Ivan Illich, La sagesse de Leopold Kohr, 1994

Cette année, les conférences annuelles Schumacher ont été organisées en l’honneur de Léopold Kohr. De son vivant, bien peu ont reconnu dans ce lutin facétieux un homme en avance sur son temps. Aujourd’hui encore, peu l’ont rattrapé ; il n’y a toujours aucune école qui perpétue sa morphologie sociale.

Je tiens à être précis : le situer parmi les champions de l’économie alternative serait une trahison posthume. Tout au long de sa vie, Kohr a œuvré à poser les fondations d’une solution de rechange à l’économie ; il n’avait cure de chercher des manières novatrices de planifier l’allocation des ressources rares. Il identifia à quelles conditions le Bien s’embourbait dans les choses rares. Il travailla donc à subvertir la sagesse économique traditionnelle, si avancée soit-elle.

Le jour de Kohr viendra lorsque les gens se réveilleront de leur sommeil économique, quand l’âge de la foi dans l’Homo œconomicus cédera la place à un scepticisme pénétrant, quand les théoriciens du social liront soigneusement ce théoricien modeste, mais important. En attendant, la Société Schumacher est un lieu adéquat pour faire vivre la mémoire de Kohr jusqu’au jour où il sera reconnu comme un grand pionnier de la pensée sociale.

Sa vision d’une vie commune digne était fondée non pas sur l’abondance, mais sur la retenue. Originaire du village d’Oberndorf, près de Salzbourg, il partit de la propension des gens du pays à s’en remettre aux usages propres à chaque vallée. Leur méfiance à l’égard des valeurs universelles lui parut empreinte de vérité. Il vit comment la bonne vie pouvait être corrompue. Kohr demeure aujourd’hui un prophète parce que même les théoriciens du small is beautiful n’ont pas encore découvert que la vérité du beau et du bon n’est pas une affaire de taille, ni même de dimension ou d’intensité, mais de proportion.

Pour moi, Kohr est le seul penseur social qui fasse de la morphologie biologique de D’Arcy Thompson et de J.B.S. Haldane le point de départ d’une morphologie sociale. Ces hommes de science ont étudié la proportion entre la forme et la taille chez les créatures vivantes. Les souris n’apparaissent que dans des paramètres de taille assez étroits. On saisit intuitivement ce qui fait une souris : la forme familière d’un petit corps compact avec une queue qui file sur le sol sur quatre pattes rapides et délicates. On en trouve des spécimens de trois à trente centimètres. Haldane a démontré que la forme aux proportions de la souris ne saurait exister hors de ces limites. Puisque le poids augmente avec le cube de la taille, des pattes capables de déplacer un gros rongeur devraient grossir au-delà des proportions de la souris. Kohr étudie la société par analogie avec la manière dont les plantes et les animaux sont formés par leur taille et dimensionnés par leur forme. Les critères fabriqués par les spécialistes des sciences sociales, faisant fi du temps et du poids, ne l’intéressent pas. Comme un ami en fait la remarque, ces abstractions paraissent issues d’une « pensée sociale relative aux souris sur la lune ».

La pensée de Kohr résiste à toute réduction à un scénario de l’avenir. Elle n’est pas non plus tournée vers le progrès ; il s’intéresse plutôt à la forme assortie à la taille. J’en ai été impressionné dans les années 1950, quand j’ai découvert à Porto Rico une véritable Mecque de la planification, attirant les jeunes-turcs de partout, de Princeton à Tel-Aviv. Ces conseillers techniques fougueux voyaient dans l’» Opération Amorce », projet de développement économique de l’île, une grande occasion d’engineering social. Kohr, qui vivait et enseignait alors à Porto Rico, était bien connu des habitants des bidonvilles à flanc de colline, à la lisière du campus de Rio Piedras. Un coupeur de canne à sucre a bien dit ce que j’ai ressenti :

« À la différence des professeurs, des militants et des prêtres, cet Autrichien nous fait réfléchir à ce qu’est notre quartier, non pas au moyen de mettre en œuvre les plans des experts. »

Kohr lança son filet au-delà des objectifs de planification, vers le « pas encore », le nondum, que le poète Paul Celan situe « au nord du futur ». Jamais il n’essaya de séduire ou d’entraîner dans l’utopie, qui est toujours concrétude mal placée. Il encouragea une vision susceptible d’être réalisée parce que restant dans les limites, demeurant à portée. Il prôna le renoncement à un regard en quête de chimères au-delà de l’horizon partagé.

Il avait conscience de l’effet paralysant de notre éducation ; la plupart des gens de son époque, il le savait, avaient grandi suivant des recettes toutes faites. La mode était au biberon de lait ; l’allaitement au sein ne devait être de nouveau en vogue que dans les années 1970. Ce que Jacques Ellul a appelé le « système technicien » [1] a fait de la marchandise un paradigme envahissant. Racontant des histoires sur son village d’Oberndorf, où un instituteur, Franz Xaver Gruber, avait composé Douce nuit, Kohr tenta d’enseigner ce qui était devenu presque impossible : prêter attention au sens commun dans l’euphorie du développement.

