde

Cette pudibonderie scientiste accompagne un mouvement qui est puissamment installé et influent aux États-Unis, y compris dans les sphères dirigeantes. Il existe des universités, des administrations qui anticipent déjà le fameux concept de « convergence des technologies », mis en évidence en 2002. On y réfléchit – avec enthousiasme – à ce que l’on appelle la « Singularité ». Une « Singularity University » a été créée en 2009 en Californie, financée notamment par la Nasa et par Google. Qu’est-ce que c’est que la Singularité ? C’est tout aussi intelligent dans ses prémices qu’effrayant à l’examen. Le concept est emprunté à l’astronomie qui servait à définir ce qu’est un trou noir. Qu’est ce qu’un trou noir dans l’espace ? Nous ne savons pas trop ce qu’il y a dedans, mais nous savons pourquoi il y a des trous noirs : ce sont des lieux de l’espace où la force de gravitation est si puissante qu’elle empêche la lumière de s’échapper. On sait qu’ils existent mais on ne peut ni les désigner ni les définir. C’est ce qu’en théologie on appellerait un mystère. La Singularité est une version scientifique du mystère des théologiens.

Quant à l’idée de « convergence », elle a été mise en lumière à la suite d’un fameux rapport commandé par l’administration américaine, et publié en 2002 : le « rapport NBIC » (acronyme de Nanotechnologies, Biotechnologies, technologies de l’Information, et sciences Cognitives). Ces quatre technologies de pointe seraient en train de converger à une vitesse telle qu’elles annoncent un basculement de l’histoire de l’humanité que nul ne peut définir. D’où la métaphore de la « singularité ». Nous allons basculer, explique-t-on, dans un monde complètement différent, complètement autre, que les politiques sont incapables de désigner et que les scientifiques sont eux-mêmes incapables d’anticiper. Ce nouveau monde risque d’advenir beaucoup plus vite que nous l’imaginons parce que se produit un phénomène que certains appellent « l’accélération accélérante ». Non seulement le progrès technologique s’accélère mais l’accélération elle-même s’accélère. Or ce que l’on dit et espère de la Singularité, c’est qu’elle nous libérera de la pesanteur de la matière, et a fortiori du corps. Le Français Joël de Rosnay avait déjà anticipé ce phénomène [6] en disant que notre destin était de devenir des neurones de l’univers. Nous serons pris dans cette connectivité généralisée.

Le point commun de ces courants de pensée, notamment de ce courant extrême que l’on appelle les extropiens (par opposition à l’entropie), est qu’ils désignent une nouvelle utopie, une utopie de substitution. Elle a donc quelque chose de séduisant. Or à mes yeux, c’est une idéologie redoutable. Au départ, je croyais qu’elle ne concernait qu’un très petit nombre de scientifiques plus ou moins farfelus. Or, j’ai compris qu’elle était déjà bien plus générale, et cela grâce aux travaux de David le Breton auquel je tiens à rendre hommage. Dans son livre L’adieu au corps [7], cet anthropologue a magnifiquement expliqué que nous vivons un paradoxe : la culture contemporaine fait semblant de mythifier le corps, mais derrière l’exaltation mercantile et « permissive » du corps, elle le rejette. Ce qu’elle exalte, au bout du compte, c’est le corps parfait, idéal, reconstruit par le virtuel. David Le Breton évoque ainsi un concours de Miss America où cinq des candidates avaient eu recours au même chirurgien esthétique ; ce dernier avait « corrigé » leur corps, non point à partir d’une beauté réelle, mais d’une simulation numérique !

Le grand malentendu, c’est que tous ces mouvements sont présentés comme « libérateurs », progressistes, alors qu’en réalité quand on observe les connexions politiques de ces penseurs, ils sont en corrélation étroite avec l’ultra-libéralisme de la société marchande et inégalitaire. Ils développent une pensée absolument congruente avec la domination économique selon laquelle il ne doit pas y avoir d’intermédiaire, d’écran, entre le marché et l’individu consommateur : tout peut être marchandisé, y compris la beauté, y compris le corps.

