Céline Lafontaine, La cybernétique, matrice du posthumanisme, 2000

« C’est un nouvel humanisme, beaucoup moins individualiste mais énormément plus rentable, qui peut naître de l’application consciente de la cybernétique. »

Giuseppe Foddis, IIe Congrès international de cybernétique.

« Le cybernanthrope déplore la faiblesse humaine et ses faiblesses. Il connaît ses imperfections. L’humain, la qualité humaine, il les désavoue. Il disqualifie l’humanisme, en pensée et en action. »

Henri Lefebvre.

Entre l’ubiquité que lui procurent les réseaux informatiques et l’éclatement de ses repères identitaires, l’individu contemporain semble muter vers une nouvelle forme de subjectivité. Il est vrai qu’à l’aube du IIIe millénaire les mutations technologiques en cours poussent à croire qu’on assistera d’ici peu à la naissance d’un Homme nouveau. Les penseurs et les idéologues de la société communicationnelle ne se privent d’ailleurs pas de spéculer sur cette éventuelle possibilité : Homme numérique, Homme symbiotique, cyborg, cyber-sujet, etc., les épithètes abondent pour qualifier ce nouvel humain dont on guette l’avènement.

Indépendamment des vertus qu’on peut lui attribuer, une nouvelle représentation de l’individualité axée sur l’adaptabilité tend à s’enraciner dans nos sociétés. Loin d’être le fruit d’une génération spontanée née de l’ère informatique, le sujet cybernétique, selon la désignation que nous retenons ici, est issu d’une contingence sociohistorique dont les origines remontent à la seconde moitié du XXe siècle. Le siècle qui s’achève, il est bon de le rappeler, n’a pas été avare d’utopies visant la création d’un Homme nouveau. Des avant-gardes révolutionnaires en passant par les artistes et les scientifiques, tous ont rêvé de façonner l’humain en fonction de leurs idéaux. Le désir de modeler la nature humaine n’est toutefois pas l’apanage du siècle finissant et sa particularité réside dans la somme incalculable de moyens politiques, scientifiques et techniques ayant été mis en œuvre pour le réaliser.

Si le nazisme et le stalinisme incarnent, jusqu’à ce jour, les formes les plus radicales de mobilisations sociétales en vue d’une transformation profonde de l’être humain, la société contemporaine avec son lot grandissant de technologies d’information et de biotechnologies, porte elle aussi l’espoir de voir enfin émerger un Homme nouveau, capable par sa très grande flexibilité de s’adapter aux aléas constants des flux communicationnels. Il n’est évidemment pas question d’associer la société de communication au totalitarisme, mais de constater que, comme toute forme de société, elle traîne dans son sillage une image idéalisée de ce qu’est ou de ce que devrait être l’humanité. Ramener la société communicationnelle au totalitarisme relèverait en fait d’un véritable détournement de sens, puisque c’est précisément en opposition à la guerre et au stalinisme que son modèle fut élaboré.

Après en avoir exposé les présupposés idéologiques, nous verrons que ce modèle est au cœur de la pensée postmoderne et que son analyse permet d’éclairer d’un jour nouveau le débat déclenché l’automne dernier par ce qu’il convient désormais d’appeler l’« affaire Sloterdijk ».

I. la cybernétique : une nouvelle façon de concevoir le monde

Devenu paradigmatique dans la seconde moitié du XXe siècle, la cybernétique a profondément influencé la conception de l’Homme et du monde qui tend à devenir dominante dans nos sociétés. Ses concepts d’entropie, d’information et de rétroaction ont traversé la plupart des grands courants en sciences humaines, du fonctionnalisme au systémisme en passant par le structuralisme. Sans toujours être avouée, cette influence est aujourd’hui clairement marquée dans les discours qui accompagnent l’implantation des nouvelles technologies d’information. Le concept de cyberspace, par exemple, y fait directement référence. Les mutations sociétales en cours ne sont certainement pas réductibles à l’emprise de la pensée cybernétique sur le monde d’après-guerre, mais l’élaboration de cette science multidisciplinaire représente néanmoins une étape charnière dans la genèse de la société communicationnelle et de sa version de l’Homme nouveau.