Son caractère le qualifiait pour être un porte-parole de cette « faculté » perdue : le bon sens. C’était un drôle d’oiseau : humble, extralucide, drôle et incisif. Everett Reimer, qui vivait lui aussi à Porto Rico à cette époque, me le présenta comme une coquí, une grenouille verte des arbres, si petite que peu la remarquent, installée au creux d’une feuille de bananier. Mais le croassement mélodieux de ce minuscule amphibien domine les nuits de Porto Rico, les rendant différentes des ténèbres qui règnent ailleurs sous les tropiques. Il n’est pas étonnant que les insulaires en aient fait leur totem.

Kohr était un homme éminemment modeste. J’irais même jusqu’à dire qu’il était foncièrement humble, et cet aspect de sa pensée et de son tempérament n’est guère fait pour lui assurer une place dans les manuels. Peut-être cela tenait-il aussi au fait que bien peu ont saisi le noyau dur de son propos : la place éminente qu’il donne à la proportionnalité. Sous son inspiration, beaucoup sont allés jusqu’à chérir tout ce qui est petit. Encouragé par sa participation aux conférences des Verts, de nombreux amis se sont associés à la défense du régionalisme en Europe. Mais, parmi ceux qui l’applaudissaient, peu ont compris la profondeur de son opposition aux certitudes axiomatiques courantes partagées par les écologistes et les industriels, et embrassées par des économistes de positions et d’écoles par ailleurs opposées. Timidement, il appelle à s’extraire de ce qui passe pour une perception communément reçue. Je trouve donc en lui un guide sur le territoire inexploré de l’espoir au-delà du futur.

C’est du côté de sa morphologie sociale que se situe la contribution de Kohr. Deux mots clés résument sa pensée : Verhältnismässigkeit et gewiss. Le premier veut dire « proportionnalité », ou plus précisément « relation de nature appropriée ». Le second se traduit par « certain », comme dans l’expression « d’une certaine façon ». Par exemple, Kohr disait que la bicyclette est le moyen de locomotion idéalement approprié pour quelqu’un qui vit dans un certain endroit comme Oberndorf. L’examen de ce propos fait aussitôt apparaître que « certain », tel qu’il est ici employé, est aussi éloigné de « certitude » que qu’» approprié » l’est d’» efficace ». « Certain » invite à réfléchir au sens spécifique qui convient, tandis que le mot « approprié » nous guide vers la connaissance du bien. L’association d’» approprié » et de « certain endroit » permet à Kohr de voir le condition sociale de l’homme comme cette limite toujours unique et créatrice de frontières au sein de laquelle chaque communauté peut engager la discussion sur ce qui devrait être permis et ce qui devrait être exclu. S’interroger sur ce qui est approprié ou qui convient dans un certain endroit conduit directement à réfléchir au beau et au bien. La vérité du jugement sur ce qui en résultera sera essentiellement morale, non pas économique.

Dans l’usage que fait Kohr du concept, la proportionnalité n’entre dans aucun calcul économique, mais il m’a paru très difficile d’élaborer une argumentation à l’appui de cette position. Par exemple, beaucoup, de nos jours, sont justement horrifiés par les conséquences de la croissance et du développement économiques au cours des dernières décennies. Ils sont convaincus qu’on peut trouver des solutions de rechange aux pratiques politiques et aux politiques économiques actuelles sans abandonner un postulat fondamental de la possibilité de mener une bonne vie aujourd’hui, à savoir que la société repose sur des valeurs rares. Or mon argument mine cette croyance.

L’économie postule la rareté. Elle traite donc de valeurs et de calculs. Elle ne saurait chercher le bien qui convient à une personne spécifique au sein d’une condition humaine donnée. Où règne la rareté, l’éthique est réduite à des chiffres et à l’utilité. De surcroît, qui manipule les formules mathématiques perd le sens de la nuance éthique et devient moralement sourd.

Dans une vigoureuse tradition qui conduit d’Aristote à Mandeville, l’éthique impliquait une controverse publique autour du bien à poursuivre au sein d’une condition humaine et peut-être acceptée à contrecœur. L’économie, toutefois, requiert l’évaluation des objectifs désirables en situation de rareté. Elle se préoccupe d’optimisation des valeurs ; cela conduit à la création de la société économique moderne, qui assure un carburant apparemment illimité à la civilisation technologique. Une telle civilisation tente de transformer la condition humaine plutôt que de débattre de la nature du bien humain.

Lorsque l’on m’a demandé de donner cette conférence, j’étais en pleine conversation avec Matthias Rieger, un ami musicologue. Ce jeune collègue m’a aidé à construire un argument de nature à éclairer la position de Kohr et la mienne. La thèse que j’entends soutenir est la suivante : dès lors qu’on les intègre à sa façon de percevoir la réalité et de construire des raisonnements, les postulats économiques excluent des options éthiques dont l’objet est le bien. La pensée de Rieger a une importance centrale dans ce que je vais dire maintenant. Si nous considérons sa recherche musicologique, l’histoire de la musique occidentale apparaît comme un reflet de divers changements se produisant dans différentes parties de la société européenne.

La « certaine adéquation » de Kohr apparaît comme une formidable intuition si et seulement si on la comprend dans le contexte d’une fracture historique. C’est dans cette rupture que trouve son origine le monde que nous habitons. Kohr insiste sur la corrélation entre une certaine taille et l’harmonie qui s’exprime dans des proportions adéquates. Hors de cette configuration règne la némésis. On ne saurait honorer la mémoire de Léopold Kohr sans explorer cette corrélation. Mon idée, c’est qu’on a perdu la perception de cette corrélation et la capacité même de l’imaginer. Cette perte englobe les champs physiques, sociaux et culturels de la pensée et de l’action. Pour le démontrer, Rieger et moi-même avons composé un argument en trois mouvements sur le thème de la proportion.

