Nicolas Bonanni, Que défaire ?, 2022

Nicolas Bonanni a publié un petit ouvrage intitulé Que défaire ? pour retrouver des perspectives révolutionnaires aux éditions Le Monde à l’envers en mars 2022 (100 pages, 6 euros). Voici quelques extraits de l’introduction.

Nous sommes nombreux et nombreuses à fréquenter les manifs rituelles «salaires, retraites, pouvoir d’achat» qui rythment la vie militante, pour empêcher le gouvernement de détricoter le système de retraites ou le droit du travail. On se retrouve aussi dans les manifs contre l’extrême droite, pour le droit au logement, dans les AG à la Bourse du travail, les rassemblements pour les droits des sans-papiers, les manifs à vélo en soutien à Notre-Dame-des-Landes, la défense des services publics, etc. L’étiquette qui réunit toutes ces luttes, qui nous réunit: l’anticapitalisme. On conteste le règne du capital sur le monde, on voudrait défaire le capitalisme, on voudrait établir d’autres rapports sociaux, plus égalitaires; ne pas laisser les profits et le «chacun pour soi» prendre toute la place. À la froide rationalité des actionnaires, nous préférons les valeurs de liberté, d’égalité, de dignité et de justice. […]

Mais on a surtout l’impression de limiter la casse. On a du mal à dessiner un espoir au milieu de la glaciation libérale : l’horizon semble bouché, et s’incarne par des duels Macron / Le Pen au deuxième tour. Nous nous sentons coincés entre les partisans du chacun pour soi et ceux du chacun chez soi. L’enfer. […]

Alors, nous autres anticapitalistes, comment faire pour arrêter de piétiner? Et si on retrouvait des perspectives? Si nous réactivions cet idéal, au lieu d’avoir constamment la tête dans le guidon, passant d’une urgence militante à une autre? Les grands mouvements politiques se sont tous construits sur une articulation entre des pratiques quotidiennes, une stratégie et une vision historique de long terme. Défaire le capitalisme nécessite bien des discussions, comme celles que le dirigeant bolchevik Lénine avait lancé en 1902 en publiant sa célèbre brochure Que faire?. Dans celle-ci, il exposait ses analyses stratégiques et plaidait pour l’organisation des révolutionnaires en parti d’avant-garde, professionnel, hiérarchisé, national, qui rompe avec «le dilettantisme artisanal» des révolutionnaires d’alors que Lénine considérait comme naïfs. Il fallait, selon lui, s’aligner sur les dimensions industrielles du capitalisme, et se doter de moyens «efficaces»: au nom du communisme, la fin justifie les moyens.

Le présent livre parodie le titre de la brochure de Lénine, avec laquelle il partage cependant la volonté de mettre en discussion les moyens d’action révolutionnaires. Comment nous battons-nous? Et pour quel idéal? Le lecteur verra que les points communs ne s’étendent guère au-delà, et que les réponses apportées dans cette publication sont bien différentes de celles de Lénine – ce qui est, somme toute, bon signe puisque nous vivons à plus d’un siècle de distance et que le capitalisme a muté depuis.

Ce livre a pour ambition de mettre sur la table quelques désaccords internes à celles et ceux qui veulent changer le monde, principalement au niveau du rapport à la technologie et à l’État. Cette question viendra donc interroger l’articulation entre les moyens employés et le but qu’on se donne, la façon la plus efficace et la plus cohérente de changer le monde, et la naïveté que nombre de gauchistes entretiennent, selon moi, quant à la dynamique du capitalisme et la prétendue «neutralité» des moyens de lutte. On verra qu’il y a peut-être en dessous, une drôle de conception de l’être humain et de son rapport à la mort.

En guise d’illustration de cette naïveté, on aurait l’embarras du choix. Écoutons par exemple Jean-Luc Mélenchon lors de la Fête de l’Humanité en 2014:

«Mais un jour, nous vaincrons la mort et alors ce qui était le cœur de la condition humaine, qui était sa finitude subie deviendra d’une manière ou d’une autre une finitude que l’on aura choisie.»