Prenons un exemple récent. Les médecins français constatent que les jeunes femmes enceintes réclament de plus en plus un recours préventif et systématique à la césarienne pour leur accouchement. Pourquoi ? L’idée qu’une grossesse s’apparente à une « maladie » s’est progressivement imposée, avec la médicalisation technologique de la vie ordinaire. A partir du moment où la grossesse est une maladie, il est juste de s’en « protéger » en ayant recours à une solution chirurgicale. Bien avant tout le monde, Lucien Sfez [8] pointait dans ce fantasme de la santé parfaite une nouvelle forme de domination, car il ouvre la voie à l’intervention des experts pour gérer tous les aspects de la vie quotidienne. L’intrusion du « technicien » à tous les niveaux de la vie quotidienne, c’est l’irruption du professionnalisme, de la tarification et de la marchandisation. C’est un rétrécissement de la sphère intime, privée et du même coup de la vie vivante.

L’Église, avocate de la chair

J’ai été profondément ému lors d’une récente visite à Lourdes par la nécessité d’entrer dans une autre logique à propos du corps. Bien sûr, dès qu’on parle de Lourdes, il est convenu d’ironiser sur le commerce des bondieuseries et des vierges en plâtre. Il m’est arrivé moi-même de le faire. Comme on le sait, le problème des marchands du temple ne date pas d’hier. A trop insister là-dessus, on en oublie l’essentiel : ce qui se passe à l’intérieur même du sanctuaire, loin des « marchands ». Or, ce qui y règne, c’est la paix du corps. J’ai été bouleversé de redécouvrir cela : cette trêve dans l’exhibition de soi, cette acceptation rassérénée de l’autre comme il est, avec ses imperfections, ses infirmités, ses disgrâces… C’est tout d’un coup le refus de la compétition par l’apparence. On sort d’une logique de la rivalité pour rentrer dans une relation au corps plus apaisée, et plus joyeuse.

Je suis convaincu qu’on pourrait faire une lecture anthropologique de Lourdes sans faire intervenir la foi, même si on finit par questionner la foi elle-même qui fonde un tel sentiment d’apaisement. Cela m’a conforté dans l’idée que l’Église avait, décidément, quelque chose d’incomparable à dire sur le corps. Ivan Illich qui, à la fin de sa vie, était défiguré par un cancer facial, a écrit à ce sujet des pages magnifiques. Dans son livre posthume La corruption du meilleur engendre le pire [9], il interpelle l’Église catholique sur son oubli de l’incarnation et de l’acceptation joyeuse du corps, messages qui sont inséparables de la tradition chrétienne mais ont été occultés à plusieurs reprises dans l’histoire, au moment de la Contre-Réforme et surtout au XIXe siècle.

J’ai moi-même été aveuglé par cet oubli. J’appartiens à la génération des babyboomers et j’ai été plutôt séduit par mai 68. A l’époque, j’étais convaincu que la pudibonderie contre laquelle on luttait était essentiellement un héritage catholique. En réalité, on mettait à bas une dérive pudibonde de moins d’un siècle, pas davantage. J’ai corrigé ce sentiment en écrivant La Tyrannie du plaisir. Mais j’ai toujours gardé en moi cette stupéfaction d’avoir cru en quelque chose qui s’est révélé faux.

Je prends un exemple pour être plus précis. A la fin du XIXe siècle, en 1870, la défaite de Sedan fut un événement capital. La France s’est rendu compte qu’elle n’était plus la première puissance démographique de l’Europe et que les Allemands et les Anglais faisaient plus d’enfants que les Français. Cet effroi démographique, auquel l’Église s’est ralliée alors qu’elle n’était pas forcément nataliste, a provoqué un regain mécanique de la pudibonderie. La guerre 1914-18 ne va faire qu’aggraver la situation. D’où la fameuse loi de 1920 qui va criminaliser la contraception et l’avortement, la loi la plus répressive qui ait jamais existé dans l’histoire de la morale sexuelle. En lisant les débats au Parlement au moment du vote de cette loi de 1920, on tombe sur des déclarations de députés républicains anti-catholiques qui affirment que si les femmes avaient choisi d’enfanter plus d’enfants au lieu de rechercher le plaisir, les Allemands ne nous auraient pas attaqués ! Cela revient à dire que l’hécatombe de 1914-18 doit être imputée aux femmes qui ont préféré le plaisir à la procréation… C’est fou, mais cela fut dit et même proclamé.

