Dans cet entretien, Jocelyne Porcher, l’une des meilleures spécialistes des relations entre l’homme et l’animal dans les systèmes d’élevage, rappelle que si, historiquement, plaisir et souffrance se sont articulés pour construire le travail en élevage et lui donner du sens, aujourd’hui, pour la majorité des éleveurs et de leurs animaux, la souffrance domine.
Mais que l’on ne s’y trompe pas : nous sommes tous collectivement touchés par cette souffrance et nous en sommes collectivement responsables, car l’élevage est un bien commun. Alors comment sauver cette relation entre les hommes et animaux, qui a construit nos sociétés depuis des millénaires ?
Comment, au fil de l’histoire de l’élevage et de la société, le travail du paysan et son rapport à l’animal se sont-ils transformés ?
Jusqu’au milieu du XIXe siècle en France, l’élevage est complètement intégré au travail paysan. Les animaux sont d’abord des partenaires du travail, ils font intimement partie du monde mental et affectif des paysans. Animaux et paysans habitent les mêmes maisons, travaillent ensemble et subissent en grande partie une condition partagée face aux dominants de l’époque, aristocrates et bourgeoisie montante. Cette proximité est très bien montrée par les historiens, et la littérature témoigne combien les animaux et les paysans sont animalisés dans les représentations des classes dominantes. L’élevage des animaux est alors décrit par les agronomes comme il l’était déjà au XVIIe et XVIIIe siècles alors que les aristocrates et les intellectuels commençaient à s’intéresser à l’agriculture, c’est-à-dire comme un « mal nécessaire » : une source de fumier pour l’agriculture.
Avec le développement des activités industrielles, les « décideurs » de l’époque prennent conscience que l’agriculture, et plus largement la nature dans son ensemble, recèle des réserves de profits laissés en friche entre les mains des paysans et de quelques agronomes et aristocrates. La zootechnie, qui naît à cette époque, a alors pour mission de faire de l’élevage une activité rentable pour les industriels et pour la nation. L’élevage se transforme, dans les représentations sinon encore dans les faits, en « productions animales ». Le premier élément de transformation de l’élevage en productions animales sur lequel travaillent les pionniers de la zootechnie est le statut de l’animal. L’animal devient une « machine animale » au même titre qu’un haut fourneau. Cette transformation du statut de l’animal n’est pas acquise aisément par les zootechniciens. Les paysans, mais également certains vétérinaires et certains agronomes, résistent un temps à cette évolution. Portée sur les fonts baptismaux du progrès et de la science, la « machine animale » est le premier pas d’une transformation radicale du travail en élevage. Dans le champ industriel, les rationalités multiples du travail en élevage sont alors réduites à une seule : produire. Produire pour le profit.Lire la suite »