Dwight Macdonald, La Bombe, 1945

Le matin du 6 août 1945, à 9h15, un avion américain a largué une bombe sur la ville japonaise d’Hiroshima. D’une puissance de 20 000 tonnes de TNT, cette bombe à elle seule a détruit en un clin d’œil les deux tiers de la ville et probablement tué ses 343 000 habitants. Sans aucun avertissement. Cet acte épouvantable nous rabaisse, nous, les « défenseurs de la civilisation », au même niveau que les monstres de Majdanek. Et nous, le peuple américain, ne sommes pas moins, ni plus, responsables de ces horreurs qu’eux, le peuple allemand.

Cette responsabilité ne fait pas de doute mais il y a pourtant beaucoup plus à dire. La bombe atomique est un événement tel qu’elle fait passer au second plan la victoire alliée sur l’Allemagne et le Japon.

1. Les notions de « guerre » et de « progrès » sont désormais dépassées. Elles impliquaient encore jusque-là un certain degré de conscience, d’émotion et d’aspiration humaines. C’est « le plus grand exploit scientifique de toute l’histoire », a déclaré le président Truman après la catastrophe d’Hiroshima – ce qui est sans doute vrai, pour le plus grand malheur de la science.

2. L’absurdité de la guerre moderne est désormais évidente. Ne doit-on pas en conclure, avec Simone Weil, que c’est la dimension technique, et non plus politique, de la guerre qui représente le mal absolu ? Peut-on imaginer une seconde que la bombe puisse servir une « juste cause » ? L’emploi de tels moyens ne corrompt-il pas instantanément la moindre cause ?

3. La bombe est le pur produit du type de société que nous avons créé. Elle incarne l’American Way of Life exactement au même titre que le réfrigérateur, le banana split et la voiture à boîte automatique. Nous ne nous faisons aucune illusion sur un monde où la fission atomique sera « exploitée à des fins constructives ». Cette énergie nouvelle sera au service de la classe dirigeante ; elle augmentera sa force de frappe sans toutefois modifier ses intentions. On devrait considérer avec le plus vif intérêt cette nouvelle source d’énergie – et cela dans l’intérêt des futures victimes.

4. Ceux qui usent d’un tel pouvoir de destruction se retranchent du reste de l’humanité. Ce sont peut-être des dieux, ce sont peut-être des brutes, mais ce ne sont pas des hommes.

5. Nous devons briser l’État avant qu’il ne nous brise. Celui qui veut préserver sa conscience – et sa peau par la même occasion – ferait bien de s’autoriser des « pensées dangereuses » comme le sabotage, la résistance, la révolte et la fraternité. La démarche intellectuelle qu’on nomme « esprit négatif » est un bon point de départ.

Politics, août 1945.

 

 

C’est d’abord l’explosion qui nous a épouvantés.

« Le TNT est à peine deux fois plus puissant que ne l’était la poudre il y a six siècles. La puissance des nouveaux explosifs produits pendant la guerre s’est accrue de 60 % par rapport à celle du TNT. Celle de la bombe atomique lui est 12000 fois supérieure. Cent vingt-trois avions chargés chacun d’une bombe atomique représenteraient une puissance de destruction égale à la totalité des bombes (2 453 595 tonnes) larguées par les Alliés sur l’Europe pendant la guerre. » (Time, 20 août 1945.)

Peu à peu, il est devenu pourtant évident que l’horreur véritable de la bombe, ce n’était pas son explosion mais sa radioactivité. La fission de l’atome libère toutes sortes de substances radioactives dont la puissance est telle qu’à l’usine de Hanford [1] l’eau utilisée pour refroidir la « pile » (la structure composée d’uranium et d’autres substances dont l’interaction provoque l’explosion) produit assez de radiations pour « réchauffer sensiblement le fleuve Columbia ». Et Time d’ajouter : « Les cheminées rejettent tant de gaz radioactif que le vent qui souffle au-dessus de l’usine chimique représente un danger. » Le professeur Smyth souligne par ailleurs que « les produits de fission accumulés pendant une seule journée dans une pile atomique de 100 000 kilowatts suffiraient à rendre inhabitable une vaste région ».

