Laurent Carpentier, Les orphelins du progrès, 2010

Nous reproduisons ici un article paru dans Le Monde Magazine qui, malgré quelques insuffisances et son parti-pris non critique en faveur du GIEC, a le mérite de montrer que ce qui menace la société actuelle est bien moins un obscurantisme religieux qu’un scientisme aussi borné que fanatique.

Dans sa petite bibliothèque des horreurs, Jean-Paul Krivine a rangé homéopathes, militants anti-OGM, agriculteurs biodynamiques, sourciers et chiropracteurs au même rayon que les anti-évolutionnistes à crucifix et les amateurs d’ovni. A la tête de l’AFIS, l’Association française pour l’information scientifique, cet « ingénieur en intelligence artificielle » est un rationaliste qui bataille contre le plus grand risque qui puisse, selon lui, nous frapper : la remise en question de sa sainte trinité, « progrès, humanisme et universalité ».

L’homme est nerveux. Il se demande ce que je lui veux. J’ai bien précisé au téléphone que la revue dont il est le rédacteur en chef, Science et pseudo-sciences, m’avait il y a deux ans étrillé pour un reportage en Suède à la rencontre de ces « électro-sensibles » qui fuient dans les forêts les ondes des portables et de la WiFi. Crime de lèse-science : la revue expliqua comment je manipulais le lecteur, l’amenant à penser qu’une technologie inoffensive pouvait être un risque pour la santé. Disons-le simplement : je n’ai pas d’avis sur la dangerosité des ondes. Et je n’ai pas pris rendez-vous avec Jean-Paul Krivine pour régler des comptes mais pour tenter de comprendre d’où vient ce sentiment de citadelle assiégée qui l’anime.

« LE PRINCIPE D’INCERTITUDE »

« Nous sommes un lobby rationaliste raisonnable, explique-t-il scrupuleusement. Parce que je crois en la notion de progrès. Parce que je ne crois pas que la nature soit bonne. Parce que l’on vit aujourd’hui plus longtemps et en meilleure santé qu’autrefois et que, lorsque sa voiture est en panne, on ne va pas dans un garage alternatif. » Réponse tranchée ? Certes, mais expression d’un malaise qui traverse la recherche française, écartelée entre le primat de l’ingéniosité humaine promettant des lendemains toujours meilleurs et l’émergence, mise en lumière par la crise climatique, d’un sentiment nouveau de finitude du monde. Hors de la science, point de salut ?

Il aura suffi d’un hiver froid pour que les tenants de la suprématie du génie humain reprennent du poil de la bête. Le Mythe climatique, titre le mathématicien Benoît Rittaud (Le Seuil) [NdE : L’ouvrage de Rittaud ne se situe pas sur ce terrain], L’Imposture climatique, confirme [NdE : alors qu’il est paru avant le précédent !] Claude Allègre (Plon), CO2 un mythe planétaire, ajoute Christian Gerondeau (Editions du Toucan). Et dans Libération, Pascal Bruckner, nouveau philosophe devenu néoconservateur, dénonce ces climatologues qui jettent le discrédit sur notre modèle de société :

« Un nouvel obscurantisme se propage qui avance sous le masque de la science. (…) Sur le thème de l’effroi, une tribu de pythies, mages, utopistes, vaticine et menace. Il manque à ces prophètes de se soumettre aux bénéfices du doute et d’inclure dans leurs prédictions le principe d’incertitude. »

Un simple renversement du baromètre et ce n’est pas seulement le spectre du réchauffement climatique qui repart aux oubliettes mais tout ce qui pourrait ressembler de près ou de loin à une critique de notre modèle de société.

