Michel Barrillon, Procès en réhabilitation de l’idée de nature 1, 2018

Ébauche, 1er partie

I. Pour en finir avec Gaïa

« Nous ne défendons pas la nature,
nous sommes la nature qui se défend. »

Slogan des zadistes.

Abolir la nature, disent-ils

« Ça offense l’ego humain de voir la nature si indifférente à notre sort. La nature se fiche de ceux qui vivent ou qui meurent. Elle refuse de se laisser dompter. Elle fait ce qu’elle veut. C’est comme si les gens ne comptaient pas. Elle ne nous reconnaît pas le droit d’être là. Ça exaspère les gens. Ils ne peuvent pas supporter d’être ignorés. C’est insultant. » [1]

Ces propos que Bill Watterson prête à son personnage expriment parfaitement l’espèce de « malentendu fondamental » [2] qui trouble les rapports entre les Occidentaux et la nature depuis des lustres. Convaincus de s’en être « arrachés », les modernes entreprirent de la soumettre au joug de la Technoscience et finirent par croire qu’ils l’avaient terrassée, qu’ils s’en étaient définitivement émancipés, jusqu’à ce que la nature s’avise de manifester avec toujours plus de véhémence sa rétivité farouche : la nature n’est pas simplement indomptable de manière rédhibitoire, elle est aussi indispensable, vitale, et c’est bien là ce qui navre ceux qui entendent l’ignorer superbement. Lire la suite »

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Jeanne Burgart-Goutal, Ce que le féminisme apporte à l’écologie, 2018

« Hirvi Dharti, Stri Shakti, Manav Murti »

« Terre verte, puissance féminine, libération humaine » [1]

 

Résumé

En quoi les concepts et points de vue développés par le féminisme, à première vue sans lien avec la crise environnementale, permettent-ils en fait de féconder la pensée écologiste ? À travers l’étude des discussions que l’écoféminisme a tissées au il du temps avec d’autres courants, je voudrais montrer que, loin de n’être qu’un cas particulier de la pensée écologiste, il constitue un outil de critique et de dépassement de la façon même dont les problèmes y sont généralement posés. Lire la suite »

Jean-Marc Lévy-Leblond, Objecteur de science, 2018

Entretien

Jean-Marc Lévy-Leblond occupe une place singulière dans le paysage intellectuel français. Physicien de formation, professeur à l’université de Nice Sophia Antipolis, il s’est également pris au jeu de la philosophie et de l’histoire des sciences, s’est investi avec une énergie considérable dans l’édition et, au fil d’un parcours iconoclaste et éclectique, a proposé des réflexions stimulantes sur les rapports entre science et culture. À l’occasion d’un entretien qu’il nous a accordé à l’automne 2017, à Nice, nous avons souhaité l’interroger sur sa trajectoire intellectuelle, ses prises de position critiques sur l’état de la science ainsi que sur son important travail d’éditeur scientifique. Il en résulte des développements éclairants sur la « mise en culture » d’une « critique de science », pour reprendre des expressions qui lui sont chères [1]. Lire la suite »

Low-Tech Magazine, L’Économie circulaire est-elle vraiment circulaire ?, 2018

Tant que nous continuerons à accumuler des matières premières, la fermeture du cycle de l’économie restera une illusion, même pour les matériaux qui sont, en principe, recyclables.

 

L’économie circulaire est la nouvelle expression magique des partisans du développement durable. Elle promet l’idéal d’une croissance économique sans destruction ni déchets. Cependant, ce concept ne se concentre que sur une infime part des ressources utilisées et ne prend pas en compte les lois de la thermodynamique. Lire la suite »

Low-Tech Magazine, Aveuglés par l’efficacité énergétique, 2018

Se concentrer sur l’efficacité énergétique, c’est rendre indiscutables nos modes de vie actuels. Pourtant, changer nos modes de vie est essentiel pour atténuer le changement climatique et réduire notre dépendance aux énergies fossiles.

