Guillaume Lecointre, guide critique, 2005

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Le 29 octobre 2005, sur la chaîne de télévision Arte, était diffusé un documentaire de Thomas Johnson intitulé Homo sapiens, une nouvelle histoire de l’homme, qui exposait la théorie de la paléoanthropologue Anne Dambricourt-Malassé. A la suite de pressions occultes impulsées par Guillaume Lecointre du Muséum d’Histoire Naturelle, la chaîne Arte organisa à la dernière minute un “débat” à la suite de ce documentaire entre divers scientifiques tous radicalement opposés aux thèses exposés dans ce film.

Sans avoir besoin d’approuver la théorie de cette scientifique sur l’origine de l’homme, et moins encore les accointances bien réelles qu’elle a entretenue avec les partisans de l’Intelligent Design [ID] ou d’autres confusionnistes (comme ce très œcuménique Jean Staune de l’Université Interdisciplinaire de Paris [UIP]), l’attitude de Lecointre dans cette affaire dénote non seulement d’un certain scientisme, mais de plus d’une vision pour le moins autoritariste de la manière de mener un “débat public”.

Voltaire marquait son attachement à la liberté d’expression par la célèbre phrase : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire. » (1770) Même si cette citation est apocryphe, et même si nous ne nous battrons certes pas jusqu’à la mort pour la liberté d’expression de scientifiques néo-mystiques, le principe qu’elle expose reste entièrement valable. Si des opinions, des idées, des théories sont critiquables, qu’elles s’expriment publiquement afin qu’elles soient ensuite critiquées ou dénoncées publiquement.

Lecointre, en fonctionnaire scientiste zélé persuadé de son bon droit et imbu de la miette d’autorité dont il dispose, semble quant à lui avoir une vision et des pratiques bien différentes sur ce sujet.

Formant lui-même des futurs enseignants en sciences de la vie et de la terre (SVT), son sang n’a fait qu’un tour lorsqu’il apprend que « Le Centre national de documentation pédagogique (CNDP), qui dépend de l’Éducation nationale, conseille sur la toile aux enseignants d’étudier [la théorie d’Anne Dambricourt-Malassé] ». Il y voit tout de suite le spectre du Dessein Intelligent distillé sournoisement par sa bête noire, l’UIP.

En conséquence, non seulement notre professeur essaye de faire déprogrammer un documentaire qui lui déplaît, mais pour ce faire il emploie les méthodes occultes et sournoises dont il dénonce par ailleurs l’usage chez ses adversaires ! De plus, quant son “complot” est éventé et qu’il se trouve enfin obligé de s’en justifier, il se vante de ses méthodes et les justifie par protection que lui, le sachant autorisé par l’Etat (et non par la seule Foi, contrairement aux autres), estime nécessaire d’apporter au public ignorant et stupide…

On est ici plus proche du Trotsky de Leur morale et la nôtre (1938) – pour qui tous les moyens sont bons, y compris les plus retors, afin de faire triompher une cause – et de la censure que de Voltaire et des Lumières ; Lumières dont se réclame par ailleurs Lecointre en tant que membre du mouvement des Brights

Quoiqu’il en soit, ce n’est certainement pas par de telles méthodes autoritaires et retorses que la science et la raison (sans parler des Lumières) gagnent à être défendues. L’emploi de telles méthodes par quelqu’un qui se réclame de ces valeurs pour combattre l’ignorance, la confusion et le mysticisme montre qu’en réalité il ne défend rien de tel, mais seulement sa chapelle contre la concurrence que lui font d’autres chapelles.

Le scientisme n’est rien d’autre que le frère ennemi du mysticisme, une religion de substitution…

Ci-dessous des extraits du dossier de cette affaire, avec nos analyses et commentaires (entre [ ]).

Andréas Sniadecki


Email de Guillaume Lecointre du 24 octobre 2005

Chers collègues,

Prime time sur Arte samedi soir prochain à 20h30 : Dambricourt-Malassé, Chaline et leur théorie révolutionnaire de l’engrammation. Du Teilhard de Chardin mâtiné d’IRM [Imagerie à Résonnance Magnétique]. La chaîne n’a pas voulu mentionner l’UIP (qui est derrière) mais il s’agit bien d’une promotion de leurs thèses. Vous connaissez les travaux qui ont été faits au sujet des impostures intellectuelles qui caractérisent ces deux auteurs.

Si vous jugez que le public sera trompé, la démarche suivante aura sans doute du poids :

1. Envoyez un message à la chaîne, aux deux adresses suivantes : Direction de la case documentaire “Découverte et connaissance” Hélène Coldefy ; Chargée de programme : Nathalie Verdier.

