Michel Callon, L’innovation technologique et ses mythes, 1994

« Innovez, innovez, c’est la loi et les prophètes ! » : ainsi pourrait être paraphrasée la célèbre apostrophe lancée par Marx aux entrepreneurs anglais du XIXe siècle. Une idée fixe chasse l’autre : la passion de l’innovation remplace l’obsession de l’accumulation. Mais le jeu des indignations et des exaltations, lui, n’a pas changé.

 

L’innovation technologique – tout comme en son temps l’accumulation capitaliste – est prise dans une tourmente de discours qui oscillent entre l’enthousiasme et la dénonciation. Là on célèbre ses vertus pour y voir un des ressorts de la puissance économique et du bien être social. Ailleurs on la rend responsable de l’augmentation du chômage (en substituant la machine à l’homme ne supprime-t-elle pas des emplois ?) et on l’accuse de contribuer à la fabrication d’un monde artificiel, déshumanisé, encombré d’objets à l’utilité douteuse.

Si le débat souvent manichéen dans lequel nous sommes plongés, possède une telle force et une telle permanence, c’est qu’il se nourrit de toute une mythologie (mythe : image simplifiée et souvent illusoire que des groupes humains élaborent ou acceptent au sujet d’un individu ou d’un fait et qui joue un rôle déterminant dans leur comportement ou leur appréciation). Celle-ci contribue à faire de l’innovation technologique un phénomène imprévisible qui échappe à la volonté collective et sur lequel nous n’aurions que peu de prise. Parcourir à grand pas cette mythologie – qui compose ce que l’on pourrait appeler le modèle classique de l’innovation –, en démonter les mécanismes et dans le même mouvement, s’appuyer sur les travaux existants pour s’en libérer, tel est l’objectif de ce court essai qui par souci de simplicité se concentre sur trois mythes centraux : le mythe des origines, celui de la séparation du social et du technique et enfin celui de l’improvisation romantique (pour une présentation systématique du modèle classique de l’innovation voir : [Akrich, 1993] et [Mustar, 1993]). Lire la suite »

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Gustavo Esteva, Au-delà du développement, 1994

Seul un regard archéologique comme celui de Wolfgang Sachs [1] permet de découvrir les ruines laissées par le développement, tant dans la perception commune que dans la nature et la culture. N’y a-t-il pas cependant autre chose à voir de l’autre côté, c’est-à-dire au-delà de cette « vision globale » ? Comment est le monde au-delà du développement ?

J’ai tenté ici de raconter les expériences que j’ai pu observer dans les villages paysans et dans les quartiers populaires, en montrant que les habitants qui se mobilisaient avaient été profondément déçus par les promesses des « développementalistes », ces promoteurs du développement à tout prix ; en montrant aussi avec quelle lucidité ces gens ont résisté à la rupture historique qu’on leur imposait, puisent dans leurs traditions, et font appel tout particulièrement à cette tradition qui permet de modifier et d’enrichir la tradition. Lire la suite »

Bernard Charbonneau, Un satan chrétien, 1994

La parabole du Grand Inquisiteur de Dostoïevski

1. Un texte non littéraire

Rares sont les textes de notre patrimoine littéraire qui ne se réduisent pas à ce que notre société qualifie de culture, sorte d’écume brillante sous laquelle elle camoufle sa structure scientifique et technique. Mais, parfois, tel écrit ne s’en tient pas au divertissement du conte ou au récit des phantasmes d’un individu, il témoigne de l’essentiel : de la vérité fondamentale sans laquelle la réalité reste obscure et une vie humaine privée de sens.

Ces écrits qui nous parlent encore sont en général dispersés çà et là dans des œuvres poétiques, littéraires, théâtrales ou philosophiques. Paillettes d’or égarées dans la montagne de livres accumulée par la culture, formant plus rarement une œuvre achevée. C’est ainsi que, dans la littérature mondiale et russe, dans l’énorme roman Les Frères Karamazov, de Dostoïevski, il faut mettre à part La Parabole du Grand Inquisiteur, elle-même reflet d’un autre texte, plus ancien. Comme il arrive toujours quand une parole chargée de sens « jaillit de source », à la différence de l’énorme masse d’écrits enregistrés par la culture, elle échappe au temps. Enracinée aux origines de l’homme, en éclairant son présent elle annonce prophétiquement son avenir. Tel est le cas de la Parabole du Grand Inquisiteur, en dehors d’un certain nombre de passages dispersés dans l’œuvre de Dostoïevski, notamment dans les Possédés. Elle exprime méthodiquement les questions fondamentales, propres aux sociétés chrétiennes ou post chrétiennes, qui ont travaillé l’esprit du chrétien Dostoïevski, et qui se posent encore pour nous. Lire la suite »