Il n’y a donc aucun doute sur le caractère potentiellement effroyable de la radioactivité de la bombe. Les deux bombes utilisées étaient visiblement conçues pour exploser plutôt que pour propager des gaz, peut-être pour des raisons humanitaires, peut-être aussi pour protéger les troupes américaines qui allaient occuper le Japon. Mais les intentions sont une chose, la réalité en est une autre. À Hanford on craignait à ce point la radioactivité que les plus grandes précautions avaient été prises pour s’en protéger : équipements, protections, etc. A l’évidence, aucune précaution de ce genre n’a été prise à l’égard des habitants d’Hiroshima ; l’avion a largué sa cargaison de poisons (dont on ne connaissait pas exactement les effets) puis s’est éloigné rapidement. Que s’est-il passé ensuite ? L’extrême susceptibilité de l’armée et des scientifiques sur le sujet ne présage rien de bon. Quand l’un des experts ayant travaillé sur la bombe, un certain professeur Harold Jacobson de New York, déclara publiquement qu’Hiroshima resterait « inhabitable » pendant soixante-dix ans, il fut immédiatement convoqué par le FBI. A la suite de quoi, « profondément bouleversé », il revint sur ses propos en précisant qu’il n’avait émis là qu’une opinion toute personnelle et que ses collègues le désapprouvaient.

Le fait est qu’aucun de ceux qui ont conçu et utilisé cette monstruosité ne connaissait réellement la virulence de ces poisons radioactifs, ni à quel point ils étaient mortels. Ce qui n’a pas empêché les uns de poursuivre leur mission scientifique, les autres de larguer leurs bombes. Peut-être ne trouve-t-on une telle irresponsabilité et une telle insensibilité que parmi les militaires et les scientifiques, dont la fonction consiste à penser « objectivement », c’est-à-dire uniquement en termes de moyens et non de fins. En tout cas, il s’agit sans aucun doute de l’expérience scientifique la plus extraordinaire de toute l’histoire, où des villes entières ont servi de laboratoires et des êtres humains de cobayes.

Le lieu commun habituel à propos de la fission atomique, c’est qu’elle est à la fois une force du bien (la production d’énergie) et une force du mal (la guerre) ; le seul problème est de savoir comment bien l’utiliser. Cela relève paraît-il du simple « bon sens ». Mais comme Engels l’a fait remarquer un jour, le bon sens connaît d’étranges errements dès qu’il quitte le confort du salon bourgeois pour s’aventurer dans le monde réel. Étant donné ce que sont nos institutions actuelles – et leurs apologistes officiels (de Max Lerner à James Conant [2]) n’envisagent au mieux qu’un léger ravalement –, comment pourrait-on « contrôler » la bombe, comment pourrait-on lui donner un « cadre légal international » ? Déjà les puissances impérialistes jouent des coudes en prévision de la troisième guerre mondiale. Comment pourrions-nous attendre d’elles qu’elles abandonnent l’énorme avantage que leur offre la bombe ? Pouvons-nous vraiment espérer que, face à l’immense pouvoir de destruction de la bombe, ces Etats, par simple souci d’auto-préservation, se mettent d’accord pour la déclarer « hors la loi » ? Ou encore qu’ils bannissent la guerre elle-même parce qu’une « guerre atomique » déboucherait probablement sur l’anéantissement mutuel de tous les belligérants ? On avançait déjà ce genre d’arguments pour démontrer l’ « impossibilité » de la Première Guerre mondiale; même chose avant la Seconde Guerre mondiale. Les ravages que ces guerres ont entraînés furent aussi terribles qu’on l’avait prédit – et pourtant elles ont bien eu lieu. Comme toutes les grandes avancées technologiques du siècle passé, la fission atomique est une découverte où le bien et le mal sont si intimement mêlés qu’on ne voit vraiment pas comment en extraire le bien tout en se débarrassant du mal. Un siècle d’efforts n’a pas suffi à séparer le bien (l’augmentation de la production capitaliste) du mal (l’exploitation, la guerre, la barbarie culturelle). Cet atome-là n’a jamais connu la fission et ne la connaîtra peut-être jamais.