À la lumière des ouvrages de Philippe Breton portant sur ces questions, la cybernétique conceptualisée par Norbert Wiener se révèle en effet être à l’origine d’une nouvelle représentation de l’Homme et de la société [1]. Fondée sur une vision pessimiste du monde, la cybernétique est paradoxalement l’un des premiers mouvements promoteurs de la communication comme principe organisationnel. Cette contradiction apparente s’explique par le fait que l’idée d’entropie sur laquelle repose l’édifice théorique de Wiener est indissociable de celle d’information, conçue comme valeur négentropique [2]. Emprunté à la théorie de l’information élaborée par Claude Shannon en 1948, la notion d’information possède une fluidité conceptuelle comparable à celle d’énergie [3]. Issue de recherches sur l’amélioration de la fiabilité des lignes téléphoniques, la théorie de Shannon propose une définition purement mathématique de l’information. Elle se présente ainsi comme une entité quantifiable dont on peut mesurer par un calcul probabiliste le nombre nécessaire à la transmission d’un message. Associée à la seconde loi de la thermodynamique, l’information est alors pensée comme un principe d’ordre et d’organisation que la quantification permet de contrôler. Même si le caractère purement formel de la théorie de l’information constituait pour son auteur une interdiction tacite de l’appliquer à des questions d’ordre sémantique, il n’en demeure pas moins que son interprétation par Wiener fonde en grande partie la conception cybernétique du monde [4]. Érigeant l’information au rang de principe ontologique, il propose dans Cybernétique et société une définition de l’être humain dépassant ses frontières strictement biologiques [5].

Alors que les utopies modernes s’appuyaient sur une définition exclusive de ce que devrait être l’Homme nouveau (le Prolétaire, l’Artiste, le Surhomme…), la cybernétique en offre une image inclusive : tous sans exception participent au processus communicationnel [6]. En plus de mettre idéalement fin aux diverses formes d’exclusions sociales, cette définition extensive de l’être humain suppose une redéfinition complète de la subjectivité et du lien social. Présentée comme une science multidisciplinaire vouée à la recherche des lois générales de la communication et de leurs applications techniques, la cybernétique s’avère en fait être la source d’une véritable révolution épistémologique. L’idée d’un modèle informationnel s’appliquant autant aux organismes vivants qu’aux machines a notamment amené Wiener à leur accorder le même statut ontologique. Élevé au rang de principe universel d’organisation et de régulation, l’information prend ainsi le relais de la vie dans la définition de l’être. Elle devient l’unique valeur déterminant la place occupée par un organisme au sein de la hiérarchie des êtres, leur différence reposant sur leur degré de complexité, dont la capacité d’agir par rétroaction constitue le seul discriminant. Le fonctionnement rétroactif de certaines machines les placent, aux côtés de l’humain, au sommet de la hiérarchie communicationnelle.

Dans une logique posthumaniste, Wiener n’accorde en effet aucun statut ontologique particulier à l’Homme, sa prédominance n’étant pas due à une valeur intrinsèque à sa nature, mais plutôt à une valeur différentielle liée à sa capacité de traiter des informations complexes. L’idée d’entropie, sous-tendant l’ensemble de son édifice théorique renvoie d’ailleurs à une conception de l’univers comme somme de différences organisationnelles. En participant à l’organisation communicationnelle du monde, les « machines intelligentes » poursuivent ainsi les mêmes visées que l’humain et l’ensemble du vivant :

« Il n’y a pas de raison pour que les machines ne puissent pas ressembler aux êtres vivants dans la mesure où elles représentent des poches d’entropie décroissante au sein d’un système où l’entropie tend à s’accroître. » [7]

II. Raison technique et déraison humaine

En définissant l’être humain uniquement d’après le degré de complexité de son intelligence, le père de la cybernétique laisse donc entendre que la reproduction artificielle d’un organisme humain aurait une valeur ontologique identique à celle d’un être vivant [8]. Cette dévalorisation de l’Homme, par comparaison à l’humanisme moderne, s’accompagne d’une perte d’autonomie individuelle à laquelle une interdépendance organisationnelle vient se substituer. Défini comme un être communicationnel, l’individu est ainsi conçu comme totalement engagé dans un échange constant avec son environnement. Suivant cette logique, le sujet n’existe plus que sous la forme d’une « différence » informationnelle au sein du processus totalisant de la communication sociale. Réduit à une somme d’influences complexes, il devient un simple « réacteur » du système social à côté d’autres « actants » comme les ordinateurs [9].