Dans le prélude, je me focalise sur la relation entre la société et la nature. Je trouve ici un paradoxe : sur le plan politique, les propositions écologiques les plus radicales tâtonnent vers une redécouverte de la proportionnalité. Simultanément, cependant, ces recommandations mêmes, acceptant le monde traditionnel de l’économie, ne sauraient être appliquées sans approfondir la fracture.

Le mouvement suivant est composé en contrepoint à la dichotomie société/nature et révèle l’ampleur du problème en comparant la création de l’économie et le piano.

Le troisième mouvement, une coda, touche à sept autres domaines où la mondialisation fait voler en éclats tout cadre possible de la notion de proportionnalité. Dans tous ces exemples on voit comment l’harmonie ancienne a été remplacée par diverses formes de tempérament moderne, par exemple le calcul simple et différentiel.

Prélude : société et nature

Les problèmes, tout le monde les connaît : dans le système industriel, les gens n’ont pas seulement besoin de la nature, mais ils la consomment et l’épuisent. De surcroît, ils laissent derrière eux non seulement leur merde et leurs cadavres, mais aussi des montagnes de déchets toxiques – ce qui, loin d’être un effet secondaire occasionnel, est au contraire un trait commun essentiel à toutes les formes de la technique moderne. Aussi vaudrait-il mieux comprendre et jauger le progrès suivant les manières dont la nature est consommée plutôt qu’en examinant la distance croissante entre la richesse et la pauvreté. Les questions de justice sociale risquent effectivement d’être un trompe-l’œil, d’empêcher de réfléchir à de vraies solutions. Il est vrai que l’Américain moyen épuise la nature avec une intensité à peine imaginable pour les pauvres du tiers-monde. Et ceux qui se réunissent pour débattre de ces questions sont complètement atypiques – je veux parler des experts. De fait, leurs efforts pour protéger la nature les obligent à exploiter la nature – via des moyens de transport et de réunion sophistiqués – bien plus que la moyenne. Mais les considérations de ce genre sont peut-être un écran de fumée.

Jusqu’à maintenant, l’utilisation et la commercialisation effrénées de la nature, de pair avec la polarisation sociale qui les accompagne, ont été poussées avec une logique d’airain par le rêve de toujours plus de progrès. Aujourd’hui, d’aucuns croient que la raison de ces distorsions apparentes est l’incapacité de distinguer l’efficacité technique et la productivité sociale. La distinction devient vraisemblablement pertinente, disent-ils, à travers une analyse de la consommation d’énergie dans la société industrielle. Techniquement, il est possible d’obtenir quatre fois plus de « prospérité » d’un giga joule d’énergie qu’autrefois. Ce n’est pas l’efficacité de l’énergie qui explique ce quadruplement, mais ce qu’on appelle la productivité de l’énergie, laquelle se traduit en satisfaction. Pour satisfaire le désir de discuter, de cuisiner ou de lire dans la soirée, on analyse l’installation électrique. Des ajustements rationnels se traduiront par une réduction calculable du nombre de watts nécessaire à un système électrique donné.

Des leaders d’opinion comme Ulrich von Weizsäcker en Allemagne et Amory Lovins aux États-Unis proposent d’accroître la productivité énergétique d’environ 3% par an moyennant une hausse progressive du coût de l’» énergie » – graduée en fonction de l’intensité de l’impact écologique –, accompagnée de baisses d’impôt significatives dans d’autres domaines. Cette réforme fiscale écologique déplacerait la rentabilité des capitaux de l’efficacité technique au profit de la productivité et encouragerait la remigration du travail vers des petits groupes – de la construction nouvelle aux réparations, de la fourniture de services à leur remplacement par des actions individuelles et communautaires. Le plan prévoit un déclin de la polarisation et une réduction du travail dans l’économie parallèle, dès lors que les salaires et les rémunérations, mais aussi l’exploitation de la nature seront taxés.

Quoique formulée en termes technocratiques et traduite en signes monétaires à l’intention des consommateurs d’information et des électeurs, cette politique, à l’évidence, ne contredit pas la vision du monde de Kohr. En fait, la proposition suggère qu’on peut se mettre à réfléchir à une prospérité qui ne soit pas le fruit du produire toujours plus. Pour ses partisans, il s’agit de rester dans le champ des attentes raisonnables et appropriées. Pour les impôts, le critère ultime serait non pas une mesure quantitative de la production et de la circulation des biens, mais une exploitation excessive de l’environnement. Le principal guide de la politique sociale serait l’adéquation (appropriateness), non pas les pourcentages. À quoi tient ma critique vis-à-vis de cette proposition peu conventionnelle mais raisonnable ? Une taxe sur l’énergie qui semble calculée à la lumière de l’idée que le bien-être de l’homme et du monde dépend de la bonne relation entre la société et la nature possède un grand pouvoir symbolique : en l’occurrence, hélas, le pouvoir de cultiver une illusion.

De Friedrich Engels à Milton Friedman, des libéraux en matière budgétaire aux conservateurs, la redistribution du produit social est la base d’une prospérité générale. Toute transformation fondamentale de la société dépendra des conditions marginales de l’économie, ainsi que de certains paramètres techniques : recyclage, isolation des bâtiments, agriculture écologique, élimination des transports de marchandises sur de longues distances. Dans tous les scénarios actuels, le marché mondial est simplement une donnée. À cet égard, l’idée de « petitesse » chère à Kohr est clairement hors de propos, voire absurde.

