« Nous les pouvons donc bien appeler barbares,
eu égard aux règles de la raison,
mais non pas eu égard à nous,
qui les surpassons en toute sorte de barbarie. »
Michel de Montaigne, Essais.
Nous n’avons pas la prétention d’établir une généalogie de la liberté, ni de faire de celle-ci un absolu, un invariant dans l’histoire : le combat pour la liberté est forcément modifié par les conditions matérielles comme par l’organisation politique de son développement, de sa captation ou de sa répression. Nous cherchons à ramener dans le présent les éléments universels constitutifs du fil jamais rompu de toutes les tentatives d’organisation directe de l’existence.
Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, la lutte entre les forces menant à une structure pyramidale de la société et celles aboutissant aux différentes formes d’auto-organisation s’est cristallisée dans le combat mené par la féodalité, l’Église, l’État monarchique et la bourgeoisie contre la civilisation paysanne et que l’on pourrait symboliser par la volonté de faire disparaître l’usage communautaire des terres au profit d’une paysannerie morcelée par la propriété privée. Le mot « paysan » est ici employé dans le sens d’un mode de vie, d’un rapport à la terre, d’une mise en commun des efforts pour survivre, en bref, d’une manière de vivre antérieure à l’apparition des villes. Sans doute, cet antique conflit prit bien d’autres formes, mais il nous a semblé qu’il gagnait en intelligibilité à être considéré sous cet aspect.
La lente défaite de la paysannerie inaugurée par la peste noire devint irréversible sous la Révolution française. Par la loi, la conscription, la répression, notamment en Vendée, celle-ci fit sauter toutes les entraves qui maintenaient jusque-là la culture à l’écart des lois du progrès économique. L’agriculture, secteur spécialisé de la production, put ainsi rejoindre progressivement les autres branches de l’industrie et du commerce : condition préalable au développement sans fin de la liberté d’entreprendre et d’investir.
Nous avons cherché à mettre en relief quelques jalons de la longue histoire de cette mise en commun, de ses réalisations comme de ses promesses, de son déclin, mais aussi de ses survivances intempestives dans l’ère industrielle. On pourra donner l’impression de vouloir privilégier tout ce qui va dans le sens d’une société libre. Et ce sera vrai. À l’évidence, d’autres forces étaient à l’œuvre : le résultat est sous nos yeux. Aussi cherchons-nous à ramener du passé les éléments qui peuvent servir au combat de notre temps ; à appréhender les éléments constitutifs d’une subjectivité antihiérarchique et égalitaire, elle aussi fille de « cette lutte continue, incessante, qui commença dans la brousse ».
Chaque nouvelle civilisation a recommencé avec les mêmes institutions autour du clan. Puis, au cours des siècles, les unions de clans, à partir d’une origine commune, vont se transformer pour aboutir à la création de communes villageoises basées sur l’appartenance à un territoire commun. Les Barbares, ainsi nommés par les Romains, se sont donc constitués en gentes. Les importantes migrations de l’Asie vers l’Europe ajoutées aux guerres provoquées par ces exodes, ont hâté la division des gentes en familles dispersées. Ensuite, la désintégration des tribus a achevé la dislocation en groupes de familles épars aboutissant à la nouvelle forme d’organisation en communes villageoises. Les familles se regroupaient donc en communes, puis les villages se rassemblaient en tribus, qui elles-mêmes créaient des confédérations ; « la commune du village devint ainsi la cellule fondamentale de l’organisation future » [1].
Tous les peuples eurent leurs périodes de communes villageoises. En Europe, celles-ci ne furent donc pas, contrairement à l’idée répandue par la vulgate progressiste, le résultat de regroupements opérés par et pour le servage, mais bien la construction de liens de solidarité dans des agglomérations de plus en plus nombreuses. La conception nouvelle d’un territoire commun acquis et protégé par les efforts de tous prit naissance et remplaça l’ancienne, liée à la commune consanguine.
L’apparition de la famille séparée au milieu du clan allait ensuite bouleverser l’organisation établie, car qui dit famille séparée dit biens séparés, et donc accumulation de richesses. Cependant, cette accumulation privée de la richesse familiale et sa transmission héréditaire concernaient uniquement les biens meubles : bestiaux, outils, armes, maison d’habitation. En revanche, la propriété privée et la possession perpétuelle de la terre n’étaient pas compatibles avec les principes et les conceptions religieuses de ces communautés. Pour pallier les inconvénients qui auraient pu naître d’une accumulation de richesses personnelles et afin de ne pas détruire l’unité de la tribu, les Esquimaux, par exemple, avaient mis en place un système radical : quand un homme était devenu riche, il offrait à tous les membres de son clan une grande fête et leur distribuait toute sa fortune.
Pendant très longtemps, la communauté villageoise a garanti à chacun une part équitable des terres, l’union pour la culture en commun, le soutien mutuel, la protection contre la violence ; elle fut aussi le garant des conceptions morales et des liens. L’agriculture en commun était un principe dans les communes villageoises des barbares. Et, lorsque l’on cessa de labourer et de semer les champs en commun, divers travaux agricoles continuèrent d’être accomplis par la communauté, soit au bénéfice d’indigents, soit pour remplir les greniers communaux, ou encore au profit de fêtes religieuses.
Ces barbares s’auto-administraient au sein des villages ; ils pratiquaient l’arbitrage et la médiation en cas de conflit et de désaccord, la seule autorité étant l’assemblée de village. Celle-ci décidait des travaux collectifs de défrichage, d’aménagement de canaux d’irrigation, de pavement de nombreuses routes. Cette autorité morale de la communauté était si puissamment ancrée que lorsque les communautés villageoises tombèrent sous le joug des seigneurs féodaux, elles conservèrent pour la plupart leurs pouvoirs judiciaires et permirent seulement aux seigneurs de prononcer la sentence, mais en tenant compte des lois coutumières, qu’ils devaient jurer de respecter en levant l’amende prévue au profit de la commune. C’est ainsi que pendant longtemps le seigneur, s’il était propriétaire des terrains incultes de la commune, dut tout de même se conformer aux décisions prises en commun pour les affaires communales, et donc obéir à l’assemblée du peuple, car, selon le vieux dicton : « Qui use ici du droit à l’eau et au pâturage doit obéissance. » Le vrai barbare vivait sous un régime d’institutions nombreuses et complexes nées des us et coutumes pour le bien de la communauté et transmises de génération en génération. Le trait le plus saillant de la justice consistait à limiter, d’un côté, le nombre d’individus pouvant être impliqués dans une dissension et, de l’autre, l’idée que le sang appelle le sang. Et s’ils considéraient que le meurtre devait être puni de mort, ils préféraient malgré tout substituer le système des compensations à l’idée de vengeance. Ce système des compensations était si exigeant qu’il excédait souvent la fortune du meurtrier, constituant ainsi une véritable dissuasion.
L’importance essentielle de la vie communautaire – du droit commun – au sein de la tribu met en évidence la règle du chacun pour tous qui semble avoir guidé les tribus primitives tant que la famille distincte ne brisa pas l’unité tribale. Cependant, la pratique de cette règle s’exerça surtout à l’intérieur du clan, les rapports à l’intérieur et à l’extérieur de la tribu n’étant pas régis par les mêmes pratiques. Kropotkine multiplie les exemples de pratique communautaire dans son livre L’Entraide, dont on peut au moins extraire l’évidence suivante : chez beaucoup de peuplades habitant des continents différents et faisant face à une grande variété de conditions, on constate des similitudes dans les processus d’évolution menant du clan restreint au clan élargi, puis vers la commune villageoise basée sur une conception territoriale. Aussi :
« Les États, quand ils commencèrent plus tard à se constituer, prirent simplement possession, dans l’intérêt des minorités, de toutes les fonctions judiciaires, économiques, administratives exercées auparavant, dans l’intérêt de tous, par la commune villageoise » [2].
La démocratie villageoise
En même temps que s’affirmaient les tendances communautaires qui aboutiront au XIe siècle à la démocratie villageoise, se constituaient aussi les assises matérielles du nouveau pouvoir, la seigneurie.
« Les seigneurs médiévaux étaient, par l’intermédiaire des maîtres des villae romaines, les héritiers authentiques d’anciens chefs des villages gaulois. » [3]
Ils s’installèrent à la faveur de la chute de l’Empire romain et du vide créé par les mouvements des invasions du Ve siècle. À ces seigneurs, il convient d’ajouter les fonctionnaires de l’empire carolingien, qui, par les charges héréditaires, avaient fini par créer un État échappant à l’État. Le fractionnement de l’autorité régalienne et la progressive déchéance de l’État amenèrent les éléments administratifs et militaires de l’ancien pouvoir à devenir autonomes. L’aristocratie rurale et l’Église formèrent ainsi le socle de la seigneurie dite banale (du latin médiéval bannum signifiant « mise à l’amende » ou « contrainte économique » imposée en situation de monopole), qui exerçait le pouvoir juridique (justice, police, commandement) sur le territoire qu’elle s’était approprié. Elle tirait son pouvoir de l’autorité plus que de la propriété. Seigneurie banale et seigneurie foncière se superposèrent dans l’exercice du pouvoir.
L’habitatio du monde romain (l’ensemble des obligations partagées par les habitants d’un territoire) allait ainsi se transformer en l’ensemble des droits, taxes, impôts, devoirs et en corvée – qui allait représenter de loin la part la plus importante des obligations – que le tenancier devait au seigneur. Cette appropriation se fit aussi sur l’habitat, puisque la maison du seigneur était l’ancienne maison commune des villae romaines, jadis camp de refuge commun, bâtiment collectif des premières communautés paysannes où les gens se réfugiaient en cas de danger. Parfois, certaines terres, les alleux, n’appartenaient pas aux seigneurs et ne reposaient donc sur elles que les droits du groupe qui les possédait en commun.
« Que l’herbe, l’eau, les terres incultes, tout ce que n’ont pas travaillé les mains humaines ne pût, sans abus, être approprié par l’homme, c’était là un vieux sentiment élémentaire de la conscience sociale. » [4]
Néanmoins, le mansus indominicatus [5] s’agrandira par des captures constantes effectuées à chacune des successions sur lesquelles le seigneur exerçait le droit de mainmorte, en cas de déshérence d’héritage ; l’extension la plus importante ayant eu lieu au XIe siècle. Le domaine seigneurial représentait entre le quart et la moitié de l’ensemble des terres. Cette part propre contenait plusieurs centaines d’hectares, le reste étant divisé en manses [6] répartis entre les tenanciers, les obligés et les féaux du seigneur. On peut concevoir la seigneurie comme une vaste entreprise où le salaire est remplacé par des allocations en terre, car le seigneur agit déjà plus en chef d’entreprise qu’à la manière brutale d’un esclavagiste, comme nous le rappelle Gaston Roupnel :
« Il n’est pas interdit de penser que ces cotisations en nature alimentaient de puissantes réserves d’approvisionnement, servant à des œuvres non seulement d’utilité et de défense communes, mais aussi d’assistance publique. » [7]
Le remplacement de l’araire par un système de culture attelée lourde fut long à s’imposer. En effet, il requérait un ensemble interdépendant de matériels et de techniques : attelage, char à roues, joug, herse, etc. C’est seulement au XIe siècle que seront réunies les conditions de savoir-faire nécessaires pour la fabrication de ce matériel et pour effectuer un véritable labour. Les rendements vont alors augmenter, la population va s’accroître et de nouvelles terres être défrichées et cultivées. Ces terres, la plupart du temps vides ou seulement conquises militairement, c’est-à-dire propriété des seigneuries, vont se peupler. Les paysans les plus démunis ou les plus aventureux créeront un grand nombre d’alleux, d’abord clandestins, puis reconnus par les seigneurs. Ces paysans seront donc liés aux seigneurs par des contrats différents de ceux des serfs. Et pour tous les paysans, les nouveaux matériels diminueront considérablement les corvées dues aux seigneurs, qui transféreront ces corvées en redevances, entraînant par là même une modification des rapports sociaux.
