Jean-Marc Lévy-Leblond, Objecteur de science, 2018

Entretien

Jean-Marc Lévy-Leblond occupe une place singulière dans le paysage intellectuel français. Physicien de formation, professeur à l’université de Nice Sophia Antipolis, il s’est également pris au jeu de la philosophie et de l’histoire des sciences, s’est investi avec une énergie considérable dans l’édition et, au fil d’un parcours iconoclaste et éclectique, a proposé des réflexions stimulantes sur les rapports entre science et culture. À l’occasion d’un entretien qu’il nous a accordé à l’automne 2017, à Nice, nous avons souhaité l’interroger sur sa trajectoire intellectuelle, ses prises de position critiques sur l’état de la science ainsi que sur son important travail d’éditeur scientifique. Il en résulte des développements éclairants sur la « mise en culture » d’une « critique de science », pour reprendre des expressions qui lui sont chères [1].

Entre autres aspects remarquables de cet entretien, l’atmosphère remuante dans laquelle il a peu à peu réalisé qu’il devenait nécessaire de renverser les hiérarchies scientifiques. Cela se déroule dans l’après 68, période souvent idéalisée mais durant laquelle, malgré tout, l’euphorie critique et subversive gagna les esprits de façon inouïe – ce qu’il est tellement difficile d’imaginer pour les plus jeunes générations formées dans l’université-entreprise de ce début de 21e siècle. Songeons qu’en un court laps de temps, si loin si proche, le Groupe d’information sur les prisons (GIP) s’enquit des conditions d’incarcération, les paysans du Larzac s’opposèrent à la militarisation de leur espace de vie, les luttes contre l’énergie nucléaire se multiplièrent, les manifestations opposées à toutes les formes de colonialisme montèrent en puissance d’action, de même que les combats féministes, et sans oublier l’agitation dans les universités, théâtres vivants d’intenses luttes intellectuelles et politiques. En phase avec cet élan de remise en cause polyphonique et dispersée de tous les pouvoirs en place, Jean-Marc Lévy-Leblond – et nombre de ses collègues et amis – s’engage dans la critique des formes autoritaires de la pratique scientifique. Les dominations à l’intérieur des laboratoires et des amphis deviennent intolérables. Mandarinat, oppression sexiste, soumission à la commande privée, militarisation, etc. : tout ce qui peut entraver l’émancipation des travailleurs de la preuve appelle l’insurrection. Ces thèmes sont l’objet d’un premier livre paru en 1973, en forme d’anthologie des luttes, dont le titre annonce le programme : (Auto)critique de la science.

Cette critique théorique en résonance avec la pratique ne quitte plus Jean-Marc Lévy-Leblond les décennies qui suivent. Qu’il s’agisse d’interventions orales dans des circonstances précises, d’articles pour des revues parfois confidentielles ou dans des textes d’audience nationale, il questionne à chaque fois la place des sciences dans la société, par une conception « culturelle » de la pratique scientifique, qui amène à sortir « la » science des récits qu’aiment à se raconter les scientistes de tous bords. Ces fragments d’analyse ont été rassemblés dans plusieurs livres, qui sont autant de jalons, tout au long des années 1980 et 1990, pour imaginer des manières alternatives de produire et faire circuler la connaissance. Ce front épistémologique n’est toutefois jamais éloigné de son travail de physicien. En ce domaine, il se lance là aussi dans une démarche critique qui vise à clarifier ce qui, pour d’autres, pris qu’ils sont dans la recherche, apparaît comme de la routine ou de l’acquis.

Outre l’intérêt intrinsèque de ces réflexions, nous avons souhaité revenir sur la longue carrière d’éditeur de Jean-Marc Lévy-Leblond. L’exigence critique se double ici d’un flair très sûr dans l’art de repérer et d’accompagner les textes qui pourraient faire date. Dans les collections « Science ouverte » et « Point Sciences », dont il prend la responsabilité aux Éditions du Seuil au début des années 1970, il fait se côtoyer des publications sur l’épistémologie et les ouvrages grand public d’Hubert Reeves ; il a fait connaître l’œuvre déconcertante de Paul Feyerabend autant que celles, plus classiques, de Ludovico Geymonat sur Galilée. À cette contribution immense à la dissémination des sciences (le catalogue des collections est tout simplement impressionnant), il faut ajouter l’animation des revues : d’abord Impascience, puis Alliage, qui ont toutes deux déplacé les lignes sur une carte des savoirs scientifiques que d’aucuns avaient cru – à tort – arpentée une bonne fois pour toutes.

Nous ne cacherons pas que ces « libres échanges » avec Jean-Marc Lévy-Leblond constituent une étape importante de nos réflexions. Car la lecture de son œuvre critique a marqué notre entrée dans les études des sciences et des techniques, et dans les sciences tout court, de même que sa posture épistémologique subtile et jamais dogmatique – à la suite de l’éditorial du présent numéro, on osera dire « sur les crêtes » – est source d’inspiration ici et maintenant.

La science dans les structures : une progressive prise de conscience

Zilsel : Lors de vos études de physique à l’École Normale Supérieure (ENS), vous étiez engagé au Parti Communiste, puis après 1968, votre parcours politique s’oriente vers une critique de la science. Quelles ont été les étapes qui vous ont fait passer d’un engagement politique communiste à cette critique de la science ?

Jean-Marc Lévy-Leblond : Ce passage par le communisme n’a rien de spécifique, c’est typiquement un effet de génération. Quand je rentre à l’ENS, elle est très majoritairement à gauche. Nombre d’élèves sont membres de l’Union des étudiants communistes (UEC), filiale du Parti Communiste Français, mais d’autres adhèrent au Parti Socialiste Unifié (PSU), sans oublier les chrétiens de gauche actifs ainsi que les mendésistes. L’ambiance au sein de l’École est donc très engagée. Pour ne donner qu’un exemple, un peu anecdotique mais significatif, fin 1958, peu après sa prise du pouvoir, de Gaulle vient inaugurer le bal de l’ENS – c’était à l’époque une tradition présidentielle. Nous sommes alors en pleine guerre d’Algérie, qui constitue un puissant thème de mobilisation. L’ambiance à l’École est donc très hostile à de Gaulle, considéré comme auteur d’un quasi coup d’État et soutenu par les forces les plus réactionnaires. Aussi avions-nous préparé sa réception. Il arrive et s’adresse à nous avec emphase : « Que vous êtes beaux, que vous êtes jeunes ! » – silence de mort. Le général sent bien que quelque chose ne va pas. Il se dirige vers l’un d’entre nous et lui tend la main, que notre camarade refuse en lui disant : « Je ne serre pas la main à votre politique ». De Gaulle repart, furieux, et les autorités exigeront des explications de la part de la direction de l’École. L’affaire a été relativement étouffée et on en a peu parlé dans la grande presse. Nous n’avons d’ailleurs guère été soutenus par le PCF qui considéra cette manifestation comme gauchiste. Il faut dire que dans ces années 1958-1962, l’UEC dont je suis membre adopte une ligne politique à la fois plus radicale et plus ouverte que celle du Parti. Cela se matérialise par la proximité idéologique de l’UEC avec le Parti Communiste Italien (PCI), qui s’était déstalinisé bien plus rapidement que le PCF.

À l’action militante contre la guerre d’Algérie – dont nous ne comprenons qu’assez tard que de Gaulle, bien qu’arrivé au pouvoir grâce au putsch militaire d’Alger et au soutien des colons –, va négocier la fin, s’ajoute la protestation contre les aspects les plus autoritaires de la Ve République dont, il faut bien le dire, nous ne voyons pas tout de suite à quel point elle modernise le pays. Les étudiants de ma génération en seront les premiers bénéficiaires, avec le développement du système universitaire et en particulier l’abondance des créations de postes… Ainsi, notre promotion scientifique à l’École refuse-t-elle de passer l’agrégation – fait unique dans l’histoire de l’institution. Nous avions compris que nous n’aurions aucune difficulté pour entrer dans l’enseignement supérieur et la recherche, et ne voyions aucun intérêt à passer un concours du secondaire. De fait, nous ne prenions guère de risques.