AU COIN DU BON SENS

« Pourquoi voulez-vous un développement durable ? Notre développement est durable », s’amuse Christian Gerondeau, de ses mots toujours « frappés au coin du bon sens ». Ne croyez pas que ce robuste et charmant giscardien soit le représentant d’un lobby, ce n’est pas vrai. Oui, bon, d’accord, il reçoit dans ses bureaux à l’Automobile club, mais son livre, CO2 un mythe planétaire, n’est pas du tout le brûlot qu’il semble être, où Al Gore serait décrit comme un « charlatan » et les travaux de Nicholas Stern ne reposeraient « sur aucun chiffrage sérieux ». Non, Christian Gerondeau est un ingénieur, « c’est-à-dire quelqu’un qui regarde les faits et en tire des conclusions ». Son père, son grand-père avant lui, son fils, sa petite-fille après lui… Tous ont fait Polytechnique. Lui-même en est sorti en 1957 pour l’Ecole des ponts et chaussées. Un pedigree qui ne pousse pas à la remise en cause. « Les gens qui ont faim, qui logent dans des huttes et dont les enfants meurent, veulent tous se développer… », déclame-t-il, plein de sa propre sagesse.

Christian Gerondeau est le parangon de cette classe sociale d’ingénieurs née de la révolution industrielle, qui conquit d’abord le pouvoir technique, puis le pouvoir social et enfin politique. Et d’affirmer, dépositaire assumé d’une modernité prospère :

« On sous-estime toujours la capacité du progrès technique ! Ne nous posons pas aujourd’hui les problèmes de demain. »

[NdE : Comme par exemple les déchets nucléaires ?]

« DES GENS DANGEREUX »

Aux gémonies, ces nostalgiques passéistes qui prônent le ferroutage, s’opposent au nucléaire ou firent interdire le DDT, causant, dit-il, persuasif :

« 30 millions de morts dans les pays où les maladies sont transmises par les moustiques… Et tout ça à cause d’un livre, Printemps silencieux, de cette bonne femme, Rachel Carson ! Les écologistes sont des gens dangereux ! »

L’écologiste : voilà l’ennemi nommé. Déjà en 1992, Luc Ferry s’essayait aux passes d’armes avec un essai, Le Nouvel Ordre écologique, qui dressait des parallèles entre l’idéologie des « défenseurs de la Nature » et la défense de la pureté originelle dans l’Allemagne nazie.

La même année, en réponse au sommet de Rio, une brochette de Prix Nobel, de philosophes et de scientifiques de premier plan signait l’appel d’Heidelberg :

« Nous exprimons la volonté de contribuer pleinement à la préservation de notre héritage commun, la Terre. Toutefois, nous nous inquiétons d’assister, à l’aube du XXIe siècle, à l’émergence d’une idéologie irrationnelle qui s’oppose au progrès scientifique et industriel et nuit au développement économique et social. Nous affirmons que l’état de nature, parfois idéalisé par des mouvements qui ont tendance à se référer au passé, n’existe pas et n’a probablement jamais existé depuis l’apparition de l’homme dans la biosphère, dans la mesure où l’humanité a toujours progressé en mettant la nature à son service, et non l’inverse. »

TOUTE-PUISSANCE HUMAINE

Une chose a changé toutefois depuis l’appel d’Heidelberg: l’alarme sur le climat n’est plus le fait de prosélytes de la nature mais de scientifiques venus du même moule qu’eux. Jean Jouzel est au Commissariat à l’énergie atomique [NdE : On sait comment l’industrie nucléaire cherche à se repeindre en vert en prétendant mensongèrement ne pas émettre de gaz à effet de serre…], Edouard Bard au Collège de France, Hervé Le Treut à l’Académie des sciences… Ce sont les enfants du rationalisme scientifique eux-mêmes qui désormais alertent sur la crise environnementale : oui, la planète est en danger ; oui, notre modèle de croissance est un problème pour l’humanité ; oui, il y a des limites infranchissables (ressources en énergies fossiles, en eau, en nourriture) à la toute-puissance humaine. Et ce n’est pas dans un magazine alternatif que s’étale cette rhétorique mais dans Nature ou Science. De quoi pousser les laissés-pour-compte du rêve progressiste à entrer en résistance…

A Jussieu, dans la grande carcasse de la fac des sciences peuplée d’ouvriers qui s’activent à son désamiantage, les géologues de l’Institut de physique du globe de Paris font figure d’irréductibles. Entre la tour 14 et la tour 24, ils sont les derniers à ne pas avoir déménagé.