Si l’on souhaite inclure l’idéal de justice sociale, il faut un certain type de croissance économique : davantage de produits et davantage de services. Mais ce que les promoteurs de la croissance ne voient pas, c’est que, de pair avec un plus gros gâteau, tout gain écologique s’accompagnera d’une nouvelle modernisation de la pauvreté et d’une légitimation de la dépendance des pauvres à l’égard dudit gâteau. La croissance économique signifie toujours qu’il en coûte plus aux pauvres pour vivre et qu’ils sont plus étroitement attachés à des biens de consommation durables onéreux. De part et d’autre du « Mur » – tel qu’il existe encore aujourd’hui entre Miami et La Havane – prévaut un système de croyances partagé : des valeurs mesurées par l’argent. Et la masse d’argent disponible pour la redistribution demeure liée à la fiscalité de l’emploi et au chiffre d’affaires. La base matérielle de la justice est donc enchaînée à un produit social qui doit croître.

En Chine même, les planificateurs partagent avec un nombre croissant de technocrates américains et allemands l’idée que la prospérité ou la justice, mais aussi l’existence même d’une économie viable sont menacées par un système de valeurs qui ne s’accorde pas avec les équilibres naturels. Il est pourtant un fait que même les réformateurs les plus radicaux négligent : le fait que le concept même de valeurs, dont dépend toute l’économie politique, est impropre à donner corps à la notion de proportionnalité. Une certaine proportionnalité est cependant implicite dans tout le raisonnement de Léopold Kohr. En conséquence, toute proposition fondée sur les valeurs, c’est-à-dire sur l’acceptation de la société économique, aggrave la fracture historique et nous éloigne de toute redécouverte de la proportionnalité.

Interlude. Sur le « tonos »

Les Grecs avaient le concept de tonos, que l’on peut comprendre comme « juste mesure », « caractère de ce qui est raisonnable » ou « proportion ». Ces différences de sens invitent à examiner l’histoire du terme. Je tiens ici – surtout à la lumière des propositions de taxe sur l’énergie – à examiner ce tonos comme le fondement même de notre intelligence des relations cosmiques dans la pensée occidentale ; il occupe aussi une place centrale dans une tradition bimillénaire en ce qui concerne le sens que l’on se donne, à soi et au monde. On voit clairement que, si le bien-être commun ne repose pas sur un tonos – une certaine tension, une proportion entre les humains et la nature –, l’idée de taxe énergétique, avec d’autres solutions de rechange économiques, tourne à l’utilitarisme adaptatif, à une administration technique systémique ou à des bavardages diplomatiques sur l’environnement.

Une centaine d’années avant la Révolution française a commencé à se perdre la notion de proportion comme idée directrice ou orientation, comme condition pour trouver sa position fondamentale. Jusqu’à aujourd’hui, on n’a guère pris conscience de cette disparition dans l’histoire culturelle. La correspondance entre le haut et le bas, la droite et la gauche, le macro et le micro a été intellectuellement reconnue, les sens la confirmant, jusqu’à la fin du XVIIe siècle. La proportion était aussi un principe directeur pour l’expérience de son corps, d’autrui et des rapports entre sexes. L’espace était simplement compris comme un cosmos familier. Et celui-ci désignait l’ordre des relations dans lequel les choses sont initialement placées. Pour cette relation, cette tension ou cette inclination des choses les unes envers les autres, leur tonos, nous n’avons plus de mot aujourd’hui. On ne saurait même imaginer l’expérience de Dante, au sortir de l’enfer, se réjouissant de l’harmonie de quatre nouvelles étoiles, d’être entré dans le domaine de la justice, de la tempérance, de la force d’âme et de la prudence (Purgatoire, I). De nos jours, on est confiné au symbole positiviste d’un paradigme scientifique.

Cette taxe sur l’énergie nous donne l’occasion d’expliciter l’idée de s’ordonner soi-même comme le monde à travers la proportion. Une telle tentative ne relève pas du romantisme ; elle n’est pas un retour en arrière, et certainement pas un renoncement à la justice sociale. Bien au contraire ! Rappelons que ce tonos a été réduit au silence avec le progrès des Lumières, qu’il a été victime de la mathématisation croissante de la science et du désir de quantifier la justice. Nous sommes donc confrontés à une tâche délicate : retrouver quelque chose comme une oreille perdue, une sensibilité abandonnée. Sans doute la musique peut-elle nous y aider.

Platon aurait su de quoi parlait Kohr. Dans son traité sur l’art de gouverner, il observe que le mauvais politique est celui qui confond mesures et proportionnalité. Celui-ci ne reconnaîtrait pas ce qui est approprié à un ethos particulier – mot qui initialement désignait un lieu de séjour, et qui a pris par la suite le sens de « caractère populaire ».