Il faut construire, fabriquer, réparer ; l’artisanat se développera donc amplement. Ces artisans, domestiques spécialisés de châteaux ou d’établissements religieux à l’origine, rachètent leur liberté. Les bourgs vont ainsi naître et couvrir très vite le territoire. La carte des villages d’Europe à la fin du XIIIe siècle est sensiblement la même qu’au XIXe siècle. Il se construit du nouveau, mais ce sont les traditions communautaires paysannes (90 % de la population à l’époque) qui irriguent ce bouleversement. Cette effervescence de trois siècles qui prit naissance dans la démocratie villageoise et se répandit en la gardant comme modèle toucha tous les domaines de la vie humaine.
Liberté et servitude s’y côtoyaient, mais la liberté, sans relâche, poussait ses avantages. Cet âge, qui fut bien autre chose que moyen, a été longtemps (et est encore) synonyme de période obscure où il n’y aurait eu en présence qu’une immense masse de serfs avilis et un pouvoir féodal absolutiste. Cette légende née au siècle des Lumières, renforcée et dogmatisée par beaucoup d’historiens progressistes, ne peut évidemment servir aujourd’hui qu’à redonner un peu de lustre à notre terne modernité. Ce fut en réalité une période de grande vitalité, rythmée par la créativité dont faisaient preuve les paysans pour retrouver, conserver, accroître leurs communaux, défendre le droit coutumier, l’étendre en lui donnant des nouveaux champs d’application, renforcer la solidarité villageoise en la dotant de nouveaux pouvoirs. Ils allaient au fond du connu, chercher le nouveau pour contrebalancer les droits du seigneur, les contraindre sans les abolir, et dans ce mouvement ils forgeaient leur conscience collective, l’unité de la communauté villageoise.
Pour autant, le pouvoir et les droits des seigneurs étaient encore bien présents. En plus des droits qui accompagnèrent la constitution de la seigneurie, et que nous avons évoqués, existait le droit de justice. Celui-ci émanait autant d’un pouvoir assis sur la perception de redevances et de profits que sur l’autorité juridique. Cette juridiction reposait aussi sur chaque élément du domaine : forêt, moulin, cours d’eau, chemin, pont, abreuvoir, bosquet, etc. Les taxes étaient principalement prélevées sur la terre et la production. Mais le seigneur pouvait également, dans des circonstances graves, prélever une contribution, la taille, qui fut considérée pendant tout un temps comme une sorte d’aide exceptionnelle donnée en argent, ce qui explique sa variabilité. Puis l’on passa de l’assistance consentie à la contrainte ; l’aide devint l’exactio. Elle fut donc impopulaire parce que « hors des traditions, sans droits originels, introduite et régularisée par abus et par violence » [8].
Le droit d’aînesse était seulement nobiliaire ; dans la roture et donc chez les paysans [9], tous les héritiers étaient égaux, d’où l’extrême morcellement du paysage rural en France, car chaque parcelle et chaque champ pouvaient être divisés. Pour réagir à son morcellement :
« conscient de son unité, le groupe rural, comme le groupe urbain, sut parfois réagir vigoureusement contre le morcellement seigneurial : à Ermonville en Champagne, le village et son territoire étaient divisés entre huit ou neuf seigneuries dont chacune avait sa justice ; mais à partir de 1320 au moins, les habitants sans distinction de seigneurie se donnèrent des jurés communs de qui dépendait la police agraire. » [10]
On ne peut concevoir le lien entre le seigneur et ses dépendants uniquement sous l’aspect économique. Car le seigneur avait été aussi un chef exerçant des pouvoirs de commandement sur ses tenanciers, prélevant parmi eux, si nécessaire, sa force armée et offrant en compensation son mondebour, c’est-à-dire sa protection.
La froide énonciation de ces droits et pouvoirs ne rend pas compte des changements qui s’opéraient. Bien sûr, ces droits continuèrent d’exister, mais ce n’était que lexicalement qu’ils restaient intacts. Les formes et les contenus changeaient, ou plus exactement ils ne pouvaient plus s’opérer que dans une réalité en mouvement. La résistance opiniâtre des paysans, les protections solidaires qu’ils tissaient sans arrêt dans la vie villageoise finissaient par imprégner la grande majorité des comportements sociaux. Cette communisation parallèle et interdépendante est à l’œuvre dans le processus que décrit Marc Bloch :
« Supposons un grand fabricant qui, abandonnant à son personnel, pour les utiliser dans une série de petits ateliers, les machines de l’usine, se contenterait de devenir l’actionnaire ou pour mieux dire (car la plupart des redevances étaient fixes ou le devinrent) l’obligataire de chaque famille d’artisan ; nous aurons, par cette image, une idée de la transformation qui s’est faite du IXe au XIIIe siècle, dans la vie seigneuriale. Certes, politiquement, le seigneur est encore un chef, puisqu’il demeure le commandant militaire, le juge, le protecteur né de ses hommes. Mais économiquement parlant, il cesse d’être un chef d’entreprise. Ce qui l’amènera aisément à cesser d’être un chef tout court. Il est devenu un rentier du sol. »
Le glissement progressif du statut social du seigneur et en conséquence de l’étendue de ses pouvoirs se manifeste, par exemple, dans un de ses droits fondamentaux, le bannum : le droit de commandement. Celui-ci, qui consacrait le pouvoir militaire, avait aussi et surtout son versant économique, les banalités : l’obligation pour le seigneur de faire construire et d’entretenir des fours, moulins, pressoirs, et de les mettre à la disposition de ses dépendants, avec en contrepartie l’obligation pour ceux-ci d’utiliser exclusivement ces mêmes matériels, en payant bien sûr une redevance. Un monopole qui constituait alors dans toute l’Europe l’aspect majeur et très rémunérateur du pouvoir économique de la seigneurie. Les communautés villageoises, dès qu’elles en avaient la force, construisaient leurs propres installations communautaires, qui pouvaient fonctionner longtemps dans un rapport de force ne permettant pas de résoudre le problème par la seule répression. Ces situations de conflits ouverts ou larvés aboutirent finalement, dans une grande partie de l’Europe, au cours du XIIIe siècle, à l’établissement de chartes de franchise, détaillant les droits des communautés rurales ; le même phénomène se produisit dans les villes. Dans le même temps, les privilèges seigneuriaux furent conservés, mais transférés dans des investissements purement économiques. Ils agissaient ainsi davantage en gestionnaires avisés qu’en despotes brutaux, comme l’atteste l’exemple des moulins de Toulouse, qui avaient été créés dès le XIIe siècle par des sociétés d’actionnaires dans lesquelles il n’y avait ni paysan, ni meunier.
À l’origine de ces changements émancipateurs se trouvent la démocratie villageoise et son rôle primordial dans le fonctionnement des communes médiévales. Une des caractéristiques de l’époque concerne les rapports de l’homme et de la terre, dans lesquels la notion de propriété pleine et entière, dans le sens que nous lui donnons actuellement, n’intervenait pas. Cela veut dire que pendant longtemps la société médiévale n’a pas reconnu le droit romain de la propriété privée et que seul l’usage prévalait la plupart du temps. C’est donc cette spécificité qui a régi en grande partie les rapports entre le paysan, le serf et le seigneur féodal. Cet usage, souvent accompagné de droits pour le paysan, lui permettait par exemple de prélever du bois dans un domaine seigneurial, pour construire sa maison ; de faire paître ses bêtes sur une terre qui ne lui appartenait pas ; de transmettre ses droits d’usage à ses héritiers et de partager les communaux avec ses congénères. Ces usages ont parfois perduré jusqu’au XXe siècle. Cela voulait dire que si aucune terre n’appartenait en propre au serf, l’usage ne pouvait lui en être enlevé. Il subissait certes des contraintes, mais il avait aussi des droits. En un mot, il n’était pas une chose, un esclave. Dans les seigneuries, la terre appartenait à la lignée et non au seigneur en personne, qui ne pouvait l’aliéner ; il n’avait donc lui aussi qu’un droit d’usage. Mais cette terre, il fallait la protéger, et ce fut le rôle du seigneur ; s’installa ainsi une sorte de marché, de contrat mutuel, de serment (sacramentum). Le servage n’était d’ailleurs pas la forme la plus répandue de la domination féodale, qui pouvait prendre d’autres aspects. Aussi, au milieu du Moyen Âge, les paysans pouvaient continuer à dépendre des seigneurs sans pour autant avoir le statut de serfs [11]. Ils pouvaient être salariés ou bien libres et assujettis à la corvée.
La forme d’organisation la plus commune à l’intérieur de cette civilisation paysanne fut donc la « démocratie villageoise », c’est-à-dire la manière collective de diriger les affaires communes, privilégiant à peu près partout dans le monde les mêmes valeurs : travaux collectifs, usages collectifs des communaux, solidarités mutuelles et fêtes ritualisant les dons et contre-dons afin de réduire le plus possible les inégalités. On pourrait, en allant vite, définir cette « démocratie villageoise » comme une autogestion des us et coutumes liés à une vie de terrien : une manière d’habiter sur Terre avec la terre. Dans ce contexte :
« le village c’est donc tout simplement et d’abord un certain cadre monumental qui exprime les relations sociales des villageois et la nature de leurs solidarités. » [12]
Les villageois mettent en commun tous les instruments aussi bien domestiques que laborieux au sein du finage, qui est le territoire nourricier de la collectivité. L’exploitation de parcelles non contiguës ainsi que la création de la place publique favorisent la rencontre et la sociabilité. Les terres non labourées sont la propriété collective, le droit de pâture est réglementé collectivement, les troupeaux sont regroupés et surveillés par des bergers communs la plupart du temps. L’assolement et les dates de moisson sont décidés communautairement, la moisson est également effectuée en commun et le battage est réalisé sur l’aire du village. Les redevances sont calculées sur le manse, qui est l’unité de mesure, et non sur le nombre de ses différents occupants (familles, compagnons), qui se nomment les socii. Solidairement responsables, ils se répartissent l’impôt. En Languedoc pyrénéen, les manses s’appelaient « mas » ou « mazades » et constituaient des hameaux dont les parçonniers [13] persistèrent pendant des siècles à posséder la terre en commun, jusqu’au XIXe siècle et même au début du XXe.