 

Politiques d’efficacité énergétique

L’efficacité énergétique est une pierre angulaire des politiques visant à réduire les émissions de carbone et la dépendance vis-à-vis des combustibles fossiles dans le monde industrialisé. L’Union européenne (UE) s’est par exemple fixé comme objectif de réaliser 20 % d’économies d’énergie grâce à des améliorations sur le plan de l’efficacité énergétique d’ici 2020, et 30 % d’ici 2030. Les mesures de l’UE visant à atteindre ces objectifs de l’UE comprennent des certificats d’efficacité énergétique obligatoires pour les bâtiments, des normes minimales d’efficacité énergétique et l’étiquetage de divers produits tels que les chaudières, les appareils ménagers, l’éclairage et les téléviseurs, et des normes de performance en matière d’émissions pour les voitures [1]. Lire la suite »

Guillaume Carnino, La science est née pour répondre aux besoins de l’industrie, 2018

La science s’est construite en lien avec des préoccupations politiques et économiques. Et propager la croyance qu’elle détient la vérité est fort utile pour imposer aux populations des choix technologiques et industriels.

 

Reporterre : À vous en croire, la science ne serait pas une si pure entreprise au service de la connaissance exacte telle qu’aiment à nous la présenter « les acteurs dominants de l’ordre social »…

Guillaume Carnino : Depuis les années 1980 au moins, un courant universitaire qui se fait appeler STS (pour sciences, technologies, sociétés) a vraiment remis en question l’image d’Épinal qu’on a de l’activité scientifique. On a montré que la quasi-totalité de l’histoire des sciences est tout sauf déconnectée des préoccupations mondaines, qu’elles soient économiques, politiques ou religieuses. Un ouvrage fondateur en ce sens, c’est Léviathan et la pompe à air, de Steven Shapin et Simon Schaffer, qui montre que Boyle, censé être l’un des fondateurs de la chimie et de la science expérimentale au XVIIe siècle, passe son temps à controverser avec Hobbes sur des questions de monarchie. Et que c’est dans ce cadre-là qu’il institue un dispositif expérimental pour prouver qu’on peut défendre certains faits sans avoir besoin d’en passer par les conclusions philosophiques et théologiques de Hobbes. Lire la suite »

Aurélien Berlan, Pour une philosophie matérialiste de la liberté, 2018

Les Réflexions… de Simone Weil en 1934

Il pourrait sembler paradoxal de chercher chez Simone Weil (1909-1943), philosophe surtout connue pour son ardente spiritualité, une réflexion matérialiste sur la liberté. Ce serait mal connaître la pensée et le parcours de cette intellectuelle que son engagement viscéral pour la liberté et la justice a conduit à « s’établir » (avant l’heure) à l’usine et à rejoindre les colonnes anarchistes pendant la révolution espagnole [1]. En réalité, elle a toujours oscillé entre critique et mystique, sur fond de sensibilité exacerbée au « malheur des autres » [2], notamment des ouvriers. Si elle s’est de plus en plus consacrée, à la fin de sa courte vie, à la mystique chrétienne de « l’amour de Dieu », elle s’est d’abord concentrée sur la critique sociale du capitalisme et de ses métastases coloniales et fascistes. Ce faisant, elle a formulé une vision originale et lucide de la liberté, à la fois parce qu’elle l’aborde comme une « forme de vie matérielle » [3] et parce qu’elle bouscule ainsi une idée aussi pernicieuse que courante (surtout dans les milieux progressistes) : être libre, ce serait être « délivré de la nécessité ». Lire la suite »

L’économie matérielle de la France (1830-2015)

L’histoire d’un parasite ?

 

Résumé

Cet article explore les dynamiques de long terme de l’usage de matière en France sur une période de 185 ans. Il se base sur des comptes de flux de matières qui sont parfaitement cohérents avec les standards de l’Analyse des Flux de Matières à l’échelle économique nationale. Ce travail – qui couvre l’extraction domestique, les importations et les exportations – est la première étude sur le temps long des flux de matières pour la France, avec des données annuelles et nationales pour la plus grande partie de la période. Notre base de données nous permet d’étudier l’évolution du métabolisme français au cours de l’industrialisation du pays, synonyme de dépendance croissante aux matières abiotiques. Nous mettons en évidence une trajectoire métabolique singulière : celle d’un État qui profite de système-monde successifs pour se développer économiquement via des importations massives de matières. Dans un premier temps, nous revenons sur les sources et la qualité des données récoltées. Nous présentons ensuite les grandes caractéristiques de long terme de l’économie matérielle française. Enfin, nous proposons une lecture socio-historique inspirée par la notion d’écologie-monde au sens de Moore (2015).

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Nelo Magalhães, Jean-Baptiste Fressoz, François Jarrige, Gaëtan Levillain, Margot Lyautey, Thomas Le Roux, Guillaume Noblet, Christophe Bonneuil,

Ecological economics, juillet 2018.