Comme tout garçon, Platon avait suivi des leçons de gymnastique et de musique : le raffinement du corps et de l’esprit. La technê musikê comprenait la lecture, l’écriture, le chant et la lyre. Son maître lui démontra la proportionnalité avec un monocorde, boîte sonore rectangulaire pourvue d’une seule corde tendue. Il lui apprit comment diviser la corde harmonieusement au moyen d’un chevalet, et ainsi de quelle façon les deux parties sont liées l’une à l’autre. Le maître divisa la longueur de la corde en deux segments, l’un de deux cinquièmes, l’autre de trois cinquièmes, produisant ainsi deux sons harmonieux. Avec l’arithmétique, la géométrie et l’astronomie, la musikê était employée comme une voie d’accès raisonnable à l’appréciation des correspondances appropriées. Comme Socrate le dit à Glaucon :

« élever les enfants dans la musique est souverain […] parce que le rythme comme l’harmonie pénètrent au plus profond de l’âme, s’attachent à elle le plus vigoureusement […]. Et parce qu’en outre, les objets négligés et mal fabriqués par l’artisan, ou les êtres qui se sont mal développés, celui qui a été élevé dans la musique comme il convenait saurait les distinguer de la façon la plus perspicace. » [2] […].

En écoutant, en voyant et en frappant les divisions appropriées sur le monocorde, Platon exerça son talent et son plaisir musicaux en accord avec l’harmonie propre à la communauté, à l’ethos dans lequel il était né. La synesthésie de l’élève était accordée : l’adaptation coordonnée de l’oreille, de l’œil et du toucher à ce qui était gracieux et bon dans sa communauté. Ce qui était approprié était senti, puis jugé bon.

C’est la musique qui formait à l’art de la proportionnalité, laquelle incluait une opposition àl’hubris, un solide sens de la modération. La honte qui pouvait en résulter était garante d’un mélange adéquat entre le judicieux et le désir. La musique était le mariage essentiel du beau, du bon et du vrai, un son reflétant le cosmos – non pas essentiellement intérieur ou extérieur, ne représentant pas une norme purement esthétique ou une règle morale abstraite –, instillant à l’auditeur une position ou une attitude distincte qui saisissait la nature du son propre au caractère dorique, un son en accord avec le dialecte propre à cet endroit, et à celui-ci seulement.

Parler dans ce contexte d’un centre tonal ou d’une tonique serait erroné. Le « ton », au temps de Platon, n’était pas une mesure. La proportion était implicite dans les deux segments d’une corde. Un ton individuel était impensable, de même que l’eût été un étalon national de longueur ou de poids. Plutôt que de ton, impliquant un centre tonal, mieux vaudrait parler de modes.

Pour jouer la musique qui convenait à telle ou telle occasion suivant les règles prescrites par l’ethos d’Athènes, il fallait donc déterminer l’intonation de la flûte locale ou de la cithare. Le genos (air tétracordal en grec) établissait comment l’intonation devait être exprimée musicalement. Il offrait un cadre pour choisir le mode de manière à pouvoir jouer la musique de l’endroit. La proportion sous-tend tout cela : elle en est le principe constitutif, le logos.

Ce que nous appelons les mots, les Grecs le nommaient logoi, c’est-à-dire des relations. Et ce que nous comprenons simplement comme des intervalles entre les temps était compris comme ana-logia, comme concorde des cordes. Cette intonation devait correspondre à l’ethos – en fait le rythme, la coutume, la disposition ou l’attitude –, qui était aussi différent chez les Doriens et les Athéniens que la démarche et le langage. Au sein de cet ethos, le jeune Platon apprit à réfléchir au caractère du tonos, c’est-à-dire à l’adéquation des proportions athéniennes.

Cette dissymétrie inhérente, résultant de la vibration ordonnée de deux cordes sonnant l’une contre l’autre, est la proportion : ce que l’on appréciait dans la musique ancienne. Le choix du mode était non pas un problème d’esthétique musicale, mais un problème éthique. La règle de l’ethos local était normative, déterminant le genos qu’il convenait de choisir. Le genos musical était toujours établi par analogie avec le genre (mot apparenté à genos) des musiciens, des chanteurs et des danseurs. De surcroît, chaque occasion – tristesse ou joie, guerre ou amour – avait son style ou sa forme propre. Quand les hommes s’en allaient en guerre, la flûte accompagnait les chants doriques graves, tandis que les femmes, jouant des chants éoliques à la cithare, prenaient congé d’eux. L’esprit grec reposait sur deux bases, la propriété dans l’expression – trouvée dans la règle de l’ethos – et le ton comme ana-logia, proportion ou ratio.

Un enfant, de nos jours, ne saurait apprendre ce genre de musique, ne saurait être initié aux résonances de la proportionnalité. Quand bien même l’enfant ne sait pas lire la musique, c’est-à-dire les notes, le son sera une composition de tons existants produits de manière indépendante. La paideia, l’accord du sens commun aux usages d’une communauté, a laissé place à une éducation universaliste. Pendant ce temps, le rêve d’Alexandre – remplacer les États-cités, chacun fondé sur son ethos, par un écoumène grec universel – a nourri le monstrueux désir d’un accord global.

L’exemple du piano permet de montrer clairement tout ce que cela veut dire. Cet instrument n’a pas grand rapport avec un monocorde. Il ne saurait susciter un sens des proportions, parce que c’est une machine qui engendre précisément des vibrations mesurées. Celles-ci entrent dans des octaves qui toutes sont divisées en douze demi-tons également distants. Le piano est aussi accordé à une magnitude invariable : une hauteur de son standard de 440 hertz. L’Antiquité ignorait le concept de note ; elle n’avait aucune idée d’un son de ce type. Le ton indépendant ou solitaire était aussi étranger à la vision du monde de Platon que l’était l’individu – qui nous paraît si naturel. De nos jours, on postule l’existence d’individus.