L’organisation sociale qui se construit au sein de l’assemblée est constituée des chefs de famille, des veuves ou des femmes représentant leur mari ; elle se charge des hommages, des serments et aussi de la rédaction des coutumes. Mais cette assemblée de prud’hommes qui gouverne le village (nommée « parlement » en Languedoc) n’est bien souvent composée que d’hommes ; les nobles en sont exclus et, malgré le fait qu’il y ait des notables, la hiérarchie sociale n’y est pas perceptible et les classes d’âge y sont mêlées. Et si le nombre des prud’hommes va décroissant avec le temps, le choix ne se fera pas uniquement sur des critères de richesse. De même que si la solvabilité et la solidité financière ont leur importance, c’est aussi la réputation d’honnêteté et l’intérêt que porteront ces hommes aux affaires communes, en plus d’une tradition familiale locale, qui les feront prud’hommes. De fait, ce sont deux instances qui siégeront aux prédestinées de la communauté : l’une permanente, l’assemblée des chefs de famille choisissant en son sein trois ou quatre élus les représentant ; l’autre occasionnelle, constituée en cas de graves problèmes par un groupe d’hommes, pas nécessairement les plus riches, reconnue par un consensus inorganisé et souple comme autorité morale. Durant plus de deux siècles, l’assemblée de tout le village légiférera dans tous les domaines où il a acquis des franchises, discutera de la nécessité de la levée des finances municipales, du bien-fondé d’achats de terres communes où d’une franchise supplémentaire. Elle sera également souveraine en matière de réglementation agraire (assolement, vaine pâture, etc.) et sur le choix des officiers municipaux. Pendant toute cette période, les élus ne seront que les exécutants des décisions communes.
Il n’y a pas de loi générale, les us et les coutumes peuvent être différents selon les régions et à l’intérieur de celles-ci. Cependant, quelle qu’ait été la force inégale de l’emprise seigneuriale, voire son inexistence, les paysans s’organisèrent dès qu’ils le purent sur les mêmes bases, et ces formes sont universelles. Ainsi, dans les villages méridionaux, la fonction d’élu n’est pas rémunérée et est limitée à une année sans possibilité de réélection pendant quatre ans, y compris dans la famille au sens large jusqu’au quatrième degré.
« Aux XIIe et XIIIe, on voit donc naître et péricliter une sorte de démocratie villageoise. Encadrée, dirigée par les notables bien sûr, un idéal unitaire a animé les villages de cette époque. » [14]
L’assemblée se réunit sur la place ou dans l’église et est déclarée légitime si elle représente les deux tiers de l’université. L’église était d’ailleurs considérée aussi bien comme la maison de Dieu que comme celle du peuple ; c’était les villageois qui en assuraient l’entretien. La commune, lieu principal de l’habitat, de la pratique religieuse, de l’exercice de la justice, de l’autodéfense et de l’assiette fiscale, est donc le lieu où s’exercent les pouvoirs qui ne proviennent pas de concessions de l’État : même s’ils sont réglementés par les ordonnances des rois, ce sont des pouvoirs résultant des nécessités et des solidarités élémentaires de la vie sociale. Les institutions qu’ils engendrent (corps municipaux, assemblées d’habitants) sont le résultat d’usages séculaires et sont issus de solidarités fondamentales entre les individus : solidarité face à l’insécurité, solidarité de subsistance, solidarité du droit d’usage, solidarité contre la taille, les gabeleurs, les voleurs, les droits indirects, solidarité de lieu.
« Dans beaucoup de villes, on avait vu aux XIe, XIIe ou XIIIe siècles les bourgeois s’unir entre eux par un serment d’entraide : acte, nous l’avons déjà noté, véritablement révolutionnaire et conçu comme tel par tous les esprits attachés à l’ordre hiérarchique. Car cette promesse d’un genre nouveau, au lieu de consacrer, à l’imitation des vieux serments de fidélité et d’hommage, des relations de dépendance, ne liait que des égaux. L’association jurée, l’“amitié” ainsi formée, s’appelait “commune”. » [15]
Les villageois agirent à l’instar de ces exemples, car campagne et ville ne constituaient pas des mondes à part, et il y eut de nombreuses tentatives pour former ainsi des communes. Ce sont des luttes patientes et sourdes poursuivies inlassablement par les communautés rurales qui réussirent à faire évoluer les droits et la liberté de la communauté, parce qu’elles renforçaient la solidarité entre les habitants en construisant une force durable. Ainsi, elle se servira parfois d’institutions religieuses, comme les fabriques au xiiie siècle, comités élus par les paroissiens leur permettant de se rencontrer, de discuter des intérêts communs, de mettre en œuvre leur solidarité, ou d’autres associations, telles les confréries, dont certaines proposaient de se défendre pour « conserver les droits du village ». Les membres liés par un serment pouvaient disposer d’une caisse commune, élisaient des maîtres chargés de régler les différends, ignorant ainsi la justice du seigneur, édictaient des règlements de police et des amendes. Lorsque cette association d’hommes ainsi formée en commune était devenue suffisamment puissante, elle parvenait à faire reconnaître son existence et ses droits par le seigneur au sein d’un acte écrit. Les artisans soumis aux mêmes impôts et corvées que les paysans se regroupèrent en guildes ou en communes. L’émancipation relative mais réelle des paysans, après avoir nourri celle de la ville naissante, bénéficiait en retour de sa solidarité.
Ces institutions qui répondaient aux besoins d’union sans priver l’individu de son initiative allaient s’étendre, se fortifier et organiser la vie sociale de toute l’Europe. Dans toutes les chartes, la même idée dominante était à l’œuvre. Les guildes concernaient tous les métiers et nombre d’autres activités, les communes se multipliaient, toutes organisées sur le double principe de l’autojuridiction et de l’appui mutuel. Le principe fédératif réunissait tous ces éléments en une totalité vivante sans autorité centralisatrice [16] qui :
« n’est représentée ni par le système féodal, ni par la coopérative de village ou de district avec sa propriété et son économie collective ; ni par l’assemblée d’Empire, ni par l’Église et les cloîtres ; ni par les guildes, corporations ou confréries des villes, dotées de leur propre justice ; ni par leurs rues, diocèses ou paroisses indépendants ; ni par les ligues de villes et de chevaliers ; ni par tout ce que l’on pourrait encore relever et citer en fait de structures semblables, exclusives et indépendantes. Ce qui la caractérise, justement, c’est cet ensemble d’éléments autonomes s’interpénétrant et s’ajoutant pêle-mêle sans qu’il en résulte une pyramide ou un quelconque pouvoir global. La forme du Moyen Âge, ce n’était pas l’État, mais la société, une société de sociétés. » [17]
Il semblerait, à courte vue, qu’il n’y ait dans ce Moyen Âge aucun modèle pour armer un combat contre le despotisme industriel. Qu’est-ce que serait, en effet, une guilde de fabricants de pneus ou une coopérative de bulldozers ? Les réponses sont connues et portent des noms de multinationales. Ni même rien à reprendre de ce réformisme bouleversant, tant notre époque est monolithiquement destructive. Mais pour autant, n’y aurait-il rien à apprendre de cette créativité collective qui savait construire des contre-pouvoirs aussi forts qu’actifs, pour concevoir nos refuges momentanés (coopératives, ateliers collectifs, communautés, etc.) comme une « multiplicité des aides qui se protègent mutuellement » [18] ? Ne faudrait-il pas tenter de recréer un peu de la substance humaine qui faisait cet esprit communautaire, sa vitalité, et qui sut fédérer urbi et orbi la plupart de ses forces et formes émancipatrices ; qui réussit même un temps à contenir l’aspect dissolvant de l’argent, son impérialisme spontané, en le maintenant dans un rôle périphérique grâce à toutes les protections dont se dotaient guildes et communes, tout en l’utilisant pour acheter les libertés que les communautés ne pouvaient conquérir ?
Les forces qui un moment s’étaient alliées dans la construction de ce bel échafaudage ne s’étaient que neutralisées. La séparation entre grande bourgeoisie marchande et industrielle, petite bourgeoise artisanale, paysans enrichis et petit peuple s’était accentuée. La ville dans son ensemble misait sur le commerce et l’industrie pour accroître ses richesses et tournait le dos à la campagne et à ses cultures. Les pouvoirs d’argent s’affranchissaient des solidarités, toujours présentes mais de moins en moins au centre de la vie sociale. L’argent devenait progressivement le facteur essentiel de dislocation des liens entre les communautés, puis des communautés elles-mêmes. À l’intérieur de la « société de sociétés » se formait une société de classes, au fur et à mesure que se fissuraient les digues érigées précédemment par la richesse spirituelle collective, quoique très inégalement partagée, comme toutes les richesses – collective ne veut pas dire unanime, mais plus simplement assez puissante pour s’imposer comme principale force agissante.
Sous les inébranlées institutions de la seigneurie, de l’Église et de la royauté se constituèrent des élites paysannes, bourgeoises. La terre n’était plus seulement nourricière, elle devenait objet de négoce, de spéculation : cela explique en partie la survenue d’une grave crise agricole. Les terres furent abusivement défrichées et le bois commença à manquer. On mit en culture le maximum de terres au détriment des prés de fauche et des pâturages. Le cheptel diminua, le fumier manqua, les rendements céréaliers s’effondrèrent, la fertilité fut durablement dégradée. Au milieu du XIIIe siècle, la peste noire frappa une société affaiblie. En quelques années, la moitié de la population européenne disparut (c’est-à-dire la moitié de la paysannerie). Au début du XVe siècle, la société européenne était revenue à un niveau de population et de production proche du Xe siècle. Le moment où l’esprit communautaire s’était partiellement réalisé était chassé de l’histoire, sa prospérité (du moins celle des pauvres) balayée. C’est au cours de cet effondrement que les puissants se livrèrent une guerre de Cent Ans pour le partage du butin, tout en s’alliant quand c’était nécessaire contre leur ennemi commun, la paysannerie. Cette unité unilatérale, née des désordres engendrés par la mort, est à l’origine de l’État moderne. La civilisation paysanne n’eut qu’un court moment pour montrer ce qu’elle aurait pu être. Son agonie dura plusieurs siècles, ponctuée par les très nombreuses fureurs paysannes qui en défendaient, bec et ongles, les parties encore vivantes – les communaux, les vestiges de la démocratie villageoise – et refusaient l’augmentation et la multiplication des taxes qui, par la misère, les ramenaient à une condition inférieure à celle de l’esclave. Les pauvres des villes firent de même, les classes étaient en guerre.
Fureurs paysannes et citadines
Ainsi, de l’Angleterre à la Flandre, du Portugal à la Castille, en passant par la Gascogne, la Provence, l’Ouest français ou la Lorraine, les révoltes contre l’insécurité, le prélèvement des denrées, la taille, le recouvrement de l’impôt direct ou indirect et pour la défense des droits d’usage allaient se multiplier. Une des plus connues, parce qu’elle eut lieu tout près de Paris, la Grande Jacquerie, se déroula pendant la guerre de Cent Ans, en 1358. Essentiellement antinobiliaire, elle marqua si profondément les esprits que le nom de « jacquerie » servira ensuite à désigner toutes les révoltes paysannes.