Au plan politique, la guerre d’Algérie se terminant en 1962, l’action militante dans le milieu étudiant va se focaliser sur la lutte contre la guerre américaine au Viêt Nam, avec pour effet majeur une ouverture générale à un monde en voie de décolonisation et où souffle, du cœur même de la puissance dominante, les États-Unis, un vent de protestations radicales nouvelles : luttes des Noirs américains (de Martin Luther King au Black Panther Party, Free Speech Movement sur les campus et émergence d’une véritable contreculture). Pour autant, même dans cette ambiance de mobilisation politique et d’engagement idéologique, je reste assez « polar », je travaille beaucoup, je m’engage dans la recherche en physique et termine ma thèse de troisième cycle dans de très favorables conditions au Laboratoire de physique théorique de la nouvelle université d’Orsay. Il faut dire que, jusque dans les années cinquante, la physique théorique, en France, avait pris un très sérieux retard. La discipline était longtemps restée sous la coupe de Louis de Broglie et de ses émules, et n’avait guère suivi les développements désormais centrés sur les États-Unis. Et le laboratoire de physique théorique d’Orsay avait justement été fondé par de jeunes chercheurs qui étaient allés se former outre-Atlantique pour assimiler la nouvelle physique en train de se faire. Je pars moi-même en 1965 aux États-Unis pour un an de postdoctorat à l’université de Rochester dans l’État de New York. J’y prends conscience de l’ambiance culturelle et idéologique en plein bouleversement sur les campus américains – j’en rapporte les premiers disques de Bob Dylan, Joan Baez et autres porteurs de la contre-culture montante. Autant dire que le marxisme traditionaliste du PCF m’apparaît quelque peu ossifié. Pour autant, je reste encore fidèle à une vision relativement orthodoxe de la science, qui, bien qu’assujettie au grand capital, serait par essence progressiste, tant au plan économique, comme clé du déploiement des « forces productives », qu’au plan idéologique, comme garante ultime d’une conception du monde rationnelle et émancipatrice. C’est à l’époque une position très majoritaire chez les scientifiques de gauche, et d’autant plus enracinée que largement implicite.

Fin 1966, après mon année postdoctorale américaine, je reviens en France. Le directeur du laboratoire d’Orsay, Maurice Lévy, me propose alors d’aller créer un laboratoire de physique théorique dans la toute jeune université de Nice. J’avais des attaches sur la Côte d’Azur où j’avais passé une partie de mon enfance et j’accepte donc volontiers. Je suis ainsi nommé maître de conférences à 26 ans – on voit à quel point les portes de la recherche et de l’enseignement supérieur sont alors grandes ouvertes. L’université de Nice venait d’être créée en 1965. Le décanat en avait été confié au mathématicien Jean Dieudonné, l’un des piliers de l’école bourbakiste, féru d’excellence et de modernité élitiste. Il fait donc venir à Nice les jeunes gens brillants qu’il repère dans toutes les disciplines scientifiques, ce qui donne une atmosphère des plus stimulantes. Nous organisons un petit laboratoire, où je recrute des amis proches. Mais nous sommes en 1967 et, sur le plan politique et idéologique, les choses vont rapidement bouger.

À ce moment-là nous sommes quelques-uns qui dirigeons la section locale du Syndical National de l’Enseignement Supérieur (SNESUP), et en Mai 68, dès le début du mouvement à Paris, nous déclenchons la grève générale à l’université en étroite liaison avec les étudiants de l’UNEF. J’ai de très nombreux et vifs souvenirs de ces moments. À commencer par celui-ci : au bout de quelques jours de grève, vers la mi-mai, la situation devient quelque peu confuse chez les enseignants. Le risque d’un isolement de la fraction la plus radicale que nous représentons, la crainte d’un essoufflement du mouvement, nous conduit à penser qu’il serait plus astucieux de suspendre la grève. Mais le lendemain, nous nous faisons carrément insulter par les étudiants qui nous traitent de lâcheurs. C’est donc un rapide retour à la grève, avec occupation des locaux. Intenses débats dans les amphis, défilés en ville – en particulier une grande manifestation où nous sommes rejoints par les cinéastes qui viennent de bloquer le Festival de Cannes, ce qui m’amène à me trouver à la tribune aux côtés de Jean-Luc Godard. Je suis alors toujours au PCF qui a fini par se joindre au mouvement avec une grande ambiguïté et une profonde défiance à l’égard des tendances les plus radicales. D’où un épisode qui ne laisse pas de m’amuser encore aujourd’hui. Fin mai, se tient à Paris le grand meeting du stade de Charléty, tentative de la gauche non communiste pour récupérer la révolte au niveau de la politique institutionnelle. En réponse, le lendemain, le PCF et la CGT organisent à leur tour une grande manifestation à Paris et ailleurs. À Nice, nous avions décidé, en tant que SNESUP, d’appeler à toutes les manifestations. Le PCF est trop heureux de notre participation, qui lui évite de paraître complètement isolé. C’est avec son accord que nous distribuons alors dans la manifestation un tract plutôt radical sur les revendications étudiantes. Ses responsables n’apprendront qu’après, quelque peu déconfits, que c’était en fait un texte virulent du Mouvement du 22 mars, dont nous avions juste modifié la signature !

Ce sont les intenses confrontations d’idées de ces extraordinaires semaines de Mai 68 qui me permettent de prendre conscience, définitivement, que la science ne réside pas dans le ciel des idées platoniciennes pour n’être qu’ensuite instrumentalisée par les structures politiques et économiques, mais qu’elle est d’emblée partie prenante de ces structures.

Zilsel : Quelles sont alors vos sources doctrinales ? Quel est le socle idéologique que vous construisez ?

Jean-Marc Lévy-Leblond : Pendant nos années normaliennes, nous lisons la littérature marxiste : Marx (mais pas Le Capital, trop long et trop difficile pour nous scientifiques…), plus encore Engels (L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, L’Anti-Dühring et bien sûr Dialectique de la Nature), Lénine aussi (Matérialisme et empiriocriticisme évidemment, dont je retiens encore aujourd’hui l’affirmation, fort osée au début du XXe siècle, que « l’électron est aussi inépuisable que l’atome », puis des auteurs moins canoniques : Lukacs, Gramsci, dans la foulée de l’influence italienne sur l’UEC, et le trop oublié Henri Lefebvre. Vers le milieu des années 1960, l’althussérisme commence juste à prendre son envol – nombre des jeunes collaborateurs d’Althusser sont d’ailleurs des amis. Mais je ne lis pas Lire le Capital (paru en 1965), étant dans ces années nettement plus concerné par la physique théorique que par la théorie politique. Je frôle pourtant certains textes de l’École de Francfort, principalement Adorno et Bloch, dont Traces, une œuvre singulière et très personnelle, reste aujourd’hui pour moi une référence forte.

Par-delà ces textes doctrinaux, le mouvement culturel des années 1960 m’emmène vers le théâtre. Les pièces de Brecht, montées au TNP de Jean Vilar, me marquent durablement, mais aussi le « théâtre de l’absurde », Ionesco certes, mais plutôt Adamov et Beckett. Et, sur un plan littéraire et politique à la fois, Aragon bien sûr, Elsa Triolet – à mon avis trop sous-estimée –, Nizan, Vailland et le Sartre romancier et nouvelliste. Je ne saurais oublier non plus, dans la constitution de ce « socle idéologique » comme vous dites, le cinéma. Le cinéma soviétique d’Eisenstein et Dovjenko à Bondartchouk nous captive, ainsi que le néoréalisme italien et les œuvres les plus engagées du cinéma américain : Les Raisins de la Colère de John Ford (1940), le magnifique Salt of the Earth de 1954, au féminisme précurseur, tourné en plein maccarthysme. Et bien sûr, en France même, les premiers films de Godard, dont en particulier les très radicaux Le Petit Soldat, Les Carabiniers, La Chinoise, avec une mention spéciale, étant donné les questions de fond qu’il pose à la science et à la technique, Alphaville. Je m’empresse d’ajouter que, et c’est heureux, mes goûts ne se limitent pas à ce cinéma politique !

Pour en revenir aux fondations théoriques, c’est aussi dans ces années 1960 que je commence à lire Bachelard. Puis arrive un moment important avec la diffusion (sous forme au départ d’un simple polycopié) du Cours de philosophie pour scientifiques qu’Althusser avait commencé à donner en 1967, qui connaîtra un écho certain chez nombre de jeunes chercheurs communistes. Ce texte reste porteur d’un certain scientisme, mais apporte une meilleure compréhension de l’activité scientifique en avançant la notion d’« idéologie spontanée des scientifiques ». C’est une ouverture importante sur le plan critique : nous comprenons alors que les scientifiques ne sont pas des êtres totalement rationnels dont la pensée circulerait uniquement dans le ciel des idées, mais qu’ils sont toujours déjà engagés dans des processus sociaux et politiques. À l’université de Nice, nous créons un petit groupe d’étude de ce cours d’Althusser, qui réunit quelques enseignants engagés et des étudiants militants de l’UNEF. Il faut noter que nous sommes alors à peine plus âgés que ceux à qui nous enseignons, et qu’il n’y a guère de coupure générationnelle ni de grands écarts de comportements. Cette proximité active jouera un rôle essentiel en Mai 68.

Pour en revenir aux sources intellectuelles où je vais puiser, l’après 68 sera marqué par la lecture de Marcuse, essentiellement L’homme unidimensionnel (1964), celle de Fanon, et la découverte de la pensée psychanalytique, Freud puis Lacan bien sûr, mais aussi les plus hétérodoxes Ferenczi et Wilhelm Reich.