De surcroît, la longueur du monocorde était arbitraire. Il était conçu pour rendre audibles des correspondances appropriées, non pas des tons atomistiques. De même que les histoires qui se racontaient dans le village de Kohr, la musique était locale. Elle était cohérente, en harmonie avec une communauté conçue comme un ethos, non pas comme un conglomérat d’individus – ce qu’on appelle aujourd’hui une « population ». L’oreille était exercée à entendre la corrélation appropriée au sein d’un mode musical, un son propre à sa région d’origine.

Longtemps, le monocorde est resté le moyen d’accorder aussi bien les autres instruments que les personnes ; par l’usage du monocorde, la personne était accordée à son ethos respectif. Pour obtenir l’octave, on déplaçait le chevalet sous la corde de manière à la diviser en 2/1 ; pour la quinte, on la divisait en 2/3. Au piano, on obtient douze demi-tons et on revient à l’octave, répétant les douze divisions en quintes. Tel n’est pas le cas avec le monocorde. La dernière quinte se trouve légèrement au-dessus de la huitième octave. Le cercle des quintes ne cadrait pas, mais grinçait ou crissait. On attribue à Pythagore, quelques générations avant Platon, la découverte de ce hurlement désagréable, appelé kôma.

Tout au long du Moyen Âge et jusqu’au XVe siècle, la musique resta l’harmonie entre un ethos et sa proportion. En 1436, à Florence, célébrant la consécration de la nouvelle cathédrale de Sainte-Marie-des-Fleurs, Guillaume Dufay, compositeur du motet de la fête, prit place aux côtés de Filippo Brunelleschi, l’architecte du dôme de l’église. La musique composée pour la circonstance reflétait les proportions de l’édifice, et les voix s’accordaient pareillement à l’espace. Dufay était déjà un compositeur au sens moderne du terme, et Brunelleschi un architecte de la Renaissance, un homme d’expérience et de calculs. Mais Dufay n’utilisait pas encore des tons de taille égale, de même que Brunelleschi ne s’en remettait pas encore aux concepts de la statique – une science alors en plein essor. Pour eux deux, l’ordre cosmique et immanent de toutes choses en relations harmonieuses les unes avec les autres restait la source de la création artistique.

On n’en commença pas moins à considérer la musique comme une œuvre d’art fabriquée à partir de sons. L’acoustique, la science des sons audibles, apparut à la fin du XVIIe siècle. Autrefois, l’immanence de l’harmonie cosmique dans la beauté visuelle aussi bien qu’audible rendait nulle et non avenue toute distinction entre musique et acoustique. Et voici que la musique se trouvait réduite à un exemple d’acoustique. Tandis que le monocorde avait été notre emblème de la technê musikê, nous trouvons son opposé dans le piano moderne dressé dans le laboratoire de Hermann von Helmholtz. Lui aussi a la force d’un symbole. L’acoustique de son tempérament de distribution égale contraste vivement avec la musique ancienne. L’expression définitive de cette boîte à sons définis se trouve dans le traité de Helmholtz Des sensations du ton [3] (1863).

Considéré comme la contrepartie moderne du monocorde, le piano bloque la perception de ce que signifiait jadis la propriété harmonieuse. Chacune de ses touches noires ou blanches frappe une corde qui produit un demi- ton calculé. La production de cet arrangement initial en demi-tons devint pour la première fois possible en 1739, avec les logarithmes de Léonard Euler permettant de calculer les intervalles.

Helmholtz partit d’une oreille à tempérament de distribution égale, et ses expériences « prouvèrent » que cette oreille était créée pour la gamme, fournissant un récepteur gradué. Il modifia ainsi la façon d’entendre, de même que neuf siècles plus tôt la façon de voir avait été changée par les écrits de certains Arabes. Fini le rayon visuel qui sortait de l’œil pour épouser ce qui lui convenait ; le rayon de lumière était plutôt renvoyé par l’objet, projetant la surface de l’objet vu sur la rétine. Depuis l’an mil,l’opsis – la vertu active du regard – a laissé la place à des instructions pour bien voir via l’optique scientifique. De même, en musique, l’équilibre approprié des tensions entre macro- et microcosmos a été remplacé par un artefact esthétique composé de tons dont Helmholtz a proposé la systématisation théorique. De surcroît, les règles de la mécanique et de la physiologie obtenues à travers la résonance acoustique ont été exprimées en intervalles tempérés également distribués.

Jusqu’en plein XVIIe siècle, l’idée de cosmos, déjà familière aux Grecs, resta incontestée. Kosmein veut dire « aligner », qu’il s’agisse de deux armées ou des deux rives d’un fleuve, mais aussi « apparier », qu’il s’agisse du ciel et de la terre ou du monde (macrocosmos) et de l’homme (microcosmos). Cette intelligence cosmique de l’être, désignée sous le nom de « Grande Tradition », a trouvé une fin abrupte. Le cosmos a été mis au rebut.