« Ah oui, l’amiante… soupire Vincent Courtillot, son directeur, en regardant par la fenêtre. Certes, mais vous savez, le vrai problème, c’était l’incendie ! On s’est rendu compte lors de la rénovation que tout reposait sur ces poutrelles métalliques. Autant dire que s’il y avait eu le feu, on y passait tous ! »

[NdE : Le “vrai problème”, que Courtillot ne voit pas, était donc l’architecture de ce bâtiment !] Le fait que ce grand homme élégant et sympathique soit, de toujours, le collègue de labo, le fidèle ami, le bras droit, le « vice-ministre » de ce même Claude Allègre qui s’opposait au désamiantage, affirmant que l’amiante n’était pas nocif en l’état, n’a, bien entendu, rien à voir avec sa réponse.

La vie n’est pas simple quand on est étiqueté lieutenant (pour les amis) ou âme damnée (pour les ennemis) d’un trublion politique. Il faut savoir naviguer à vue pour maintenir la barque à flot. Or voici que depuis une demi-douzaine d’années, l’Institut de physique du globe de Paris s’est mis à travailler sur une question qui lui était jusqu’ici étrangère : le réchauffement climatique.

LE SOLEIL « BIEN PLUS IMPORTANT »

« C’est le hasard qui nous a amenés jusqu’à cette question. » Difficile à croire quand on sait que, depuis des années, Claude Allègre affiche partout son scepticisme sans pouvoir s’appuyer sur un corpus scientifique propre.

« Il y a cinq ans, on pouvait nous dire: vous n’êtes pas climatologues. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. En travaillant sur le champ magnétique de la haute atmosphère, nous avons acquis de plus en plus de preuves que le soleil était bien plus important comme cause de réchauffement que l’homme. Certes, Allègre est, comment dire, rugueux, mais c’est un homme génial. Il a simplement eu raison trop tôt. »

Cet homme qui me reçoit pendant plus de trois heures, affable et pédagogue, est un géologue de haute volée qui a beaucoup œuvré pour la compréhension des déchirures terrestres et pour la reconnaissance du fait que l’extinction des dinosaures n’est sans doute pas due à une météorite mais à une crise volcanique.

Las, ses nouveaux travaux sur le réchauffement n’ont pas réussi à convaincre, eux, les comités de lecture des revues climatologiques. Qu’à cela ne tienne ! Il a pris la tangente et s’est adressé à un milieu plus large, celui des physiciens, où il savait trouver des pairs à l’écoute. Objectif réussi: l’équipe, avec sept articles publiés, est désormais une parole autorisée. Et Vincent Courtillot d’apparaître en premier plan sur les plateaux télévisés.

On pourrait n’y voir qu’ambition personnelle. Mais c’est de tout un passé, de toute une culture, que Vincent Courtillot pense ici se faire le héraut. Enfant, il passait ses vacances à l’Arcouest, sur cette côte bretonne où la bande à Joliot, nomenklatura scientifique et progressiste, villégiaturait. Ses parents, militants rationalistes, étaient de ce sérail-là. Las, les héritages sont des cadeaux difficiles. Les enjeux d’alors ne sont plus ceux d’aujourd’hui. L’unique moment où ses yeux semblent se voiler survient à l’évocation de la rupture avec l’un de ses vieux amis, élevé dans le même creuset – « parce qu’il n’a pas compris ».