Un avant et un après 68

Zilsel : Les changements à l’université sont importants après Mai 68 et les combats politiques se diversifient également. Comment vous situez-vous dans cette période-là ?

Jean-Marc Lévy-Leblond : Je commencerai par une anecdote, qui en dit long sur les fractures provoquées au sein du monde universitaire par la révolte de 68, et sur l’incompréhension dont ont fait preuve les générations alors responsables de l’institution. Nous sommes fin Mai 68, et Dieudonné, le doyen de la Faculté, convoque dans son bureau le petit groupe des jeunes enseignants les plus engagés – ceux-là mêmes qu’il avait recrutés quelques mois auparavant. Au lieu de nous accueillir comme de coutume en trônant derrière son bureau, il nous invite à nous asseoir avec lui autour d’une table basse. « Je ne comprends rien à ce qui se passe ! », nous dit-il d’emblée, « comment les étudiants pourraient-ils prétendre se prononcer sur l’organisation et le contenu de leurs études ? ». Puis il nous fait part de son anxiété : « Quand l’université sera [sic] organisée comme vous le voulez, les anciens comme moi pourront-ils continuer à faire leurs recherches comme avant ? ». De fait, assez déboussolé, Dieudonné a quitté la direction de la Faculté peu de temps après. Et même les scientifiques seniors politiquement les plus marqués à gauche, comme Laurent Schwartz, ne percevaient guère la nature du mouvement et ses aspirations. Il faut dire à leur décharge que nombre d’entre eux avaient été marqués par le contrôle idéologique que le stalinisme avait voulu imposer aux sciences dans l’après-guerre, et qu’ils avaient tendance à croire que leurs collègues plus jeunes et plus radicaux prenaient le relais des procureurs de l’affaire Lyssenko et autres épisodes dogmatiques.

En ce qui me concerne, après la réforme libérale moderniste de la loi Edgar Faure, je n’ai pris aucune responsabilité institutionnelle, non seulement d’ailleurs en raison de mes réticences idéologiques, mais aussi, plus simplement, parce que je n’ai aucune compétence en la matière. Cette prise de distance ne sera pas sans me coûter quelque peu par la suite.

Je reviens à Paris assez vite, pour des raisons familiales, à la rentrée 1970. C’est un moment où l’attention militante est focalisée sur l’extérieur : Cuba et l’Amérique latine, le Viêt Nam, la Chine (la Révolution dans la Révolution, quelle belle idée !). Mais les espoirs de 68 en ce qui concerne les pays européens vont vite se dissiper, quant aux perspectives à court terme en tout cas. Pour certains, parmi les plus jeunes, le retour à une vie hélas normale fut difficile. Si, à quelques exceptions très marginales près, l’extrême-gauche française sut éviter la tentation de l’action armée violente, il y eut des drames individuels terribles.

Cela dit, au début des années 1970, à l’université Paris 7 en tout cas, nous avons vécu une époque des plus gratifiantes au plan de nos activités pédagogiques : grande souplesse et mobilité collective dans la répartition des matières et le choix des programmes, légèreté assumée dans les modes d’évaluation – d’ailleurs, noter les étudiants, c’est l’aspect de mon métier que j’ai le plus détesté –, quasi-abolition de la distinction entre cours magistraux et travaux dirigés. Autant dire que tout cela favorisait des relations étroites et confiantes avec les étudiants, allant jusqu’à des discussions et manifestations politiques communes – sans parler d’aventures (sportives, culturelles et autres) partagées.

Zilsel : Est-ce à ce moment-là que vous vous intéressez à l’histoire des sciences ?

Jean-Marc Lévy-Leblond : Non, c’est bien avant. Au lycée, tout m’intéressait et j’ai eu du mal à choisir un domaine d’investissement pour mes études supérieures. La science m’attirait, mais pas seulement pour ses contenus stricts. Aussi lisais-je déjà des ouvrages de grande vulgarisation, une histoire des sciences certes peu érudite et plutôt mythologisée, célébrant les « grands savants ». Plus tard, mon patron de thèse François Lurçat, devenu un véritable ami, physicien cultivé et intellectuel communiste, m’aidera dans ce désir d’ouverture. Je peux alors me pencher sur une histoire et une philosophie des sciences plus sérieuses : je lis assez vite tout Bachelard ou presque, je remonte à Duhem et Poincaré. Mais je cherche aussi à fréquenter les contributions originales qui ont jalonné l’avancée de la connaissance scientifique. J’y suis aidé par une épatante petite collection, « Les Maîtres de la pensée scientifique » publiée par Gauthier-Villars dès 1920, sous la direction de Maurice Solovine, l’ami d’Einstein. C’étaient des ouvrages qui offraient des textes classiques (surtout de physique et de mathématiques), en petit format et bon marché, du livre de poche avant la lettre. Je me souviens encore avec émotion de la couverture grise qui ne payait guère de mine sous laquelle j’ai découvert les textes de Pascal, Newton, Huygens, D’Alembert, Spallanzani, Lavoisier, Laplace, Ampère, Carnot, et jusqu’à Einstein.

Parmi les jeunes chercheurs de ma génération, je serai très intéressé par les travaux de Dominique Lecourt, entre autres sur Lyssenko. J’aborde Foucault un peu plus tard, avec plus de difficulté, notamment en raison du fait qu’il s’intéresse peu aux sciences physiques. Mon Foucault est donc davantage de seconde main. Je connais également les auteurs anglo-saxons comme Robert K. Merton, que je lis dès les années 1970. Au demeurant, ce qui m’intéresse le plus chez lui, ce sont les limites de ses analyses, tout le soubassement économique et politique qui fait des normes mertoniennes un horizon très lointain pour la pratique. Je fréquente également le corpus des marxistes anglais des années 1930 : Bernal, Haldane – et par ricochet le Soviétique Hessen –, mais aussi des auteurs moins connus comme Pannekoek. Et, bien entendu, je serai sensible à l’arrivée du livre de Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, qui me conduira à Popper, Lakatos et, un peu plus tard, me permettra de découvrir Feyerabend, dont je ne saurais trop dire l’importance que sa pensée critique a eue pour moi.

Zilsel : Dans le climat pour le moins bouillonnant des années 1970, vous fondez la revue Impascience. Quels étaient vos objectifs avec ce support éditorial singulier, riche en illustrations, radical dans ses approches ?

Jean-Marc Lévy-Leblond : Cette revue matérialisait une prise de conscience : ce n’était pas la peine, pour découvrir l’exploitation capitaliste et l’idéologie qui la soutient, d’aller s’établir chez Renault, il suffisait de voir ce qui se passait dans les laboratoires, où se manifestaient pleinement – même si sous des formes certes moins violentes que dans les usines –, des structures hiérarchiques, des conflits d’intérêts, des dominations machistes. La grève des petites mains du laboratoire de physique des particules Leprince-Ringuet au Collège de France en 1969 joua un rôle essentiel dans cette prise de conscience. D’autres publications de la même époque partagent cette approche : Labo Contestation, Le Cri des labos, sur un mode plus militant et directement engagé dans les luttes, alors que Impascience privilégiait plutôt les analyses et les réflexions théoriques. Mais nous étions en lien avec ces autres groupes.

Par contre, je dois avouer qu’à l’époque, l’orientation essentiellement écologique du groupe Survivre et vivre me laissait assez indifférent. Ce que nous partagions avec Survivre et vivre, c’était une posture résolument antimilitariste. Nous étions conscients de la militarisation insidieuse d’une bonne partie de la recherche scientifique et du fait qu’elle avait à voir avec la question du nucléaire et traduisait un scientisme sous-jacent, dont le PCF continuait à donner l’exemple. En fait, notre approche critique de la militarisation de la science était moins originale que nous ne le pensions : il faut se souvenir par exemple du livre trop peu connu écrit par le grand historien Jules Isaac, Paradoxe sur la science homicide et autres hérésies [2]. C’est un texte magnifique, issu du trauma infligé par la Première Guerre mondiale. Pour autant, le bombardement nucléaire de Hiroshima et Nagasaki en 1945, et la part déterminante qu’avaient prise les physiciens dans le projet Manhattan, n’avaient guère ému la conscience politique des scientifiques, même les plus à gauche (Langevin, Joliot-Curie) ni d’ailleurs de la plupart des intellectuels. Seul Albert Camus dans un texte admirable, le 8 août 1945, montra une lucidité aiguë quant au caractère décisif de cet événement historique [3]. Avec plus de vingt ans de décalage, cette prise de conscience s’étendit à notre génération.