Coda

Dans la philosophie médiévale, le tempérament désignait la combinaison des qualités dans une certaine proportion, déterminant la nature caractéristique de quelque chose. En physiologie, donc, on cherchait à équilibrer les quatre humeurs cardinales du corps – les tempéraments sanguin, colérique, flegmatique et mélancolique – afin de trouver les bonnes proportions relatives. Le tempérament impliquait toujours un mélange obligé ou proportionné, une combinaison adéquate ou convenable. « Tempérer », c’était mettre quelque chose dans sa condition adéquate ou convenable, le modifier ou le modérer de manière propice, trouver une juste mesure.

Au début du XVIIIe siècle, « tempérer », en musique, prit le sens d’accorder une note ou un instrument à un tempérament, c’est-à-dire ajuster les intervalles de la gamme dans des instruments d’intonation fixe tels que le piano. Cette rupture radicale avec le sens antérieur marqua la disparition de fait de l’ancienne notion de proportion, en musique comme dans les autres domaines de la vie moderne.

Voyez, par exemple, la grande fracture qui se produisit dans la pratique de la médecine à l’époque du tempérament également distribué. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, un médecin de campagne jugeait que sa tâche était d’établir un diagnostic sur la base d’une anamnèse – se rattachant à l’histoire de vie du malade –, à la faveur de laquelle la dysharmonie dans les relations humorales devenait évidente. Le médecin s’efforçait ensuite de rétablir le bon équilibre. La physiologie était encore connaissance de la proportion dans les flux intérieurs. Cela devait changer du tout au tout. De même que pour le son musical, une nouvelle règle normative s’imposa en médecine : vers la fin du XIXe siècle, l’idéal de la santé devint l’interaction physiologique mesurée entre les organes.

Barbara Duden a montré à quel point la perte de la proportionnalité a changé le critère anatomique de ce qui est humain (Disembodying Women, 1993). Traditionnellement, l’humanité ne commençait qu’avec la naissance d’un enfant aux membres bien faits. L’enfant n’existait vraiment qu’une fois le cordon ombilical coupé. Humain était synonyme de relation de vis-à-vis. Au XVIIIe siècle, les proportions prénatales entre la tête et le reste du corps ne pouvaient être encore reconnues comme humaines. Le fruit qui n’était pas encore né, le fœtus, n’avait pas encore droit à l’appellation d’être humain. L’hydrocéphale, celui qui avait les jambes torses, ou des moignons de bras, et le bedonnant qui, à l’occasion voyaient le jour, étaient perçus comme des avortons, des monstres, des môles ou des excroissances, jamais comme des enfants. Le corps de la femme n’était pas un piano. Il n’existait pas encore d’anatomie du développement pour donner une épure de la croissance ; il n’y avait donc pas de définition de l’être humain suivant quelque abstraction flottante et arbitraire.

En architecture, comme en médecine, la proportionnalité disparut. Autour de 1700, la règle de la Moyenne d’or comme tonos réglant à la fois le plan au sol et l’élévation fut abandonnée. Le fonctionnalisme triompha de la proportionnalité dans le dessin, le tracé des plans et, plus tard, la conception (design). En l’espace de quelques décennies, la doctrine des ordres en architecture, qui définissait la conception de l’harmonie dans la forme des colonnes depuis deux mille ans, fut détrônée sur le plan pratique.

À l’aube du XVIIIe siècle, la recherche de sons également tempérés élargit la gamme orchestrale et favorisa l’arrangement symphonique et la collaboration internationale en musique. A peu près à la même époque, l’économie connut un processus comparable au tempérament acoustique moderne. L’identification géographique des sphères économique et politique commença en France, avant de s’imposer ailleurs. L’État-nation devint l’équivalent d’un marché. La normalisation des mesures devait considérablement renforcer cette tendance. Auparavant, les boisseaux, les barils, les barriques et les tonneaux, le morgen et le cordeau de bois étaient le plus souvent différents de part et d’autre des frontières régionales, de même que l’étaient les produits mesurés – grain, vin ou bois de charpente ; tout était enraciné dans un ethos local. La tempérance de ces grandeurs passait par l’unification des mesures, créant ainsi les marchandises modernisées, lesquelles présupposaient à leur tour la convertibilité croissante des devises. Ce que Karl Polanyi et Louis Dumont appellent la création sociale de la rareté acquiert un sens plus marquant quand on la compare au tempérament du piano.

La fracture historique qui a conduit aux sons tempérés, à l’anatomie mécanique, à l’architecture fonctionnelle et à l’économie génératrice de rareté a trouvé un reflet dans le mode de perception lui-même. Avant l’arrivée de l’idée de température, vers 1670, les gens comprenaient que les sources sont toujours plus chaudes en hiver et plus fraîches en été : on faisait l’expérience d’une proportion. Il n’y avait pas de doute quant à cette perception sensorielle, quand bien même les savants étaient partagés sur le fait de savoir si la krasis – combinaison des humeurs dans la terre en hiver – créait un équilibre cosmique des humeurs, ou si la bonté de la nature était providentiellement maintenue par l’aima mater, qui stabilisait les saisons. L’idée de température et de sa mesure nécessitait d’abord de calibrer sur une échelle à intervalles égaux l’expansion du mercure dans un fin tube de verre – invention vénitienne du XVIIe siècle. De même que l’œil et l’oreille, la perception de soi fut également tempérée. Les gens éprouvèrent le besoin de surveiller leur température et, bien plus tard, de procéder à des check-up complets. Une température de 18°C au-dessus de zéro dans une pièce finit par acquérir une certaine importance dans notre perception du bien-être, de même que la hauteur de son standard de 440 hertz en musique.