La révolte des Tuchins [19], l’une des jacqueries les plus longues, s’étendit de 1363 à 1384 et toucha l’Auvergne à partir de 1363, puis se propagea dans tout le Languedoc et s’intensifia entre 1381 et 1384. Le tuchinat, qui n’a jamais remis en cause la légitimité du roi, fut d’abord un mouvement d’autodéfense de villageois exaspérés par les ponctions de la guerre. Mais il fut bien davantage qu’une simple jacquerie antitaxes, car il incarna la manifestation d’une solidarité villageoise et un réflexe de survie tentant de soustraire les biens de la communauté à la convoitise des pillards. Sa forme d’organisation révéla une prise de conscience de la nécessité de mettre en place une défense commune reposant sur des regroupements de communautés. Le tuchinat s’appuyait sur des liens de sociabilité qui sous-tendaient la vie communautaire des villages et sur une logique géographique et de voisinage. Les révoltés, qui ne se désignaient pas sous le vocable de Tuchins mais sous celui de companhos, sous-entendaient ainsi la permanence d’un lien social et l’existence d’un devoir d’entraide et étaient perçus ainsi par tous les membres des communautés concernées. La solidarité et l’égalité des compagnons entre eux se retrouvent dans la répartition égale du butin, à l’exception des capitaines auxquels était attribuée une double part. Ils révèlent aussi une absence de hiérarchie en dehors du rôle du capitaine. La plupart du temps, les compagnons redistribuaient leur part de butin à l’intérieur des villages ou des villes dont ils étaient issus. Beaucoup d’entre eux participaient à la révolte de façon occasionnelle et travaillaient pendant de longues périodes dans les villages pour les moissons, les vendanges ou d’autres travaux utiles, renforçant ainsi la solidarité dans le labeur commun. Les Tuchins paysans et artisans des villes bénéficièrent la plupart du temps des complicités ouvertes ou tacites des seigneurs ou des autorités consulaires, car ils assuraient la défense du territoire et étaient populaires auprès des populations. Si l’on ne peut déjà parler de lutte régionaliste, ce fut du moins la première manifestation de grande ampleur d’une défense du territoire.
On peut également évoquer l’insurrection anglaise de 1381, remarquable en raison de son ampleur nationale. Elle eut pour origine le prélèvement d’un impôt (poll tax) pour faire face aux dépenses de la guerre de Cent Ans. Les réactions furent violentes, des agents royaux collecteurs de l’impôt furent assassinés, les paysans attaquèrent des châteaux, entrèrent dans Londres avec la complicité de citadins et libérèrent les prisonniers. Ils réclamaient l’abolition du servage et la liberté du travail artisanal, la récupération des droits communautaires des paysans, notamment sur les forêts, la confiscation des biens de l’Église et la disparition de la hiérarchie cléricale. Cette révolte échoua, mais elle démontra que l’unité entre les paysans et les sans-pouvoirs des villes avait été possible grâce « à la clarté de sa conscience antiseigneuriale (et anti-ecclésiale) » [20].
Des villes en grand développement commercial furent également touchées par les révoltes. Ainsi, en 1378, éclate à Florence la révolte des Ciompi. Les émeutiers veulent imposer l’égalité entre les Arts mineurs (cordonniers, forgerons, boulangers, etc.) et les Arts majeurs (gros commerçants, fabricants de laine, banquiers, notaires, fourreurs, etc.), mais aussi garantir la représentation et la participation politique des métiers les plus modestes. La petite bourgeoisie, qui ne fait pas partie des Arts majeurs, s’allie aux ouvriers. Mais lorsque le « menu peuple » occupe la rue, la petite bourgeoisie apeurée se rallie au pouvoir bourgeois pour réprimer la révolte. Quatre ans plus tard, tous les Arts mineurs, les plus anciens comme les plus récents, seront supprimés. La bourgeoisie marchande et financière dominera désormais la ville. Plus tard, Simone Weil dira :
« Cette insurrection, connue sous le nom de soulèvement des Ciompi, est sans doute l’aînée des insurrections prolétariennes. » [21]
Beaucoup d’autres révoltes enflammèrent les villages et villes : celle de la Harelle [22] en 1382 à Rouen, celle des Maillotins [23] en 1382 à Paris, mais aussi à Orléans, Reims et Gand. Mais elles furent menées sans lien les unes avec les autres et sombrèrent sous une répression féroce, alors que bien souvent elles avaient démarré comme une fête, car elles ravivaient le sentiment communautaire contre la spoliation que constituait la taxe.
Au XVIe siècle, dans la Catalogne médiévale comme dans le reste de l’Europe, la peste et les famines ont beaucoup tué. Cela entraîne une pénurie de main-d’œuvre et les seigneurs entendent, plus que jamais, lier les paysans à leurs terres. Ces derniers, de leur côté, s’organisent pour échapper à ce quasi-esclavage et aux « mals usos » (mauvais usages seigneuriaux) ainsi que pour défendre la « remença », sorte de franchise qu’ils devaient payer afin de pouvoir quitter les terres du seigneur. Dans la seule année 1448, ils tinrent plus de 400 assemblées qui furent, fait remarquable, consignées dans un Llibre del gran sindicat remença (Livre du Grand Syndicat Remença). Le roi Alphonse V, en lutte contre la haute noblesse et la grande bourgeoisie, appuya ce mouvement qui aboutit à un accord en 1455. Mais, il se déroba ensuite sous la pression de la Généralité de Catalogne. Quelque temps après, les « guerres remences », proprement dites, se déclenchèrent pendant les périodes 1462-72 et 1484-86. Ces révoltes, qui eurent lieu essentiellement dans les montagnes, regroupèrent un grand nombre de paysans et l’on peut dire que c’est une des rares révoltes qui finira par obtenir gain de cause – une fois les guerres civiles terminées – avec la « Sentence de Guadalupe » de Ferdinand II.
Dans ce même siècle en Galice, la petite noblesse, le bas clergé et les paysans constituent une grande fraternité La Santa Irmandade pour se défendre face aux « malos fueros » des grands aristocrates et des évêques (abus, traitements cruels, etc.). Cette grande confrérie rassemble des milliers de membres (les irmandiños de irmán qui signifie frère en galicien). De 1431 à 1434, l’Irmandade Fusquenlla se forme contre la tyrannie du seigneur d’Andrade, mais la rébellion est vaincue par l’archevêque de Saint-Jacques de Compostelle. En 1467, s’allume une nouvelle révolte beaucoup plus importante que la précédente. Sur l’ensemble de la Galice entre 1467 et 1469 l’Irmandade Xeral (Fraternité générale) composée de 80 000 irmandiños détruisent 130 châteaux et mettent en fuite les grands propriétaires qui émigrent vers le Portugal et la Castille. À ce mouvement de la paysannerie se sont joints les citadins, les petits nobles et les membres du bas clergé. Mais une contre-offensive menée en 1469 avec l’appui des troupes de l’archevêque de Saint-Jacques de Compostelle et les armées de Castille et du Portugal, remportent la victoire finale. Néanmoins, les hostilités dureront jusqu’en 1477 ; cette guerre marquera durablement les esprits et la vision des châteaux incendiés se transmettra de génération en génération.
De la fin de la guerre de Cent Ans au début du XVIe siècle, la Renaissance en France, une relative accalmie s’installa. Après l’hécatombe de la période précédente, les terres disponibles étaient nombreuses. Le repeuplement se faisait sur les bonnes terres abandonnées, dont la surface et la fertilité suffisaient pour approvisionner villes et campagnes, et les récoltes se vendaient bien. Dans le même temps, les États nationaux commencent à se constituer. Louis XI, l’« universelle aragne » tissait la toile de la centralisation française.
À partir du XVIe siècle, la noblesse, l’Église, la bourgeoisie et les riches paysans vont livrer, chacun à leur manière, une guerre sans merci afin de rassembler les terres en vue de la grande exploitation. Ce rassemblement, ancêtre du remembrement, se fait sur la base d’un droit de triage : un tiers des terres revient obligatoirement au propriétaire. Les communaux subiront des assauts incessants, avec ou sans le support de la légalité : on va alors assister à une recrudescence des mouvements paysans. François Ier poursuit le processus d’organisation de l’emprise étatique sur le territoire en mettant en place la fiscalité indispensable à ce projet par l’intermédiaire de la gabelle. Après plusieurs remuements en 1544 et 1547, des troubles éclatent en 1548 dans toute la Guyenne. L’insurrection des Pitauds (paysans) se répand, des châteaux sont pillés, des gabeleurs tués. Cette révolte des communes contre la gabelle acquerra une valeur de modèle historique. Ce qui la caractérise, c’est le « sursaut unanime de solidarité de lieu » [24]. En effet, à l’exception de quelques villes, il n’y eut pas de clivage, toute la population du territoire concerné se souleva : le curé fut au côté des paysans, les gentilshommes de la région laissèrent faire – par peur ou par consentement –, certains chefs notables se mêlèrent même à la bataille.
Un peu avant avait démarré la grande révolte des Croquants du Sud-Ouest, qui s’étala, avec des interruptions, sur une longue période allant de 1543 à 1643. Les Tard-Avisés prirent ainsi le nom de leur longue patience vis-à-vis des gens de guerre qui ravageaient les villages, mais la noblesse les appela croquants [25] par dérision. Non seulement ils s’opposaient aux gens d’armes et aux taxes, mais ils refusaient également la mise en place « de bureaux d’élection pour y remplacer les États dans leur rôle d’administration des impôts, de vote et de répartition des tailles » [26].
Par la suite, sous le gouvernement de Richelieu, de multiples jacqueries eurent lieu, dont celle des Va-nu-pieds en 1639 contre la gabelle. Elle n’était que l’aboutissement d’une succession de troubles qui agitaient la Normandie depuis une décennie. La violence était quotidienne dans tous les rapports sociaux et dans de nombreuses régions, car on était dans une société où prédominaient encore la coutume et la tradition et où le droit étatique n’était pas encore passé dans la pratique. Le ministériat de Richelieu, marqué par les plus grandes ponctions fiscales de l’histoire et par la mise en place d’institutions centralisatrices, se termina par une démultiplication des révoltes paysannes.