C’est d’ailleurs grâce aux luttes contre le nucléaire que j’ai commencé à comprendre la problématique écologique. Je me rends à Erdeven, en Bretagne, en 1974, et y passe une dizaine de jours à enquêter pour Impascience sur le combat intense que mène la population contre un projet d’installation d’une centrale nucléaire. Ce qui m’intéresse beaucoup, c’est la problématique du conflit. Car ce n’est pas vraiment la thématique du nucléaire et de ses dangers qui mobilise ces Bretons, mais bien plutôt la question environnementale sous son angle social. Ils ne veulent pas que cette région essentiellement agricole s’industrialise. Le débat ne porte donc guère sur un argument de nature technoscientifique. Cette expérience, au cours de laquelle je rencontre des paysans, des instituteurs, des pêcheurs, va m’ouvrir à la question environnementale. Je prends alors conscience que c’est le mode même d’organisation de la société qui est en jeu, bien au-delà de menaces spécifiques de pollution et de contamination.

Pour en revenir à Impascience, la revue repose sur un groupe d’une douzaine de chercheurs et chercheuses, parisien·ne·es et physicien·ne·s pour la plupart, et quelques biologistes. Nous sommes en lien avec des initiatives similaires dans le monde anglo-saxon, engagées dans la même démarche critique et contestataire par rapport à la science : l’équipe de Science for the People aux États-Unis (qui publie un de mes articles), le Radical Science Journal en Grande-Bretagne, les jeunes physiciens radicaux italiens, espagnols, belges. L’aventure d’Impascience sera assez brève : sept numéros de 1975 à 1977 [4], mais aura un impact éditorial sur la collection « Science ouverte » que je dirigerai au Seuil – nous y reviendrons sans doute.

Zilsel : Vos combats politiques sont très ancrés à l’époque ? Vous luttez dans les universités, contre la militarisation par exemple ?

Jean-Marc Lévy-Leblond : Au début des années 1970, nous sommes encore dans un gauchisme très virulent, très vivace. La Gauche Prolétarienne (GP) est en pleine activité. Les campus bouillonnent. Voici quelques événements d’époque auxquels j’ai été mêlé.

Dans la toute neuve faculté des sciences de Jussieu, afin de contrôler grèves, manifestations, affichages sauvages, etc., le doyen Zamansky installe à demeure des vigiles sur le campus, dans un baraquement. Cette décision suscite un émoi considérable et déclenche de vives manifestations étudiantes contre la présence des vigiles, aux cris de « La police hors des facs ! », etc. L’une de ces manifestations se termine par le bombage des baraquements des vigiles. Le doyen repère la présence de deux enseignants de rang A dans la manifestation, mon ami Daniel Saint-James et moi, et nous dénonce à la police, qui sonne à ma porte à six heures du matin : perquisition (sans résultats…), arrestation, garde à vue au commissariat avant d’être écroués pour vingt-quatre heures au dépôt de la Conciergerie – une expérience qui m’a vivement marqué : cellules sordides, inconfort total, promiscuité ; cela me permet de toucher concrètement la réalité de l’institution policière et judiciaire ! Finalement, nous passons devant le juge d’instruction qui nous inculpe pour dégradation de monuments publics (les minables préfabriqués en contreplaqué) mais décide de nous relâcher. Pour l’anecdote : je retourne aussitôt à l’université, où se tenait une Assemblée générale pour notre libération – et je ne peux manquer de lire sur les visages des collègues leur déception à constater que nous étions déjà sortis !

Un second exemple d’une action directe, très emblématique de l’époque. En juin 1972, Murray Gell-Mann, récent prix Nobel de physique (1969), est invité par le Collège de France à prononcer deux conférences publiques. Or Gell-Mann était membre du comité Jason, un groupe de scientifiques placés auprès du Pentagone, en tant que conseillers techniques, spécialement consultés sur la guerre du Viêt Nam. À plusieurs dizaines, étudiants et enseignants, nous sommes entrés en force dans l’amphithéâtre et avons expulsé Gell-Mann et ses hôtes, sans violence, mais fermement. Inutile de dire que les responsables des institutions académiques n’ont pas très bien pris la chose.

J’étais alors proche de la Gauche prolétarienne, sympathisant sans être adhérent, faisant partie des « idiots utiles ». J’ai participé à des discussions et des actions, comme les distributions gratuites de tickets de métro « récupérés » à la RATP ; j’ai également transporté clandestinement le journal de la GP, La cause du peuple, et hébergé Alain Geismar, l’un des chefs de la GP, quand il était recherché par la police. Pour la petite histoire, habitait dans notre immeuble un politicien de droite, Tiberi, et dans cette période agitée, son domicile était gardé par la police… qui protégeait donc aussi un clandestin recherché ! Mais le maoïsme idéologique strict me laissait un peu mal à l’aise. J’avais plus de sympathie personnelle pour les « maos spontex », et leur journal Vive la Révolution, qui étaient sur une ligne plus libertaire, influencée par le situationnisme.

Zilsel : Ce qui est surprenant dans votre parcours, c’est que vous menez de front des recherches en physique fondamentale, des entreprises éditoriales critiques radicales, de l’agitprop, de la communication à destination du grand public… Vous n’aviez pas le sentiment d’une césure entre vos engagements politiques et votre pratique de recherche ?

Jean-Marc Lévy-Leblond : Non, pas du tout. Je ne vis pas dans des mondes séparés. Pour partir de mon travail de chercheur, ce qui m’intéresse dans la physique, ce n’est pas la physique de pointe du moment, la physique des particules ou la cosmologie quantique. J’ai le sentiment que cette physique est certes très excitante, mais que ceux qui la pratiquent ne comprennent pas toujours ce qu’ils font. C’est d’ailleurs inévitable dans toute entreprise d’avant-garde : Christophe Colomb n’a jamais réalisé qu’il avait découvert l’Amérique ! Une telle situation est frustrante pour moi. De plus, j’ai peu d’imagination, et suis mieux armé pour comprendre que pour découvrir. En quête d’idées nouvelles, je vois trop les obstacles à venir, les difficultés qui vont surgir. J’ai donc préféré dans mon travail de recherche revisiter les cadres théoriques de la physique moderne considérés comme stabilisés, en particulier dans le domaine quantique et dans celui de la relativité. J’ai pu montrer qu’ils sont en fait parcourus de failles, qu’ils restent embarrassés de concepts peu clairs, d’énoncés discutables, de termes archaïques. La dimension fondamentalement critique de mon habitus intellectuel, je la vis donc d’abord et pleinement dans mon travail professionnel de physicien. Mais cette pratique critique de la science récuse toute marginalité : je ne suis pas isolé, je ne défends aucune hétérodoxie, je publie dans les bonnes revues professionnelles. Ce n’est donc pas un travail de second degré, de critique purement épistémologique extérieure. Certes, pour certains de mes collègues, une telle activité ne semble relever que du pinaillage. Mais d’autres peuvent apprécier cet effort de réflexivité permanente, particulièrement pour ceux qui s’efforcent d’articuler les diverses composantes de leur activité, au premier chef enseignement et recherche. C’était le cas au cours des années 1970 dans le département de physique de Paris 7, où existait un véritable investissement collectif passionné. C’est ainsi que mon travail a pu déboucher sur d’autres façons d’enseigner, comme le montre le livre de physique quantique que j’ai rédigé avec Françoise Balibar [5]. Je ne me prétends d’ailleurs à peu près capable de comprendre que les parties de la physique que j’ai enseignées. Et réciproquement, plusieurs de mes travaux de recherche sont nés de difficultés rencontrées lors de mes enseignements.

Ainsi donc, pour moi, il n’y a pas de différence entre mon travail de physique critique et mes engagements idéologiques ou politiques, ils appartiennent à un spectre continu. Il en va de même pour ce qui concerne mes activités de communication à destination d’un public élargi. Je préfère ne pas utiliser dans ce contexte le terme de vulgarisation, car il renvoie à un modèle, hérité du 19e siècle, de séparation absolue entre savants et ignorants [6] : les premiers, détenteurs d’un savoir illimité, n’auraient qu’à remplir les têtes des seconds, vierges. Or les savants ne le sont pas tant, et les têtes des ignorants ne sont jamais vides ; elles seraient même souvent trop pleines de faux savoirs qu’il s’agit d’invalider et de rejeter, avant que de pouvoir transmettre des connaissances plus valides… provisoirement. Là encore, je ne fais que poursuivre un objectif critique.

Aventures éditoriales

Zilsel : Revenons un instant sur la publication d’(Auto)critique de la science, livre-manifeste de la critique des sciences. Comment l’avez-vous imaginé ?