André Pichot, La Philosophie zoologique de Lamarck, 1994

Portrait de LamarckLa Philosophie zoologique passe souvent pour un livre confus. Ce jugement est injuste. Il est vrai que le style de Lamarck est parfois assez relâché ; il est également vrai que l’ouvrage comprend quelques répétitions fastidieuses, et que son plan n’est pas parfait. Mais ces défauts cèdent assez facilement dès qu’on y met un peu de bonne volonté. Les principales difficultés tiennent surtout à ce que Lamarck se réfère à la biologie et à la chimie du XVIIIe siècle, et que celles-ci sont un peu oubliées de nos jours. En effet, bien que ses principaux ouvrages datent du début du XIXe, Lamarck est un homme du XVIIIe siècle (il a 65 ans quand paraît la Philosophie zoologique), et plus spécialement du XVIIIe siècle matérialiste et sensualiste (avec, en arrière-plan, un vague déisme). Pour bien saisir sa démarche et ne pas se méprendre sur ce qu’il écrit, il convient de le replacer dans ce cadre historique.

Un autre point important pour comprendre la Philosophie zoologique est de ne pas la limiter à un exposé du transformisme (Lamarck n’emploie ni le mot de transformisme, ni celui d’évolution qui n’avait pas à l’époque le sens que nous lui donnons aujourd’hui). Le transformisme n’occupe, avec la taxonomie, que la première des trois parties de l’ouvrage. Lamarck dit même s’être surtout intéressé aux deuxième et troisième parties, qui sont consacrées, respectivement, à une biologie générale, où sont établies les caractéristiques organisationnelles qui différencient les êtres vivants et les objets inanimés, et à une sorte de psychophysiologie, où la psychologie est présentée dans le prolongement de la biologie grâce aux présupposés évolutionnistes. Le projet de Lamarck était bien plus large que la seule transformation des espèces ; il entendait, par sa Philosophie zoologique, jeter les bases d’une biologie en tant que science autonome, et d’une psychologie continuant cette biologie ; l’invention du transformisme y est subordonnée.Lire la suite »

André Pichot, Le vitalisme de Xavier Bichat, 1994

Xavier Bichat (14 novembre 1771 – 22 juillet 1802) écrit de manière très claire, très simple et assez agréable. La seule difficulté que l’on puisse rencontrer dans la lecture de ses œuvres touche à la définition du vitalisme. Bichat est, de réputation, l’un des principaux représentants de cette doctrine ; mais, dans ses textes, hormis sa célèbre définition de la vie, on le remarque à peine (au point qu’on pourrait parfois douter de son vitalisme). Cela tient non pas à Bichat, mais à l’idée qu’on se fait aujourd’hui du vitalisme ; celle-ci est si erronée et caricaturale qu’on a du mal à le reconnaître dans les textes qui en traitent de manière raisonnable (et les œuvres de Bichat sont de ce type). Aussi, pour comprendre ce qu’était le projet de Bichat, convient-il tout d’abord de rectifier quelque peu cette image.Lire la suite »

Ivan Illich, La sagesse de Leopold Kohr, 1994

Cette année, les conférences annuelles Schumacher ont été organisées en l’honneur de Léopold Kohr. De son vivant, bien peu ont reconnu dans ce lutin facétieux un homme en avance sur son temps. Aujourd’hui encore, peu l’ont rattrapé ; il n’y a toujours aucune école qui perpétue sa morphologie sociale.

Je tiens à être précis : le situer parmi les champions de l’économie alternative serait une trahison posthume. Tout au long de sa vie, Kohr a œuvré à poser les fondations d’une solution de rechange à l’économie ; il n’avait cure de chercher des manières novatrices de planifier l’allocation des ressources rares. Il identifia à quelles conditions le Bien s’embourbait dans les choses rares. Il travailla donc à subvertir la sagesse économique traditionnelle, si avancée soit-elle.

Le jour de Kohr viendra lorsque les gens se réveilleront de leur sommeil économique, quand l’âge de la foi dans l’Homo œconomicus cédera la place à un scepticisme pénétrant, quand les théoriciens du social liront soigneusement ce théoricien modeste, mais important. En attendant, la Société Schumacher est un lieu adéquat pour faire vivre la mémoire de Kohr jusqu’au jour où il sera reconnu comme un grand pionnier de la pensée sociale.Lire la suite »

Ivan Illich, The Wisdom of Leopold Kohr, 1994

This year’s annual Schumacher Lectures have been organized to honor Leopold Kohr. During his life-time, this teasing leprechaun was recognized by very few as a man ahead of his time. Even today, few have caught up with him; there is still no school of thought that carries on his social morphology.

