Radio: Olivier Rey, Une question de taille, 2014

La perte de la mesure

Dans la continuité des travaux d’Ivan Illich et du penseur autrichien Leopold Kohr, le mathématicien et philosophe Olivier Rey montre dans son dernier livre, Une question de taille (éd. Stock, 2014), comment et pourquoi nous avons perdu le sens de la mesure au cours des derniers siècles.

 

Cédric Biagini : Dans votre livre, vous expliquez qu’aujourd’hui tout se mesure alors qu’en même temps, les questions de taille sont méprisées. Bien que nous mesurions tout, nous avons perdu le sens de la mesure.

Olivier Rey : Le mot « mesure » a deux sens en français – une ambivalence qui se retrouve dans de nombreuses langues. D’une part, il désigne l’évaluation d’une quantité avec un instrument de mesure, d’autre part, il désigne ce qui a trait à la juste mesure. Ces deux sens ne sont pas complètement détachés l’un de l’autre, puisque la juste mesure suppose une modération dans l’ordre des quantités, mais évidemment, il ne suffit pas d’évaluer des quantités pour garder la mesure. Depuis plusieurs siècles, en Occident, on s’est livré frénétiquement à la mesure au premier sens du terme – on mesure absolument tout, aujourd’hui, numériquement –, et en même temps la mesure, au sens de juste mesure, a complètement été mise à l’écart.

On sent qu’Ivan Illich a inspiré nombre de vos réflexions, notamment avec son concept de « seuils de contre-productivité ».

Ce qui m’a mis sur la piste de cette question de taille et de mesure, au sens de juste mesure, chassée par les mesures au sens numérique du terme, c’est en effet la lecture d’Illich. Ce qui était absolument central chez Illich, dans les années 1960–70, était la notion de seuil de contre-productivité. Pour saisir cette notion, il faut comprendre que, très souvent, le bien ou le mal ne résident pas tant dans l’« essence » d’une chose ou d’un comportement, que dans leur dosage. C’est ainsi que pour la plupart des dispositifs, il existe un point en deçà duquel le développement est bénéfique, au-delà duquel il devient nocif et se met à desservir ceux qu’il était censé aider.

Si l’on considère la technique : la question n’est pas d’être pour ou contre par principe, de manière abstraite, mais de savoir à chaque fois, dans les cas concrets, quelle technique se justifie et à quel degré. Pour toute technique en effet, il existe un stade, dans le développement ou l’extension, où la somme des retombées négatives se met à l’emporter sur les avantages qu’on en retire. Un exemple emblématique – celui par lequel Illich a commencé – est celui des transports. Le temps que l’on met à se déplacer d’un point à un autre est souvent un temps un peu ingrat, que l’on souhaiterait raccourcir au bénéfice d’autres activités. D’où l’appétence pour des moyens de transport de plus en plus rapides. Mais au fur et à mesure que les moyens de transport rapides se développent, le monde se reconfigure en fonction d’eux. Les lieux d’habitation, de travail, de loisir, où l’on peut faire ses courses, s’éloignent les uns des autres, dans des proportions telles qu’au bout du compte, nous passons plus de temps à nous déplacer d’un lieu à un autre que nos ancêtres qui allaient à pied ou en carriole. L’automobile, en se perfectionnant et en se généralisant, ne fait pas qu’augmenter notre pouvoir d’action, elle le diminue aussi, en ruinant la possibilité de vivre en ne se confiant qu’à ses jambes. De plus, pour un grand nombre de personnes, une bonne partie du temps de travail sert à gagner l’argent qui permet d’acquérir et d’entretenir le véhicule nécessaire pour aller travailler.

Est-ce que la taille d’une société détermine les rapports sociaux ?

Passé une certaine limite, le développement d’une technique exige des investissements si massifs que ceux-ci ne peuvent être rentabilisés que sur des marchés de plus en plus vastes. Ce qui nécessite d’immenses sociétés homogénéisées par la consommation du même type de produits. Mais ces sociétés trop vastes broient la personne dont le marché prétend satisfaire besoins et désirs. Nos facultés naturelles sont les mêmes que celles dont les hommes disposaient au paléolithique. Les groupes humains comptaient alors quelques dizaines, centaines, milliers de personnes. C’est dans ce type d’environnement que nous sommes naturellement à l’aise. Au sein des sociétés traditionnelles, la plupart des personnes croisées au cours d’une journée avaient un visage connu, sur lequel on pouvait mettre un nom. L’inconnu était l’exception. Ce n’est que très récemment dans l’histoire que, pour de plus en plus d’entre nous, le rapport s’est inversé : l’inconnu devient la règle, le connu l’exception. Il en résulte que la grande ville, en même temps qu’elle ouvre la personne à la diversité humaine, en même temps la ferme à cette même diversité car, devant cette avalanche d’inconnus, nous avons tendance à nous réfugier dans des sous-mondes très balisés. On retrouve la contre-productivité : trop de stimulations finit, au lieu de nous garder en éveil, par émousser nos facultés d’attention. Immergés dans des sociétés surdimensionnées par rapport à nos facultés, en instance permanente d’être débordés pas la multitude de sollicitations qui nous sont destinées, nous ne préservons un certain équilibre qu’en nous « blindant » par rapport au monde environnant.