Les socialistes marxistes – les révolutionnaires comme les réformistes – souscrivent sans sourciller aux platitudes sur les potentialités-bonnes-ou-mauvaises-de-la-bombe dans la mesure où ce genre de discours repose sur la foi dans la science et le progrès ; cette foi, partagée d’ailleurs par les marxistes et les conservateurs, reste l’un des axiomes de la pensée occidentale. (À cet égard, le marxisme n’est rien d’autre que l’expression intellectuelle la plus profonde et la plus cohérente de cette foi.) En exigeant le renversement des institutions actuelles comme préalable à tout usage éventuellement bénéfique de la fission atomique, les marxistes sont complètement à côté de la question. Considérées comme simple épisode d’un processus historique à l’issue forcément heureuse, les horreurs commises aujourd’hui sont de fait sous-estimées, empêchant ainsi toute velléité d’action contre le désastre en cours. Non contente de rendre ses adeptes à la fois moins sensibles et trop optimistes sur la question du mal, la vulgate marxiste néglige le fait que des atrocités telles que la bombe et les camps de la mort nazis sont, en ce moment même, en train de brutaliser, pervertir et étouffer ceux qui sont censés lutter pour un monde meilleur, tout comme elle préfère ignorer qu’aujourd’hui la logique inhumaine de la technologie moderne a pris le dessus sur ses effets libérateurs.

La bombe a suscité deux types de réactions dont se seraient bien passées les autorités de ce pays : un sentiment de culpabilité devant ce que « nous » avons osé « leur » infliger, et un sentiment d’angoisse qu’à l’avenir « ils » puissent « nous » rendre la pareille, sentiments tous deux exacerbés par la dimension proprement surhumaine de la bombe. On s’est donc efforcé en haut lieu de ramener les faits à l’échelle humaine en recourant aux notions bien utiles de justice, de raison et de progrès : la guerre a été écourtée et de nombreuses vies ont été sauvées, tant du côté japonais qu’américain ; « nous » avons dû inventer et utiliser la bombe avant « eux », de crainte qu’ « ils » ne l’inventent et ne l’utilisent contre « nous » ; les Japonais méritent leur sort puisque ce sont eux qui ont déclenché la guerre, qu’ils ont traité les prisonniers de manière atroce, qu’ils ont refusé de se rendre, etc.

L’ineptie de ces justifications morales est évidente : n’importe quelle horreur, je dis bien n’importe laquelle, pourrait être justifiée de cette manière. Parce qu’il n’y a en fait qu’une seule réponse possible au problème posé par le Grand Inquisiteur de Dostoïevski : si torturer à mort un seul enfant pouvait faire le bonheur éternel de l’humanité tout entière, un tel acte pourrait-il pour autant se justifier moralement ?

Les autorités – terme par lequel je n’entends pas seulement les responsables politiques mais aussi les scientifiques, les intellectuels, les syndicalistes et les hommes d’affaires qui agissent au plus haut niveau de la société – ont une stratégie un peu plus subtile, qui consiste à tenter d’apaiser les peurs que la bombe a fait naître en chacun de nous. Du président Truman au moindre responsable, tous font valoir que l’invention de la bombe s’inscrit fort naturellement dans le cadre méthodique de l’expérimentation scientifique, qu’il s’agit de la dernière étape dans la longue lutte menée par l’homme pour contrôler les forces de la nature ; en un mot, c’est le progrès. Voilà pourtant une arme à double tranchant : quant à moi, elle n’a fait qu’accroître les réticences que j’éprouvais déjà à l’égard d’un « progrès scientifique » capable d’engendrer de telles monstruosités. En avril dernier, j’écrivais qu’au cinéma :