Ce n’est ni son désarroi face à un glissement de valeurs ni ses démonstrations sur le climat qui troublent chez Vincent Courtillot. Le discours est solide, même s’il reprend de vieilles lunes sur le soleil en laissant croire qu’elles s’opposent aux discours alarmistes des climatologues – alors que ceux-ci n’ont jamais nié son rôle dans le climat. Ce qui gêne, c’est qu’il endosse les arguments des lobbies libertariens américains: il évoque la pétition de l’Oregon ; salue le travail de Fred Singer, grand manitou de la météorologie du temps d’Eisenhower, engagé depuis dans tous les combats aux côtés de l’establishment industriel [NdE : Sur la pétition de l’Oregon et Fred Singer, voir l’article “Climato-sceptiques : Fred Singer, lobbyiste professionnel”] ; se gausse des erreurs du GIEC (Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat) ou de l’évolution de ses analyses, montrées comme des errances.

DIRE LE DOUTE

Toute la stratégie consiste non pas à nier (« négationniste est un mot injurieux ») mais à dire le doute. La même méthode que pour l’amiante : on ne vous assure pas qu’il n’y a pas de problème, on affirme juste que les causes ne sont pas claires et qu’il y a plus urgent, plus grave, plus sérieux…

Quel combat pousse ces scientifiques à peupler les librairies de leurs couplets optimistes ? Qui sont-ils ? Les derniers défenseurs d’une utopie ? Ou les enfants aveugles d’un siècle dont ils ne veulent pas voir la crise ? Et comment puis-je prétendre les juger ou les comprendre, moi qui arrive en ce monde nourri d’une seule certitude: les lendemains ne chantent pas toujours ?

Sa doudoune verte, son couvre-chef exotique redessiné par Paul Smith et ses épaisses lunettes rondes orange fluo donnent à Serge Galam des faux airs de commandant Massoud qui aurait passé ses nuits dans les boîtes de l’East End londonien.

Après avoir baroudé dans de nombreux labos, Serge Galam œuvre aujourd’hui au sein du Centre de recherche en épistémologie appliquée de l’Ecole polytechnique [NdE : Le CREA a été fondé par le catastrophiste éclairé Jean-Pierre Dupuy, on y trouve également le post-humaniste Jean-Michel Besnier ; voir <http://www.crea.polytechnique.fr/LeCREA/>], où il développe ce qu’il a baptisé la « sociophysique »:

« Le principe, c’est que les êtres humains obéissent à des lois, tout comme les atomes. Il s’agit donc d’utiliser des concepts et techniques issus de la physique des phénomènes collectifs pour décrire certains comportements sociaux et politiques. Au départ, explique-t-il, ce qui m’intéressait, c’était de voir comment, dans des Etats démocratiques, le vote peut aboutir à des résultats totalitaires. Je m’intéresse particulièrement à la façon dont des opinions minoritaires, même fausses, vont se propager… »

Propagation d’opinion minoritaire même si elle est fausse ? Un mauvais esprit y verrait la définition des climato-sceptiques. Pas Serge Galam. Sa cible est le GIEC.

« Les climatologues alarmistes, qui ont subi il y a trente ans le martyre des premiers révolutionnaires, font subir aujourd’hui la même chose à ceux qui contestent leurs théories. Mais quand on vous dit : “3 000 scientifiques ont prouvé…”, cela cache quelque chose. »

Du coup, explique-t-il, il a lu tous les rapports sur la question et dressé son diagnostic : il n’y a pas de preuve que le réchauffement soit l’œuvre de l’homme. Peu importe si ce n’est pas là son secteur d’expertise, il a assez travaillé sur les théories du désordre pour affirmer qu’ « il y a tant de phénomènes qui interviennent dans le climat qu’il est hallucinant de se fonder sur des paradigmes déterministes caducs et penser que tout va s’arranger si on baisse le CO2 ».

« LES LIMITES DE LA NATURE »

Il y voit plutôt une volonté d’expiation, la culpabilité chrétienne de l’existence, l’effet millénariste, le thème de l’Apocalypse (« La taxe carbone, c’est comme allumer un cierge, un sacrifice incantatoire »), et dénonce une religion « païenne, démocratique et totalitaire ».