Blindage qui a des conséquences sur le psychisme.

Effectivement. Ce qui rend nos vies fatigantes, c’est que nous sommes sans cesse obligés, inconsciemment, d’adopter un comportement de défense par rapport à un monde démesuré, pour ne revenir à un comportement vraiment « humain » que lorsque nous nous retrouvons dans un environnement plus restreint, plus familier. Beaucoup de pathologies modernes sont ancrées dans cette difficulté : la nécessité de sans cesse adapter son comportement à un environnement qui, sous ses airs séduisants et racoleurs, nous est finalement hostile, parce que réclamant de nous un mode de vie et des façons de se comporter trop éloignés de nos facultés naturelles.

Sur toutes ces questions de taille, le philosophe autrichien Leopold Kohr, qu’Ivan Illich appréciait, écrivait en 1957 : « Partout où quelque chose ne va pas, quelque chose est trop gros. »

Kohr (1909–1994) était quelqu’un de discret, dont la pensée n’a été reçue que dans des milieux très limités. Il a été un des premiers lauréats du prix Nobel alternatif, en 1983. Il n’a cessé d’insister sur l’importance cruciale des questions de taille dans l’organisation des sociétés. À l’époque où la controverse entre capitalisme et socialisme faisait rage, Kohr pensait qu’en économie comme ailleurs, il était vain de chercher une bonne solution à une échelle où les bonnes solutions n’existent pas. Pour Kohr, à petite échelle, le capitalisme comme le socialisme peuvent donner de bons résultats ; à grande échelle en revanche, ni l’un ni l’autre ne marchent.

Avec cette réflexion, on touche du doigt le cœur de son argumentation : avant de s’interroger sur les meilleures manières d’organiser quelque entité que ce soit, la question préalable consiste à déterminer la taille qui convient à l’entité concernée afin qu’elle remplisse le mieux possible son rôle. Pour Aristote, la première question concernant la cité était : « Combien de citoyens ? » Seulement ensuite, on pouvait réfléchir au bon gouvernement. Si le nombre de citoyens augmentait, la cité ne devait pas croître en taille, mais fonder d’autres cités. Kohr s’inscrit dans cette lignée. Selon lui, si la société a un nombre d’habitants inadéquat, soit trop petit, soit trop grand, la question du bon gouvernement est sans solution. Il faut insister sur le fait que l’on a souvent réduit Kohr à l’éloge du petit. Il ne fait pas l’éloge du petit mais celui de la bonne taille. Pour les sociétés humaines actuelles, il situait cette bonne taille entre quelques millions et une douzaine de millions.

Cette réflexion est au cœur de votre livre : ce n’est pas le petit qui est bon mais le proportionné.

Aristote estimait que la cité devait compter assez d’habitants pour être à même d’accueillir la diversité des hommes et des métiers et, sans être nullement fermée aux échanges, être à même de subvenir par elle-même à ses besoins fondamentaux. Cela étant, il ne fallait surtout pas qu’elle devienne trop grosse : au-delà d’une certaine limite, elle devenait ingouvernable, et la démocratie impossible… Il y a deux bornes, une inférieure et une supérieure. Les choses peuvent être trop petites comme trop grandes. Kohr a insisté sur la borne supérieure, car il a vécu au XXe siècle, et aujourd’hui, la plupart des pathologies dont nous souffrons sont celles de la grosseur. Un slogan comme « Small is beautiful » ne doit pas être essentialisé, mais contextualisé : c’est aujourd’hui qu’il faut faire l’apologie de la petite taille, immergés que nous sommes dans des sociétés en proie à de multiples formes d’obésité.

Le proportionné concerne les éléments les uns par rapport aux autres, et ces éléments par rapport à l’humain. Il faut trouver la taille la plus appropriée.

Une bonne technique, ce qu’Illich appelle une technique conviviale, est une technique qui démultiplie les capacités humaines, tout en leur restant commensurable. C’est quelque chose qui à la fois nous permet beaucoup plus que ce que l’on ferait si on en restait à nos facultés corporelles immédiates, mais qui en même temps prolonge ces facultés sans que le lien avec elles soit rompu. Un bon exemple est la bicyclette. Elle nous permet d’aller beaucoup plus vite qu’à pied, mais le déplacement reste lié à une activité de notre corps.