Jean-Marc Lévy-Leblond : (Auto)critique de la science naît en 1972 de la prise de conscience que nombre d’idées ont émergé depuis 1968 dans la critique des mécanismes de domination et d’aliénation au sein des milieux scientifiques. Avec Alain Jaubert, journaliste alors très lié aux courants politiques radicaux, nous avons pensé qu’il était important de rassembler tous ces témoignages et ces expériences de contestation. C’est au moment même où j’entre de plain-pied dans le milieu éditorial. J’avais dès les années 1960 écrit un certain nombre d’articles de vulgarisation sur la physique des particules, en particulier pour la revue La Nature. J’ai poursuivi cette expérience dans La Recherche, qui avait absorbé La Nature. Au sein de la rédaction de La Recherche, deux personnes importantes m’ont orienté dans le travail éditorial : Martine Barrère et Pierre Thuillier. La Recherche, alors partie des Éditions du Seuil, est à cette époque dirigée par Michel Chodkiewkicz, un personnage étonnant, d’une grande culture, qui va m’aiguiller vers l’édition. Le Seuil avait lancé à la fin des années 1960 une collection appelée « Science ouverte ». Mais, fondée sur la publication de livres quelque peu académiques, cette collection ne fonctionnait pas très bien, et la maison fait alors appel à moi pour la reprendre en main et la dynamiser.

Au Seuil, je rencontre les deux patrons, Paul Flamand et Jean Bardet. Issus de la bourgeoisie catholique et marqués par le personnalisme d’Emmanuel Mounier, Flamand et Bardet ont eu l’immense mérite de comprendre ce qui se passait dans les années 1960-1970. Ils ont déplacé leurs productions éditoriales très loin de leurs orientations immédiates. C’est ainsi que le Seuil a publié Lacan et de nombreux livres de psychanalyse, lancé la collection « Combat », qui a édité Ivan Illich et tant d’autres textes engagés, édité la revue Tel Quel de Philippe Sollers et ses amis, etc. J’ai donc accepté de diriger la collection « Science ouverte », sans cacher que je souhaitais lui donner une orientation délibérément critique.

(Auto)critique fut donc le premier volume de ce redémarrage de la collection. C’est une anthologie quasiment exhaustive de ce que l’on pouvait trouver à l’époque dans la contestation radicale de la science comme analyses théoriques, pamphlets cinglants, comptes rendus d’expériences politiques, etc. Nous étions au cœur de ce mouvement, et avions ces textes en main. Bien sûr nous aurions pu ajouter des écrits plus anciens – comme ceux d’Isaac et de Camus que j’ai mentionnés, mais ils ne relèvent pas à proprement parler d’une autocritique de la science.

L’ouvrage a eu un certain écho chez les jeunes scientifiques et les étudiants, c’est certain, mais les patrons ne l’ont certainement pas lu. Nous avons d’ailleurs eu peu de presse. Il ne faut pas se leurrer, l’effet de ce livre a été si ce n’est marginal, du moins minoritaire. De fait, dans les années qui suivent, assez vite, l’institution scientifique se réossifie, se renormalise. Ma génération va vieillir, accéder aux responsabilités institutionnelles et les postures radicales de beaucoup vont pour le moins s’affadir, voire se dissiper devant les ambitions personnelles. Inversement, quelques-uns parmi les plus engagés vont carrément déserter, à l’image de Grothendieck. La France entre dans le giscardisme – sorte de paléo-macronisme – et s’engage dans une certaine modernisation des comportements et des rapports sociaux. Les luttes anti-hiérarchiques s’affaiblissent, d’autant qu’il n’y a plus de vrais mandarins au sens fort du terme, et que le pouvoir prend des formes nouvelles. Il m’est cependant difficile de mesurer si (Auto)critique de la science a eu un effet réel sur les conflits et les tensions dans le milieu scientifique. En tout cas, ce livre a légitimé la collection « Science ouverte » et lui a permis de poursuivre, au plan intellectuel et idéologique au moins, de poursuivre le débat d’idées.

(Auto)critique de la science : une critique de l’intérieur

Paru en 1973, (Auto)critique de la science [7] est un ouvrage original tant par son format que par son propos. Véritable anthologie des textes critiques produits par les scientifiques, les ingénieurs et les techniciens sur leurs pratiques, le livre dresse une analyse sans concession de toutes les formes de domination qui traversent la science. Alain Aubert et Jean-Marc Lévy-Leblond ont fait le choix de considérer « que la production scientifique prend place dans une société bien déterminée qui en conditionne les buts, les agents et le mode de fonctionnement » (p. 13). Dans un contexte de montée en puissance du capitalisme, l’autonomie de la pratique scientifique relève, pour les auteurs, d’une « fiction ». L’enjeu, pour imaginer d’autres manières de produire la science, résidait alors, dans ces années post-68, dans la participation active aux luttes sociales les plus diverses. À la même époque, le monde anglo-étasunien de la critique des sciences est très actif : par exemple, Science for the People livre un combat politique contre les toutes les implications scientifiques dans des processus autoritaires, militaires, sexistes ou raciaux. Le livre n’est pas une « étude théorique en bonne et due forme académique des problèmes sociaux, idéologiques et politiques de la science ». En donnant la parole à tou·te·s les actrices et acteurs (même les plus invisibilisé·e·s par les effets de hiérarchie ou de genre), Aubert et Lévy-Leblond visent à produire une « critique radicale » qui soit à la fois « collective » et « interne » (p. 15).

Le spicilège de textes ainsi constitué rend compte du ton d’une époque. Ainsi, la dénonciation « idéologique » de la science – qui n’a plus cours à notre époque, en tout cas pas en ces termes – cible notamment l’objectivité, le scientisme et l’État, autant d’appareils de domination. La dénonciation, par Michael Cooley, président de l’Amalgamated Union of Engineering Workers, du sous-emploi scientifique (non pas seulement dans les universités, mais dans la société en général), comme la précarisation des jeunes physiciens étasuniens au début des années 1970 renvoient à l’armée de réserve du capitalisme imaginée par Marx. D’ailleurs l’auteur du Capital est abondamment mobilisé dans les analyses : référence obligée de la critique et des politiques d’émancipation.

C’est principalement par le spectre large des luttes et des contestations engagées que le livre se distingue : la dénonciation du mandarinat, du patriarcat et de la taylorisation de la recherche s’articule à des propositions sur l’autogestion des pratiques scientifiques. Le ton est incisif et volontiers provocateur ; parfois le propos se perd dans des arguties politiques qui paraissent d’un autre âge. A contrario, le texte d’Alexandre Grothendieck expliquant sa conversion au militantisme frappe par la sincérité d’un engagement autant politique qu’éthique. Alternant les formats (quasi-tracts, textes d’intervention, articles de journaux internes, chroniques d’occupation des laboratoires…), croisant les approches critiques, (Auto)critique de la science a inauguré un genre éditorial, celui de la critique collective et radicale de la pratique savante. Parmi les lointains descendants du livre, on peut signaler les travaux du groupe P.E.C.R.E.S. (Pour l’Étude des Conditions de travail dans la Recherche et l’Enseignement Supérieur) [8], du collectif ACIDES (Approches Critiques et Interdisciplinaires des Dynamiques de l’Enseignement Supérieur) [9] ou de l’Association de Réflexion sur les Enseignements Supérieurs et la Recherche (ARESER) [10]. Si l’analyse a gagné en précision et les argumentaires en solidité académique, la charge critique se fait aujourd’hui moins provocatrice. Il reste une constante dans cette généalogie : les pratiques scientifiques sont prises dans des enjeux politiques, économiques et sociaux très divers et restent en proie à des tentatives d’arraisonnement autoritaire (songeons ici au cas Trump) ou technocratique (la longue histoire des schémas de plus en plus délirants de l’organisation universitaire en France).

Zilsel : Ce qui caractérise la collection « Science ouverte », c’est son incroyable diversité. Vous publiez peu d’ouvrages des Science and Technology Studies (STS). Vous accueillez des ouvrages à forte teneur idéologique (comme L’idéologie de (dans) la science d’Hilary et Stephen Rose, 1977), engagés du point de vue de la contre-culture (Solomon H. Snyder, La Marijuana, 1973), contestant l’hégémonie militaire (La science et le militaire de Georges Menahem, publié en 1976) et du capitalisme (Benjamin Coriat, Science, Technique et Capital, 1976) ou encore esquissant les possibilités d’un écosocialisme (L’encerclement de Barry Commoner fournissait quelques pistes dès 1972). Mais aussi des ouvrages très « grand public » comme ceux d’Hubert Reeves.