Informez-les sur l’UIP, sans parler de créationnisme : ce n’est pas un créationnisme, mais de la téléologie (farouchement antidarwinienne : l’évolution avec prédestination, pilotée par l’os sphénoïde, indépendam-ment des conditions du milieu !). Beaucoup d’appels indépendants auront davantage de poids.

2. Faites attention à qui vous envoyez ce message : des envois tous azimuts peuvent limiter le succès de l’opération. De manière évidente, des envois non sélectifs finiront par retomber chez les organisateurs et ainsi gommer l’indépendence apparente des appels. Des membres de l’UR [Union Rationaliste], de l’AFIS [Association Française pour l’Information Scientifique], et de la LP [?] devraient aider, mais sans nécessairement afficher une appartenance : sur les chaînes, cela aura plus d’effets.

En procédant de la sorte, en janvier dernier, nous avions réussi à faire annuler une table ronde organisée par l’UIP et programmée pour mai à Grenoble.

Cordialement à tous

Pr Guillaume Lecointre

UMR 7138 CNRS-UPMC-MNHN-IRD-ENS « Systématique, Adaptation, Evolution »

Département Systématique et Evolution

Muséum National d’Histoire Naturelle

43 rue Cuvier 75231 PARIS cedex 05


Georg Henein Grup, Ni Dieu ni Darwin


Guillaume Lecointre

Bas les masques

Point de Vue paru dans la revue Pour la Science, décembre 2005.

Une théorie n’en vaut pas une autre : un récent documentaire sur Arte témoigne de la « crédulité » de ceux qui ne croient pas (en la vertu de la critique scientifique). Le monde est complexe, et nous n’en comprenons scientifiquement qu’une partie. Il n’en faut pas plus pour que certains recourent à la « force explicative d’un grand dessein créateur ». Les récents succès sociaux des partisans du « dessein intelligent », notamment sur le système scolaire américain, tiennent davantage de nouvelles techniques d’infiltration que de la divulgation de réelle nouveauté de contenus.

Recettes. Mimez la science en affichant une « théorie scientifique », celle du dessein intelligent : la complexité du vivant serait mieux expliquée par une subtile création que par le modèle darwinien couplant variation et sélection. Prétendez à la nouveauté de l’idée (alors qu’elle date d’au moins deux siècles). Mélangez les genres : transformez la théologie du dessein intelligent en une science et la théorie darwinienne en une religion.

Avancez masqué : ne vous réclamez pas d’un dogme, mais ratissez large en posant d’emblée un point de vue spiritualiste ouvert à la discussion rationnelle sur des théories concurrentes. À Atlanta, les militants fondamentalistes chrétiens harcèlent le système éducatif sans jamais prononcer ni « créationnisme » ni « religion ». Prétendez-vous victimes d’un establishment scientifique obtus… Oui, mais tout cela serait vrai des États-Unis, pas ici !

Détrompons-nous. La même stratégie est à l’œuvre en France. Mimétique de la science, l’Université interdisciplinaire de Paris (UIP) n’a d’universitaire que le nom. Depuis dix ans, cet organisme orchestre des congrès où des scientifiques sont piégés au jeu de la prétendue ouverture de la science aux spiritualités. Leur position n’est pas créationniste au sens dur, mais antidarwinienne : les intellectuels y peuvent exprimer, avec un vocabulaire scientifique, de vieilles visions vitalistes ou finalistes : comme notre monde ne peut être différent de ce qu’il est, sinon il le serait, il était prédestiné à devenir ainsi.

Les apôtres de l’UIP prétendent que le matérialisme scientifique est une idéologie (alors qu’il n’est que condition des méthodes scientifiques) et se présentent comme victimes des rationalistes bornés en place. Ses liens avec les promoteurs du dessein intelligent sont attestés. Chacun peut penser ce qu’il veut, heureusement. Mais il existe un périmètre au discours scientifique, au-delà duquel la science ne peut, de par ses méthodes, ni incorporer ni résoudre des questions métaphysiques. Aujourd’hui, on ne peut raisonnablement tenter de mettre la science au service de ce type de croyances.

Mais venons-en au fait qui nous occupe. Dans l’intention d’illustrer en classe l’Évolution de l’Homme, des enseignants de notre pays ont enregistré le documentaire de Thomas Johnson diffusé sur Arte le samedi 29 octobre à 20 h 30, relatant une « découverte révolutionnaire » d’Anne Dambricourt-Malassé. Sur cette lancée, le Centre national de documentation pédagogique (CNDP), qui dépend de l’Éducation nationale, conseille sur la toile aux enseignants d’étudier cette théorie.

