Écran total, S’opposer aux grands projets industriels du capital, 2022

On ne dira jamais assez l’importance des luttes de territoire et des ZAD depuis dix ans. Ces luttes ont non seulement entretenu une conscience et des pratiques anticapitalistes dans la société; mais elles ont fait concrètement reculer des projets industriels que leurs promoteurs considéraient comme «déjà faits». Elles ont évité de nombreux «petits» désastres, à maints endroits de l’Hexagone, pour les habitants de nombreuses communes, de nombreuses rivières, de nombreux arbres.

À Écran total, nous portons un refus qui ne s’incarne pas dans un espace géographique particulier – une zone humide, un quartier populaire, un littoral, une forêt, une vallée. Nous nous battons, nous essayons de nous battre, contre l’informatisation du monde: informatisation du travail, informatisation du quotidien et des relations humaines, informatisation des administrations, etc. A nos yeux, il s’agit typiquement d’un Grand projet industriel inutile – nuisible – aux êtres humains et indispensable au capital, pour poursuivre son expansion. Un projet qui ne fait l’objet d’aucun débat politique: avez-vous déjà entendu parler d’une consultation «démocratique» ou «citoyenne», même factice, sur l’opportunité de fabriquer et rendre indispensables des millions de téléphones ou ordinateurs portables? De créer un Internet des objets? De numériser Pôle emploi ou l’Éducation nationale?

Par contre, il est vrai que ce Grand projet-là avance aussi parce qu’il rencontre des aspirations, des désirs, des fantasmes, dans la population. Les technologies numériques sont acceptées avec enthousiasme par certains, et quand ce n’est pas avec enthousiasme, c’est avec le sentiment que cela ne pose pas de problème politique essentiel. Nous, nous pensons qu’il y a un grave problème. Nous pensons que, de nos jours, on ne peut pas combattre l’exploitation au travail, le consumérisme dévastateur socialement et écologiquement, l’impuissance politique, sans s’opposer à la numérisation de nos vies.

L’impact du système numérique sur les milieux naturels reste, malgré quelques fissures dans le consensus, un impensé majeur de notre époque, jusque dans les milieux contestataires. La fabrication des smartphones et des tablettes, des semi-conducteurs et des puces RFID, des antennes-relais et des batteries, est extraordinairement consommatrice et destructrice de ressources, en métaux, en énergie et en eau. La consommation électrique liée au fonctionnement des réseaux et au stockage des données explose, à mesure que notre vie est aspirée par Internet; et fait du système numérique un contributeur aux émissions de gaz à effet de serre plus important que le transport aérien. Or, quelle est la «solution» proposée par l’oligarchie politico-industrielle pour sauver la planète et le climat? Numériser. Mettre partout des capteurs électroniques et des puces. Utiliser des logiciels et des robots pour maîtriser la consommation d’énergie et la pollution.

Il n’y a pas de «Grande réinitialisation». Il y a, face à la catastrophe écologique et sociale, une radicalisation du vieux projet capitaliste industriel de maîtriser la nature et rationaliser l’être humain, pour en tirer profit et puissance. Que cela soit baptisé «transition énergétique», «décarbonation», «réseaux intelligents d’énergies renouvelable », le levier de cette radicalisation est le numérique. Peu de territoires seront épargnés par cette radicalisation industrielle: déferlement d’éoliennes et de panneaux solaires, en plus des nouveaux réacteurs nucléaires; multiplication des antennes-relais; prolifération des data centers, et puis des mines. L’annonce récente de la réouverture d’un vieux site minier, dans l’Allier, pour en extraire du lithium en grandes quantités sonne le début d’une nouvelle phase: il va devenir beaucoup plus difficile de ne pas faire le lien entre les prédations industrielles particulières à tel ou tel espace, et le Grand projet capitaliste de numérisation totale.

Écran total Occitanie, Toulouse, 19 novembre 2022.
Résister à la gestion et l’informatisation de nos vies
contre le capitalisme industriel,
pour la construction de nouveaux imaginaires

 


 

Écran total

Proposition de campagne contre l’identité numérique

 

Le 2 juin 2021, la Commission européenne annonçait le lancement du Portefeuille européen d’identité numérique – dans le langage de la technocratie bruxelloise, le Digital ID Wallet. Ce Portefeuille consiste en une application de smartphone qui contiendra les informations de base sur l’identité du détenteur, certains de ses documents administratifs et des moyens de paiement. Il facilitera la signature électronique à distance, le paiement des impôts sur Internet (ou toute autre démarche administrative en ligne), la location d’une voiture partout en Europe, pour les personnes qui en seront munies. Il est notable que ce dispositif porte quasiment le même nom que celui de l’entreprise Thalès, le Digital Identity Wallet, qui présente les mêmes «fonctionnalités».