Jean-Marc Lévy-Leblond : De fait, les premiers livres de la collection se situent dans le droit fil de la contestation radicale et prolongent le projet qui était celui d’Impascience. Ce sont ainsi des auteurs du collectif qui rédigent Les manipulations génétiques (1980), sous le pseudonyme d’Agata Mendel, un des tout premiers livres sur le sujet. Concernant les livres de STS, il me semble que leurs auteurs avaient un programme proprement académique et préféraient dès le départ être publiés par des éditeurs plus spécifiquement universitaires. D’ailleurs, leurs ouvrages, en général, ne correspondaient pas aux exigences de lisibilité de la collection « Science ouverte », destinée d’abord à un lectorat non spécialisé. Mais il y a eu des exceptions. J’ai publié en poche les Petites leçons de sociologie des sciences (1996) de Bruno Latour, un livre remarquable, ainsi que D’une science à l’autre. Des concepts nomades dirigé par Isabelle Stengers (1987), Experts artificiels de Harry Collins (1992), puis Tout ce que vous devriez savoir sur la science de Harry Collins et Trevor Pinch (1994). J’ai d’ailleurs beaucoup sympathisé avec Harry Collins – il imite admirablement le barrissement de l’éléphant. Quant à l’ouvrage de Solomon H. Snyder sur la marijuana, il s’inscrit dans une démarche libertaire soixante-huitarde, qu’avait matérialisé « l’appel du 18 joint » pour la dépénalisation du cannabis, publié en 1976 dans Libération et à la rédaction duquel j’avais participé. Nous l’avions rendu public au Jardin des Plantes avec le philosophe François Châtelet déclamant le texte debout sur le piédestal de la statue de Lamarck, en brandissant un énorme pétard en carton.

Et oui, les livres d’Hubert Reeves ont évidemment contribué à la réussite de la collection. Nous nous étions rencontrés à la fin des années 1970 lors d’un colloque scientifique sur les rapports entre astrophysique et physique fondamentale. Nous sommes entrés plus directement en contact après qu’il eut rédigé un manuscrit – qui deviendra Patience dans l’azur, paru en 1981. Hubert m’assure aujourd’hui que le livre avait été refusé par tous les éditeurs auxquels il l’avait présenté. Je crois me souvenir à l’inverse qu’il avait déjà eu plusieurs propositions positives, mais a préféré la mienne en raison du travail d’élaboration du manuscrit que je lui ai suggéré. Quoi qu’il en soit, ce fut un grand succès, ce qui a permis de publier dans la collection des ouvrages de plus faible vente – un équilibre habituel dans l’édition.

Zilsel : Vous avez également publié un auteur iconoclaste, Paul Feyerabend…

Jean-Marc Lévy-Leblond : Les livres de Paul Feyerabend ont été pour moi une lecture capitale dans les années 1970, et c’est l’une de mes fiertés d’éditeur que de les avoir publiés en français, à commencer par Contre la Méthode (1979) et Adieu la Raison (1989). Je n’ai malheureusement jamais rencontré Feyerabend, mais j’avais et conserve beaucoup d’admiration et d’estime pour lui, y compris sur le plan personnel. Il a eu un parcours extraordinaire, passionné de théâtre dans sa jeunesse – Brecht lui avait proposé d’être son assistant –, et son autobiographie Tuer le temps (1996), est admirable de lucidité. Cela dit, Feyerabend reste à mon avis mal compris et j’ai toujours du mal à faire admettre qu’il n’était pas relativiste, au sens usuel du terme, mais anti-anti-relativiste. C’était un ironiste de première force, qui aimait jouer l’avocat du diable, renvoyant ses adversaires à leurs apories, stratégie qui me paraît des plus efficaces, sur le long terme en tout cas.

Zilsel : Vos écrits sont tous marqués par un rapport singulier au langage : vous n’hésitez pas à faire des jeux de mots comme pour conjurer l’esprit de sérieux, mais aussi à vous interroger sur le sens précis des termes.

Jean-Marc Lévy-Leblond : Le rapport aux mots, à la langue, a toujours été vital pour moi. La lecture, essais, romans théâtres, m’a constitué, et j’en vis. Pour ce qui est des jeux de mots, je dois avouer qu’ils relèvent d’une tradition familiale qui autorisait les pires calembours. Et puis, dans les années 1970, les jeux sur le langage sont partout, de Lacan à Boby Lapointe. Jouer avec les sens des mots, c’est jouer avec l’essence des idées et cela permet effectivement de lutter contre l’esprit de sérieux. Il se trouve que la langue scientifique prétend être univalente, mais c’est une illusion d’autant plus pernicieuse que nombre de ses termes sont mal choisis et disent très mal ce qu’ils sont censés dire. Dans les débuts de ma carrière scientifique, je n’arrêtais pas de buter sur des expressions verbales que je ne comprenais pas, mais j’ai fini par me rendre compte que ces mots rendaient en fait très mal compte des concepts auxquels ils renvoyaient. J’ai donc consacré une partie de mon travail à un effort permanent sur le vocabulaire scientifique : critiquer certains termes convenus, voire tenter de proposer des alternatives – même si je dois bien constater qu’il n’est pas si aisé de modifier les usages. Prendre du recul par rapport aux mots permet de mieux mettre en perspective les idées, et constitue un utile aiguillon épistémologique. À titre d’exemple, il n’est pas difficile de montrer que le terme de relativité est très mal choisi – Einstein lui-même l’a admis tardivement –, et a autorisé nombre d’exégèses fallacieuses, philosophiques, idéologiques, culturelles ; un choix raisonné plus strict, par exemple celui de « chronogéométrie », aurait pu éviter de telles dérives. Ce travail de critique linguistique n’est pas un projet d’épuration qui viserait à instituer une impossible langue idéale, il s’agit bien plutôt d’un programme permanent d’éclaircissement conceptuel.

Zilsel : Dans L’esprit de sel (1981), vous regrettiez la perte de contact entre la science et la culture [11]. Une quinzaine d’années plus tard, vous en appeliez encore à une « critique de science » qui serait l’équivalent de la critique d’art [12]. Est-ce par le truchement d’une réflexion sur les pratiques de langage – pas seulement scientifiques – que vous avez progressivement élaboré une approche plus « culturaliste » des sciences ?

Jean-Marc Lévy-Leblond : Certainement. C’est que je me sens tributaire d’une tradition très française, celle du 18e siècle, celle d’un Voltaire dans sa passionnante même si problématique tentative de coucher la physique newtonienne dans le lit de la langue commune, celle aussi de l’Encyclopédie, où le rapport à la langue est d’une si belle ambiguïté : d’un côté, d’Alembert est dans un désir permanent de clarification et de transparence, de l’autre, Diderot reste dans l’ironie, la critique et la distanciation. C’est leur couplage qui fait la grandeur de l’Encyclopédie. Je crois que la langue est la culture même. Au demeurant, il n’y a en vérité pas de « langage scientifique », il n’y a qu’une langue, la nôtre, commune – même s’il existe évidemment des terminologies spécifiques, des lexiques disciplinaires.

À propos de disciplinarité – permettez-moi de changer un peu de thématique –, je dois dire ma vive réticence devant la notion d’inter- (pluri-, multi-) disciplinarité. Discipline est, pour moi, un beau mot. Il faut d’abord maîtriser un domaine de savoirs, s’inscrire dans un champ de compétence. C’est ensuite seulement, à partir de connaissances bien disciplinées, qu’il est éventuellement possible d’espérer des croisements féconds. La spécialisation n’est pas un mal en elle-même et seule la maîtrise d’un domaine permet d’aller à la rencontre des autres. Autrement dit, je ne crois guère à la possibilité de résoudre des problèmes difficiles par la réunion a priori de spécialistes de disciplines différentes. En revanche, je ne nie nullement, lorsque, dans une certaine discipline, se pose un problème qui la déborde, qu’il puisse être utile de chercher une issue dans un autre domaine – encore faut-il que les difficultés soient bien identifiées. 53

Plus généralement, l’idée que j’ai de la culture n’est pas celle la culture de l’honnête homme – si tant est qu’elle n’ait jamais existé autrement que comme un fantasme –, cette idée de tout savoir, de tout connaître. Je crois à la nécessité d’avoir des points d’ancrage bien circonscrits dans quelques champs particuliers, à partir desquels seulement on peut espérer se déplacer vers d’autres. J’en profite pour préciser que, lorsque, parfois, l’on me présente comme « physicien et philosophe », je m’empresse de récuser cette formule : je ne suis pas philosophe ! Je suis physicien (théoricien), à la limite épistémologue (expérimentateur ?), essayiste par ailleurs, mais pas philosophe, et ne voudrais pour rien au monde usurper une telle identité.

Cette insistance sur les ancrages disciplinaires a une dimension politique, elle vise à une certaine prise de distance par rapport aux pratiques actuelles où l’on est incité à circuler entre les savoirs avant que de les approfondir, comme y invitent tant d’appels d’offres ou de sollicitations communicationnelles.

Zilsel : Avec l’idée d’une réinsertion des pratiques scientifiques dans l’épaisseur du monde social, vous avez fondé la revue Alliage en 1989. Est-ce que votre objectif était de passer d’une critique politique de la science à une critique culturelle ? Et sous quelle forme envisagiez-vous cette critique ?