L’idée d’être communicationnel, telle que l’a conceptualisée Wiener, « décorporalise » et « désindividualise » le sujet pour en faire un support d’information. La rationalité n’est ainsi plus conçue comme une faculté spécifiquement humaine, les « machines intelligentes » pouvant virtuellement dépasser l’Homme dans le traitement de certaines données complexes. À ce titre, la métaphore du cerveau comme ordinateur héritée de la cybernétique atteste clairement du transfert de la rationalité à l’extérieur du corps humain. Loin d’apparaître comme la source et l’aboutissement de la raison, le sujet est alors perçu comme le dépositaire d’une intelligence complexe ne lui appartenant plus en propre. Si des penseurs tels que Nietzsche, Freud et Heidegger avaient déjà ouvertement contesté, bien avant l’apparition de la cybernétique, le primat de la raison chez l’Homme, c’était dans l’optique d’une mise en garde contre la tendance moderne à étendre la logique instrumentale et, par le fait même, à nier l’opacité inhérente à toute expérience humaine. Avec la cybernétique, au contraire, l’idéal de rationalité demeure, sa transposition à la machine constituant simplement la garantie d’une plus grande fiabilité, voire d’une complète transparence.

La cybernétique est historiquement marquée par deux phénomènes majeurs. D’une part, le pessimisme généralisé et la perte de confiance en l’humanité consécutive au dévoilement des horreurs nazies, et de l’autre, l’optimisme techno-scientifique accompagnant l’affirmation de la toute- puissance américaine par la découverte de la bombe atomique [10]. À une dévalorisation complète des valeurs incarnées par l’humanisme s’ajoute l’espoir, mêlé d’inquiétude, d’améliorer techniquement la condition humaine. À ce titre, comme l’a proposé Philippe Breton, l’invention de l’ordinateur peut s’interpréter comme l’expression d’une volonté, de la part des scientifiques, de racheter leur participation à la guerre et au « péché » nucléaire. Contre les utopies sanglantes de la modernité politique, l’ordinateur incarne donc aux yeux de ses inventeurs, la neutralité rationnelle du contrôle démocratique. On attribue ainsi à l’ordinateur des qualités qu’on dénie désormais à l’Homme.

III. Diffusion du paradigme cybernétique

Il serait illusoire de vouloir retracer ici l’ensemble des influences qu’exerce la cybernétique sur notre monde tant son emprise conceptuelle est profonde et diffuse. Tombé en désuétude à la fin des années soixante, son projet d’unification des connaissances sous l’égide d’une science générale de la communication suscita, tout au long des années cinquante, les espoirs les plus fous, dont le moindre n’était sûrement pas celui de fabriquer une machine intelligente. Le bouillonnement intellectuel dont ses congrès et colloques furent la scène place en fait la cybernétique au premier rang des paradigmes scientifiques qui ont marqué la seconde moitié du XXe siècle [11]. Véritable lieu de convergence des nouvelles découvertes théoriques et techniques, elle permit de rassembler autour de ses notions d’information, de rétroaction et d’entropie des chercheurs provenant d’horizons aussi divers que l’ingénierie, la neurobiologie, les mathématiques, la psychologie, l’anthropologie, etc. Parmi les champs disciplinaires auxquels elle a donné essor figurent bien évidemment l’informatique et les sciences cognitives, mais aussi la génétique qui lui doit sa terminologie communicationnelle. Bien que tout aussi décisive, l’importance de la cybernétique dans l’évolution des sciences humaines demeure cependant assez méconnue. Il faut dire que les ambitions démesurées dont elle se réclamait ont eu tôt fait de jeter un discrédit sur son mouvement initial et de la marginaliser en tant que discipline institutionnellement constituée. Cela explique en partie pourquoi les références à son endroit se sont faites assez discrètes en comparaison de l’impact réel qu’a connu la diffusion généralisée de ses concepts.

Dès ses origines, la cybernétique fut étroitement liée au développement des sciences humaines américaines. Plusieurs spécialistes de ces disciplines prirent part aux conférences Macy où s’édifia, dans l’immédiat après-guerre, le socle théorique et technique de ce nouveau paradigme [12]. Parmi les nombreux spécialistes en sciences humaines rattachés au groupe des premiers cybernéticiens, retenons tout particulièrement le nom de Gregory Bateson à qui l’on doit l’introduction de la cybernétique dans l’étude des phénomènes sociaux.