À partir de 1661, Louis XIV et Colbert vont mettre en place une justice qui provoquera « un tournant décisif dans l’histoire des révoltes paysannes » en instituant une forme de répression terroriste, la répression antérieure apparaissant indulgente en comparaison. Ainsi des révoltés de la guerre de Lustucru dans le Boulonnais en 1662, du soulèvement des Invisibles menés par Bernard d’Audijos dans le pays landais en 1663, des Bonnets rouges de Bretagne en 1675, et beaucoup d’autres, furent massacrés ou finirent aux galères à vie. Ce durcissement brutal, et en quelque sorte préventif, permit la promulgation de la grande ordonnance sur les eaux et forêts d’août 1669, qui eut pour fonction d’interdire le pacage des ovins dans les bois et les landes, ainsi que le ramassage du bois. Elle constituait également une attaque majeure contre la liberté d’usage des communaux. Ceux-ci, libérés des servitudes, pouvaient être vendus sous l’autorité de l’État à la grande bourgeoisie propriétaire, renforçant sa puissance économique et contrecarrant en même temps les ambitions politiques de la noblesse. L’État se renforçait, se modernisait, et l’antique liberté des communautés d’usage était de plus en plus étouffée. Après 1675, la France ne connaîtra plus de soulèvement populaire jusqu’à celui des Camisards de 1702 à 1704. Et même si les buts de ces insurgés étaient religieux, leur révolte fut aussi une défense des coutumes et des solidarités villageoises. Les révoltes cesseront ensuite pendant une longue période. Les communautés des villages vont assister, impuissantes, à leur désagrégation. Les pouvoirs locaux et municipaux seront détruits, l’individualisme paysan se développera en même temps que la croissance agricole. L’Église et l’État se rapprocheront, provoquant une certaine docilité des curés ; l’État multipliera les impôts indirects moins visibles et moins douloureux, l’omniprésence de l’armée et de l’administration achèvera le travail. Louis XIV trace les lignes de forces de l’État moderne qui se consolideront au fil du temps, quand bien même son incarnation en un seul homme sera, elle, de plus en plus contestée. L’autorité n’est pas seulement centralisée, elle est centrale. Elle vit et prospère de son ambition de soustraire au genre humain la possibilité et le goût d’une indépendance à son égard. Les forces administratives, politiques et économiques peuvent se composer et se recomposer en fonction d’une hiérarchie mouvante et circonstancielle sans pour autant quitter ce moule unique.
Le grand bouleversement
Et justement, la Révolution française fut le moment du grand bouleversement qui permit à la bourgeoisie de faire de cet État son État. Cette bourgeoisie ne se définit pas par sa simple composition sociologique renouvelée, mais bien plutôt par son rôle d’agent initiateur de la libération des forces économiques et de leur devenir-monde. Il fallait, pour en pérenniser l’expansion, les doter d’une force publique organisée pour l’asservissement social. Pour continuer à dévider le fil de notre propos, nous considérons donc la démocratie représentative qui s’imposa (forme la plus légitimiste de ladite force) comme le résultat d’une guerre victorieuse contre la démocratie directe. Elle n’en est pas le fruit pourri, mais la négation même.
Il serait compliqué de suivre dans leur déroulement tous les procédés qu’utilisa le gouvernement républicain (dans ses diverses phases) pour piller les terres communales tout au long de la période d’accaparement révolutionnaire. La division entre citoyens actifs – qui paient l’impôt – et inactifs – qui n’en paient pas –, suivie du partage des communaux entre citoyens actifs, puis entre tous les citoyens, selon l’intensité des révoltes qui s’opposaient à l’idée même du partage. Les paysans voulaient que ces terres restent indivises. Ils sentaient bien que c’était seulement ainsi qu’ils garderaient encore vivants les derniers vestiges civilisés de leur mode de vie ; dans le même mouvement, leurs adversaires, outre leur recherche d’un profit immédiat, comprenaient parfaitement qu’il était impératif de balayer le terrain de ces comportements communautaires si peu propices à la croissance de l’entrepreneur moderne. Et pour qu’il ne reste plus aucun appui à l’archaïsme paysan, le gouvernement continua ce qu’il avait commencé auparavant et remplaça les assemblées villageoises par des conseils élus par les citoyens actifs, et donc choisis parmi les paysans les plus riches.
La société paysanne, usée par sa très longue guerre de défense, affaiblie par la conscription, divisée (elle avait ses bourgeois), ne voulait plus de l’Ancien Régime et refusait le nouveau. Elle aurait pu rejoindre sur cette base le peuple des villes. Mais une telle jonction ne pouvait se réaliser effectivement que si elle retrouvait le noyau, la part vivante et universelle pour tous les dépossédés qui avait été aux origines de sa tradition communautaire. Elle l’aurait reconnu sans peine dans le communalisme révolutionnaire que pratiquait le peuple des villes, et de Paris particulièrement.
« L’état d’esprit des districts […] se caractérise à la fois par un sentiment très fort de l’unité communale et par une tendance non moins forte vers le gouvernement direct. […]. Paris ne veut pas être une fédération de soixante républiques découpées au hasard dans son territoire ; la Commune est une, elle se compose de l’ensemble de tous les districts[…]. Nulle part on ne trouve d’exemple d’un district prétendant vivre à l’écart des autres […]. Mais à côté de ce principe incontesté, un autre se dégage […] qui est celui-ci : la Commune doit légiférer et administrer elle-même directement autant que possible ; le gouvernement représentatif doit être restreint au minimum ; tout ce que la Commune peut faire directement, doit être décidé par elle, sans intermédiaire, sans délégation, ou par des délégués réduits au rôle de mandataires spéciaux, agissant sous le contrôle incessant des mandats […] c’est finalement aux districts, aux citoyens réunis en assemblées générales de districts qu’appartient le droit de légiférer et d’administrer la Commune. » [27]
La dialectique du nouveau et de l’ancien aurait certainement beaucoup gagné en profondeur si cette convergence avait effectivement eu lieu. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, le soulèvement de la Vendée en 1793 fut peut-être le dernier moment où le peuple des campagnes et le peuple des villes auraient pu se rencontrer offensivement. Le caractère populaire, égalitaire dans l’organisation, antinobiliaire dans le projet (point de roi, point de loi) de l’insurrection vendéenne du printemps 1793 [28] offrait bien des points de contact avec les ouvriers enragés des quartiers populaires de Paris. Leur refus commun de se soumettre à la nouvelle religion du progrès (le culte de la déraison économique) eût peut-être accéléré l’émancipation des paysans vis-à-vis de la religion de l’Église. On peut imaginer, et même il le faut, les conséquences d’une telle fédération pour comprendre à quel point la répression fut féroce, et aussi qu’elle ne pouvait se justifier qu’au nom d’un retournement de sens. C’est pour longtemps que les ennemis de l’État deviendront officiellement des contre-révolutionnaires, et beaucoup des partisans de l’intégration obligatoire des rétifs dans le grand cadre de la vie administrée devraient se reconnaître dans le projet des conventionnels qui prévoyaient « d’élever ce peuple ignorant à la hauteur de notre belle Révolution : nous devons le contraindre à savoir être libre » (ibidem).
Le massacre répressif fit plus de 100 000 morts en Vendée et la conscription pour les guerres de conquête de l’idée républicaine en tua bien plus encore sur l’ensemble du pays. La société paysanne en sortit disloquée ; il restait des paysans, bien sûr, et même beaucoup, mais ce mot ne désignait plus qu’une profession, longtemps honorable d’ailleurs. En France, le monde de la campagne et la meilleure part de ses anciennes valeurs et coutumes se volatilisaient. Il devenait le réservoir rural du capitalisme, la province de l’État. Il laissa seule la Commune de Paris de 1871.
C’est le monde transformé par la fusion de l’État et du capital, par la mise en place du système industriel (qui est à la fois l’instrument et le but de cette fusion) et par tous les moyens de dépossession politiques nécessaires à sa constitution comme à son expansion que devait affronter le projet d’auto-organisation du prolétariat :
« L’immense majorité des travailleurs qui ont perdu tout pouvoir sur l’emploi de leur vie, et qui dès qu’ils le savent se redéfinissent comme le prolétariat, le négatif à l’œuvre dans la société. » [29]
Les révolutions du XXe siècle se déroulèrent en des endroits divers, matérialisant à chaque fois des étapes différentes de ce même processus, dans un mouvement historique complexe que nous n’avons pas l’ambition de retracer. Nous cherchons simplement à rappeler ce simple fait, décisif à nos yeux : au sein de ces révolutions, le projet d’une libre association d’individus libres fut considéré par les bureaucrates représentant le mouvement ouvrier comme le premier ennemi à abattre.
C’est le parti bolchevik qui écrasa la commune de Cronstadt et les collectivités agricoles libertaires d’Ukraine dont le peuple en armes, organisé dans l’Armée révolutionnaire insurrectionnelle levée par Nestor Makhno, assurait la défense contre les rouges et les blancs.
À l’été 1936, quand la grande vague collectiviste et libertaire de la Révolution espagnole envahit l’histoire, c’est ce même parti, mais solidifié par une histoire sanglante en parti international des propriétaires du prolétariat, qui fut l’acteur le plus efficace de la défaite de la Révolution. Le projet d’émancipation sociale qui se vivait au travers du phénomène collectiviste libertaire et qui impliqua, à l’échelon du territoire national gouverné par la République, cinq millions de personnes sur douze millions fut défait par la répression permanente exercée par la République d’ordre et son GPU. Les anarchistes de gouvernement ne combattirent jamais vraiment cette répression. Ils étaient de plus en plus gagnés, voire corrompus, par un réalisme politique qui leur faisait abandonner l’idée de mener « la guerre et la révolution en même temps », comme le disait Durruti. Ils enterrèrent la Révolution et perdirent la guerre !
En 1919, la République des conseils de Bavière chercha à instaurer une société démocratique horizontale et directe, organisée à partir de conseils d’ouvriers et de paysans. Elle dut combattre les partis et les syndicats.
« Le travail du gouvernement des conseils était incroyablement difficile. D’un côté, le KPD travaillait avec acharnement à nous mettre des bâtons dans les roues ; de l’autre, les social-démocrates choisirent la tactique d’adopter toute résolution, aussi révolutionnaire fût-elle, afin d’en saborder l’exécution. » [30]
Nous rappelons le contenu subversif de son programme : occupation des banques, limitation des retraits, suppression du secret bancaire, désarmement de la police, création d’un tribunal révolutionnaire, distribution des logements vides, fermeture de toutes les entreprises superflues. Si l’on ajoute à cela que ce programme émanait directement des assemblées générales des conseils d’entreprise les plus révolutionnaires, on comprend que pour les partis de l’État, il s’agissait d’en empêcher, par tous les moyens, l’application. L’alliance des forces armées (corps francs, police et armée régulière) sous les ordres des social-démocrates tua ou jeta en prison un grand nombre d’anarchistes, de spartakistes, de communistes, de socialistes. On comprend aussi que Landauer ait pu dire, quelques mois avant son assassinat :
« Dans toute l’histoire naturelle, je ne connais pas de créature plus répugnante que le parti social-démocrate. »
Une anecdote illustre à merveille le fait que les sirènes de la diversion chantent depuis longtemps la même chanson, particulièrement à gauche de la chorale. L’État bavarois, dirigé par les social-démocrates, offrit au cours d’un vaste rassemblement populaire, à ceux qu’ils appelaient indistinctement « les communistes », un vaste domaine fertile propre à nourrir un millier de personnes, avec matériel et capital. Les communistes pourraient ainsi prouver, dans leur coin, la validité de leurs principes et le caractère réalisable de leurs idées. Le piège était subtil, car si les révolutionnaires acceptaient le projet tel quel, les occasions seraient nombreuses de pourrir l’expérience par infiltration, mais s’ils refusaient, la propagande aurait beau jeu d’affirmer qu’ils ne croyaient pas eux-mêmes à leur programme. Ils acceptèrent donc, mais en lestant cet accord de quelques conditions de poids : leur territoire serait totalement autonome, et ses habitants ne seraient donc pas soumis aux lois de l’État ; la population serait armée afin d’assurer son autodéfense ; ils garderaient la liberté de circuler et de propager le sens et la vérité de leur combat partout où ils le voudraient. Bien évidemment, la proposition disparut comme si elle n’avait jamais existé, mais le débat avait été public et la dérobade du pouvoir renforça le crédit des révolutionnaires. Si nous ne pouvons reprendre sans grande exagération la lettre de cette belle contre-offensive, son esprit pourrait nous inspirer à l’heure de formuler quelques éléments d’un projet révolutionnaire contemporain qui resterait vivant au-delà de l’existence et de la disparition de nos solutions provisoires, nécessaires mais jamais suffisantes.