« Il y a ce sentiment que l’on dépasse les limites de la nature. Comme la vache folle. On fait manger de la viande à des herbivores, c’est contre nature, donc forcément on est puni. Mais ce ne sont pas les farines animales qui ont causé la vache folle, ce sont des farines animales contaminées. Ce n’est pas une histoire de science, c’est une histoire criminelle… Dans la culture chrétienne, on dit qu’il faut supprimer le mal pour développer le bien. Dans le judaïsme, on explique qu’on ne peut supprimer totalement le mal sinon, on supprime le bien avec. »

Contrarian : le mot provient des Amériques. Il raconte cette mouvance qui fait du consensus une tyrannie. Or ce consensus, qui se faisait autrefois sur la capacité du génie humain à offrir le bonheur pour tous, est d’autant plus haïssable aujourd’hui qu’il semble jeter les utopies progressistes aux oubliettes. Plus encore que Serge Galam, Olivier Postel-Vinay, le directeur du magazine Books, est un contrarian.

« La science ne peut pas parler d’une seule voix, surtout lorsqu’il ne s’agit pas, comme pour le climat, d’une science exacte, d’une science dure – à l’instar des mathématiques et de la physique – mais d’une science molle, comme la sociologie, bâtie sur des modèles et des paramètres multiples et liée à une situation ou à une période historique. Pourquoi les gens se déchirent-ils sur le climat ? Parce qu’il est un bon exemple de cette différence de nature. »

Explique celui qui déjà, en 1986, dans Science & Vie, écrivait sa méfiance des « prophètes de l’été carbonique ».

« Je suis très conscient que ces gens sont animés par de bonnes raisons de croire et d’agir mais, le jour où les climatologues deviennent des idéologues, cela devient un facteur de scepticisme. Le GIEC, l’ONU… le consensus institutionnalisé est dangereux. Regardez le trou dans la couche d’ozone : il y a eu consensus sur la responsabilité des CFC. Mais aujourd’hui, on est en train de se demander si le problème est vraiment résolu… »

LA SCIENCE, FACTEUR D’ORDRE

Devoir de contradiction ? Nécessité du doute scientifique ? Au comité éditorial de Books figurent nombre de beaux esprits tentés par l’irrévérence : qu’il s’agisse d’Hervé Le Bras, démographe officiant à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, qui s’élève contre les idées malthusiennes d’un monde trop peuplé, ou du philosophe des sciences Dominique Lecourt. A 66 ans, celui-ci est une figure importante de la philosophie française. Issu d’une famille de juristes et de conseillers d’Etat, il a suivi les pas de Derrida à Normale, accompagné Althusser et, cofondateur du Collège international de philosophie, est aujourd’hui le dépositaire de la pensée de Georges Canguilhem. Il reçoit à l’Institut Diderot, un centre de réflexion qu’il dirige entre mille autres choses.

« Contrairement à ce que l’on pense, l’idée de progrès ne vient pas des Lumières, explique-t-il. Diderot, dans L’Encyclopédie, y consacre à peine dix lignes et encore est-ce dans une occurrence cosmographique : le “progrès des astres”. L’idée naît bien plus tard, au XIXe siècle, chez les saint-simoniens, Auguste Comte, Herbert Spencer… et va progressivement se déplacer de l’idée de “progrès de l’esprit humain vers la liberté” à celle de “progrès de l’humanité vers l’organisation rationnelle de son existence”. Au moment de la révolution industrielle, la science apparaît ainsi comme un facteur d’ordre. Il n’est donc pas étonnant que tout cet édifice tremble aujourd’hui. Ce qui est remis en question, c’est cette philosophie de l’histoire qui est une philosophie du progrès. N’oubliez pas qu’en 1945, lorsque la bombe explosa au-dessus d’Hiroshima, Le Monde l’annonça à la “une” avec en surtitre : “Une révolution scientifique”. »

La science qui nous garantissait contre la peur est aujourd’hui accusée d’en être la cause – OGM, ondes électromagnétiques, pollutions chimiques… – et c’est d’abord cette nouvelle perception qui ébranle le monolithe scientiste. « Que la science ne garantisse plus les lendemains qui chantent, en soi, c’est une bonne chose, parce que les garanties que l’on avait inventées étaient des illusions », sourit le philosophe. Lui ne craint pas l’obscurantisme des néomalthusiens, mais plutôt l’obscurité qu’ils semblent nous promettre.