« La blouse blanche du scientifique est devenue aussi effrayante que la cape noire de Dracula. […] Que le laboratoire scientifique soit représenté dans la culture populaire comme un lieu inquiétant, n’est-ce pas là un exemple de la profonde intuition des masses ? Du laboratoire de Frankenstein à Majdanek [ou, de nos jours, à Hanford et Oak Ridge], il n’y a qu’un pas. Faut-il y voir l’expression d’une suspicion populaire plus ou moins consciente à l’égard de la confiance aveugle que le XIXe siècle accorda à la science ? » [3]

Ces questions me paraissent de plus en plus pertinentes. Et je doute que les scientifiques puissent y répondre, tant ils semblent de par leur fonction incapables de poser le problème – sans même parler de le résoudre.

Le plus éminent d’entre eux, qui en 1905 a découvert la formule fournissant les bases théoriques de la fission atomique, n’a rien trouvé de mieux à nous dire, après l’explosion, que la chose suivante :

« Il n’y a absolument aucune raison de se montrer inquiet ou effrayé par l’énergie atomique, comme si elle était d’ordre surnaturel. En développant l’énergie atomique, la science a simplement reproduit la réaction nucléaire qui existe dans le soleil. [Le « simplement » est admirable !] L’énergie atomique n’est pas moins naturelle que celle qui me permet de manœuvrer mon voilier sur le lac Saranac. »

Vous aurez reconnu Albert Einstein. Comme si ce n’était pas précisément l’aspect naturel, parfaitement rationnel et scientifiquement démontrable de la chose qui nous emplissait d’effroi aujourd’hui ! En comparaison, les sorcières, fantômes, sortilèges, loups-garous et autres esprits maléfiques paraissent humains, familiers et sympathiques ! De fait chacun de nous, excepté quelques spécialistes, en sait tout autant sur les sorcières que sur la fission atomique, et chacun de nous, sans exception, sait mieux se protéger de la sorcellerie que de la bombe. Aucune balle en argent, ni aucun crucifix ne peuvent nous aider ici. D’ailleurs Einstein lui-même, alors qu’on l’interrogeait sur les émanations radioactives inconnues dont les éditorialistes commençaient à s’inquiéter, répliqua sèchement : « Je ne veux pas en parler. » Réplique peu rassurante.

Pas plus que le président Truman n’était rassurant lorsqu’il affirma :

« Ce programme, énergiquement mis en œuvre par plusieurs milliers de collaborateurs dotés du sens le plus élevé du devoir national, […] représente probablement la plus grande réussite de toute l’histoire. Réussite que nous devons aux efforts combinés de la science, de l’industrie, des travailleurs et de l’armée. »

Ni le professeur Smyth lorsqu’il déclara :

« Cette arme n’est pas le fruit de l’inspiration diabolique d’un quelconque génie pervers mais bien celui du long travail de milliers d’hommes et de femmes ordinaires œuvrant à la sécurité de notre pays. »

Une fois de plus, la volonté d’ « humaniser » la bombe en montrant comment elle s’inscrit dans le cours normal de notre vie révèle en fait combien la vie est devenue inhumaine.

Les auteurs de romans à sensation auraient sans doute pu imaginer une chose comme la bombe atomique. De fait, la vie ressemble de plus en plus à une nouvelle de science-fiction, et l’arrivée sur terre d’une poignée de Martiens à six jambes armés de leurs rayons de la mort aurait bien du mal à faire la une des journaux. Mais l’imagination de ces écrivains est bien limitée : leurs bombes atomiques sont toujours l’œuvre de génies « diaboliques » et « pervers », et non celle de « milliers d’hommes et de femmes ordinaires » – parmi lesquels on trouve certains des plus éminents scientifiques de notre temps, les syndicats (l’armée a d’ailleurs « chaleureusement » remercié l’AFL et le CIO pour avoir fourni « la quantité de main-d’œuvre nécessaire, ce qui au départ semblait impossible »), plusieurs grandes compagnies (DuPont, Eastman, Union Carbon & Carbide) et jusqu’au président de l’Université Harvard.