« Les moyens de la révolution, c’est la révolution », proclamait un tract de cette époque. Si l’on ne réduit pas la révolution à une date, un coup de force, un moment unique où tout bascule, mais qu’on la considère comme un chemin jalonné de moments décisifs, alors ce slogan résume bien le processus d’auto-éducation dont la démocratie directe est à la fois l’instrument et le réceptacle. La démocratie directe est aussi, comme on l’a vu, l’héritière d’une culture populaire de la subversion et de l’auto-organisation en vue d’une égalité politique et économique. Comme telle, elle a été combattue par tous les pouvoirs, par tous les systèmes de représentation politique – y compris et surtout par la représentation ouvrière quand le reste n’y suffisait pas. Ses partisans les plus déterminés ne peuvent oublier ce constat s’ils veulent, dans les brumes du spectacle, la défendre et la pratiquer comme principe d’une possible réorganisation sociale radicale.
La démocratie directe contre les robots
Actuellement, il faut bien sûr aller au-delà de l’optimisme et du pessimisme, qui s’apparentent désormais à d’insalubres automédications du désespoir pour oser penser que les « combats pour la liberté » [31] puissent revenir troubler l’ordre totalitaire, mais non encore total, de notre temps ; et pour commencer être fermement convaincu que l’inutile possibilité qui nous est laissée d’élire des représentants n’a pas plus à voir avec la liberté que l’abrutissante possibilité offerte à tout le monde d’aller donner l’avis de tout le monde sur les réseaux sociaux n’a à voir avec une égalité vivante, hors de l’économie et de ses machines.
En toute logique, c’est par l’intermédiaire de ces machines que monologue en chœur l’immense et planétaire regroupement de ceux qui veulent tout bouleverser, améliorer, réformer pour que rien ne change vraiment ; conditions sine qua non pour que puisse continuer indéfiniment ce grand jeu de la déconstruction. Il ne s’agit pas en effet de s’égarer sur les voies, considérées comme pathologiques, de la pensée négative pour considérer avec un peu de distance ce qu’il faudrait détruire – de toute façon, l’instantanéité des échanges n’incite pas à s’accorder ce délai de réflexion –, mais de démonter et remonter dans une combinatoire infinie tous les éléments présents et futurs du système d’expropriation politique généralisée connu sous les appellations de « démocratie représentative », « parlementaire », « participative », etc., avatars post-mortem de ladite démocratie.
Tous ces imaginaires – mot piégé, mine antipersonnel qui désigne de plus en plus souvent, soit une aliénation pétrifiée, soit une désaliénation magique, mais qui dans les deux cas occulte le chemin qu’il faudrait parcourir pour se désaliéner vraiment et l’imagination pratique que cela demande – dont on peut dire qu’ils sont au pouvoir, globalisés par la médiation technologique, forment la partie visible de l’insatiable besoin d’illusion nécessaire pour continuer de survivre seul, comme si de rien n’était.
Une autre partie de la population, connectée elle aussi, mais plus dynamique, ne se contente pas de peupler d’innombrables forums virtuels : elle est aussi présente dans une foultitude d’associations, et même parfois dans la rue. Ce sont les tenants du démocratisme direct. Mais dans leur cas, on ne peut, sans grave injustice, mettre tous ces gens dans le même panier de la dépossession. Une fois évacués les opportunistes de l’extrême-gauche à l’extrême-droite qui, bloqués dans leur ascension par le conservatisme des honorables tenanciers, voient dans le mot « direct » une promesse de renouvellement du personnel, il reste du monde, beaucoup de monde, que l’on pourrait caractériser comme étant – à juste titre – les indignés. Ce n’est évidemment pas une identité homogène. Au-delà du dégoût commun que leur inspire le système politique, ils se différencient de mille manières. En revanche, ce qui les réunit, malheureusement, dès lors qu’il leur faut chercher des solutions pratiques aux maux de cette société, c’est l’inaptitude à mettre au jour les racines essentielles du développement totalitaire.
Leur refus de la politique peine à considérer en ennemies les multiples procédures par lesquelles le progressisme étatico-technologique transforme tout problème social en problème technique, qui ne manque pas de trouver moult solutions tout aussi techniques. Ainsi, de la délégation par tirage au sort à l’approbation par gesticulation manuelle, en passant par la décision consensuelle et la communication non violente, rien ne dessine un projet politique réel et antagonique au capitalisme. Il y a comme une accumulation de moyens sans finalité véritable qui aboutit à une « conception d’une “démocratie” sans peuple et dans le même élan, pose le maintien implicite mais indiscutable de toute la société telle qu’elle est, magiquement agrémentée de bons gouvernants » [32]. Tout cela ne dépasse pas, le plus souvent, le stade d’une mise en scène de la gestuelle démocratique qui, hors de tout projet pratique pouvant lui donner un sens un tant soit peu concret, reste donc dans la niche virtuelle qui lui est dédiée.
Rien ne revêt évidemment le même sens, et heureusement, quand c’est sur les places des grandes villes que se déroule l’action : dès lors, il s’agit au moins de théâtre vivant, mais pas seulement. Des êtres se rencontrent, et, sans ironie aucune en ces temps d’atomisation, ce n’est pas si fréquent. Il est probable que, pour certains, ces moments de joie partagée laisseront des traces durables qui, pour peu que s’ouvrent d’autres horizons critiques, participeront à l’élaboration de critères permettant de juger rapidement de la fausseté des répétitions manipulées que nous ne confondons pas avec les manifestations de masse d’allégresse, de deuil ou de colère, de fierté programmées et encadrées par les réseaux sociaux.
Mais l’occupation d’une place publique ne peut se suffire à elle-même, elle ne peut avoir pour seul but de durer. Car alors l’unité née de l’élan initial se décompose et laisse de nouveau place à l’émiettement idéologique qui la constituait : il faut alors quitter la scène, tant le vide de son occupation a pris toute la place. C’est ce qui s’est passé dans le mouvement Occupy Wall Street, dont le slogan : « Nous sommes les 99 % » supprimait, à un cheveu près, les classes. Plus sérieusement, sur de telles bases, on ne peut débattre vraiment de la nature, de la force comme des faiblesses du système que l’on pense combattre, ni de ce que sont devenues justement les classes que l’on a failli abolir. Il est logique que n’étant enrichi par aucune lutte précise, n’ayant aucun terrain de combat défini, en bref aucun rapport avec le monde réel, le débat tourne en une parodie de la démocratie directe où les égolâtres sont rois ; pour le dire dans le jargon d’un des protagonistes, lucide par ailleurs : « les dynamiques activistes exagérément autocentrées empêchaient la participation ouverte de certaines personnes (34) » [33].
La démocratie directe n’est ni une technique de prise de parole, ni une vague assemblée où les propos se valent et s’annulent, car ils n’ont pas pour but de créer une position commune, mais seulement de faire valoir les fameuses différences que l’on nous jette en pâture pour que chacun oublie ce qu’il pourrait être. Ce qui donna finalement un peu de réalité à ce mouvement, tant du point de vue de l’organisation que de l’analyse du monde, ce fut l’ouragan Sandy. Les plus tenaces d’Occupy Wall Street purent ainsi se frotter aux conditions de vie du peuple dont ils se pensaient les porte-parole, et aussi au fait qu’une des caractéristiques de l’économie capitaliste est de pouvoir transformer toute chose en phénomène économique, y compris les catastrophes ; c’est même là qu’elle donne toute sa mesure, étant elle-même une catastrophe. Ils ont pu subir et donc mesurer l’activité, dans la gestion des situations de crise, des « corporations de développement communautaire ». Ces organismes, sur la genèse desquels nous reviendrons, sont des structures officielles créées à partir d’associations de quartiers institutionnalisées qui sont habilitées à recevoir des crédits d’État, des dons d’entreprises, de fondations religieuses, etc. Elles peuvent générer des profits, et elles le font. Elles participent aux différentes politiques de la ville et peuvent même les impulser. Elles régissent, en concurrence les unes avec les autres, la majeure partie des développements locaux.
« Ces organisations ont joué un rôle fondamental dans la mise en forme capitaliste du contexte généré par l’ouragan Sandy dans la ville de New York, et ont constitué une deuxième forme de vampirisation de la catastrophe. Les corporations de développement communautaire ont non seulement absorbé les parts économiques les plus importantes des programmes de reconstruction après le désastre, qu’ils soient publics ou privés, mais en outre elles ont parasité le travail réel développé par des groupes et paroisses de base, ainsi que par les communautés auto-organisées de familles affectées par l’ouragan. » [34]
Cette visibilité, rendue possible par l’ouragan, des méandreuses bureaucraties intermédiaires, le plus souvent à vernis humanitaire, qui maintiennent l’ordre dans le chaos, étouffent ou phagocytent les organisations de base et prélèvent leur dîme sur les aides en dit beaucoup plus long sur la nature et le fonctionnement de la société que la croyance en un monde gouverné par le délire cupide et mégalomaniaque d’une oligarchie financière aussi extraordinairement minoritaire qu’insaisissable. De la même façon, l’immersion dans les communautés auto-organisées renseigne davantage sur les qualités humaines que requiert l’association d’individus sur des bases antihiérarchiques et solidaires que le soliloque démultiplié qui conclut Occupy Wall Street.
Nous ne croyons pas aux vertus pédagogiques des catastrophes sur les masses, car :
« là où des masses sont en mouvement, elles doivent être des rassemblements de personnes, faute de quoi leur mouvement ne pourra conduire à la liberté, mais seulement au transfert du pouvoir à ceux qui les conduisent. » [35]
Mais la prise de conscience et l’engagement de la personne ne peuvent se former en dehors des circonstances qui les contiennent, et notre époque est avant tout productrice de ces moments où les malheurs de la banalité font place à la banalisation de la monstruosité. Sans doute les individus en portent la marque ; il n’empêche qu’une partie d’eux-mêmes s’est évadée de la psychologie de masse. On peut raisonnablement penser que cette expérience a permis aux activistes de devenir « probablement l’infrastructure la plus importante d’aide aux personnes » [36] sous le nom d’Occupy Sandy.