Dans ce discours, Mélenchon ne parle pas de prolonger l’espérance de vie en supprimant l’influence du capitalisme sur la santé (pénibilité du travail, cancers, maladies de civilisation…). Non, il est question d’investir dans les recherches transhumanistes pour «abolir la mort», avec pour ligne de mire de télécharger la conscience humaine dans des ordinateurs. «Votez pour moi, et un jour vous serez immortels». Une drôle d’utopie socialiste, plus proche en fait de Black Mirror ou de Philip K. Dick. S’il fallait un exemple pour pointer les désaccords qui sont l’objet de ce livre, on pourrait se référer à Jean-Luc Mélenchon et à la France insoumise. Ces propos sur la mort ne sont en effet pas un mauvais trip d’un soir, un petit coup de trop à la buvette de la Fête de l’Huma. C’est tout le programme de la France insoumise qui est truffé de cette mauvaise science-fiction: intensification de l’économie maritime, développement de l’industrie, relance de la conquête spatiale, soutien à la recherche sur l’humanité augmentée, dépassement des limites en général… ça va jusqu’à la terraformation de Mars! Et puis rappelons-nous la campagne présidentielle de 2017, quand Mélenchon avait usé et abusé d’un hologramme pour tenir des meetings à plusieurs endroits à la fois. Là, ce n’était plus le fantasme d’immortalité, c’est le don d’ubiquité, la possibilité d’être partout à la fois. Cerise sur le gâteau, l’équipe de Mélenchon tenait de grands discours sur les vertus émancipatrices de la technologie, en laissant entendre que la différence entre Mélenchon et Le Pen, c’était là qu’elle se jouait.

Mais Mélenchon n’est pas un cas isolé. Cette fascination pour la technologie ne se limite pas à la France insoumise et se retrouve dans presque toute la gauche, du PCF au Monde diplomatique, de Lutte Ouvrière à nombre d’intellectuels invités sur France Culture, qu’il s’agisse de voyages interstellaires, de volonté démiurgique, de fantasmes d’énergie illimitée, de délires d’ubiquité, et jusqu’à l’immortalité. C’est plutôt étonnant: ce dépassement des limites typique de l’utopie capitaliste («On n’arrête pas le progrès!», «Plus vite, plus haut, plus fort!», «Tous unis pour la croissance!»), on est surpris de le retrouver chez ceux qui prétendent mettre en cause le capitalisme. Surpris, oui, car, au fond, qu’avons-nous à reprocher à cette société de compétition, si ce n’est, avant tout, cette course à l’efficacité qui sous prétexte d’inciter chacun à dépasser ses propres limites, nous écrase en fait les uns les autres? Le capitalisme n’est que l’expression caricaturale de cette volonté de puissance, d’efficacité, de domination de la nature, dans laquelle l’être humain rêve de se rendre tout-puissant, exploitant la planète, les animaux et ses semblables. Alors, le camp anticapitaliste peut-il reprendre de façon acritique cette idée de développement infini, de contrôle total, de domination sans partage, de mort de la mort? […]

Ce livre est donc construit en deux parties, qui tenteront de poser chacune une question.

La première : nous autres anticapitalistes, reprenons-nous à notre compte cette utopie du capital selon laquelle il faut toujours aller de l’avant? Pensons-nous que le capitalisme creuse lui-même son propre tombeau et va s’effondrer sous le poids de ses contradictions ? La société que nous appelons de nos vœux sera-t-elle régie par les techniques de pointe, l’organisation scientifique du travail et la rationalisation? Ou bien voulons-nous porter une autre conception de la richesse, de l’être humain et de son rapport au monde? Au fond: pour quoi nous battons-nous? Voilà pour l’horizon lointain questionné dans la première partie.

Et pour la seconde question: les directions immédiates, les moyens d’actions: «Macron, démission!», et après? La tentation est forte de prendre sa place, de mettre en œuvre «une autre politique», une politique «vraiment à gauche». Ça paraît évident, et c’est pour ça que beaucoup de contestataires se retrouvent à voter Mélenchon, même si on n’est pas d’accord sur tout: on en a assez des duels Peste / Choléra. D’où la deuxième question que je veux soulever: conquérir le pouvoir d’État permet-il de changer le monde? Le bilan des socialistes qui, à la suite de Lénine, ont conquis le pouvoir au cours du XXe siècle dans le but de créer une société plus rationnelle que le capitalisme est-il si positif qu’on veuille continuer à les imiter? Et peut-on espérer au XXIe siècle réussir une telle conquête? Et si, par contre, on ne croit pas à cette conquête du pouvoir, comment s’organiser hors du champ politique traditionnel tout en ayant un peu d’efficacité? En un mot: comment nous battons-nous?

Voilà les deux questions que ce livre se propose de soulever: la question des objectifs et la question des moyens. Tout ceci dans le but de retrouver de l’optimisme, de la conviction, un but vers lequel tendre. De retrouver, en somme, de l’espoir, qui est peut-être la chose qui nous manque en ce moment de dévastation libérale.

 

Nicolas Bonanni,
Que défaire ?
pour retrouver des perspectives révolutionnaires
,
Le Monde à l’envers, Grenoble,
mars 2022

(100 pages, 6 euros)

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