Les enseignants doivent savoir que ces recherches constituent depuis dix ans le noyau dur et la fierté de l’UIP. Sur la toile, Anne Dambricourt-Malassé apparaît plus souvent associée à cet organisme ou aux sites de promotion du dessein intelligent qu’à des journaux professionnels internationaux. Ses recherches stipulent qu’un os de la base du crâne, l’os sphénoïde, par ses flexions successives constatées au cours du développement embryonnaire et le long d’une série de fossiles, serait porteur d’une « logique interne » qui aurait programmé les australopithèques à devenir des hommes modernes, et ce indépendamment des conditions du milieu. Notre destin évolutif serait ainsi écrit !

Admettons un temps que l’os sphénoïde constitue une donnée importante. Ces contraintes architecturales sont prises en compte depuis longtemps dans la théorie darwinienne : le rôle de cet os n’est révolutionnaire que par l’idéologie sous-jacente. En outre, A. Dambricourt-Malassé ne montre jamais en quoi l’effet du milieu est réfuté. Les discontinuités prétendues ne trahissent que les lacunes inévitables du registre fossile. La « découverte » avancée relève d’un abus de rétrospective historique où une structure osseuse est surinterprétée de façon ad hoc.

En somme, A. Dambricourt-Malassé a plus de visions sur l’évolution du monde que de tests justificatifs. Hélas, ce type d’argumentation n’apparaît souvent que comme querelles d’experts récalcitrants. À tort. Il nous semble que les scientifiques ont le devoir de « dire » et nous revendiquons ces disputes (disputatio) : à l’inverse, quand une chaîne de culture comme Arte ne maîtrise pas les critères de scientificité, elle ouvre la porte à l’idéologie. En cette affaire, les recettes précédemment décrites ont été efficaces.

Guillaume Lecointre

professeur au Muséum national d’histoire naturelle, à Paris.

[On remarquera la dissimulation et l’inversion de la réalité propre à l’idéologue : toute cette affaire a été déclenchée par le fait que Lecointre s’est « avancé masqué » et que plutôt que de « dire » et de « disputer », il a fait jouer se réseaux d’influence pour finalement d’imposer un “débat” non contradictoire suite à la diffusion du documentaire. Au passage on apprend que c’est l’initiative du CNDP qui a provoqué l’ire de Lecointre. S’en est il pris aux responsables de cet organisme avec autant de zèle ? On ne sait.]


Guillaume Lecointre

Au sujet de l’UIP et du sens des actions à mener contre elle

janvier 2006

Je suis chercheur du secteur public à plein temps avec des responsabilités collectives ; il m’est donc difficile de répondre à Jean Staune et ses collaborateurs dans des temps qui ne soient pas ceux des vacances scolaires [pauvre commis de l’Etat qui en est réduit à défendre la religion laïque et obligatoire sur son temps libre ! Ayez pitié d’un pauvre redresseur de tort !]. Je réponds ici au texte de Jean Staune publié sur Indymedia, et à la note de ses collaborateurs publiée dans Pour La Science de janvier 2006. Je ne parle pas ici au nom de Richard Monvoisin, qui aura la liberté de le faire de son côté.

[…]

Sur le sens des actions à mener

S’il m’est arrivé de mettre l’Intelligent Design [ID] et l’Université Interdisciplinaire de Paris [UIP] sur le même plan, c’est pour souligner la communauté de stratégie, ce qui constitue une position à minima, sachant les liens passés entre Denton (ID), Johnson (ID), Dambricourt (UIP) et Staune (UIP). L’UIP ne relève pas d’une activité scientifique normale (institution produisant des publications évaluées par les pairs au niveau international), elle est une entreprise de communication utilisant des scientifiques pour la réintroduction du religieux dans les activités du secteur public. Elle veut passer pour véritable institution scientifique sans en payer le prix. Elle fonctionne donc par infiltration et contamination du monde des scientifiques. J’ai déjà décrit cela ailleurs. Je ne vais pas le répéter ici.

Oui, comme scientifique responsable et respectueux de son métier et du public, et comme citoyen, je pense faire œuvre de salubrité publique en évitant qu’on présente au public comme scientifiques des théories farfelues. La « logique interne » de Dambricourt n’a jamais reçu la validation internationale qu’on attendrait pour un prime-time sur Arte. C’est un fatras méthodologique qui n’a été rendu visible sur le plan médiatique que par dix ans de travail de promotion médiatique par l’UIP, et non pas par les journaux professionnels à forts facteurs d’impact, comme cela aurait du être. Thomas Johnson, réalisateur du documentaire, qui joue actuellement la carte de la virginité et de la neutralité, est en fait déjà présent dans un numéro de Nouvelles clés, revue d’ésotérisme, dès l’hiver 1997, où l’UIP fait un dossier sur “science et sens”. Allons, messieurs les signataires du billet de Pour La Science, à qui voudriez-vous faire croire que Dambricourt ne doit ce documentaire qu’à ses publications ? Regardez les facteurs d’impact des revues ! Mettez donc en œuvre les critères d’évaluation que vous utilisez dans vos professions !