La fréquente déception qui point dès lors qu’une catastrophe n’entraîne pas de situation quasi insurrectionnelle n’est-elle pas finalement, en chacun, l’expression de la difficulté d’en finir avec la rassurante linéarité du fameux sens de l’histoire ? De crise inéluctable en défaite nécessaire, il arrive le moment où la situation est mûre pour que l’appareil productif change de maîtres. Mais qu’en faire, quand il est si funeste et en soi liberticide ? Simone Weil pouvait déjà dire en 1934 :
« On répète souvent que la situation est objectivement révolutionnaire et que le “facteur subjectif” fait seul défaut ; comme si la carence totale de la force même qui pourrait seule transformer le régime n’était pas un caractère objectif de la situation actuelle, et dont il faut chercher les racines dans la structure de notre société ! » [37]
Maintenant que tout dans l’organisation sociale contribue à réquisitionner en sa faveur ce facteur subjectif, ou même, dès que faire se peut, à y substituer toutes les compensations de l’addiction numérique, et avec elles ses virtuelles protections, le surgissement en telles ou telles occasions des moyens qui permirent par le passé de s’organiser de façon que chacun reste maître et sujet de son histoire au sein de l’histoire collective, de résister, voire d’attaquer l’oppression, affaiblit le fatalisme et par là ébrèche le glacis totalitaire.
Mais la domination est protéiforme, et comme les États-Unis sont notre boule de cristal la plus probable pour voir à l’œuvre les diverses facettes de l’ingénierie sociale dans la gestion de la crise sans fin (même si d’autres régressions humaines sont possibles), nous allons nous attarder un peu sur ces « corporations de développement communautaire ». Tout d’abord, nous devons préciser que le mot « communauté » a un sens géographique et peut s’étendre jusqu’à la dimension d’une région. Nées dans les années 1960 dans des quartiers pauvres, sous l’impulsion d’habitants et de fondations religieuses pour pallier les effets de l’indifférence des pouvoirs municipaux en matière de logements, de services sociaux, etc., elles en arrivèrent promptement à investir le champ économique. Il y en avait 3 600 à la fin du siècle précédent. La plus célèbre d’entre elles, la New Community Corporation, s’est élevée sur les décombres du quartier de Central Ward, dans la ville de Newark (New Jersey), après les émeutes destructrices et sanglantes (23 morts) de l’été 1967. Il ne restait plus grand-chose de ce quartier de 55 000 habitants : il fallait tout reconstruire, mais en créant du lien social. C’est donc cette communauté qui a géré les fonds et l’enrobement social de cette renaissance. Elle est actuellement propriétaire de 3 000 logements (de la résidence au logement temporaire pour les sans-toits), dirige un supermarché de 50 000 clients par semaine auquel elle fournit les employés ; elle emploie 2 300 personnes, s’occupe de la formation axée sur le retour au labeur (2 000 embauches par an), de l’éducation des enfants, des soins aux personnes âgées… une entreprise totale. Chaque dollar qu’elle investit génère un retour de 4,24 dollars, et ses actifs sont évalués à 700 millions.
Ces communautés nous semblent être la matrice de l’économie sociale et solidaire qui nous est présentée en France comme une étape transitoire dans l’humanisation de l’économie. Nous tirons d’ailleurs les informations ci-dessus d’une mission d’étude aux États-Unis diligentée par le département Emploi-Insertion-Développement économique de la Délégation interministérielle à la Ville. Il faut bien sûr adapter ce modèle à la France, à la dimension de ses quartiers d’exclus, de ses troubles sociaux et surtout aux « nuances culturelles », comme disent les agents de la propagande médiatique, existant entre les diverses localisations de la société industrielle. Celles-ci joueront un rôle non négligeable dans le choix des activités à insérer dans le circuit économique en fonction des savoir-faire résiduels et de la demande, mais plus encore dans le choix des viviers où recruter un personnel d’encadrement accepté par les surnuméraires de retour à l’emploi. Car, plus généralement, c’est bien de la création d’un marché du chômage, de l’exclusion, de la pauvreté dont il s’agit. Pour libérer les forces de l’économie de marché, il fallait créer un marché du travail, traiter ouvertement le travail comme ce qu’il est, une marchandise qui doit trouver son prix sur le marché. L’économie ayant métamorphosé toute chose en marchandise, rien ne justifierait que la galère y échappe. Il n’y a pas de travail, créons de l’emploi. L’économie sociale et solidaire produira vraisemblablement quelques situations moins univoques, et certaines seront sans doute détournables ou tout simplement profitables aussi aux pauvres, mais elle sera essentiellement le moyen d’investir économiquement des secteurs qui jusque-là étaient le lieu d’une activité effectivement sociale et solidaire. Cette initiative coûte moins cher que l’État-providence, et sa plus-value sociale est évidente : ce sont de vrais emplois, avec des droits et des devoirs, et donc des gens qui redeviennent des citoyens, et peut-être même des électeurs.
Nous nous sommes un peu attardés sur cette chausse-trappe particulière, car elle nous semble réunir à elle seule toutes les caractéristiques des alters que la domination jette en pâture à nos inquiétudes justifiées : l’économie est au centre ; les acteurs associatifs en sont la principale ressource humaine de mise en œuvre et, pour les plus carriéristes, d’encadrement ; les politiciens locaux administrent et financent par le biais du Fonds social européen ; l’État organise une fiscalité favorable ; les crédits coopératifs, les banques, les assurances mutualistes et les fondations de grandes entreprises financent l’autre partie.
Cette manière de ramener dans le giron de l’économie les différentes pratiques d’entraide, les bricolages collectifs qui donnaient encore de la saveur à la vie sociale, ramène pour de bon le mot « travail » à sa stricte étymologie d’« instrument de torture » ; l’unique valorisation qu’elle contient se traduit en salaire, considération sociale économiquement correcte réservée aux dépossédés.
La propension opportune, manifestée par les cabinets de l’expertise sociétale, à produire en série de l’oxymore exprime on ne peut mieux la guerre préventive que le pouvoir mène dans le langage contre toute germination possible d’une pensée dissidente qui puisse s’étendre. Il lui faut sans cesse empêcher que l’insatisfaction trouve son langage, et quand l’épouvantail du pire ne suffit plus, il envahit le terrain des pensées dangereuses pour y imposer ses solutions du moindre mal. La création du concept oxymorique neutralise assez efficacement la contradiction par son mécanisme d’association répétitive et censure sui generis la pensée rétive. Pour prendre un exemple, la notion d’« argent social », périphérique à l’économie réformée, n’est pas choisie au hasard. L’argent dans ce sens-là n’est pas fils de la monnaie, mais il est la marchandise suprême (qu’il soit de papier ou virtuel). L’adjonction du qualificatif « social » et de ses multiples sens joue sur tous les tableaux : « ce qui concerne toute la société » et « ce qui est bon pour la société ». La financiarisation des pratiques humaines qui vivaient en marge, sans pour autant en être séparées, du grand marché de l’équivalence marchande est donc bonne pour la société. Les sceptiques pourront regarder la vidéo officielle de présentation du Sol-Violette toulousain :
« une monnaie de territoire, un outil de cohésion sociale, un vecteur de création de richesses mais également d’emplois, un instrument d’échange au service du Bien Commun. »
En employant le mot « pouvoir » pour désigner l’opérateur de cette confiscation du sens des mots, nous avons bien conscience de prêter une intelligence stratégique exagérée à notre ennemi. Mais si nous évoquions seulement le système, nous aurions l’air de mettre de côté le rôle, pourtant central, des agents de l’industrie culturelle. Disons donc que le totalitarisme industriel produit des fonctions et des protocoles auxquels des gens adhèrent et d’autres se soumettent : les paupérisations de toutes sortes produites ne sont pas des résultats accidentels, mais des nécessités de fonctionnement.
Pour autant, c’est bien parce que se manifestent des intentions de retrouver un peu de rapport aux autres qui ne se traduisent pas spontanément en quantité d’argent, de temps, de travail que la langue de sciure de bois – moins bêtement compacte que son ancêtre, elle se diffuse mieux – en désamorce par recouvrement les potentialités. C’est ce qui est arrivé au SEL. Le désir louable de pratiquer l’échange direct de coups de main, de savoir-faire, au-delà du cercle des relations personnelles, de reconquérir par cette mise en commun de l’indépendance individuelle et du sens collectif, ne peut devenir une réalité que s’il s’appuie sur l’élaboration collective de critères pratiques et critiques lui permettant de faire le recensement des besoins matériels et intellectuels qui sont générés, satisfaits et reproduits par la consommation de masse. C’est d’abord dans cette élaboration collective que l’échange doit se pratiquer, qu’il sera le plus fructueux humainement, qu’il combattra réellement l’isolement ; les modalités de sa mise en œuvre en découleront plus simplement, et la monnaie d’échange restera dans son rôle de facilité provisoire sans devenir la mesure-marchandise. C’est aussi à ce compte-là que peut se cristalliser, devenir intelligible, essaimer la meilleure part de ces tentatives de sortir de l’économie, fût-ce fugitivement et partiellement. Ce n’est pas le résultat et donc l’échec qui compte, mais le processus ; lui seul laisse une trace, peut-être suivie par d’autres et par la partie de ceux qui, dans le cours du mouvement, auront effectivement gagné en autonomie.
Mais en cette matière, rien n’est acquis, et faute de se considérer comme le moment fragile d’un long cheminement désintoxiquant, ladite autonomie devient vite une coquille vide. Comme le note justement Offensive libertaire, elle peut aussi donner un nom à :
« ce renoncement à un destin collectif, où l’on envisagerait une société émancipée avec des personnes différentes […]. Trop souvent l’autonomie devient une quête individuelle (même si elle est prise parfois dans le collectif) où plus personne ne vient nous empêcher de jouir de nos envies. Cela conduit tout droit à la valorisation d’une autonomie individualiste. Sont valorisés le faire-soi-même, le refus des règles collectives. » [38]
Dresser la liste de tous les contenus disponibles conduisant aux impasses des différentes idéologies de la libération serait fastidieux et, bien que cette tâche soit utile et éclairante, on s’y dessèche obligatoirement.
Il en est bien autrement quand reviennent les moments de vérification pratique, et assurément le mouvement d’occupation de Notre-Dame-des-Landes en est un, et de taille. D’abord, et il est bon de le rappeler, par sa vitalité, sa combativité, son ampleur et sa durée, mais aussi, et ce n’est pas le moins important, parce qu’il ne fait pas mystère des difficultés, frictions ou combats qui l’occupent [39]. De cette façon, la défense du territoire devient effectivement le moment et le lieu d’une critique, sur terre, de la vie hors sol que produit l’organisation sociale en général, mais aussi de ses échos au sein même de l’occupation. On ne peut en effet soustraire un territoire à un aménagement, c’est-à-dire à la destruction des richesses humaines, vivrières, naturelles qu’il contenait pour y installer une de ces infrastructures nécessaires à la circulation des marchandises, sans se poser la question suivante : que pourrait être une vie qui refuserait d’être nourrie par de tels condensés de destructions ?