Cette loi, au bout du compte, ne sera abolie qu’en 1967 avec la loi Neuwirth sur la pilule. Or l’Église a partagé cette réaction puritaine, à laquelle elle a même apporté le renfort de son autorité. En 1930, par exemple, le pape Pie XI a publié l’encyclique Casti connubii, qui participait du même état d’esprit. On y dénonçait « l’onanisme conjugal », en désignant comme un péché grave le fait que les époux puissent se donner du plaisir sans faire des enfants. C’est le point d’apogée de la pudibonderie. Il est vrai que dans cette même encyclique, l’Église se montrait clairvoyante en dénonçant l’eugénisme, à une époque où l’ensemble de la communauté scientifique en Europe comme aux États-Unis défendait le projet eugéniste.

J’ai réalisé, en somme, qu’en 1968, nous ne nous sommes pas battus contre le christianisme, mais contre un accident clérical – et daté – de l’histoire chrétienne. Certes, à toutes les époques, les courants rigoristes, pudibonds ont été présents dans l’Église, mais ils n’ont jamais été aussi hégémoniques qu’on a pu le dire. Ils n’ont jamais été le « tout » du catholicisme. Tout cela m’a conforté dans l’idée que l’Église, en ce début de millénaire, avait vraiment des choses à dire sur la question du corps et de l’incarnation. A terme, on peut même imaginer un débat à front renversé : les technoprophètes scientistes condamneront le corps et l’Église défendra la chair, ce que j’appelle la vie vivante. D’autres l’ont suggéré avant moi. Le philosophe chrétien Michel Henry, notamment dans son livre Incarnation [10] s’adresse de façon très volontariste à l’Église pour qu’elle défende de nouveau la chair, comme elle l’a souvent fait au cours de son histoire. Dans les Églises du haut Moyen Age, c’étaient les envahisseurs barbares qui étaient scandalisés en découvrant que les chrétiens exposaient des œuvres d’art représentant des corps nus. Ils étaient, eux païens, les pudibonds face à l’Église qui exaltait le corps glorieux. Quand aux hospices de Florence on s’arrête devant les tableaux de Botticelli, on voit bien que l’Église a – aussi – derrière elle une tradition charnelle et joyeuse.

J’ajouterais un mot sur Michel Onfray, le plus combatif des adversaires du christianisme. A le lire, on voit que les choses ne sont pas aussi simples. Lui qui se dit volontiers « hédoniste », il défend au sujet de la morale sexuelle des thèses qui ne sont pas si éloignées que cela du message chrétien. Je sais bien qu’il refuse qu’on fasse de lui un « chrétien qui s’ignore », il me l’a dit. Mais il n’empêche ! Dans son « contrat hédoniste », il fait l’apologie de la douceur et du respect de l’autre. Il fixe des limites à l’hédonisme qui se fondent sur le respect de l’autre. Or, nombre de chrétiens éclairés disaient déjà cela : le véritable interdit, c’est le respect absolu du non-désir de l’autre [11]. La position de Michel Onfray, fut-ce à son insu, n’est pas aussi caricaturalement permissive qu’on le dit ou qu’il ne le croit lui-même. Son prochain livre [12], par exemple, montre qu’il a Sade en horreur…

L’Inde et l’islam oublieux de leur tradition vivante

La situation est paradoxale aujourd’hui, car la pudibonderie scientiste cohabite avec la pudibonderie religieuse, qui reste forte et étouffante. C’est vrai du côté de l’Église catholique, on l’a dit, mais cette rétractation existe aussi dans les autres religions, y compris les religions polythéistes. C’est le cas de la nouvelle pruderie hindouiste, alors même que la tradition hindouiste est loin d’être puritaine. J’ai lu des études récentes sur le cinéma de Bollywood, c’est-à-dire le cinéma populaire indien. Il témoigne d’une culture bien pensante, très prude, extrêmement moralisatrice et assez hostile au charnel. D’une façon plus générale la société indienne témoigne d’une rétractation pudibonde, qui correspond pour les hindous à un rejet d’une bonne partie de leur propre tradition, disons plus « incarnée ». L’évolution est-elle un lointain héritage de l’influence britannique de l’époque victorienne ? C’est ce que certains pensent mais je ne suis pas sûr que ce soit aussi simple.