C’est ainsi que disparut également le sensus communis, le sens commun ou sens de la communauté. La tâche de la médecine et de la philosophie avait été d’étudier ce sens et d’établir la référence commune trouvée derrière les perceptions de chaque organe des sens. Depuis le XVIIe siècle, ce sens n’a plus été reconnu en médecine comme organe. En jurisprudence, au contraire, il a pris de plus en plus d’importance en tant que faculté innée et infaillible à reconnaître les bons moyens ; dans la common law, cette faculté se manifestait sous la forme d’un jury de pairs appliquant la « règle du common man ». Dans le même temps, cependant, la demande de protection à travers des droits dûment étayés par des systèmes de lois a rendu suspect tout jugement se réclamant du vieux sens commun. Le mot « commun », qui avait à l’origine un sens robuste (quelque chose « qui appartient à la communauté », selon l’Oxford English Dictionary), puis s’était étendu à chaque individu (« les usages communs de chaque homme », Chaucer), en vint à désigner, à la fin du xixe siècle, une personne médiocre ou vulgaire.

Ce ne sont pas seulement la vue et l’ouïe, ni les seuls sens qui furent transformés, mais aussi la nature du désir – le bien disparaissant pour laisser la place à la valeur. En éthique, la valeur évinça largement le bien. Il est vrai que « valeur » est un mot ancien ; d’un sens proche de « dignité », il indiquait ce qui était précieux, en vérité magnifique ; et, très tôt, il indiqua le prix de vente d’un objet. Depuis le début du XVIIIe siècle, la valeur avait eu tous ces usages, et avait donc dénoté ce qui était désirable, utile, et même ce qui était dû ; puis elle supplanta le bien dans le discours. Dans ma jeunesse, elle était simplement du côté positif du zéro. Aujourd’hui, cependant, on a besoin d’un qualificatif : les valeurs peuvent être positives ou négatives. Pour résoudre cette convertibilité, pour la rendre déterminée, il n’est pas de critère stable. Avec les valeurs, tout peut être transposé en tout, de même qu’en musique, avec des tons également tempérés, toute mélodie peut être transposée d’une clé dans une autre. La proportionnalité étant perdue, ni l’harmonie ni la dysharmonie ne conservent la moindre racine dans l’ethos. Le bien, au sens de la propriété chère à Kohr, devient rebattu, si ce n’est relique historique. Il est alors possible de parler de banalité du mal.

En éthique, les valeurs sont aussi opposées à la proportion immanente et concrète que le sont les sons d’Helmholtz. Comme eux, les valeurs vont contre le tonos, la tension spécifique d’une mutualité ou d’une réciprocité. De même qu’avec la séparation du timbre et du ton il est devenu possible de jouer la partition du violon au piano, de même l’éthique des valeurs, avec sa concrétude mal placée, a permis de parler de problèmes humains. Si les gens avaient des problèmes, il n’y avait plus de sens à parler de choix humain. Les gens pouvaient exiger des solutions. Pour les trouver, les valeurs pouvaient être déplacées et affectées de priorité, manipulées et maximisées. Le langage, mais aussi les façons mêmes de penser propres aux mathématiques pouvaient normer le champ des relations humaines. Les algorithmes « purifièrent » la valeur en filtrant la notion d’à-propos, éliminant ainsi le bien de l’éthique.

Quand on tente d’utiliser ou d’exploiter le bien, l’inclination naturelle est éteinte. Cette propension, le désir de tout pour son propre bien, était acceptée comme le propre de l’existence : on parlait à ce propos d’amour naturel. Plusieurs générations encore après Newton, la pluie n’était pas attirée vers le bas, mais recherchait sa place naturelle. Les fleurs poussaient vers le soleil. Chez les gens, cette attraction était comprise comme un pas vers l’amitié, et l’amitié comme le fruit de la vie civile. Tous étaient appelés vers l’autre, à l’amitié.

Kohr a vécu dans la fidélité de l’amitié, et il a servi cette vision en éveillant la sagesse, la sapientia – mot dérivé de la saveur de la nourriture. Il savait que la condition nécessaire de l’amitié n’est pas quelque inclination, mais une certaine lucidité, un sentiment, une certaine sensibilité à ce qui est approprié. Il savait que la perte historique de cette connaissance encourage l’émergence de mutations sociales dans lesquelles on peut désormais reconnaître des monstres. Comment jouer des mélodies grecques au piano ? Autant attendre de la beauté de l’économie !

Ivan Illich

 

Quatorzième conférence annuelle E.F. Schumacher, Yale University, New Haven, Connecticut, octobre 1994. Version révisée de juin 1996. Les idées exprimées dans cette conférence ont pris forme dans le cadre du colloque sur l’histoire de l’harmonie musicale et la perte du sens commun des proportions, dirigé par Matthias Rieger.

 

Texte issu de : Ivan Illich, La Perte des sens, éd. Fayard, 2004.

 

[1] Cf. Jacques Ellul, Le Système technicien, Paris, Calmann-Lévy, 1977. [NdT]

[2] Platon, La République, III, 401d-e, trad. P. Pachet, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1993, p. 172-173.

[3] Hermann von Helmholtz, Die Lehre von den Tonempfindungen als physiologische Grundlage für die Theorie der Musik ; Théorie physiologique de la musique, trad. M.G. Guéroult, Paris, J. Gabay, 1990. [NdT]

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