Anthropologue de formation, Bateson a notamment renversé les bases de la psychiatrie traditionnelle en rejetant l’individu comme unité analytique au profit des réseaux communicationnels qui le composent. Fidèle aux prémisses initiales de la cybernétique, il conçoit la société comme un vaste système communicationnel [13]. Rejetant l’individualisme des théories modernes, il fonde son analyse sur l’idée d’une interdépendance des individus à l’intérieur du système social. Constitutive de toute communauté humaine, cette interdépendance repose sur le partage d’un système référentiel fournissant les codes nécessaires au bon fonctionnement de la communication sociale. Le concept de système élaboré par Bateson assimile en fait l’ensemble des contenus culturels d’une société à des codes d’organisation communicationnelle. Reprenant la notion cybernétique de rétroaction, il soutient que, loin d’être des systèmes statiques, les codes de la communication humaine sont sujets à des modifications et à des adaptations constantes. Le caractère constant de l’apprentissage humain l’amène d’ailleurs à émettre l’hypothèse que le processus communicationnel implique inévitablement un dédoublement de la fonction des messages. Autrement dit, il postule que toute communication suppose une métacommunication.

La notion de métacommunication renvoie à l’ensemble des indicés et des propositions qu’un message véhicule sur son propre système de codage et sur le type de relation existant entre les communiquants [14]. Généralement inconsciente, la métacommunication constitue pour Bateson la condition de possibilité de toute communication humaine. C’est elle qui permet la contextualisation essentielle des échanges. L’importance qu’il accorde à cette notion annonce déjà le relativisme culturel des théories postmodernes, la culture se résumant à une série de propositions dont la validité repose sur une plus ou moins grande adhésion individuelle. En fait, indépendamment de leurs contenus, le système culturel et le système de valeur procèdent d’un même principe informationnel permettant de lutter contre l’entropie :

« Dans la recherche des valeurs, il est clair que, ce qui arrive, c’est qu’un homme cherche à “piéger” le second principe de la thermodynamique. Il s’efforce d’interférer avec le cours “naturel” ou aléatoire des événements, de façon à obtenir une issue qui, autrement, serait improbable. » [15]

La mission qu’il s’était donnée d’introduire la cybernétique dans les sciences humaines a donc amené Bateson à développer un modèle théorique fondé sur l’interdépendance et l’adaptation communicationnelles, dans lequel l’individu apparaît clairement comme un « être informationnel » complètement perméable à son environnement. Dans Vers une écologie de l’esprit, sa vision du monde aboutit à assimiler l’ego à une simple valeur différentielle traversée par les flux communicationnels d’un esprit naturel immanent [16]. Loin d’être restée lettre morte, cette première formulation théorique d’une conception cybernétique et posthumaniste du sujet a donné lieu a un large mouvement thérapeutique généralement désigné sous l’appellation « Groupe de Palo Alto », dont Paul Watzlawick demeure l’une des figures emblématiques.

Considérant Bateson comme son maître à penser, Watzlawick pousse encore plus loin l’application des postulats cybernétiques à l’étude des relations humaines. Tout comportement étant, selon lui, de nature communicationnelle, l’individu se présente comme un être entièrement déterminé par les codes qu’il utilise pour communiquer [17]. La position du sujet à l’intérieur du système social devient ainsi entièrement relative à sa façon d’émettre et de recevoir l’information. Suivant ce raisonnement jusqu’au bout, Watzlawick en arrive même à nier toute objectivité à la réalité sociale. Essentiellement subjective, elle n’est qu’une « illusion » que leur système perceptif procure aux individus. Les diverses représentations de la réalité sont ainsi définies comme de simples « effets » communicationnels [18]. En somme, la seule réalité objective qu’admet Watzlawick est celle du système de communication lui-même. Le sens et les significations d’un message n’ont alors plus qu’une valeur relative reposant sur leur degré d’adaptation par rapport au contexte culturel de référence. On retrouve ici les principaux thèmes qui seront développés par la philosophie postmoderne.