Bien sûr, seule une poignée d’entre eux savait ce qu’ils préparaient. Les 125 000 ouvriers chargés de la fabrication et du montage l’ignoraient totalement ; et seuls trois membres de l’équipage de l’avion qui largua la première bombe en connaissaient la puissance de dévastation. Inutile de préciser qu’il y a quelque chose qui cloche dans une société qui peut mobiliser un grand nombre d’individus pour la construction d’une monstruosité pareille tout en leur dissimulant ce qu’ils font exactement. Dans un tel cas, quel contenu réel peuvent bien avoir des notions comme la « démocratie » ou le « gouvernement du peuple par et pour le peuple » ? Pour le bon professeur Smyth, « les citoyens de ce pays » devraient pouvoir décider eux-mêmes de l’avenir réservé à la bombe. Il est vrai qu’aucune consultation n’a été organisée pour décider de sa fabrication et de son emploi. Cependant, ajoute le professeur pour nous rassurer :

« [ces questions] ont été examinées par les personnes concernées [c’est-à- dire par la poignée de gens qui étaient dans le secret] et vivement débattues par les scientifiques qui ont transmis leurs conclusions aux autorités suprêmes. Ces questions ne sont pas d’ordre technique, mais plutôt d’ordre politique et social, et de leurs réponses dépend le destin de l’humanité entière. Les hommes qui ont travaillé sur ce projet ont donc agi en tant que citoyens américains profondément soucieux du bien-être de l’espèce humaine. Leur mission, ainsi que celle des plus hauts responsables du gouvernement, était de prévoir bien au-delà de la guerre actuelle les implications ultimes de cette découverte. C’était une lourde responsabilité. Dans un pays libre comme le nôtre, de telles questions devraient être débattues par le peuple et les décisions devraient être prises par le peuple, par l’intermédiaire de ses représentants. »

Il serait cruel de soumettre cette déclaration à l’analyse : notons simplement que chacune des affirmations sur ce qui est entre en contradiction avec ce qui devrait être.

La fission atomique me fait mieux comprendre l’antique notion grecque d’hybris, ce manque de retenue, cette démesure, qui finit par provoquer la colère des dieux. C’est une chance, remarquait l’autre jour un scientifique, que l’uranium (métal rare) soit la seule substance à laquelle nous ayons pu appliquer la fission nucléaire. En effet, si on parvenait à soumettre à la fission des atomes de fer ou d’un autre minerai tout aussi banal, la réaction en chaîne pourrait toucher de vastes régions, et le magma en fusion pourrait remonter et tout envahir, mettant ainsi fin à notre existence et au progrès tout court. Le président Truman nous fournit une excellente illustration d’hybris lorsqu’il déclare que « la force dont le soleil tire sa puissance a été lâchée contre ceux qui ont déclenché la guerre en Extrême-Orient ». En voici une autre due à l’éditorialiste du Times :

« Après le rejet méprisant par les Japonais de l’ultimatum allié du 26 juillet, exigeant la reddition sans conditions, la riposte américaine s’est abattue sur le sol japonais sous l’aspect d’une arme nouvelle qui déchaîne les forces de l’univers. »

Invoquer les forces de l’univers pour justifier l’ultimatum du 26 juillet 1945, c’est un peu comme si on demandait à Dieu de venir faire du rangement dans le salon.

Chacun trouve naturel que la bombe n’ait pas été fabriquée par des puissances totalitaires, dont le climat politique était pourtant à première vue plus favorable, mais par les deux principales « démocraties » qui continuent à respecter – du moins officiellement – la tradition des droits de l’homme. Il semble aussi aller de soi que leurs chefs d’Etat, au moment de l’explosion de la bombe, aient été deux personnalités plutôt ternes et médiocres, arrivées au pouvoir par le jeu mécanique du système (Attlee et Truman), et non Churchill et Roosevelt, figures d’une tout autre stature historique. Cela rend plus évident encore « l’automatisme désincarné » et le manque absolu de conscience humaine qui caractérisent maintenant notre société.