Pour faire passer pour scientifique une entreprise de communication d’inspiration mystique, il y a donc infiltrations et distorsion des légitimités. Les scientifiques qui participent à l’UIP ne sont eux-mêmes peut-être pas conscients du contexte politique dans lequel ils sont.

Oui, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour éviter que le public soit trompé, y compris faire contre-pression occulte sur les media, puisque la réussite apparente de l’UIP procède précisément par pression occulte. J’ai encouragé mes collègues à faire annuler une table ronde à Grenoble. J’ai encouragé mes collègues à faire annuler l’émission programmée sur Arte. Au demeurant, ils étaient libres d’écrire ou non à la chaîne.

Comme chercheur du secteur public responsable et conscient de son rôle social, je pense qu’il n’est pas seulement de mon devoir de diffuser des connaissances positives, mais aussi d’avertir le public des “contrefaçons”, voire de l’en préserver ; et de faire lever le nez de mes collègues du guidon de leurs laboratoires. Agir par influence est la seule façon de lutter contre l’intrusion des religions dans les sciences, qui s’infiltrent précisément par jeux d’influences.

Cette position mériterait un long développement, mais je suis persuadé que “débattre” avec l’UIP est la dernière chose à faire. L’UIP fonctionne sur la communication, on l’a vu. Même si l’UIP perd momentanément la face, elle tirera toujours profit d’un scientifique qui s’est déplacé pour la contrer. Parce qu’elle a compris que la majorité du public et des media jouent sur la notoriété des noms davantage que sur la pertinence des contenus. Sur le long terme, on oublie ce qui s’est dit et ce qui s’est passé, mais le nom reste sur les documents. Cela fait dix ans que cette mécanique fonctionne. Nous sommes quelques uns à l’avoir compris et à ne pas jouer ce jeu. Contre l’UIP, il faut écrire, et non dialoguer, précisément parce que le dialogue est le piège que l’UIP tend à la science pour construire à ses dépends une visibilité sociale. C’est exactement la même stratégie que l’Intelligent Design.

Ce n’est pas facile à faire comprendre au public, tant qu’il n’aura pas compris que le véritable enjeu n’est pas de science (sinon nous dialoguerions comme scientifiques), mais de l’influence sociale dont l’UIP use pour réintroduire la religion dans la science et, demain, l’éducation, participant au retour global du religieux dans la vie politique de la cité. Si cela est compris, empêcher la diffusion d’un film de l’UIP n’est pas de l’obscurantisme, c’est de la lutte politique au sens noble du terme. C’est veiller à ce que notre laïcité soit vivante, éviter qu’elle ne devienne ce qu’elle est aux États-Unis.

Guillaume Lecointre

Professeur au Muséum National d’Histoire Naturelle,

Chef d’équipe dans l’UMR 7138 du CNRS Directeur d’école doctorale.

Pour en savoir plus sur l’UIP : J. Dubessy et G. Lecointre (dir.), Intrusions spiritualistes et impostures intellectuelles en sciences, Paris, Syllepse, 2001 (réd. 2003). J. Dubessy, G. Lecointre et M. Silberstein (dir.), Les matérialismes (et leurs détracteurs), Paris, Syllepse, 2004.

Source : <http://www.assomat.info/Guillaume-Lecointre-encore-une&gt;

[Pour Lecointre, le péril qui nous menace, c’est le « retour global du religieux dans la vie politique de la cité »… pas l’invasion de la technoscience dans tous les aspects de notre vie, dont ce « retour du religieux » n’est qu’un des symptômes (insatisfaction engendrée par une vie de plus en plus rationalisée et mécanisée ; refuge dans la pensée magique qui est elle-même le produit de technologies au fonctionnement de plus en plus mystérieux). Pas plus que les mystiques, Lecointre ne veut comprendre l’origine réelle (matérialiste ?) des maux qu’il prétend combattre… Quant aux méthodes préconisées pour combattre ce péril, elles se passent de commentaires…]


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Visionnez et téléchargez le dossier de presse complet:

Guillaume Lecointre, guide critique, 2005

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