IV. Le postmodernisme, nouvelle version du sujet cybernétique

Au début des années quatre-vingt, Jean-François Lyotard annonce dans La condition postmoderne la fin des métarécits et l’avènement d’une société fondée sur des jeux de langage [19]. Épuisée par l’effritement des grands discours qui la cimentaient, la modernité fait place, selon lui, à un nouveau mode de légitimation basé sur l’hétérogénéité des échanges langagiers. Face à l’impératif opérationnel du système, la pragmatique des jeux de langage représente à ses yeux la seule alternative valable pour contrer la logique unificatrice moderne. En ce sens, la spécificité de la culture postmoderne réside dans le caractère différentiel, local et toujours partiel des récits formant le lien social. Bien qu’on puisse globalement la ramener aux postulats cybernétiques posés trente ans plus tôt par Bateson et Watzlawick, cette ouverture à la différence, à l’hétérogénéité des appartenances et des discours, sur laquelle le philosophe Vatimo a d’ailleurs beaucoup insisté, constitue le noyau dur de la pensée postmoderne [20].

L’informatisation des sociétés occidentales et l’importance croissante qu’elles accordent à la communication ainsi qu’à la transmission des savoirs sont au centre de La condition postmoderne. Même s’il reconnaît les dangers inhérents à un accroissement du contrôle social par l’informatique et ceux relatifs à une marchandisation généralisée des savoirs, Lyotard soutient néanmoins qu’une libre circulation des informations à l’intérieur de la société permettrait d’éviter la fixation idéologique des discours en laissant la voie toujours ouverte au dissentiment et à l’expression de la différence. L’abandon des grands récits d’émancipation au profit d’une pragmatique langagière procurerait une plus grande souplesse au lien social. Au lieu d’être confinés à des identités stables et fermées, les sujets postmodernes navigueraient ainsi d’une appartenance à une autre selon leur positionnement au sein de la communication sociale.

Pour Lyotard, les relations multiples et changeantes tissées par les jeux de langage offrent à tous et à chacun la possibilité de s’intégrer socialement [21]. Autrement dit, l’ouverture aux différences confère à la société postmoderne une capacité d’intégration illimitée. Cela n’est évidemment pas sans rappeler le caractère inclusif que Wiener octroyait à la communication au sortir de la guerre. La force d’inclusion propre à la logique communicationnelle suppose toutefois l’atrophie du sujet tel que la modernité, par le biais de l’humanisme, l’avait pensé. De porte-étendard et d’agent effectif de la raison, le sujet perd de sa consistance pour devenir un être à l’identité plurielle et fragmentaire sommé de s’adapter aux fluctuations constantes d’une société désormais régie par la rationalité informatique. Dans le sillage direct du paradigme cybernétique, le sujet postmoderne se présente donc comme une être à l’identité vacillante, façonné par les flux communicationnels le traversant. À ce titre, la notion de sujet faible élaborée par Vatimo ainsi que l’idée de nomadisme identitaire chère à la sociologie maffesolienne [22] rendent compte de ce retournement théorique dans la façon de concevoir l’humain et sa subjectivité.

V. Du postmodernisme au posthumanisme

Le débat déclenché en Allemagne l’automne dernier suite à la publication d’une conférence du philosophe Peter Sloterdijk a fait ressortir de manière encore plus évidente les liens reliant la pensée postmoderne au paradigme cybernétique. Ouvertement polémique, ce texte intitulé Règles pour le parc humain propose une approche posthumaniste des enjeux soulevés par les biotechnologies [23]. Ramenant la culture humaniste à l’imposition par une élite de textes jugés essentiels à la « domestication » de la jeunesse, Sloderdijk soutient que l’humanisme, tout en participant au « dressage » de l’Homme, a occulté le fait que la société humaine est le fruit d’un « élevage » de l’humain par l’humain. L’auteur part en fait du postulat selon lequel l’humain est un être essentiellement indéterminé devant sans cesse s’autoproduire [24]. Considérant qu’à l’heure des médias, l’humanisme est définitivement dépassé comme forme de domestication, il entend rouvrir la question des moyens socialement utilisés par l’Homme pour s’auto-domestiquer. Reprenant à son compte les propos tenus par Nietzsche dans son Zarathoustra, Sloterdijk vise donc à lancer une controverse entre les « différents éleveurs ».