Jean-Marc Lévy-Leblond : L’idée qui a sous-tendu la création d’Alliage, et qui reste d’actualité, était que la critique politique de la science demande désormais moins d’analyses théoriques et plus d’engagements pratiques, que mènent désormais sur le terrain des organisations comme la Fondation Sciences Citoyennes [13] avec tout son réseau collaboratif ALLISS [14], et bien d’autres. Mais il nous semblait que, pour éviter une certaine restriction au terrain strictement politico-social, de même que pour élargir la réflexion et inventer peut-être d’autres formes d’intervention, il valait la peine de « (re)mettre la science en culture » et d’associer aux échanges d’idées et de projets des milieux extérieurs au monde scientifique et technique comme ceux de la création artistique, littéraire, musicale, cinématographique, etc. Autrement dit, alors que depuis ces années 1980, il est beaucoup question de « culture scientifique et technique », par exemple dans les diverses institutions appartenant à l’Association des Musées et Centres de Culture Scientifique, Technique et Industrielle (AMCSTI) [15], il s’agit de rappeler que la culture est une et indivisible, comme veut l’être la République française, et qu’on ne saurait lui coller des épithètes/étiquettes sans risquer de contredire sa nature même. Il n’y a pas plus de culture strictement scientifique ou technique que de culture exclusivement littéraire ou purement artistique. Ce qui constitue la culture en tant que telle, c’est précisément la capacité de ses diverses composantes à interagir et à ouvrir ainsi de nouveaux espaces de sens.

Pour donner quelques exemples, le texte de Victor Hugo L’Art et la science, est un remarquable précurseur de bien des courants de l’épistémologie moderne, la pièce de Bertolt Brecht, La vie de Galilée, et son prolongement critique par Friedrich Dürrenmatt dans Les Physiciens, développe une puissante analyse des rapports entre la science et le pouvoir politique, tout comme le film, prémonitoire à bien des égards, de Jean-Luc Godard, Alphaville. À l’inverse, du côté des arts plastiques, se multiplient actuellement les initiatives (colloques, expositions, publications) labélisées « Art-Science » ; mais, trop souvent, elles ne font que mettre en jeu à des fins esthétiques des moyens techniques contemporains et, quel que puisse être l’intérêt des œuvres ainsi produites, ne questionnent guère la nature des activités scientifiques qui les sous-tendent [16].

Nous tentons donc, dans Alliage, dont le sous-titre culture, science, technique – dans cet ordre ! – dit bien l’ambition, de donner la plume à des artistes, écrivains, musiciens, cinéastes, philosophes, chercheurs en sciences humaines et sociales (sans pour autant exclure les sciences inhumaines et asociales…) dont les apports nous semblent pouvoir éclairer les problèmes que posent les sciences contemporaines, et qui se posent à elles.

Après après 68

Zilsel : On peut déduire de vos récentes prises positions une tendance relativement pessimiste sur notre capacité à organiser et orienter les pratiques scientifiques institutionnelles. Dans une communication au Congrès des Sciences de l’Homme et de la Société à Montpellier en 2000, vous avez pointé une sorte d’inéluctabilité de l’emprise technoscientifique, qui réduit la part des incertitudes intellectuelles, pour ne conserver que la « dimension pratique » [17] et appliquée des savoirs.

Jean-Marc Lévy-Leblond : Je suis assez pessimiste quant à l’avenir de ce que nous avons appelé science au cours des derniers siècles. Bien sûr, je ne pense pas que les laboratoires vont fermer, ni que toute recherche va s’arrêter. Mais si l’on veut bien considérer que la science ne se réduit pas aux connaissances et aux artefacts qu’elle produit, mais qu’elle est d’abord caractérisée par la façon dont elle les produit – son organisation sociale, son contexte idéologique –, il me paraît clair que nous sommes au milieu d’une mutation très profonde. C’est ce que certains sociologues des sciences ont commencé à décrire sous le terme de « mode 2 » [18] ou de science « post-académique » [19].

De fait, la science (si tant est que le singulier conserve une certaine validité) diffère aujourd’hui profondément de ce qu’elle était au milieu du 19e siècle. Je crois que le XXe siècle marque la fin d’un certain type de rapport au savoir qui supposait de pouvoir mener de front la compréhension du monde et sa transformation. Cette confluence d’un savoir spéculatif et d’un savoir empirique n’est d’ailleurs pas si ancienne et me semble, à grande échelle en tout cas, ne remonter qu’au début du XVIIe siècle, lorsque Galilée trouve dans sa fréquentation de l’arsenal de Venise à la fois des problèmes à résoudre et des modèles instrumentaux, dont l’articulation lui permettra de théoriser les machines simples et de développer la mécanique. Le scientifique fréquente les ateliers, la technique féconde la science. Et Descartes peut imaginer que « grâce à la science, nous deviendrons comme maîtres & possesseurs de la Nature » [20]. Mais il faudra attendre près de deux siècles pour que ce programme commence à se réaliser, avec la chimie lavoisienne à la fin du XVIIIe siècle, puis s’amplifie vertigineusement aux XIXe et XXe siècles.

Or cette coalescence porte en elle-même les germes de sa crise : la technoscience, dont le développement est désormais essentiellement commandé par le marché, finit par privilégier les applications à court terme sur les spéculations à long terme. Du coup, nous connaissons un nouveau découplage entre science fondamentale et innovation technologique. Les savoirs qui sous-tendent les objets techniques contemporains datent de la première moitié du XXe siècle : la précision des GPS dépend de la relativité générale, les lasers sont des applications de la théorie quantique, remontant toutes deux aux années 1910-1920. Certes, il subsiste un secteur de recherche fondamentale, mais largement déconnecté de toute demande sociale, même marchande : aucune entreprise innovante de haute technologie ne fera quoi que ce soit à court terme du boson de Higgs ou des ondes gravitationnelles, ce qui, à mon avis, peut rendre dubitatif quant à la possibilité même de poursuivre sans restriction de telles recherches.

Zilsel : Vous avez pris part aux débats qui ont suivi ce qu’on a appelé la « guerre des sciences » après le canular d’Alan Sokal. Vous avez notamment participé à un ouvrage collectif intitulé : Impostures scientifiques : les malentendus de l’affaire Sokal [21]. Quels étaient vos principaux reproches quant à la démarche de Sokal ? Ne s’agissait-il pas (aussi) de pousser partout la critique de la science en démasquant les discours creux, amphigouriques (sur fond de fascination des sciences dites « dures ») ? Comment analyseriez-vous les motivations et les conséquences (de long terme notamment) de ce canular, notamment dans la transformation des rapports des scientifiques aux sciences sociales et, plus largement, à la critique des sciences ?

Jean-Marc Lévy-Leblond : Je fais une différence entre Sokal et Bricmont. Je peux comprendre la démarche de Sokal, effectivement confronté aux États-Unis à divers courants ultra-relativistes. Et son canular dans Social Text, après tout, n’était pas mal vu – force est de reconnaître que les rédacteurs de la revue ont fait preuve, pour le moins, de légèreté. Mais je ne peux suivre Bricmont lorsqu’il importe cette thématique en France. Vous en connaissez, ici, de vrais relativistes, purs et durs ? Cette polémique n’a pas beaucoup de sens en France, et témoigne plutôt de la part de ses promoteurs d’une profonde incompréhension de ce que sont les sciences sociales et humaines, pour ne pas parler de la philosophie. Un bêtisier, comme Impostures intellectuelles, se retourne vite contre ses auteurs. N’est pas Flaubert qui veut. De toute façon, il faut bien noter que ce débat n’a guère marqué ni même intéressé la plupart des scientifiques des sciences « dures ». Tout juste certains en ont-ils été confortés (d’ailleurs souvent sans avoir lu le livre !) dans leurs préjugés à l’égard de sciences qu’ils se complaisent à considérer comme « molles ».

Zilsel : Aujourd’hui, dans l’Amérique de Trump, les sciences sont attaquées assez durement : la possibilité de tenir un discours audible et crédible sur le changement climatique ou la théorie de l’évolution devient chaque jour un peu plus difficile. Comment peut-on aujourd’hui concilier critique nécessaire de la science et affirmation de son autonomie, ou, pour le moins, d’une certaine spécificité de son discours sur le monde ? La gauche politique a-t-elle les moyens de construire une position cohérente sur ce thème ?

Jean-Marc Lévy-Leblond : Mais, indépendamment de Trump, le discours scientifique a-t-il jamais été vraiment audible et crédible, lorsqu’il aboutit à mettre en cause les intérêts politiques et économiques dominants ? Certes, les recherches sur la pollution et l’épuisement des ressources ont permis de tirer la sonnette d’alarme écologique. Mais quand on voit le peu de résultats concrets obtenus malgré les grands discours de la COP 21 par exemple, on peut se demander si le trumpisme n’a pas au moins la vertu de ne pas se draper dans le manteau hypocrite d’une bonne conscience proclamée mais infondée. Et la dénonciation aujourd’hui fréquente des abus en tous genres des multinationales pharmaceutiques, malgré quelques succès singuliers non négligeables, n’a guère ébranlé jusqu’à présent leur puissance écrasante.