En août 2021, en pleine contestation populaire du Pass sanitaire, l’État français lançait une nouveau modèle de carte d’identité: elle comporte comme ses devancières des données biométriques (photo du visage scannée et empreintes digitales), mais la nouveauté est que celles-ci sont maintenant contenues dans une puce RFID et dans un QR-code. Le 26 avril 2022 (deux jours après la réélection d’Emmanuel Macron), un décret ministériel créait une «application» permettant le téléchargement de cette nouvelle carte d’identité dans les smartphones. Cette application, baptisée Service de garantie de l’identité numérique (SGIN), contiendra le nom du titulaire de la carte et du téléphone, sa date de naissance, sa photo, son adresse postale et une adresse électronique. Elle générera des attestations électroniques et facilitera la connexion à des services publics ou privés.

Ces dispositifs d’identité numérique s’inscrivent bien sûr dans des tendances lourdes d’évolution des papiers d’identité et de numérisation des services publics. Nous faisons partie de ceux qui dénoncent ces tendances de longue date.

Mais il y a aussi une parenté certaine avec le Pass sanitaire et vaccinal – souvenons-nous que celui-ci se présentait comme un «Certificat COVID numérique européen». Le Portefeuille de la Commission, comme sa déclinaison française, mettent de façon pérenne à disposition des gouvernements un outil permettant de pénaliser et exclure certaines catégories de citoyens, dans une société où les machines numériques sont omniprésentes. À tout moment, une obligation, un comportement considéré comme «vertueux» du point de vue écologique ou social, pourra être requis, et la preuve que l’obligation est respectée sera apportée par le smartphone, sous peine de diverses privations et interdictions. Si cela vous semble encore de la science-fiction, jetez un œil à ce qui se passe dans la bonne ville de Bologne, en Italie, où vient d’être créé un Pass du citoyen vertueux: les habitants qui le souhaitent peuvent y engranger des points de «crédit social» quand ils empruntent les transports en commun, quand ils trient «correctement» leurs déchets, quand ils ont des «activités culturelles» conventionnées…

Nous faisons un lien direct entre l’apparition de ces dispositifs et la catastrophe écologique en cours. Pour être précis : nous y voyons une conséquence de la volonté forcenée des élites dirigeantes de poursuivre «quoi qu’il en coûte» le développement industriel. Puisqu’il est hors de question d’arrêter le processus de prédation et de destruction en cours, des crises de plus en plus graves vont survenir et ces dispositifs d’identité électronique sont là pour que les autorités puissent garder leur emprise sur le comportement des citoyens, par temps de tempête.

Nous appelons au boycott total de l’identité numérique. Et nous pensons que le meilleur moyen de mettre en échec ces dispositifs est l’abandon des smartphones, par le plus de gens possible, car ils sont les vecteurs «naturels» de ces dispositifs.

Écran total.
Résister à la gestion et l’informatisation de nos vies
contre le capitalisme industriel,
pour la construction de nouveaux imaginaires

 


 

Écran total

Avec le numérique, la santé se déshumanise et se privatise

 

En pleine pénurie de médecins généralistes (près d’un médecin sur deux serait dans l’incapacité d’accepter de nouveaux patients), des malades sont contraints de recourir à la téléconsultation. Dans des cabines… vides, disponibles dans des pharmacies ou des supermarchés. En effet, les centres commerciaux se préparent à proposer des soins virtuels. Depuis la loi HPST (Hôpital, patients, santé, territoire), de 2009, la télémédecine est financée via des crédits des Agences régionales de santé, qui voient dans cet outil un investissement rentable pour l’avenir.

La Sécurité sociale a longtemps été réticente à financer la télémédecine, qui a fini par bénéficier d’une partie des financements de droit commun, en 2018. Décisif, le plan de financement de la Sécurité sociale de 2023 entérine la facturation à la Sécurité sociale des dépenses numériques liées à la télémédecine, favorisant ainsi les entreprises qui cherchent à salarier un nombre croissant de médecins pour augmenter les consultations virtuelles.

Une médecine au profit du secteur privé

Passé en force fin octobre à coups de 49.3, ce nouveau plan de financement consiste en une série de nouvelles mesures dont beaucoup s’appuient sur la généralisation de la « e-santé ». Le numérique est ici une porte d’entrée diffuse à la privatisation du secteur de la santé, là où elle n’avait pas encore été possible auparavant.

Ainsi, les nouvelles conventions public/privé désengagent le service public [1] d’assurer l’accès aux soins dans les zones touchées par la pénurie de personnels ou l’impossibilité d’accéder à toutes les spécialités. Désormais, des délégations de service public permettent à des entreprises de facturer des prestations spécifiques. Certaines sociétés privées de télémédecine sont seulement prestataires de logiciels ; d’autres produisent les logiciels tout en proposant des « soins » remboursés par la Sécurité sociale, comme les téléconsultations. Quand, sur un territoire, certaines spécialités ont presque disparu, deux possibilités s’offrent à vous : consulter dans le privé des spécialistes qui pratiquent souvent des dépassements d’honoraires ou, si vous êtes pauvre, consulter un service de télémédecine ou d’assistant virtuel.