Contre l’humanisme qu’il juge obsolète, il prend ainsi position en faveur d’une autodomestication anthropo-technologique. Sans pour autant défendre une modification de l’humain par les biotechnologies, il soutient néanmoins que leurs utilisations est désormais inéluctable. S’appuyant sur l’idée que toute forme d’apprivoisement culturel suppose une sélection, il puise dans Le politique de Platon un argumentaire sur « la planification sélective des élites ». Volontairement amphibologique, cette partie a éveillé de profondes inquiétudes en Allemagne, et cela malgré le fait que Sloterdijk se soit prononcé sur la nécessité d’édicter un code de conduite en matière de manipulation génétique. Les doutes qui subsistent quant au sens à donner à ses propos reposent, comme on va le voir, sur une méconnaissance des présupposés auxquels son posthumanisme affiché se réfère.

En réponse à ses nombreux détracteurs l’accusant de vouloir réanimer en Allemagne les anciens démons de l’eugénisme nazi, Sloterdijk a fait paraître dans le journal Le Monde un article qui s’avère, à plusieurs égards, révélateur de ses véritables allégeances idéologiques [25]. Contrairement à ce que ses opposants ont pu affirmer, loin d’être le fruit d’une réminiscence de la doctrine nazie, le discours de Sloterdijk se situe plutôt dans le prolongement de la pensée cybernétique. Reprenant la célèbre formule de Freud sur les blessures narcissiques infligées à l’Homme par la science moderne, Sloterdijk parle d’un nouveau complexe de vexation cybernetico- biotechnique. Après Galilée, Darwin et Freud, l’humain ferait face à un nouvel ébranlement de ses repères par les biotechnologies. Ces dernières auraient comme principale conséquence l’abolition définitive des frontières entre organisme et machine ou plutôt entre organismes nés naturellement et ceux produits artificiellement.

Davantage qu’une simple analogie, l’idée d’un effondrement des frontières entre organisme et machine se présente comme la reprise exacte des postulats énoncés cinquante ans plus tôt par Wiener et ses collègues. La notion d’être informationnel propre au paradigme cybernétique supposait en effet l’abolition des frontières séparant le vivant du non-vivant. Si l’on se souvient que la génétique a emprunté à la cybernétique ses notions de code, de message et d’information, l’inscription des positions de Sloterdijk dans la continuité de ce paradigme se révèle encore plus clairement. Détournant la formule de Sartre, l’ « homme est un être condamné à la liberté », par celle de l’ « homme est condamné à la confiance », il laisse d’ailleurs entendre que dans l’univers communicationnel postmoderne, l’adaptation a remplacé la liberté comme valeur première. Il n’est pas surprenant qu’en ce sens l’avancée des biotechnologies lui apparaisse, malgré ses dangers inhérents, la voie inéluctable vers une « nouvelle domestication » politique de l’humain.

VI. Enjeux démocratiques des représentations cybernétiques

Ramener le postmodernisme et le posthumanisme au paradigme cybernétique revient à montrer que les enjeux politiques soulevés par l’explosion des biotechnologies et des technologies de l’information trouvent leur origine dans le désir exprimé, au sortir de la guerre, de créer un être artificiel capable, grâce à sa plus grande rationalité, de pallier les faiblesses de l’humanité. S’érigeant sur les ruines des idéaux humanistes, la version cybernétique de l’Homme nouveau correspond donc à une volonté d’élargir indéfiniment les frontières de l’humanité afin de prévenir toute logique d’exclusion. Loin d’avoir contribué à la pacification de la société, les représentations issues du paradigme cybernétique semblent, au contraire, participer à la mise en place d’une logique d’adaptation faisant échec à la notion moderne d’autonomie subjective. Le nomadisme identitaire propre à la pensée postmoderne atteste cette perte d’autonomie dans la mesure où la subjectivité y apparaît comme une simple valeur différentielle. Lorsqu’on connaît l’importance symbolique de l’idée d’autonomie du sujet dans l’édification de la démocratie moderne, d’énormes questions se posent quant à l’emprise culturelle croissante du paradigme cybernétique. Parmi ces questions, celles relatives à la redéfinition de l’Homme et de ses frontières représentent très certainement l’un des enjeux cruciaux de notre temps.