« Que nous propose mon bon Dominique Bourg, philosophe qui officie pour la Fondation Hulot ? Une société sobre, frugale. C’est ça que nous voulons pour nos enfants ? Très peu pour moi. J’ai appris auprès de Nietzsche le culte de l’ivresse ! Je sais, j’apparais comme l’optimiste béat, le con, quoi. Le fait est qu’à force d’annoncer toujours des catastrophes, c’est le mécanisme de l’invention qui risque de se trouver atteint. Si l’humanité ne s’était pas toujours dit qu’elle était capable de maîtriser un avenir qu’elle construirait elle-même en fonction d’un type d’homme qu’elle aimerait faire devenir, nous ne serions pas là. »

Retour aux sources, donc : 10, rue Monsieur-Le-Prince, à Paris. L’appartement d’Auguste Comte, père du positivisme, est resté intact, protégé par ses disciples vénérateurs. Tout y est en l’état. Le lit où il mourut le 5 septembre 1857, les reliques (un bouquet de fleurs fanées, une mèche, la chaise élimée) de Clotilde de Vaux, cette écrivaine dont il tomba éperdument amoureux, sans jamais l’approcher charnellement, avant qu’elle ne s’éteigne au bout d’un an, victime de la tuberculose, le laissant aux prises avec la folie et une repensée du monde aussi génialement scientifique que rationnellement hérétique.

Que penser en effet d’un homme qui a façonné notre croyance dans le progrès en s’appuyant sur les sciences exactes, « positives » – balayant l’abstraction métaphysique de la raison descartienne – pour établir la rationalité des savoirs, mais poussa son idéal prométhéen jusque dans ses ultimes retranchements, imaginant de rendre les vaches carnivores et de faire enfanter les vierges ? Que dire d’un d’homme qui a fait de sa quête scientifique une religion au sens propre, s’autoproclamant « grand prêtre de la religion de l’humanité » ? On ne se revendique pas du positivisme aujourd’hui. Difficile d’assumer que notre attachement à la raison aille puiser ses racines chez un illuminé.

Reste que le culte du progrès est né là. La République trouva dans le terreau positiviste la doctrine adéquate à son développement. De Jaurès à Maurras, tout l’éventail idéologique français s’y abreuva. Et dans notre inconscient collectif, l’héritage en est bien vivant. Difficile de ne pas voir dans les techniques de bébés-éprouvette ou dans les farines animales mises en cause dans la maladie de la vache folle un parallèle avec les utopies visionnaires et un peu effrayantes du vieux penseur.

LA QUESTION DE L’EXPERTISE

Membre, entre autres, de l’Union rationaliste, de l’AFIS, de La Libre pensée, des Brights [NdE : Le mouvement des Brights, fondé en 2003, regroupe, essentiellement à travers Internet, des individus qui portent sur le monde un regard « naturaliste », c’est-à-dire se prétendant libre de tout élément surnaturel ou mystique. On y trouve notamment le prédicateur de l’athéïsme Richard Dawkins ; Site des Brights de France <http://www.brightsfrance.org/>], Guillaume Lecointre – « le citoyen, pas le savant » – est en première ligne face au « spiritualisme larvé qui domestique les sciences », à commencer par les créationnistes remettant en question les théories de l’évolution. « Je suis payé par vos impôts pour produire une forme de redistribution de la richesse qui est le savoir scientifique. Et j’ai comme tel laissé mes opinions politiques ou religieuses au vestiaire. »

[NdE : Sur ce dernier point, M. Lecointre se trompe lui-même : dans son Guide critique de l’évolution (éd. Belin, 2009), il n’admet aucune autre opposition à la théorie darwinienne que celle des créationnistes et du dessein intelligent. De fait, son “naturalisme” ne se définit qu’en tant qu’opposition idéologique à la religion et au mysticisme et non comme une manière nouvelle de concevoir la nature et le vivant.]