The physical economy of France (1830-2015)

The history of a parasite ?

Abstract

This article explores long-term trends and patterns of material use in France for a 185-year period. It is the first long-term study of material flows for France with national and yearly data for most of the period. Based on a material flow analysis (MFA) that is fully consistent with current standards of economy-wide MFAs and covers domestic extraction, imports, and exports of materials, we investigated the evolution of the French metabolism from industrialization to financialized capitalism. Over the whole period, there is a 9-fold increase in domestic material consumption, an expansion of material use per capita, and a spectacular addition of abiotic resources (fossil fuels and minerals) to biotic materials. Using a world-ecology framework, we exhibit a specific metabolic path: that of a state benefiting from successive world-systems for its economic development through massive material imports.

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Nelo Magalhães, Jean-Baptiste Fressoz, François Jarrige, Gaëtan Levillain, Margot Lyautey, Thomas Le Roux, Guillaume Noblet, Christophe Bonneuil.

Ecological economics, november 2018.

Renaud Garcia, Le Sens des limites, contre l’abstraction capitaliste, 2018

« Le divin que communique à la matière la perception sensuelle de la vie, au lieu de l’employer à chercher le goût des choses, nous l’utilisons à en expliquer les raisons. Quand précisément la raison des choses est leur goût. »

Jean Giono, Le Poids du ciel

« Je préférerais échanger des idées avec les oiseaux qui peuplent notre planète plutôt que d’apprendre à entretenir des communications intergalactiques avec quelque obscure race d’humanoïdes habitant un astre satellite du système de Bételgeuse. Les bœufs d’abord, la charrue ensuite. »

Edward Abbey, Désert solitaire

Professeur de philosophie au lycée, me voici devant une classe, présent aux adolescents de dix-sept, dix-huit ou dix-neuf ans qui me font face. À cette heure, la lumière du matin hivernal réchauffe difficilement les élèves, dont les mimiques paraissent surjouer un état de glaciation imminente. Nous en rions ensemble, avant que je ne ressente à mon tour la froideur de la salle, due au dysfonctionnement d’un radiateur. Je comprends tout de suite mieux leur air transi. Les conditions climatiques, l’heure précoce du cours, la recherche déçue d’une source de chaleur dans la salle de classe : tout cela confère une tonalité affective particulière à ce premier contact de la journée, que l’on pourrait considérer pourtant, de l’extérieur, comme tout à fait routinier. Le cours débute. Pour effectuer mon travail académique, il me serait possible de débiter un contenu théorique, en position assise, sans quitter ma table. Mais je préfère me tenir debout et bouger, je retrouve dans cette posture mon « assiette » naturelle, située dans un lieu familier. Alors, tout en parlant et guidant la leçon, je saisis, par une compréhension toute corporelle, la fatigue qui se lit sur le visage de cette élève lorgnant en direction de la fenêtre, l’incompréhension d’un autre qui me porte immédiatement à clarifier un point ou à suspendre le cours d’une démonstration par une question adressée à la collectivité. Plus tard, un enjeu théorique suscite des interventions dans l’auditoire, des controverses. L’atmosphère ouatée du début disparaît progressivement, les énergies intellectuelles se réveillent et les élèves prennent en charge une discussion férocement indisciplinée. Il y a du bruit, objectivement. Or, une classe où il y a du bruit, n’est-ce pas le signe d’un manque de cadre, et d’un échec de l’enseignant à transmettre le contenu du cours dans des conditions optimales pour tous ? C’est parfois vrai, et il s’agit en tout cas d’une représentation académique bien partagée. Pourtant, ce bruit-ci, qui monte à cet instant-là, dans cette classe-là, à partir de désaccords adolescents indissolublement théoriques et personnels, ce bruit, donc, je le perçois affectivement comme du «bon» bruit. Le critère est net : cette agitation progressive, au lieu de faire obstacle à mon activité, est le signe d’une vitalité qui l’exalte et l’exhausse. Fi des prescriptions : j’interviens peu, recadre simplement dans les limites du tolérable. Dès lors, je sais qu’avec une telle classe, dans laquelle alternent moments de calme et phases d’intensité intellectuelle, je serai en mesure, autant que possible, de bien travailler. Ces élèves eux-mêmes, en dépit peut-être de toutes leurs autres difficultés, conforteront mon enthousiasme à faire de mon mieux, ce qui ne pourra qu’être satisfaisant pour eux. Lire la suite »