Pour ne prendre qu’un exemple, cela permet déjà de poser clairement les problèmes du partage, de l’échange, du travail quand les auxiliaires de la mégamachine ne s’occupent pas de tout.
« Pour la distribution, c’est ambigu. On est entre, d’une part, ce que Kropotkine appelait “la prise au tas”, la libre consommation non quantifiée qui pense l’échange selon l’adage communiste “de chacun selon ses forces, à chacun selon ses besoins”, et, d’autre part, le système marchand du prix libre “consomme selon tes besoins et paye selon tes moyens”. Ce mode d’échange s’approche plus d’une tarification sociale, ou d’un prix politique, que d’une abolition des rapports marchands. À cela s’ajoute le fait que dans certains échanges à prix libres, est parfois affiché un “prix indicatif”, indexé sur les prix du marché… bio ! La question de la valeur, et de la remise en cause du travail salarié, le fait de ne pas mettre de prix sur le travail effectué pour récolter les légumes ou traire les vaches, n’est alors pas traitée de front […]. » [40]
Il est déjà beau de l’exposer ainsi. La simplicité radicale de l’énonciation exclut de fait toute réduction des relations humaines différentes qui se jouent dans chacun des cas à un problème technique unique. Les experts sont tenus à distance, et avec eux les solutions économiques. Le bricolage peut continuer, la créativité collective s’affiner et les questions centrales peuvent être débattues tout en n’arrêtant pas le processus de leur clarification.
Le retour de la question agraire, comme chez elle, montre assez l’importance de ce qui se joue à Notre-Dame-des-Landes, et le frottement entre deux modes culturaux (conventionnel et bio) n’en est que l’écume. C’est d’un rapport à la terre et donc au monde qu’il est question ; d’un sens de la mise en commun des terres et du travail, du partage des ressources que portait la société paysanne ; du mode d’organisation que suscitait cette manière d’habiter la Terre dont nous avons évoqué quelques aspects. À cette aune, l’agriculture biologique, comme technique du moindre mal, n’est pas plus porteuse de ces vertus. Ces deux agricultures concurrentes sont toutes les deux l’héritage complémentaire d’une disparition.
Dans notre époque d’abstraction, il n’est pas de meilleur appui pour évoquer le fait que notre prétendu affranchissement des nécessités est artificiel, empoisonné, liberticide ; qu’il nous faudrait imaginer une dialectique émancipatrice entre nécessité et liberté qui nous permettrait de créer ce dont nous avons besoin et qui ne serait ni l’esclavage du travail, ni l’expropriation industrielle. On ne peut éviter, sur de telles questions pratiques, l’affrontement avec les stratégies d’évitement de la réalité dont est capable la fausse conscience qui irradie notre époque. L’irradiation n’est pas sélective, elle n’épargne personne. C’est sur le fil du rasoir qu’il nous faut donc élaborer les mécanismes d’autodéfense des acquis collectivisables et transmissibles. L’entreprise est périlleuse, mais on ne peut l’éviter. Pas plus qu’on ne peut éviter de considérer les néo-gauchismes et leur dogmatisme intolérant comme autant de démissions, valorisantes à leurs yeux, devant la difficulté, à partir de la belle composition des forces dont l’hétéroclite avait permis l’occupation, d’en conserver l’unité défensive sans pour autant renoncer à accroître son attrait subversif. Il est effectivement plus simple de s’enfermer à nouveau dans les ghettos de l’entre-soi extrémiste : c’est après tout une niche mentale comme les autres. Mais un lieu ouvert est un lieu ouvert : on ne peut en exclure les partisans de l’exclusion. Ils doivent seulement être combattus comme tous les autres facteurs de désagrégation.
Les Soixante Glorieuses de la consommation ont détruit beaucoup des réalités matérielles, mentales et naturelles qui protégeaient l’individu de la machinerie spectaculaire. L’extension urbaine a tué la ville et asséché la culture populaire : elle n’avait plus de territoire pour se créer, se renouveler, trouver son langage vernaculaire. La conscience de classe dont elle constituait l’arrière-fond avec ses réflexes déconditionnants et ses salutaires a priori ne pouvait en sortir indemne, et sa vampirisation par la culture narcissique de masse laisse tout un chacun orphelin d’un universel de résistance.
Pour combler ce manque, les richesses du passé ne suffisent pas, si elles ne sont pas régénérées, réinventées dans les luttes du présent. C’est ici et maintenant, au cours de l’effondrement, que commence la période transitoire où il est vital de peindre à grands traits la toile de fond d’un projet de ressaisissement de la vie, d’inventorier les moyens matériels et intellectuels qui pourraient servir à autre chose qu’à la perpétuation de la domination, et donc de la dépossession. La démocratie directe est le moyen collectif de cet inventaire et la défense du territoire celui de sa matérialisation.
Une société sans classes et sans masse créant du beau, du bon et de l’utile, établissant les règles d’un véritable savoir-vivre dans la manière d’habiter la Terre, et qui saurait allier le projet libertaire de la critique anticapitaliste du siècle dernier – tout pour tous et par tous – avec la sagesse précautionneuse, antitotalitaire et donc anti-écologique, du néolithique – assez, c’est beaucoup – que Lewis Mumford érigeait en principe d’avenir : la critique anti-industrielle n’a pas d’autre horizon.
Chapitre tiré de l’ouvrage collectif
La Lampe hors de l’horloge,
Éléments de critique anti-industrielle
publié par les éditions de La Roue en 2014.
Publié sur le site Les Amis de Bartleby le 19 janvier 2022.
[1] Pierre Alexeiévitch Kropotkine, L’Entraide, un facteur de l’évolution (1902), Tops, Antony. La tendance de Kropotkine à instituer un évolutionnisme de la coopération n’invalide en rien son précieux travail d’historien des pratiques communautaires.
[2] P. A. Kropotkine, op. cit.
[3] Marc Bloch, Les Caractères originaux de l’histoire rurale française, Armand Colin, 1952.
[4] M. Bloch, op. cit.
[5] La réserve seigneuriale, composée des bâtiments d’habitation et d’exploitation, des jardins, des landes ou forêts, des champs, des prés et des vignes.
[6] Un manse était l’unité fiscale et agricole (culture, pâture, bois) qui représentait entre 10 et 13 hectares.
[7] Gaston Roupnel, Histoire de la campagne française, Grasset, 1932.
[8] G. Roupnel, op. cit.
[9] « Excepté dans l’Adour, pénétrée par le droit romain, les partages successoraux étaient interdits par la coutume dans les Pyrénées centrales et occidentales. À chaque génération, un seul enfant, l’aîné – qu’il soit un homme ou une femme –, recueillait le patrimoine ancestral avec devoir de le maintenir et de le transmettre sans amputation. ». Jean-François Soulet, in La Vie quotidienne dans les Pyrénées sous l’Ancien Régime, Hachette, 1974.
[10] M. Bloch, op. cit.
[11] « Il ne faut pas exagérer d’ailleurs les caractères de cette servitude. En fait le serf pouvait quitter librement sa terre ; et le droit de “poursuite” a été rarement exercé au moyen âge. Mais quel intérêt le serf eût-il eu à un départ qui aurait eu pour conséquence l’abandon de sa terre au bénéfice du seigneur ? », G. Roupnel, op. cit.
[12] Monique Bourin, Robert Durand, Vivre au village au Moyen Âge. Les solidarités paysannes du XIe au XIIIe siècles, Presses universitaires de Rennes, 2000.
[13] Celui qui possède un bien commun avec une ou plusieurs personnes, copartageant, cohéritier.
[14] M. Bourin, R. Durand, op. cit.
[15] M. Bloch, op. cit.
[16] Nous renvoyons encore une fois à Kropotkine, qui, dans L’Entraide, décrit fort bien les différents aspects de ce bouillonnement, mais aussi au livre de Régine Pernoud, Pour en finir avec le Moyen Âge, Le Seuil, 1979.
[17] Gustav Landauer, La Révolution, Champ libre, 1974.
[18] G. Landauer, ibid.
[19] « Le Tuchin n’est pas seulement celui qui se réfugie dans la “touche” (maquis), mais aussi celui qui prend les armes à l’instar du brigand et enfin celui qui tente de s’opposer aux razzias des compagnies selon des modalités qui semblent proches des “partisans” du xve siècle. » Vincent Challet, « Au miroir du Tuchinat », Cahiers de recherches médiévales et humanistes n°10, 2003.
[20] Jérôme Baschet, in Offensive libertaire n°28, 2010. Il a également publié La Civilisation féodale. De l’an mil à la colonisation de l’Amérique, Flammarion, 2006.
[21] Lire à ce sujet La Révolte des Ciompi, un soulèvement prolétarien à Florence au XIVe siècle, textes de Nicolas Machiavel et Simone Weil, CMDE et Smolny, Toulouse, 2013.
[22] « Clameur de haro » : dans le droit coutumier normand, forme de protestation judiciaire suspensive d’un acte attentatoire aux biens ou aux personnes.
[23] Les défenseurs de la ville s’étaient emparés de maillets de plomb destinés à repousser les assaillants sur les remparts, ce qui leur valut le surnom de « Maillotins ».
[24] Yves-Marie Bercé, Croquants et nu-pieds : Les soulèvements paysans en France du XVIe au XIXe siècle, Gallimard-Julliard, 1974.
[25] Les représentants de la noblesse étaient surnommés « croquants » par les gens du peuple. La noblesse reprit ce sobriquet pour désigner à son tour le peuple mutiné.
[26] Y.-M. Bercé, op. cit.
[27] Sigismond Lacroix, Actes de la Commune. Cité par Kropotkine in La Grande Révolution 1789–1793. Tops/H. Trinquiez, Paris, 2002.
[28] Lire à ce propos Michel Perraudeau, Vendée 1793, Vendée plébéienne, Les Éditions libertaires.
[29] Guy Debord, La Société du spectacle, Champ libre, Paris, 1971.
[30] Erich Mühsam, La République des Conseils de Bavière, suivie de La Société libérée de l’État, La Digitale/Spartacus, 1999, Paris.
[31] Titre du beau récit de Pavel et Clara Thalmann, qui furent des acteurs résolus de l’histoire révolutionnaire du siècle dernier : Combats pour la liberté, La Digitale, Paris, 1997.
[32] Cette citation est extraite du texte de présentation d’une série de brochures à paraître sur la démocratie directe de Lieux communs, dont les publications existent en version électronique et sur papier.
[33] Réfractions n°30, « De l’État », printemps 2013.
[34] Réfractions, op. cit.
[35] E. Mühsam, op. cit.
[36] Réfractions, op. cit.
[37] Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale.
[38] Offensive libertaire, n° 38, novembre 2013.
[39] Le Troisième dialogue à propos de Notre-Dame-des-Landes en rend compte avec justesse, justice et engagement.
[40] Ibidem.