[Nota Bene : M. Lecointre a dirigé également l’ouvrage collectif Les mondes darwiniens (éd. Syllepse, 2009 ;  <http://www.lesmondesdarwiniens.org/>) avec Marc Silberstein, membre des Brights de France, qui dirige l’Association pour les études matérialistes, fondée en 2003 à l’issue du colloque « Les matérialismes (et leurs détracteurs) » et dont le but est de promouvoir ce qu’il appelle « la défense de la raison », ainsi que la revue scientifique Matière Première, Revue d’épistémologie et d’études matérialistes ; <http://www.assomat.info/>. De même que pour le “naturalisme” des Brights, ce “matérialisme” est assez vulgaire. Il ne se définit lui aussi qu’en tant qu’opposition idéologique à l’“irrationnel”, que qui est aussi vaste que flou. Il juge bon de remettre en selle la sociobiologie, la génétique comportementale, et d’autres théories ultra-réductionnistes niant le rôle de l’intériorité humaine au nom d’une lutte contre le “spiritualisme” dans les sciences.]

Depuis son vaste bureau d’angle qui veille sur le Jardin des plantes, le directeur du département « Systématique et évolution » du Muséum national d’histoire naturelle explique au néophyte perdu en ces lieux : « On entend par science à la fois la démarche qui consiste à expliquer le monde et les bienfaits que nous apportent ses acquis. Or il faut bien comprendre que c’est sur ce second aspect uniquement qu’il y a crise de confiance. Et au centre de cette polémique, il y a la question de l’expertise. Le scientifique va affirmer : il ne reste plus que tant de tonnes de thons rouges dans l’océan. Ce qu’il faut faire ensuite avec cette donnée ne lui revient pas, elle est l’affaire du politique. Si c’est le lobby des pêcheurs ou au contraire celui des écologistes qui s’en empare, il n’en sortira pas nécessairement les mêmes conclusions… Si aujourd’hui la science est remise en cause, ce n’est pas sur ses bases mais sur ses issues. »

[NdE : Comme s’il était possible de séparer les deux ! Comme si science et technique n’étaient pas étroitement liées !]

Son costume sombre, son pas décidé et sa barbe taillée en pointe le font ressembler à un de ces savants de Jules Verne ou au célèbre biologiste Félix Le Dantec qui lança en 1911 le mot « scientisme » dans La Grande Revue, écrivant :

« La Science seule résoudra toutes les questions qui ont un sens ; je crois qu’elle pénétrera jusqu’aux arcanes de notre vie sentimentale et qu’elle m’expliquera même l’origine et la structure du mysticisme héréditaire antiscientifique qui cohabite chez moi avec le scientisme le plus absolu. Mais je suis convaincu aussi que les hommes se posent bien des questions qui ne signifient rien. Ces questions, la Science montrera leur absurdité en n’y répondant pas, ce qui prouvera qu’elles ne comportent pas de réponse. »

Et si au fond ce qui était reproché au GIEC, ce n’était ni de défendre le réchauffement climatique d’origine anthropique, ni d’être une structure majoritaire ne faisant entendre qu’une seule voix mais, comme le dit Serge Galam, d’avoir « mis la science en avant pour remettre en question la science » ? Et si la climatologie n’avait fait que trahir cent cinquante ans de rêves d’infini ?

[NdE : A moins que cette “climatologie” de bazard ne soit que le paravent d’autres désastreux “rêves d’infini” à l’aide de la croissance verte et du greenwashing…]

Laurent Carpentier,
Le Monde Magazine du 26 mars 2010.

.

.

Laisser un commentaire