Céline Lafontaine
Professeure de sociologie à l’Université de Montréal.
Ses recherches portent sur les enjeux épistémologiques, politiques, économiques et culturels des technosciences.

 

Article publié dans la revue Cités n°4,
“Bienvenue dans un monde meilleur !
Sur les risques technologiques majeurs”, 2000.

 

Ouvrages publiés :

L’Empire cybernétique. Des machines à penser à la pensée machine, Paris, Le Seuil, 2004.

La Société postmortelle. La mort, l’individu et le lien social à l’ère des technosciences, Le Seuil, 2008.

Nanotechnologies et Société. Enjeux et perspectives: entretiens avec des chercheurs, Boréal, 2010.

Le Corps-marché. La marchandisation de la vie humaine à l’ère de la bioéconomie, Le Seuil, 2014.

Bio-objets. Les nouvelles frontières du vivant, Le Seuil, 2021.


[1] Voir les ouvrages de Philippe Breton, L’Utopie de la communication, Paris, La Découverte, 1995, et À l’image de l’homme : Du Golem aux créatures virtuelles, Paris, Le Seuil, 1995.

[2] Empruntée à la thermodynamique, la notion d’entropie, voulant que tout système fermé tend au chaos [il serait plus juste de dire à l’indifférenciation ; NdE] par l’arrêt des échanges en son sein, est transposée par Wiener au rang de vérité métaphysique. Le pessimisme radical auquel aboutit cette pensée ne l’empêche pas de vouloir ralentir ce processus inévitable en fondant la société sur l’échange communicationnel. Voir à ce sujet l’ouvrage de Wiener, Cybernétique et société : l’usage humain des êtres humains, Paris, Le Monde, coll. 10/18, 1954.

[3] Emmanuel Dion, Invitation à la théorie de l’information, Paris, Le Seuil, 1997, p. 9.

[4] Ibidem, p. 40-41.

[5] Wiener, op. cit.

[6] Breton, L’utopie de la communication, 1995.

[7] Wiener, Cybernétique et société, 1954, p. 48.

[8] Ibidem, p. 72.

[9] Breton, L’Utopie de la communication, 1995, p. 60.

[10] Voir à ce sujet l’ouvrage de Steve Joshua Heims, Constructing a Social Science for Postwar America : The Cybernetics Group 1946-1953, Cambridge, Massachusetts, MIT Press, 1991.

[11] On pense notamment ici aux célèbres conférences Macy et aux Congrès internationaux de Namur.

[12] Voir à ce sujet l’ouvrage déjà cité de Steve Joshua Heims, Constructing a Social Science for Postwar America, 1991.

[13] Gregory Bateson et Jurgen Ruesch, Communication et société, Paris, Le Seuil, 1988.

[14] Ibidem, p. 13.

[15] Ibidem, p. 204.

[16] Gregory Bateson, Vers une écologie de l’esprit (2 t.), Paris, Le Seuil, 1977-1980.

[17] Paul Watzlawick, La réalité de la réalité : confusion, désinformation et communication, Paris, Le Seuil, 1978.

[18] Ibidem, p. 7.

[19] Jean-François Lyotard, La condition postmoderne, Paris, Minuit, 1979.

[20] Vatimo, La société transparente, Paris, Desclée Brouwer, 1990.

[21] Ibidem, p. 30-31.

[22] La notion de nomadisme identitaire renvoie à l’idée selon laquelle l’individu contemporain ne posséderait plus une identité permanente et stable, mais plutôt plusieurs identités changeantes et multiples reliées à ses diverses appartenances communautaires. Voir les ouvrages de Michel Maffesoli, notamment Le Temps des tribus, Paris, Le livre de Poche, 1991.

[23] Peter Sloterdijk, « Règles pour le parc humain : Réponse à la lettre sur l’humanisme », dans Le Monde des Débats, n° 7, octobre 1999, supplément spécial, Paris. Ce texte a aussi été publié aux Éditions Mille et Une Nuits en janvier 2000.

[24] Peter Sloterdijk, « Postface à l’édition française », dans Règle pour le parc humain, Paris, Éditions Mille et Une Nuits, 2000.

[25] Peter Sloterdijk, « Point de vue : du centrisme mou au risque de penser », dans Le Monde, vendredi 8 octobre 1999.

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