Vous prenez des exemples du côté de la biologie. Des animaux, s’ils avaient une autre taille que celles que nous leur connaissons, ne seraient plus les mêmes animaux…

Galilée avait déjà remarqué, en son temps, que les géants ne peuvent exister que dans les contes. Si l’on multiplie toutes les dimensions d’un homme par 10, on obtient un géant 10 fois plus grand, mais aussi 1000 fois plus lourd. La section de ses os, elle, n’est multiplié que par 100, ce qui veut dire que la pression exercée sur la section d’un os comme le fémur est multipliée par 1000/100=10, et qu’au premier pas le géant se cassera la jambe. Les géants ne doivent pas nous faire peur car ils sont impotents !

De manière plus générale, on peut montrer que toute forme vivante n’est viable qu’à la taille ou autour de la taille qu’on lui connaît effectivement. Par exemple, étant donné son mode d’oxygénation, l’épaisseur du corps d’un insecte ne saurait dépasser 1,5 cm. En fait, l’organisation d’une forme vivante est absolument solidaire de la taille à laquelle elle existe. Bien entendu, il faut se méfier des analogies trop directes entre le biologique et le social. Le philosophe Georges Canguilhem disait, de façon très juste, que pour un organisme, l’organisation est son fait, alors que pour une société, c’est son affaire. Cependant, afin de traiter le mieux possible cette affaire, les leçons du monde qui nous entoure ne sont pas à négliger. Faute de quoi, on s’égare. Il y a un paradoxe qui donne à penser : depuis deux siècles, un activisme inouï a été déployé pour transformer le monde et le rendre plus conforme aux attentes de l’être humain. Et aujourd’hui, c’est l’être humain qui est sans cesse sommé de s’adapter au monde tel qu’il va. Quand on cherche les raisons de cette inadaptation croissante de l’homme à un monde qui aurait dû lui être de mieux en mieux adapté, je pense que la cécité aux questions de taille est l’une des clés. Pour résoudre tel ou tel problème on met en œuvre d’énormes moyens, sans se rendre compte que celte énormité même pose problème. C’est ainsi que passé certains seuils, la technique ne nous libère pas, elle nous écrase.

Le libéralisme prospère sur un imaginaire de l’illimité.

Le libéralisme trouve son origine dans la pensée de saint Augustin du XVIIe siècle, selon lequel, sans la grâce, il était impossible à un homme de faire le bien. Dans cette perspective, demander aux êtres qui n’avaient pas la grâce de vivre vertueusement n’avait pas de sens. Que faire d’eux dans ces conditions ? La grande invention du libéralisme est de dire : Dieu a tout prévu, si les disgraciés ne peuvent pas servir par leur vertu ils doivent servir par leurs vices. Au lieu de chercher à contenir ou réprimer certains désirs, comme on s’efforçait de le faire auparavant, mieux vaut encourager chacun à suivre sa pente : c’est ainsi qu’il sera le plus actif, et de toutes ces activités individuelles résultera la prospérité générale. Le libéralisme dynamite dans son principe toute idée de limite a priori, et attire progressivement dans son orbe l’ensemble des activités humaines. Partout où il s’impose, l’idée de limite est disqualifiée. Mais si la main invisible du marché est censée tout réguler, la main de la catastrophe, elle, devient de plus en plus visible.

Partout où l’on peut intervenir techniquement, un marché peut naître.

Un couple détonant s’est créé entre le libéralisme et la technique : la technique ne cesse de fournir au libéralisme des moyens de se répandre, et le libéralisme en appelle sans cesse à la technique pour pouvoir s’exprimer pleinement.

Vous expliquez que lorsque les seuils de contre–productivité sont partout dépassés, et que la démesure est générale, la seule voie sensée est la décroissance.

Les adversaires de la décroissance critiquent ce qu’il y aurait en elle de « négatif ». Ils ne comprennent pas – ou ne veulent pas comprendre – que la valeur d’une attitude, son caractère « positif » ou « négatif », est souvent une question de mesure et d’opportunité. Dans le monde hypertophié, boursouflé qui est le nôtre, c’est la décroissance qui est positive, et la croissance négative, c’est la décroissance qui est action, et la croissance résignation.

L’idée de décroissance ne procède pas de l’idolâtrie du petit ou du primitif, mais de l’amour du proportionné. C’est essentiel : il ne s’agit pas de décroître pour décroître, mais de décroître pour favoriser l’épanouissement et la fécondité des êtres humains, au sein d’un monde qui, au lieu d’humilier nos facultés naturelles, favorise leur exercice, source la plus sûre de contentement en cette vie.

Interview d’Olivier Rey à propos de son dernier ouvrage
dans le mensuel La Décroissance n°114, novembre 2014.

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Olivier Rey, La pensée d’Ivan Illich, 2012

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Racine de moins un
Une émission
de critique des sciences, des technologies
et de la société industrielle.

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Émission Racine de Moins Un n°8,
diffusée sur Radio Zinzine en novembre 2014.

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