De même que les « réactions en chaîne » successives de la « pile à uranium » – une fois tous les éléments assemblés – mènent inexorablement à l’explosion finale, les éléments de notre société agissent et réagissent indépendamment des personnalités ou des idéologies jusqu’à l’explosion de la bombe sur Hiroshima. Plus les personnalités sont ordinaires, plus les institutions sont insensées, et plus grandiose sera la destruction. Nous voici à l’ère du Crépuscule des dieux, mais sans les dieux.

Les scientifiques qui ont créé la bombe ne sont eux-mêmes pas considérés comme des inventeurs, mais plutôt comme de la matière première qu’on extrait et qu’on exploite au même titre que du minerai d’uranium. Ainsi le professeur Otto Hahn, physicien allemand qui réussit le premier, en 1939, la fission de l’atome et qui fit de son mieux pour offrir une bombe à Hitler, a-t-il été amené ici pour mettre ses connaissances au service de notre « équipe » atomique (qui comprend plusieurs réfugiés juifs chassés d’Allemagne par les nazis). Ainsi le professeur russe Kapitza, grand spécialiste de l’uranium et chercheur à l’université de Cambridge dans les années 1930, a-t-il été attiré en Union soviétique où il fut contraint de rester. Ainsi vient-on d’apprendre qu’un éminent spécialiste yougoslave de la fission atomique a été enlevé par l’Armée rouge (comme une machine-outil de grande valeur) et expédié immédiatement à Moscou par avion.

La responsabilité morale de la bombe incombe avant tout aux savants qui l’ont conçue et aux responsables politiques et militaires qui en ont fait usage. Et comme le peuple américain ignorait ce qui se faisait en son nom – sans parler d’avoir la moindre possibilité d’interrompre le processus –, la bombe est aujourd’hui l’exemple le plus dramatique du caractère illusoire de la « responsabilité des peuples ».

Cependant, comment pourrait-on tenir pour responsables les personnes les plus directement concernées ? Le rôle d’un général est de gagner la guerre, celui d’un Président ou d’un Premier ministre de défendre les intérêts de la classe dirigeante qu’ils représentent, celui d’un scientifique de repousser les limites du savoir. Dans ces conditions, qui aurait osé refuser la bombe atomique – n’importe où dans le monde – au nom de ses « sentiments personnels » ? Posé en ces termes, le dilemme reste entier. L’ordre social comme la guerre sont des processus impersonnels qui s’enclenchent automatiquement. Si quelques individus se rebellent contre le rôle qui leur est assigné, ils seront remplacés par d’autres, plus dociles, avec pour seul résultat d’être mis à l’écart sans qu’au fond rien ne change. Les marxistes affirment qu’il doit en être ainsi jusqu’à la révolution – qui n’a jamais paru aussi éloignée. Alors, que peut faire un homme aujourd’hui ? Comment peut-il échapper à sa condition au sein d’un système aussi terrifiant ?

Tout simplement en refusant de jouer le jeu. Bon nombre d’éminents physiciens, par exemple, ont travaillé sur la bombe : Fermi en Italie, Bohr au Danemark, Chadwick en Grande-Bretagne, Oppenheimer, Urey et Compton aux Etats-Unis. On attend logiquement de tels hommes, dotés d’un si grand savoir et d’une si grande intelligence, qu’ils aient conscience des conséquences de leurs actes. Et, d’une certaine manière, ce fut le cas. Le professeur Smyth a admis qu’ « à l’origine, la plupart des scientifiques ont espéré, et sincèrement espéré, qu’un sursaut moral remettrait en cause le principe même de la bombe atomique. Mais cet espoir n’a pas duré… ». Et pourtant, ils ont tous accepté un « poste » et ils ont tous produit la bombe. Pourquoi ? Parce qu’ils se considéraient comme des spécialistes, des techniciens, et non comme des êtres humains à part entière. Spécialistes au sens où la recherche scientifique est considérée comme moralement neutre ; le chercheur peut ainsi déplorer que les généraux et les politiciens détournent ses propres découvertes sans pour autant cesser ses travaux. Spécialistes aussi dans la mesure où ils se sont comportés en partisans d’un camp qui avait limité ses ambitions à vaincre les gouvernements de l’Axe, quitte à sacrifier leurs responsabilités morales en tant qu’individus.