Quant à l’islam, sa phobie contemporaine à l’égard du sexe qui encourage, dans ses courants fondamentalistes, à voiler les femmes, à cacher leurs cheveux, à imposer une morale rigoriste, correspond, elle aussi, à un oubli de la tradition musulmane. Peu de religions furent aussi joyeusement sensuelles que l’islam. Je ne parle pas simplement de la période andalouse avec l’importance du hammam, la représentation d’un paradis charnel où l’on ripaille à l’infini. Que l’on songe à tradition érotique dans la littérature arabe et musulmane, aux audaces du poète persan Omar Khayyâm : tout cela s’accordait assez bien avec nos fabliaux du haut Moyen Age qui étaient à la fois chrétiens et très charnels. Rabelais, bon chrétien, fut porteur d’un humanisme gourmand, sensuel et optimiste.

J’observe ainsi, un peu partout, une même crispation du religieux sur cette question de la chair. J’y vois une magnifique occasion pour un christianisme ouvert et sensé (car il ne s’agit évidemment pas de basculer dans n’importe quelle permissivité irresponsable), de transmettre son message joyeux sur l’incarnation. Des hommes d’Église comme Mgr Rouet, évêque de Poitiers, dans son dernier livre [13], disent la même chose. Albert Rouet affirme explicitement que l’Église doit rompre avec le jansénisme sexuel qui dénature le message évangélique. Il ironise même, à titre d’exemple, sur la censure du Te Deum à partir de la Contre-Réforme. Dans sa version initiale, le Te Deum, écrit au XIIe siècle, évoquait sans détour l’utérus de la Vierge. L’Église a ensuite édulcoré la version chantée en substituant au mot utérus, l’expression « le sein de la Vierge »…

Il constate que le tournant « janséniste » pris au XIXe siècle a conduit les fidèles à quitter massivement l’institution catholique. Aujourd’hui, il ne faut pas que l’Église renonce au message évangélique au profit de la « culture dominante », mais bien au contraire qu’elle le retrouve. A mes yeux, le plus beau texte évangélique est celui de la femme adultère, autrement dit le contraire d’une condamnation :

« Que celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre. »

Convenons qu’avec cette menace de lapidation de Sakineh Mohammadi Ashtiani, la femme adultère iranienne, en 2010, ce message retrouvait une saisissante pertinence. On ne l’a pas assez dit.

Jean-Claude Guillebaud
Auteur de La vie vivante, éd. Les Arènes, 2011,
livre à partir duquel a été conçu cet entretien.

 

Entretient paru dans la revue Etudes n°414, avril 2011.

 


Notes:

[1] Jean-Claude Guillebaud, La Tyrannie du plaisir, Seuil, 1998.

[2] Peter Brown, Le Renoncement à la chair. Virginité, célibat et continence dans le christianisme primitif, Gallimard, 1995.

[3] John Boswell, Christianisme, tolérance sociale et homosexualité, Gallimard, 1985.

[4] Jean-Louis Flandrin, Le sexe et l’Occident. Evolution des attitudes et des comportements, Seuil, 1981.

[5] Judith Butler et Catherine Malabou, Sois mon corps, Bayard, 2010.

[6] Joël de Rosnay, L’homme symbiotique, Seuil, 1995.

[7] David Le Breton, L’Adieu au corps, Métaillé, 1999.

[8] Lucien Sfez, La santé parfaite, Seuil, 1998.

[9] Ivan Illich, La corruption du meilleur engendre le pire, Actes Sud, 2007.

[10] Michel Henry, Incarnation, Seuil, 2000.

[11] Michel Onfray, Théorie du corps amoureux. Pour une érotique solaire, Grasset, 2000 ; réédition Le Livre de poche, 2001.

[12] Michel Onfray, Contre Sade, Flammarion, 2011.

[13] Albert Rouet, J’aimerais vous dire. Entretien avec Dennis Gira, Bayard, 2009.

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