I want to be precise: To place him among the champions of alternative economics would be a posthumous betrayal. Throughout his life, Kohr labored to lay the foundations for an alternative to economics; he had no interest in seeking innovative ways to plan the allocation of scarce goods. He identified conditions under which the Good became mired down in things that are scarce. Therefore he worked to subvert conventional economic wisdom, no matter how advanced.

Kohr’s day will dawn when people awaken from their economic slumbers, when the age of faith in homo economicus gives way to a penetrating skepticism, when social theorists carefully read this modest but important thinker. In the meantime, the Schumacher Society is a fitting place to keep Kohr’s memory alive until such time as he is recognized as a major pioneer in social thought.Lire la suite »

Henri Atlan, ADN: programme ou données?, 1994

Le texte qui suit, est un extrait d’une conférence prononcée à l’occasion du Premier Congrès de Médecine et Philosophie tenu à Paris le 30 mai au 4 juin 1994 sous le parrainage de l’Association Descartes. Il est une expression des critiques déjà anciennes du réductionnisme génétique contenu dans la métaphore du programme génétique dans le contexte où le projet de séquençage du génome humain était présenté comme le nec plus ultra de la biologie contemporaine et devait aboutir à rien de moins que le déchiffrage du « Livre de la Vie » (James Watson) et la connaissance qui s’ensuivrait du tout de la nature humaine.

La notion de programme génétique est la métaphore la plus répandue et la plus prégnante de la biologie actuelle. Elle sert à se représenter les mécanismes par lesquels la structure des gènes détermine le développement de l’individu et l’apparition de caractères normaux ou pathologiques dans la structure et les fonctions de l’organisme. Mais ce n’est qu’une métaphore qui permet de donner un nom à un ensemble de mécanismes que l’on connaît encore très mal.Lire la suite »

Roger Godement, Science et Défense, 1994

Nous [Gazette des mathématiciens] entamons un dossier/débat sur le thème des rapports entre les scientifiques (et particulièrement les mathématiciens bien sûr) et les applications militaires de leur science. Le débat entre M. Carayol et R. Godement sera notamment suivi dans le prochain numéro d’un texte de R. Godement développant son point de vue et les informations esquissées lors du débat.

Après la guerre du Golfe, et l’éclatement de l’URSS, il semblait intéressant de faire le point sur ce sujet. C’est pourquoi l’I.S.M. (Institut des Sciences de la Matière) de l’Université Claude Bernard (Lyon 1) organisait un dîner débat en novembre 1991 sur ce thème. Les invités étaient :

M. Michel Carayol

ingénieur général de l’armement

Chef des services des Recherches de la DRET

et

M. Roger Godement

Professeur honoraire de Mathématiques

Université Paris 7Lire la suite »

Alain Delaunay, Lamarck et la naissance de la biologie, 1994

Ce naturaliste, oublié, voire dénigré, a su rompre avec les théories qui ont précédé son œuvre ; celle-ci, fondatrice des sciences de la vie, a aussi été un élément constitutif des sciences de la Terre.

Pourquoi l’œuvre de Lamarck est-elle si mal connue et si peu appréciée ? Selon une hypothèse souvent avancée, Darwin et, plus encore, la postérité darwinienne auraient dévalué les travaux du naturaliste du Muséum pour valoriser le modèle de la sélection naturelle. Certes, dans ses écrits, Darwin est fort critique à l’égard de Lamarck, mais il n’attaque qu’un aspect de son œuvre : le mécanisme proposé pour la transformation des espèces. Comment ce seul point aurait-il pu faire oublier l’ensemble de l’œuvre ?

Portrait de Lamarck

Lamarck a été un savant reconnu par la communauté scientifique, et ses cours au Muséum étaient fréquentés par des étudiants de l’Europe entière. Si Cuvier a été responsable de malversations à l’encontre de son aîné, il reconnaissait publiquement la valeur de ses travaux en zoologie des invertébrés. Ne pouvant prouver que les hypothèses de Lamarck n’étaient pas fondées, Cuvier tenta de déprécier l’œuvre de Lamarck en l’assimilant à des théories antérieures erronées ou fantaisistes.

L’explication de l’oubli dans lequel est tombée l’œuvre de Lamarck tient sans doute davantage au champ de la philosophie qu’à celui des sciences : Lamarck appartient à une génération de penseurs français oubliés, que Napoléon, désespérantde les amener à soutenir le régime impérial, nommait, avec mépris, les « idéologues ». Puis la philosophie officielle qui naquit en France avec la Restauration les assimila aux héritiers des encyclopédistes, voyant en eux les penseurs de la Révolution française ; elle les jugea matérialistes et empiristes. Leurs œuvres furent vite oubliées. Les historiens de la philosophie les ont ignorés, leur préférant la tradition cartésienne. Lamarck a pâti de ce dénigrement.Lire la suite »