Des fonds sont également prévus pour aider les ingénieurs des start-up en e-santé à développer des services numériques à l’usage des soignants – s’il en reste, bien sûr. Car ils et elles désertent aujourd’hui massivement faute de pouvoir travailler dans des conditions décentes. La distribution de tablettes et de quelques primes ne découragera pas ces départs massifs, qui débouchent sur la fermeture de nombreux services.

Une autre part du budget public du plan de financement est allouée à la médecine prédictive et génétique, consistant à analyser par intelligence artificielle quelles maladies nous toucheront potentiellement, quelles habitudes de vie renforcent ces prédispositions, etc. Pour ces laboratoires et entreprises, la collecte et l’accès systématiques à toutes nos données médicales est une priorité, qui leur permettront de « valoriser » leurs « solutions » auprès des établissements de santé, des patients ou des assurances. D’où la création des espaces numériques de santé : le dossier médical partagé (DMP), récemment remplacé par Mon espace santé, qui ouvre la voie à « l’ouverture des données de santé » tant demandée par le secteur privé [2].

Une médecine déshumanisée

Initié en 2020, le Ségur du numérique est doté d’un budget public de 2 milliards d’euros financés principalement par les fonds européens. Ce n’est pas un objectif de soins qui motive cette numérisation de la santé, mais la politique de privatisation à peine voilée que soutient l’Union européenne. Comme l’indique le ministère de la Santé, l’objectif du Ségur du numérique est de passer « de 10 millions à… 250 millions de documents échangés par an via le DMP et la Messagerie sécurisée de santé à la fin 2023 ». Le site ameli.fr nous informe que tous les soignants qui s’y engagent bénéficient d’un nouveau financement à hauteur de 2 800 euros (forfait structure) et d’un cadeau : le logiciel certifié Ségur est offert.

Ainsi, plus besoin de contacts, plus besoin de temps partagé entre humains. Plus besoin de voir les gens tant qu’ils peuvent cliquer. Une majorité de patients et de soignants contestent ces objectifs. Nos revendications sont souvent plus sommaires : des sous, des lits, du temps, une chouette équipe. La simplification administrative de Mon espace santé et le dossier unique du patient nous ont fait miroiter une meilleure prise en charge, mais le constat est amer. Les piratages de données médicales se généralisent, comme les pannes informatiques. À l’hôpital, il est devenu banal de travailler « en mode dégradé », c’est-à-dire « sans ordis car ils ont planté ». Il arrive parfois que le mode dégradé nous donne un sentiment de libération, car on a alors davantage de temps pour les soins.

Le 6 octobre, les locaux de la Caisse primaire d’assurance maladie (CPAM) d’Albi ont été investis quelques heures par une quarantaine de personnes s’opposant à la mise en place de Mon espace santé, qui est le support de tout ce beau programme. Le collectif Écran total a rappelé à toutes les personnes présentes que cet espace numérique n’est en rien obligatoire et qu’au lieu d’en faire la promotion, la CPAM devrait informer les usagers de leurs droits : chacun peut désactiver cet espace à tout moment, même au terme du délai de six semaines mentionné dans la communication. Suite à une entrevue avec la direction, la CPAM s’est engagée à rappeler par différents médias (affichage, répondeur téléphonique et site web), le caractère non obligatoire de Mon espace santé et des moyens de s’en défaire.

Reste à savoir si cet engagement sera respecté. Surtout, réfléchissons aux moyens de nous saisir collectivement de ce refus d’un système de santé privatisé, dégradé, déshumanisé, pathogène pour les soignantes et soignants comme pour les patientes et patients. Le soin est un champ de bataille politique. Qui soigne ? Qui finance ? Qui décide ? Que déciderions-nous à l’échelle d’un quartier, d’une ville ou d’un village sur nos besoins en matière d’accès à la santé, et pour quel idéal ? Il est vital de nous réapproprier le soin.

Collectif Écran total Occitanie – 28 novembre 2022.
Une équipe de soignantes du collectif Écran total Occitanie,
qui milite pour la dénumérisation de la santé.

 

Tribune publiée sur le site Reporterre le 28 novembre 2022.

 


[1] Le service public est une notion ambivalente, car il pourrait se confondre avec les services de l’État. Il est ici une référence à une idée sociale de partage et d’accès aux soins pour tous, quand le gouvernement actuel, dans la continuité de celui d’hier, se fait le garant d’une industrialisation de la santé.

[2] Voir le rapport parlementaire sur l’intelligence artificielle de Cédric Villani, « Donner un sens à l’intelligence artificielle », 2018.

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