Aussi la question est-elle bien celle que vous posez quant à la capacité de la gauche de construire une politique cohérente en la matière. Cela exige de sortir d’une stérile dichotomie entre un scientisme hérité de la dérive dogmatique du marxisme et un anti-scientisme sentimental auquel l’écologisme a bien du mal à échapper. Je n’ai évidemment aucune réponse personnelle à offrir à cette question. Peut-être seulement une indication quant aux ressources intellectuelles à mobiliser : il me semble que la grande tradition anarchiste et libertaire est trop peu mise à profit et que des auteurs tels que Kropotkine, Bakounine [22], Élisée Reclus, voire Georges Sorel, mériteraient une attention renouvelée.

Zilsel : Vous avez fait part de votre « frustration intellectuelle » [23] devant l’absence de portée épistémologique dans les pratiques scientifiques les plus ordinaires. Parallèlement, vous avez exprimé le souhait de tendre vers une philosophie des sciences qui ne se cantonne pas au seul domaine de l’abstraction, mais soit capable de rendre raison des intrications sociales, économiques, culturelles et politiques [24] dans lesquels sont prises les activités de connaissance. Comment envisagez-vous concrètement ce déplacement de la philosophie des sciences ?

Jean-Marc Lévy-Leblond : Il s’agit moins de tendre vers une philosophie des sciences renouvelée ou de la déplacer, que de la considérer comme un élément d’une pensée plus générale qui mette en jeu aussi bien l’histoire des sciences, leur sociologie, leur économie, leur esthétique même et leur éthique bien entendu. Non pas que l’on puisse imaginer ainsi parvenir à une sorte de super-philosophie des sciences qui engloberait et homogénéiserait ces différentes perspectives : bien au contraire, c’est le maintien de leurs spécificités qui seul permet de croiser ces différentes perspectives échanges et peut garantir la fécondité des échanges qui en résulteraient.

Zilsel : Vous semblez très pessimiste sur la possibilité d’une formation culturelle dense et élargie pour les futurs scientifiques. Sans renoncer à interroger le rapport entre science et culture, vous paraissez acter l’idée d’une domination (provisoire ?) des technosciences qui rend plus difficile l’émergence d’une pratique scientifique informée d’un projet culturel et humaniste [25]. La solution est-elle dans l’amatorat, comme vous le suggérer ? et si c’est le cas, comment les frontières de la pratique scientifique, et notamment de sa professionnalité, doivent/peuvent-elles se reconfigurer ? L’arbre de l’amatorat mû par une libido sciendi relevant d’un amour de la connaissance pour la connaissance, sur le modèle de l’astronomie ou de la botanique, ne cache-t-il pas la forêt des pratiques amateurs ayant entièrement intégré la mutation technoscientifique, que vous déplorez par ailleurs, comme dans la multiplication exponentielle de lieux comme les Fablabs ou les hackerspaces ?

Jean-Marc Lévy-Leblond : La notion d’amatorat me paraît constitutive de celle de culture, dans la mesure où elle fait lien entre deux acceptions particulières : la culture au sens large (anthropologique : l’ensemble, partagé et implicite, des habitus de telle ou telle société) et la culture au sens restreint (les « œuvres » : pratiques de représentation et de configuration du sens). Si personne ne s’aventurait à questionner l’appartenance culturelle de la peinture ou de la musique, n’est-ce pas que, dans ces domaines, il y a continuité sans hiatus entre la création d’avant-garde par une minorité d’artistes professionnels, appréciée par un public restreint, et de multiples activités d’amateurs, des plus éclairés aux plus naïfs, tant dans la production d’œuvres que dans leur appréciation ? Entre Picasso et les peintres du dimanche, entre la fréquentation des ateliers contemporains par les amateurs éclairés et les visites de masse des expositions et musées d’artistes célèbres, pas de rupture ! Peut-on affirmer la même continuité entre Grothendieck et l’amateur de sudoku ? Certes, tous les domaines de la science ne permettent pas de développer une telle continuité de pratiques. Si elle existe déjà dans nombre de sciences naturelles de terrain ainsi qu’en astronomie, et semble même pouvoir se concrétiser en biochimie moderne, on ne voit guère la physique des particules s’ouvrir ainsi. Et, vous avez parfaitement raison de pointer que le vertige purement instrumental et manipulatoire peut aujourd’hui aisément prendre le dessus sur un désir plus intellectuel. Un certain amateurisme (auquel je refuserais même la dénomination plus valorisante d’amatorat) peut même aboutir à fourbir à l’institution scientifique une main-d’œuvre bénévole et gratuite ! Aussi la perspective d’un développement de l’amatorat n’offre-t-elle certainement pas une voie idéale et garantie à la nécessaire mutation de la technoscience contemporaine.

Zilsel : Existe-il finalement d’autres voies qui pourraient permettre une émancipation des scientifiques dans leurs laboratoires à l’égard des pouvoirs économiques ?

Jean-Marc Lévy-Leblond : Je ne sais hélas pas répondre à cette question et dois me résoudre à espérer que les nouvelles générations sauront trouver de nouvelles voies… Mais les seuls scientifiques, si leur engagement à cet égard est évidemment nécessaire, ne sauraient y suffire, c’est bien là la difficulté essentielle.

Entretien réalisé par Volny Fages, Jérôme Lamy, Arnaud Saint-Martin.

 

Publié dans la revue Zilsel n°3, 2018.

 


[1] Jean-Marc Lévy-Leblond, « Pour une critique de science », Sciences Critiques, 17 mars 2015.

[2] Jules Isaac, Paradoxe sur la science homicide et autres hérésies, article de 1923, repris dans un ouvrage plus ample, Rieder, 1936 [rééd. Le Castrol astral, 2009].

[3] Albert Camus, « Combat », Combat, no 36, 8 août 1945, p. 1.

[4] Voir la collection complète numérisée sur : science-societe.fr/impascience

[5] Jean-Marc Lévy-Leblond et Françoise Balibar, Quantiques. Rudiments, Paris, Dunod, 2007.

[6] Voir Daniel Raichvarg et Jean Jacques, Savants et ignorants. Une histoire de la vulgarisation scientifique, Paris, Seuil, 1991.

[7] Alain Aubert et Jean-Marc Lévy-Leblond (dir.), (Auto)critique de la science, Paris, Seuil, 1973.

[8] P.E.C.R.E.S., Recherche précarisée, recherche atomisée. Production et transmission des savoirs à l’heure de la précarisation, Paris, Raisons d’Agir, 2011.

[9] Collectif ACIDES, Arrêtons les frais ! Pour un enseignement supérieur gratuit et émancipateur, Paris, Raisons d’Agir, 2015.

[10] ARESER, Quelques diagnostics et remèdes urgents pour une université en péril, Paris, Liber-Raisons d’Agir, 1997.

[11] Jean-Marc Lévy-Leblond, L’esprit de sel. Science, culture, politique, Paris, Fayard, 1981, p. 87.

[12] Jean-Marc Lévy-Leblond, La pierre de touche. La science à l’épreuve, Paris, Gallimard, 1996, p. 149-164.

[13] < sciencescitoyennes.org >

[14] < reseau.alliss.org >

[15] < amcsti.fr/fr >

[16] Pour une discussion plus approfondie, voir Jean-Marc Lévy-Leblond, La science n’est pas l’art. Brèves rencontres…, Paris, Hermann, 2010.

[17] Jean-Marc Lévy-Leblond, « L’avenir de la science, l’avenir d’une illusion ? », Congrès « Sciences de l’Homme et de la Société », Montpellier, 10-13 mai 2000. Communication aimablement transmise par Jean-Marc Lévy-Leblond.

[18] Michael Gibbons, Camille Limoges, Helga Nowotny, Simon Schwartzman, Peter Scott et Martin Trow, The new production of knowledge : The dynamics of science and research in contemporary societies, Londres, Sage Publications, 1994.

[19] John Ziman, « “Postacademic Science” : Constructing Knowledge with Networks and Norms, Science Studies, vol. 9, no 1, 1996, p. 67-80.

[20] René Descartes, Discours de la méthode, Paris, Théodore Girard, 1668 [1637], p. 69.

[21] Il s’agit d’un numéro spécial 35-36 de la revue Alliage (culture, science, technique) paru en 1998.

[22] À ce propos voir Mikhail Bakounine, La Science et l’Anarchie (extrait de Dieu et l’État, 1882).

[23] Jean-Marc Lévy-Leblond, « Horizons », Rue Descartes, n°41, 2003, p. 2.

[24] Ibidem, p. 4.

[25] Jean-Marc Lévy-Leblond, « La culture scientifique, pour quoi faire ? », Alliage, no 73, 2014, p. 17-30.

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