Mais un certain nombre d’entre eux, fort heureusement pour l’honneur de la science, ont refusé de prendre part au projet. J’ai entendu parler de plusieurs cas de ce genre et Sir James Chadwick a révélé que « certains de ses collègues ont refusé de travailler sur la bombe atomique par peur de créer un monstre capable de détruire la planète ». Ces scientifiques ont réagi en êtres humains et non en spécialistes ou en partisans. On considère aujourd’hui que les peuples sont responsables et que les individus ne le sont pas. Le renversement de ces deux propositions est la condition première pour éviter la chute dans la barbarie. Pour avoir quelque espoir en l’avenir, il faudrait que l’individu pense et se comporte comme un homme accompli (donc responsable) et non pas comme une partie spécialisée d’une nation ou d’une profession (donc irresponsable). Agir en individu responsable au sein d’une société qui réduit l’homme à l’impuissance peut paraître à certains absurde et dérisoire, à d’autres sage, prudent et efficace ; quoi qu’il en soit, c’est notre seule chance de changer le cours tragique de notre destin. Rendons alors hommage à ces scientifiques britanniques et américains restés anonymes – à ces hommes, devrais-je dire – qui ont été assez sages dans leur folie pour refuser de coopérer au programme atomique.

Voilà la « résistance », voilà l’ « esprit négatif », là résident nos plus grands espoirs.

Dwight Macdonald (1906-1982).

 

Articles publié dans la revue Politics, août et septembre 1945.

Traduction française par Grégory Cingal, publiée dans
Dwight Macdonald,
Une Tragédie sans héros,
Essais critiques sur la politique,
la guerre et la culture (1938-1957),
éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 2013.

 

 

Science : L’histoire d’un détective

On pourrait écrire un livre sur le rôle de la science dans la culture populaire. Il convient de noter que l’une des formes les plus anciennes en était le roman policier, qui remonte aux mémoires de Vidocq, le maître-détective de l’ère napoléonienne. Poe, qui était plus fasciné par la science et la méthode scientifique que ne l’a peut-être jamais été aucun autre écrivain sérieux, a écrit les premiers, et toujours les plus grands, chefs-d’œuvre du genre. Le roman policier ne pouvait s’adresser – en fait, ne pouvait être compréhensible – qu’à un public habitué à penser en termes scientifiques : étudier les données, formuler une hypothèse, la tester en voyant si elle « fonctionne », c’est-à-dire si elle désigne le véritable meurtrier. L’idée même d’un genre artistique présenté sous la forme d’un problème à résoudre par l’analyse des données ne pouvait exister qu’à une époque scientifique. On n’a pas remarqué combien la littérature « sérieuse » de notre époque est basée sur cette idée : les romans de Conrad et d’Henry James, par exemple, sont essentiellement des études sur l’ambiguïté ; il y a toujours un mystère à résoudre, une énigme à lire, et le roman consiste en hypothèses successives qui se rapprochent de plus en plus de la réalité centrale (sans jamais y parvenir complètement). Les données sont psychologiques et non matérielles comme dans le roman policier, mais le schéma et une grande partie de l’effet sont les mêmes.

Science: Arcanum Arcanorum

Ce qui précède est l’utilisation plus sophistiquée, intellectualisée de la science – un transfert direct de ses méthodes à la culture populaire. C’est l’attitude des classes moyennes, qui considèrent la science comme leur propriété (et, dans un sens, elle l’est). Les masses ont à son égard une attitude moins confiante, plus humble et impressionnable. Leur kitsch conçoit la science comme l’Arcanum arcanorum moderne, à la fois le mystère suprême et la pierre philosophale qui explique ce mystère. Ce dernier concept est illustré dans des bandes dessinées comme Superman, et dans la science charlatane exploitée par les « faussaires de la santé » et les « faussaires de la nature » comme Bernarr Macfadden [4]. Dans ce sens, la science donne à l’homme la maîtrise de son environnement (comme dans le roman policier – Sherlock Holmes est le héros en tant que mage, la déduction scientifique remplaçant la baguette du magicien) et est bénéfique. Mais la science elle-même n’est pas comprise, donc pas maîtrisée, donc terrifiante en raison de sa puissance même. En ce sens, en tant que mystère suprême, la science est le fonds de commerce des magazines et films d’horreur.

Que le laboratoire scientifique soit représenté dans la culture populaire comme un lieu inquiétant, n’est-ce pas là un exemple de la profonde intuition des masses ? Du laboratoire de Frankenstein à Majdanek (ou, de nos jours, à Hanford et Oak Ridge), il n’y a qu’un pas. Faut-il y voir l’expression d’une suspicion populaire plus ou moins consciente à l’égard de la confiance aveugle que le XIXe siècle accorda à la science ?

On en est arrivé à un point tel que si l’on voit un laboratoire dans un film hollywoodien, on frissonne, et la blouse blanche du scientifique nous glace le sang autant que la cape noire de Dracula. (Une idée typique des films d’horreur : dans The Man-Made Monster, le héros se remplit d’électricité dans le fauteuil électrique, est ramené à la vie et enfermé dans une combinaison en caoutchouc, dans laquelle le moindre contact est fatal, et finalement « saigne » à mort lorsque sa combinaison se déchire sur une clôture de barbelés et que l’électricité s’échappe). Ces « films d’horreur » ont apparemment une popularité indestructible : Frankenstein était encore populaire en 1942 après onze ans, contre une durée de vie normale de deux ans (article du Saturday Evening Post du 22 mai 1942). L’autre jour, j’ai vu l’affiche d’un théâtre local : « JEUDI ET VENDREDI – SPECTACLE PERMANENT DE L’HORREUR ! ».

Si le laboratoire du savant a acquis dans la culture populaire une atmosphère effroyable, n’est-ce pas là peut-être une de ces intuitions profondes des masses ? Du laboratoire de Frankenstein à Majdanek, le chemin n’est pas long. Y avait-il un soupçon populaire, peut-être seulement à moitié conscient, que la confiance du XIXe siècle dans la science était erronée et que la science peut être utilisée à des fins anti-humaines aussi facilement qu’à des fins humaines ; voire peut-être même plus facilement ? Comment expliquer autrement la popularité continue, après plus d’un siècle, de l’idée de Frankenstein ?

Politics, avril 1945.

Traduction Jacques Hardeau, janvier 2022.

 


[1] Le « projet Manhattan » d’élaboration de la bombe atomique se déroula sur trois sites militaires dont l’existence fut gardée secrète jusqu’à la En de la guerre : Hanford dans l’État de Washington, Los Alamos dans celui du Nouveau-Mexique et Oak Ridge dans le Tennessee.

[2] Max Lerner (1902-1992), journaliste de gauche (notamment au Nation et à Picture Magazine) dont Macdonald attaquait régulièrement les positions en faveur de l’Union soviétique et de la guerre à outrance. James Bryant Conant (1893-1968), chimiste de formation et président de l’Université Harvard de 1933 à 1953, joua un rôle de premier plan dans la mise en œuvre du « projet Manhattan ».

[3] « Science : Arcanum Arcanorum », Politics, avril 1945.

[4] Bernarr Macfadden (1868-1955) était un américain partisan de la culture physique, une combinaison de musculation avec des théories nutritionnelles et de santé. Il était également connu pour sa méfiance envers les médecins et la science médicale. [NdT]

Laisser un commentaire